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REVUE
DES
DEUX MONDES
L1X« ANNÉE. — TROISIÈME PÉRIODE
TOME XCVI. — 1" NONEMBRE 1889.
Paris. — Maison Quantin, L.-Henrj- Mny, directeur, 7, nie Saint-Benoit.
REVUE
DES
DEUX MONDES
LIX* ANNEE. — TROISIEME PERIODE
TOME QUATEE-YINGT-SEIZIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE DE l'université, 15
1889
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IDYLLE ET DRAME DE SALON
DEUXIÈME PARTIE (1)
VI.
Il n'y avait point eu de réplique à la sortie de M"^® de Laverdun.
Le comte, visiblement troublé, et, sans doute, ébranlé aussi par ces
accens d'un orgueil audacieux, mais, en même temps, d'une sincérité
peu suspecte dans sa véhémence même, s'était retiré, muet et morne.
— En quittant l'appartement de sa femme, il avait rencontré sa fille,
qui, bien que prévenue par un valet de la longue durée probable de
l'absence de la comtesse, s'était inquiétée à la fin et venait aux infor-
mations... Alors, entre Béatrix et son père (qu'elle n'avait pas revu
depuis de longues années), une scène de reconnaissance avait eu
lieu, singulière et émouvante, malgré sa brièveté.
— Gomment ! avait dit la jeune fille, vous, mon père !.. Vous êtes
ici, et personne ne me prévient!
— Ma chère petite, je ne fais que passer... Mais, croyez-le, je
n'attendais, pour vous embrasser, que de vous savoir seule.
— Et... vous ne restez pas? pas même un jour, pas même une
soirée ?
— Je ne puis, hélas!.. Vous savez... Mes voyages, auxquels je
m'efforce de donner une utiUté ou un but scientifique...
(1) Voyez la Bévue du 15 octobre.
6 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ah!.. Vous ne nous aimez guère!
M. de Laverdun avait saisi les mains de sa fille en un mouve-
ment de repentir ou de honte.
— Si, si!.. Beaucoup... Et je reviendrai bientôt. Au revoir, chrre
enfant !
Le soir mémo, la comtesse avait reçu une lettre de son mari,
lettre portant l'en-tétc d'un des grands cercles de Paris.
(( Je ne puis revenir, disait cette lettre, sur les résolutions dont
je vous ai lait part. Mais je désire, par-dessus tout, éviter l'appa-
rence même du scandale et vous épargner une humiliante extré-
mité. En conséquence, je vous donne le temps nécessaire pour
rompre décemment le projet de mariage que je réprouve et auquel
je refuserai toujours mon consentement. Faites pour le mieux : vous
avez un an devant vous. Si, dans un an, je n'ai pas la preuve que
vous vous êtes dégagée de toute promesse envers les Montignnn,
je vous dicterai mes volontés à l'égard de Béatrix. — Quant à vous
croire sur parole, je le voudrais. J'ajoute que je le pourrais presque,
aujourd'hui que ma tendresse est éteinte et mon cœur apaisé. Mais
cela suffirait-il ? Soyez juge. Et, si vous acquérez la conviction que
chacun, autour de vous, est complice de mon scepticisme et vous
injurie du même doute, essayez de passer outre. Vous reconnaîtrez
que c'est impossible.
'( Je retourne à Laverdun , renonçant provisoirement à mes
courses lointaines. Vous me reverrez donc avant peu. A bientôt!
« Laverdun. »
La comtesse n'eut pas besoin de méditer longtiement pour com-
prendre la situation qui lui était faite. Il lui fallait, ou emporter la
place de haute lutte , ou temporiser. C'est à ce dernier parti
qu'elle s'arrêta : elle était femme. Et, en outre, elle n'avait plus sa
belle sécurité d'autrefois quant au prestige de son impeccabilité :
son mari, venant après M. de Montignan, avait achevé d'ébranler
sa foi aux déférences de jugement dont elle s'était crue le plus
assurée.
Sa confiance en elle-même et sa croyance aux respects d'autruî
avaient ])u longtemps l'aveugler, et d'autant mieux que son mari
ne l'avait ouvertement, jusqu'à ce jour, insultée d'aucun doute;
mais, si empoité que se fût montré son orgueil, il n'avait pu lui
faire illusion davantage, à la lumière brutale et crue dont s'était
éclairée soudain sa méprise.
Elle put, au reste, acquérir, dès le lendemain même de la visite
de M. de Laverdun, une certitude à peu près inverse de celle (jui
avait, si longtemps, fait sa force ou son insouciance. — Sa plus
IDYLLE ET DRAME DE SALON. 7
intime amie, la marquise de Gastreville, vint la voir à l'heure habi-
tuelle.
Demeurant dans le voisinage et obéissant, non-seulement à une
réelle attraction sympathique, mais à ce besoin un peu servile,
qu'on éprouve dans tous les milieux, de se frotter souvent à plus
riche que soi, M"^ de Gastreville ne se déshabituait point d'entrer,
presque chaque jour, chez la comtesse. Elle continuait de goûter
ces visites fréquentes, même depuis que les rêves de son ambition
maternelle s'en étaient allés à vau-l'eau. — En voyant paraître cette
amie fidèle, la mère de Béatrix éprouva incontinent la tentation de
se livrer à une expérience instructive.
— Imaginez-vous, dit-elle, ma chère amie, que, pour la première
fois de ma vie, j'attends M. de Montignan.
Sous ses bandeaux ondulés et légèrement grisonnans, la marquise
de Gastreville sourit avec une ironie discrète.
— Gomment entendez-vous cela? demanda-t-elle.
Et, tandis qu'elle posait sa question, son bienveillant visage expri-
mait une affectueuse, mais tant soit peu narquoise surprise.
— Mais... je veux dire, tout naturellement, que c'est la première
fois qu'il se fait attendre.
— A la bonne heure !
— Pourquoi dites-vous : A la bonne heure?
— Dame ! il me semble que tout autre sens que celui auquel vous
me conseillez vous-même de m'arrêter eût été énigmatique, la pré-
sence de M. 'de Montignan n'étant pas précisément rare chez vous.
— Et à quoi attribuez-vous la fréquence de ses visites?
— Mais... au plaisir que vous trouvez à les recevoir, simplement.
— Et cela ne vous a jamais choquée?
— Moi?.. Oh! Dieu! non. Vous êtes veuve, ma chère amie, ou
c'est tout comme, et, par conséquent, bien libre...
— Là, franchement, vous qui me connaissez depuis si longtemps
et qui m'aimez un peu, je pense, pour qui me prenez-vous?
M"^® de Gastreville leva les yeux vers son amie, avec une espèce
d'inquiétude. Et, de fait, par l'amertume de son accent, comme par
le tour sarcastique de sa question, M^'^dc Laverdun avait pu, à bon
droit, faire naître quelque perplexité dans l'esprit de son interlocu-
trice.
— Pour qui je vous prends? Vous voulez rire !. . Mais pour la plus
charmante...
— Ah! non, ce n'est pas cela que je vous demande, ma bonne
amie... Me prenez-vous pour une femme vertueuse?
— Certes!.. Autant qu'il est possible.
— Ge n'est guère! fit la comtesse avec une moue blessée.
Puis, se redressant :
8 REVUE DES DEUX MONDES.
— Enfin, pour vous et pour tout le monde, il est évident que...
je n'aurais plus grand'chose à refuser à M. de Montignan, s'il s'avi-
sait encore de me demander quelque chose, n'est-ce pas?
— Est-ce mon opinion ou celle du monde que vous désirez con-
naître?
— L'une et l'autre.
M*"® de Castreville, ayant regardé son amie, n'hésita plus.
— La mienne, dit-elle, c'est que vous ne vous êtes pas assez
préoccupée de celle des autres.
— Ce qui, au juste, signifie? demanda encore la comtesse en
insistant.
— Cela signifie que l'orgueil, selon moi, fortifié par l'ennui, a pu
vous aveugler, mais non vous perdre... En d'autres termes, je vous
crois parfaitement innocente, mais peu de gens pensent comme moi.
— Merci! dit simplement M""^ de Laverdun.
Là-dessus, elle laissa tomber la conversation et suivit le cours
de ses réflexions jusqu'au moment où M. de Montignan, — qui
n'avait point assisté à la réception diurne de M'^*" liéatrix et qui ne
savait rien de la visite que le comte avait faite à sa femme, — ^int,
sans arrière-pensée, satisfaire la plus chère de ses habitudes.
Comme la marquise de Castreville était partie depuis longtemps,
la mère de Béatrix n'eut point à se contraindre. Elle exhala libre-
ment sa plainte.
— Hélas ! fit le père de Régis en hochant la tête d'un air sincè-
rement contrit. C'est ma faute... Et j'aurais dû prévoir... non pas
la visite de votre mari, ni même son mauvais vouloir irréductible,
car je n'ai jamais su très clairement que sa jalousie me fît l'hon-
neur de viseï- ma personne, à l'exclusion de tous autres fervcns...
mais j'aurais dû prévoir les jugemens téméraires et la calomnieuse
indulgence du monde à votre égard... Que décidez-vous?
— Je ne céderai point.
— Mais, si M. de Laverdun ne cède pas non plus?
— J'irai, au besoin, jusqu'au scandale. Je me séparerai de mon
mari avec éclat.
— Prenez gaide !
— Qu'ai-je à redouter, après tout?.. Mais il sera toujours temps
d'en venir là. Et j'essaierai d'abord d'un atermoiement.
— Bravo! Voilà qui est beaucoup plus sage... Nos enfans sont
encore très jeunes ; et, même après ce que nous leur avons dit,
ils peuvent attendre. En quelques années, voire en quelques mois,
il se passe bien des choses.
— La difficulté, fit observer M""*" de Laverdun, c'est, non pas
tant de leur faire prendre patience que de leur expliquer la pro-
longation du délai...
IDYLLE ET DRAME DE SALOX. 9
— Bah! interrompit M. de Montignan, il y a leur âge, d'abord...
Et puis, en ce qui concerne Régis, il ne sera pas si difficile de trou-
ver une explication plausible. Mon fils sait que votre mari ne m'aime
pas, s'il ne connaît pas bien la raison de cette antipathie... raison
que je n'ai aucune envie de lui révéler, cela va de soi.
— Alors, vous vous chargez de lui faire accepter l'idée d'une
attente plus ou moins longue?
— Parfaitement.
— Moi, je me charge d'imposer à ma fille la résignation, si besoin
est... du moins, une résignation temporaire.
— A merveille!.. Mais, écoutez-moi , "ma très chère amie... Je
désire que vous gagniez la partie; je le désire, non-seulement pour
nos enfans, mais pour vous-même. Et je voudrais que vous sortis-
siez de ce mauvais pas, absoute et grandie aux yeux de votre mari,
comme vous le méritez. Aussi m'effacerai-je autant qu'il vous plaira. . .
fût-ce complètement et pour jamais, s'il le faut.
— Non, non, mon ami. Je ne renierai rien ni personne. Car, si je
prétends à la victoire, c'est que j'ai le bon droit de mon côté. Et
ma maladresse égalerait ma lâcheté si, voulant obtenir un triomphe
ou, à tout le moins, les honneurs de la guerre, je commençais par
baisser pavillon... Continuez-moi votre amitié et vos visites, comme
si de rien n'était, et ne vous tourmentez point.
Peut-être sa quiétude était-elle affectée. En tout cas, M. de Mon-
tignan ne désespéra pas du résultat final, quand il vit son amie
aussi calme que résolue, après une courte crise de révolte et d'em-
portement.
Mais, de la part de son fils, il eut à soutenir un choc qu'il n'avait
pas pressenti. — Ayant tenu à le mettre au courant, sans tarder,
des termes assez peu précis où devaient s'enfermer ses espérances,
il le vit pâlir plus que de raison.
— Ah! voilà, pardieu! bien de quoi se désoler! T'avais-je promis
de te conduire à l'autel sous quinze jours? Ne t'avais-je pas averti,
n'avais-tu pas prévu toi-même qu'il pourrait survenir quelque ani-
croche ?
— Oui, répliqua le jeune homme, mais nous n'avions prévu ni
l'un ni l'autre que le vélo de M. de Laverdun interviendrait, si
prompt et si formel... C'est bien moi, ma personne, qu'il repousse,
et qu'il repousse pour toujours.
— Qui te dit rien de pareil?.. Je t'annonce, honnêtement, dès
que j'en suis informé, que le père de Béatrix met des bâtons dans
nos roues. Reste à savoir ce qui cassera d'abord, des roues ou des
bâtons.
— Mais, demanda Régis en regardant son père avec une invo-
10 RE7UE DES DEUX MONDES.
lontaire fixité, pourriez-vous m'afîirmer que l'on ne vous a pas lait
touclier du doif^t quel((ue infrunchissable barrière?
— Que veux-tu dire?.. Car ta question cache une arrière-pensée.
Régis balbutia deux ou trois paroles inintelligibles. Et son père,
impatienté, reprit :
— Çà! voyons, finis-en... Dis ce que tu sais, si tu sais quelque
chose.
Le jeune homme alors acheva de se troubler. — Mais, sous l'œil
impérieux, presque irrité déjà, dont il sentait que le feu et la colère
allaient bientôt violer sa discrétion et mettre à nu son cœur, il pa-
rut prendre son courage.
— Eh bien! mon père, voici ce que j'ai entendu...
Après une courte pause, il raconta tout d'un trait ce qu'il avait
surpris ou cru surprendre du secret paternel.
M. de Montignan n'eut qu'un moment d'hésitation.
— Ce qu'on a dit de moi, Régis, de moi et de M""^ de Laverdun,
y as- tu ajouté foi?
— J'ai voulu en douter, mon père.
Le jeune homme courbait la tête, dans une attitude d'humilité
et de confusion.
— Cela signifie que tu n'en doutes plus?.. Pourquoi? De quel
droit, s'il te plaît?
Ayant vainement attendu que son fils lui répondît, il reprit, plus
violent :
— Tu n'as donc rien trouvé d'invraisemblable à ces honteux
commérages?.. Allons! réponds.
— M""^ de Laverdun a dû être et est encore si belle ! murmura
Régis. Et, d'ailleurs, ce refus, cette opposition , cette hostilité de
son mari...
— Soit! fit M. de Montignan. Il n'a pas dû te paraître invrai-
semblable que M"^® de Laverdun ait été pour moi autre chose qu'une
amie... Mais, si j'ai pu songer à te faire épouser sa fille...
— Oh! oui, s'écria Régis en interrompant avec élan, voilà bien
ce que je me refusais à croire !
— Et, maintenant?..
— Je n'attends qu'une parole de vous pour chasser mon dernier
doute.
Il disait vrai. Jamais il n'avait admis que son père se fût abaissé, —
du moins, sans quelque mobile impérieux et caché, — jusqu'à la honte
de cette combinaison répugnante. Mais, d'autre part, il avait eu
beau faire, rien ne l'avait débarrassé de ses importuns soupçons.
Son père était resté trop jeune, M'"'^ de Laverdun trop belle pour
que leur intimité, si ancienne, ne parût pas suspecte. Et il l'avait
IDYLLE ET DRAME DE SALON. 11
entendu caractériser, cette intimité! Et il avait à se plaindre d'une
hostilité, qui, faute d'une telle explication, eût été peu naturelle...
Si encore M. de Monlignan avait eu pour son amie cette sorte d'in-
dilïerence poliment aflectueuse qui naît ordinairement d'un galant
commerce trop prolongé, la foi ou, à délaut, le respect filial l'eût
emporté peut-être sur la vraisemblance. Régis avait même essayé
de se persuader que, si M""^ de Laverdun eût été la maîtresse de
son père, quelques traces de sa chute lussent demeurées visibles.
Mais, outre qu'il était obligé de convenii', à part lui, que ces
choses-là ne laissent généralement pas beaucoup de traces, —
témoin ses éphémères amours de garnison, dont il avait gardé
tout juste le souvenu* et dont il n'était pas très assure de recon-
naître les héroïnes, le cas échéant, — certain regard admii-atif et
attendri, qu'il avait surpris au passage, lui avait donné trop à pen-
ser pour qu'une conviction fâcheuse ne s'installât point dans son
esprit.
Cependant, un mot bien net et bien franc de son père devait suf-
fire à triompher de toutes ses mauvaises pensées. — Et c'est ce
mot qu'il sollicitait, qu'il attendent.
On le lui fit attendre. Soit que M. de Montignan fût mécontent
de la perspicacité de son hls, soit qu'il souffrît dans sa vanité
d'homme, — dans celte vanité parfois si féroce, — d'avoir à con-
fesser sa défaite, il ne se pressait pas de répondre. Et Régis, dont
le front et le regard avaient été un moment tout illuminés pai* l'es-
poir, se taisait aussi, redevenu sombre et anxieux.
A la fin, le cœur du père et la déhcatesse du galant homme par-
lèrent.
— S'il ne te faut que la garantie de ma parole, je te la donne...
Sur mon honneur, entends-tu? je t'^itteste que M"''^de Laverdun n'a
jamais été pour moi qu'une amie, des plus bienveillantes, mais des
plus respectables.
Régis, en mi transport de joie, sauta au cou de son père.
— Ah ! s'écria-t-il, le reste importe peu I Quels que soient les
obstacles, nous en viendrons abouti
— J'y compte bien.
La semaine suivante, Béatrix recevait encore ses amis. Et, tout
comme à la réception précédente, le jeune prince de Poigny se
montrait fort empressé, ce qui ne laissa pas de projeter une ombre
nouvelle sur l'intime contentement de Régis. Mais c'était une occa-
sion pour celui-ci de chercher à préciser sa situation au regard de
la jeune lille.
Dans le salon Louis XV qui était la pièce centrale du rez-de-
chaussée, quelques rayons de soleil, d'une morne et douteuse gaiié.
luttaient péniblement d'éclat avec la lueur rougeoyante du brasier
12 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'abritait le large manteau d'une cheminée de marbre blanc, aux
sculptures rococo. En un coin sombre, le samovar chantait sur son
réchaud. Et, parmi les meubles dorés, à travers le damas cerise et
les tapisseries d'Aubusson, allaient et venaient, riant ou causant
haut, des hommes en redingote, des femmes et des jeunes filles
en toilette de ville. Une joie moderne animait ce luxe d'un autre
siècle, se reflétant dans les glaces festonnées des trumeaux, sous
les guirlandes et au milieu des entrelacs fleuris.
— Et ce bal? demanda Triseuil; aura-t-il lieu, décidément?
Fringant et lustré, le jeune comte abordait un groupe formé par
son ami, le prince de Poigny, que la duchesse de Losne venait de
rejoindre. M"" Suzanne Dernier, Béatrix de Laverdun et le marquis
de Castreville.
— 11 aura lieu, répondit Béatrix; et, si vous voulez, ce sera vous
qui conduirez avec moi le cotillon.
— Je ne réclame pas, dit Poigny, parce que Triseuil est mon
ami, et que, d'ailleurs, il fait autorité en la matière... Mais il me
semblait, mademoiselle, vous avoir parlé, le premier, de ce bal et
de ce cotillon.
— Bah ! fit M""® de Losne en intervenant avec sa rondeur habi-
tuelle, tu renonces à tes droits? Tu es d'humeur bénévole, vrai-
ment ! Et, à ta place...
Triseuil avait souri en regardant son ami d'un air de complai-
sance.
— Servez-nous d'arbitre, madame, interrompit-il.
— Je ne peux pas, mon cher enfant. Je viens de faire connaître
mon opinion.
— N'importe! Je m'inclinerai devant votre sentence... si made-
moiselle est disposée à la ratifier.
Pendant ce dialogue, Béatrix se montrait assez embarrassée entre
les deux compétiteurs à qui son étourderie de débutante avait con-
féré des droits égaux. Mais, en cet instant, Bégis, qui s'était rap-
proché, intervint à son tour.
— Eh bien ! fit-il avec aplomb, au risque de compliquer encore
votre situation, mademoiselle Béatrix, j'oserai vous rappeler que
c'est à moi que vous avez parlé d'abord de danser ensemble ce pre-
mier cotillon.
Son regard disait clairement à la jeune fdle qu'il désirait qu'elle
parût d'intelligence avec lui.
— C'est vrai, murmura Béatrix. J'avais encore oublié cela!
— Le troisième larron ! grommela la duchesse. Mais, bah ! ce
bal ne sera pas l'unique manilcstalion de votre activité, je pense.
Et, la prochaine fois... A propos, est-ce là vraiment tout ce que
vous a suggéré l'esprit d'innovation dont vous vous réclamiez l'autre
IDYLLE ET DRAME DE SALON. 13
jour? Un bal d"habits de couleur!.. Ah! j'ai grand'peur, mes pau-
vres amis, que vous ne fassiez l'analogue de ce que firent naguère
les royalistes... et le roi. Ayant à restaurer la monarchie, ils com-
mandèrent les voitures, pour l'entrée dans Paris... Et voilà la seule
besogne qu'ils aient pu brasser ensemble!.. Enfin, vous nous mon-
trerez du moins vos habits, tandis qu'ils ne nous ont même pas
montré leurs voitures.
Contente de sa boutade, elle allait s'éloigner lorsque le marquis
de Gastreville, souriant dans sa moustache ébouriffée, dit avec une
évidente intention de méchanceté :
— Le cotillon, depuis qu'on l'a si abominablement compliqué,
est bien difficile à conduire. Je ne m'en chargerais pas, moi, un
vétéran. Mais la jeunesse ne doute de rien... Il est vrai que la danse
m'a toujours assommé et qu'elle amuse les jeunes gens... du moins,
ceux d'aujourd'hui, paraît-il. Quoi qu'il en soit, je doute que l'on
puisse se tirer d'affaire par la bonne volonté, le goût de la danse...
et l'aplomb.
— Est-ce pour moi que vous dites cela, monsieur de Gastreville ?
— demanda Triseuil d'un air moitié figue, moitié raisin.
Et, tout doucement, le sang lui montait aux joues et jusqu'au
front, colorant en rose vil sa peau d'homme blond bien portant.
— Pour vous? fit Gastreville d'un air aimable. Oh! non pas,
monsieur de Triseuil. On sait de reste que vous pourriez vous ap-
proprier, à la seule condition de la transposer dans un genre moins
héroïque, la réponse du Gid : a Je suis jeune, il est vrai... »
— Avec ou sans transposition, monsieur, interrompit Fiégis, il
y a des jeunes gens de mon âge... et de ma connaissance qui ne
se gêneraient pas pour répondre ainsi, ou à peu près, à quiconque
se permettrait de vouloir leur faire la leçon.
Lui, il n'avait pas rougi de colère, mais il avait pâli. Suzanne
Bernier, qui l'observait, lui prit la main et, l'entraînant, fit signe à
Béatrix de les rejoindre.
Lorsque celle-ci eut déféré à l'invitation, la gentille personne
prononça d'un ton doctoral :
— Vous êtes bien imprudens : vous, d'oublier vos promesses
de danse; et vous, de vous souvenir de celles qui vous ont été
faites.
— Que voulez-vous dire, Suzanne? demanda Béatrix intriguée.
— Je veux dire qu'un cotillon à conduire est chose grave.
Elle raillait insensiblement, comme elle avait coutume, avec son
sourire doux et sa mine virginale,
— Si grave, reprit-cllc, qu'il eût été sage de laisser ce soin à
M. de Triseuil, un jeune maître, un génie précoce.
— Mais, murmura Béatrix, je ne me souvenais pas...
14 REVUE DES DEUX MONDES.
— C'est affaire à vous... En tout cas, la question me semble, à
présent, tranchée en faveur de M. de Montignan.
Aj)rr's s'être assurée d'un coup d'(eil que l'on ne paraissait plus,
en eiïet, s'occuper du conflit dans le camp adverse, elle ajouta :
— Je me permettrai seulement de vous offrir les conseils d'une
personne qui, naguère, était experte en la matière et qui n'a pas
dû tout oublier.
— Votre sœur ?
— Précisément. Venez nous voir, vous, Béatrix, et vous, mon-
sieur. Je ne doute pas que les avis de Marie-Louise ne vous soient
extrêmement profitables, à tous les deux.
Ayant ainsi parlé, M"^Bernier laissa l'un à l'autre ces fiancés, qui,
d'ailleurs, avaient évidemment besoin de causer ensemble et de
s'expliquer.
— Pourquoi cette réclamation... imprévue? demanda tout de
suite W'' de Laverdun avec une curiosité peu déguisée.
— Je n'en sais trop rien, répliqua Régis assez confus. J'étais
agacé, je souffrais... Tenez, Béatrix, permettez-moi de vous parler
à cœur ouvert... Vous savez que je ne vous épouserai pas de sitôt?
— Oui. Ma mère m'a encore parlé.
— Que vous a-t-ellc dit?
— Qu'il faudrait attendre, peut-être, plus longtemps encore que
nous ne le pensions, mais que son bon vouloir ne nous ferait point
défaut.
— Eh bien ! je l'avoue, l'attente me sera odieuse si je dois con-
tinuer de vous voir entourée de jeunes gens comme MM. de Triseuil
et de Poigny, de jeunes gens à qui vous ménagerez sans cesse
bon accueil...
— Jaloux, déjà? fit Béatrix en rougissant.
— Ah ! je ne me figurais pas que je dusse l'être... Mais je le
suis. C'est qu'aussi ma situation ne saurait me paraître rassurante
si vous ne prenez soin, à tout instant, de me donner confiance par
votre attitude... Aidez-moi, Béatrix, à ne jamais voir dans le temps
qui s'écoule un allié de mes rivaux.
— De quels rivaux parlez-vous?.. Vous en connaissez-vous donc?
Certes, elle l'interrogeait en toute ingénuité. Mais, quand il lui
eut répondu avec franchise : « Il y en a un que je devine, » elle se
troubla légèrement. Et, franche, elle aussi :
— Le prince de Poigny? lit-elle.
— 11 paraît que je ne me suis pas trompé, se contenta de dire
Régis avec une amertume résignée.
Après un bref silence, la jeune lille, regardant, droit :
— Ecoutez, déclara-i-elle, je ne comprends pas très bien ce que
c'est que Ja jalousie. Et je ne comj)rends guère mieux ce que pour-
IDYLLE ET DRAME DE SALON. 15
rait être mon affection, une fois détournée de vous... mon affection
pour un jeune homme qui ne serait pas vous et qui serait autre
chose à mes yeux qu'un valseur ou un camarade.
— Pourtant, vous avez nommé M. de Poigny, sans chercher...
— C'est vrai. Mais cela tient, d'abord, à ce fait que je n'ai causé
un peu longuement qu'avec M. de Poigny, et ensuite à cet autre
fait que vous êtes intervenu, tout à l'heure, avec une intention
assez clah'e...
— Ajoutez, tout au moins, que ce jeune prince ne vous déplaît
point...
— Soit. Il n'a rien qui puisse me déplaire, en effet.
— Et, si je vous demandais de ne jamais lui témoigner ni même
lui laisser voir votre sympathie ?
— Mais, mon cher Régis, il me semble que, dans la vie mon-
daine...
— Eh bien ! c'est que, précisément, Béatrix, la vie mondaine
m'inspire des inquiétudes, presque des répulsions, et terribles, dès
qu'il s'agit de vous... et de moi.
Elle le regarda avec un étonnement presque douloureux.
— Voyons, vous ne prétendez pas vivre en sauvage?
— Mon ambition ne va pas jusque-là, répliqua le jeune homme
sur un ton d'ironie chagrine.
Il avait l'air si triste, si malheureux, que sa johe fiancée, retrou-
vant soudain quelque chose de sa primitive hardiesse, lui mit la
main sur le bras et lui dit avec élan :
— Je vous ai déplu, mais sans le faire exprès... Convenons d'une
chose : toutes les fois que je vous déplairai, pour une raison ou
pour une autre, vous me le dii'ez. Il n'en faudra pas davantage
pour que je m'efforce de ne plus retomber dans la même erreur
de conduite ou de tenue... Mais, en revanche, vous n'aurez plus
jamais la mine renfrognée, vous somirez, vous serez aimable pour
moi et pour tout le monde... Je n'ai pas seulement besoin de sou-
rire moi-même; j'ai besoin que l'on sourie autour de moi.
C'était vrai, et c'était évident. Il suffisait de la voir pour com-
prendre qu'elle n'avait pas de plus impérieux besoin que celui de
la gaîté. Une expression joyeuse était la seule qui pût convenir à
ce lumineux et mutin visage, à ce clair regard, si jeune et si re-
muant.
Toutefois, comme Béatrix était bonne, et qu'elle était éprise au-
tant qu'on peut l'être à cet âge, elle sut refréner ses appétits mon-
dains, pour quelque temps. Elle s'ingénia même à rendre la vie de
son fiancé aussi douce que possible.
Régis, nature ardente et simple, était un peu exclusif en amour.
Il avait une façon entière et antisociable de comprendre les ten-
16 REVUE DES DEUX MONDES.
dresses légitimes ; et il ne lui eût point suffi d'être sûr de sa femme
ou de sa liancée, si quelqu'un eût pu guetter un sourire d'elle. —
D'ailleurs, ne faut-il pas convenir que la logique est avec ces amou-
reux tout d'une pièce, plutèt qu'avec les complaisans ou les niais
qui ne tiennent pas, outre mesure, au duvet de la pêche, ni même
toujours à la pulpe du fruit, pourvu qu'on leur en laisse le noyau?
Il y a une foule d'hommes mariés ou en passe de l'être, qui, si
l'on venait leur dire : « Votre femme (ou votre future) a été em-
brassée par un autre que vous, à bouche que veux-tu... » roule-
raient des yeux effarés ou furibonds. Mais, pour peu que l'avertis-
seur ajoutât : « Rassurez-vous, du reste, car les choses n'ont pas
été plus loin, » on verrait ces mêmes hommes se rasséréner comme
par enchantement, ayant assez l'air de dire ou de penser : « Eh
bien ! alors, qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse ? » Socia-
lement parlant, ce sont peut-être des sages ; moralement et ration-
nellement, ce sont des bélîtres. — Le fils de M. de Montignan voulait
sa fiancée tout entière : le duvet avec la pulpe. Or, il lui semblait
que les regards des hommes, à la longue, déflorent une jeune fille
presque autant que des baisers le pourraient faire. C'était à la fois
excessif et fort sensé: excessif pour un homme civilisé; fort sensé
de la part d'un amoureux. Car les vrais amoureux ne se piquent
pas de beaucoup de civilisation.
Quoi qu'il en soit, naturellement compatissante, et flattée, en
outre, du sentiment profond qu'elle avait inspiré, Béatrix de Laver-
dun n'avait pas marchandé d'abord les concessions.
Pendant plusieurs semaines, elle affecta de préférer aux réunions
mondaines les soirées intimes, passées dans le petit salon de sa
mère, avec Régis et M. de Montignan, — lequel avait toujours haute-
ment prisé ce genre de divertissement. — Ce fut une nouvelle ère
idyllique de ces amours trop tôt transplantées. Et rien ne saurait
donner l'idée du charme, de la douceur, du parfum familial des
tranquilles séances qui rassemblaient les deux couples autour d'une
même lampe, dans une pièce étroite, et (|ui visiblement faisaient
le bonheur de tous ceux qui y participaient. M. de Montignan re-
vivait sa jeunesse, en ce milieu de lui si connu ; il y retrouvait,
atténuées et comme transposées, les impressions d'orgueilleuse
joie et de regret amoureux, qui, si longtemps, avaient bercé son
mal ou tracassé son bien-être. M"*® de Laverdun goûtait le souve-
rain plaisir de se reposer dans sa victoire. Quant aux jeunes gens,
ils s'aimaient, ni plus ni moins.
A peine traversées par (juel(iues visites importunes, ces soirées
paisibles se multiplièrent jusqu'à l'approche du grand bal que la
comtesse avait promis de donner chez elle. Alors, Béatrix fit dou-
cfuient observer à Régis ({u'elle et lui, tous deux novices, avaient
IDYLLE ET DRAME DE SALON. 17
assumé la lourde tâche de diriger les ébats chorégraphiques dune
jeunesse exigeante; et elle insinua qu'ils ne feraient pas mal de
mettre à profit le concours éclairé de la sœur de Suzanne, dont
celle-ci leur avait offert de leur assurer le bénéfice.
VII.
Marie-Louise Dernier, fille aînée du comte Bernier, issue du pre-
mier mariage de son père et veuve de M. Pierre Amelot, — l'un de
ces grands industriels qui profitèrent des dix-huit années de la
corruption... et de la prospérité impériales pour porter au comble
la fortune de leurs maisons, — vivait fort retirée, après avoir, bon
gré mal gré, ébloui le monde parisien par son luxe et sa beauté.
Beaucoup plus âgée que sa sœur consanguine, mais beaucoup
plus jeune que son mari et tout aussi simple que lui, elle n'eût
jamais songé à jouer un grand rôle sur la scène élégante, si son
père, désireux de justifier une alliance qui se recommandait plutôt
par le prestige de l'argent que par celui du nom, ne l'en eût in-
stamment priée. Elle avait donc consenti à se montrer et à briller,
quelque temps, par piété filiale. Mais elle n'avait jamais aimé la vie
bruyante et dissipée. Aussi, depuis qu'un veuvage inopiné était
venu lui prescrire de rentrer momentanément dans l'ombre, elle
n'avait rien fait pour reprendre rang dans la société mondaine ; et
elle se consacrait toute à l'éducation des deux jolies enfans que lui
avait laissées M. Amelot.
Elle habitait, à Passy, en compagnie de son père et de sa sœur,
un vaste hôtel d'aspect pacifique, auquel un grand jardin, entouré
de hautes murailles, donnait un faux air de couvent.
Et ce fut là que Régis de Montignan, présenté par M""^ de Laver-
dun, avec qui la jeune veuve avait gardé des relations amicales,
fit officiellement connaissance de la famille de M'^"* Suzanne Bernier.
— Le comte Bernier et M""* Amelot connaissant déjà un peu le père
de Régis, l'introduction de celui-ci avait été des plus faciles.
La dignité paisible et à la fois enjouée de la veuve frappa le jeune
homme plus qu'une beauté qui n'avait pas été sans subir l'atteinte
d'une double maternité et d'un isolement précoce. — C'est qu'il y
avait un charme particulier et vraiment très étrange dans l'attitude
de cette jeune mère veuve, dont l'élégance, encore éteinte par le
deuil, se révélait néanmoins en maint détail, et dont la gaité natu-
relle transparaissait comme derrière un crêpe.
De taille ordinaire et pas trop svelte, avec des traits assez accen-
tués, Marie-Louise était, à coup sûr, une beauté bourgeoise. Et
pourtant, le regard de ses yeux bruns avait une telle sérénité, une
TOME xcvi. — 1889. 2
18 REVUE DES DEUX MONDES.
noblesse si parfaite ; elle portait dans toute sa personne un si con-
stant et si évident souci de respectabilité, qu'on lui eût volontiers
octroyé quelque bon blason sur la mine. Ses formes pleines et son
teint d'un rose bistré accusaient la santé; mais son œil semblait
parfois rêveur à son insu.
Quoiqu'il ne fût point d'humeur à tomber en extase devant
d'autres attraits que ceux de Béatrix, Régis ne put se défendre,
dans sa pensée, d'un rapprochement qui n'était pas tout à l'avan-
tage de sa fiancée. 11 lui paraissait, malgré qu'il en eût, que la
jeune fille personnifiait moins bien que la veuve ce type conjugal
auquel on se reporte involontairement lorsqu'on rêve le bonheur à
deux dans ce qu'une prose imagée, mais véridique, appelle a les
liens du mariage. » Temporairement assoupies par l'ivresse tran-
quille de longues et nombreuses soirées intimes, ses inquiétudes
se réveillèrent un instant lorsqu'il vit, côte à côte, ces deux figures
féminines, si dissemblables : celle de la femme de trente ans, en-
core gracieuse, bien qu'éprouvée par la vie; celle de la vierge,
rieuse et incertaine. Tout ce qu'il y a d'inconnu et, pour ainsi dire,
d'aléatoire dans le caractère et dans l'avenir moral d'une jeune fille
devint, pour un moment, cruellement sensible à ses yeux.
Mais M™^ Amelot ne lui laissa pas le temps de s'appesantir sur
ces réflexions chagrines. Elle l'associa tout de suite à une causerie
vive et joviale, dont le bal projeté défraya l'entrain. Et, l'ayant mis
à l'aise, elle l'entreprit, sans plus tarder, sur la nécessité de se pré-
parer dignement à faire bonne figure pour ses débuts.
Le veuvage de la jeune femme remontant à plusieurs années
déjà, elle n'avait point à affecter le moindre rigorisme d'allures.
Aussi se montra-t-elle fort amusée par la perspective de faii-e appel
à ses souvenirs de mondaine triomphante et écoutée pour com-
muniquer à des débutans le fi-uit de son expérience.
11 fut convenu, séance tenante, que, mise au courant par sa
sœur des progrès et des innovations, d'ailleurs peu considérables,
d'un art qu'elle avait naguère pratiqué avec un retentissant
succès, elle initierait Régis et Béatrix aux arcanes des rites du co-
tillon.
Et, quatre ou cinq jours de suite, les deux jeunes gens se ren-
dirent à des leçons d'où ils tirèrent un prodigieux profit, tant étaient
grands, outre sa science, le zèle et l'entrain de l'initiatrice.
Le bal eut lieu. Il fut éblouissant, grâce aux habits de couleur,
qui, dans le prestige et l'éclat de leur nouveauté, firent merveille.
A peine les esprits moroses purent-ils objecter que ces nuances
vives des torses masculins menaçaient d'éteindre les toilettes des
femmes, et aussi que la réforme ne paraissait pas appelée à fournir
une bien longue carrière, vu la dilFiculté pour les jeunes gens de
IDYLLE ET DRAME DE SALON. 19
renouveler indéfiniment leurs plumages respectifs et l'impossibilité
de se parer toujours d'un môme habit bleu-de-roi, rouge-carou-
bier ou jaune-safran. — Tout alla le mieux du monde, y compris un
cotillon monstre, magistralement conduit par Régis de Montignan
et Béatrix de Laverdun, dont les fiançailles ne firent doute pour
personne à dater de cette nuit mémorable.
Seulement, le branle étant donné, et la saison des bals « battant
son plein, » on ne pouvait s'arrêter en si beau chemin. Et Béatrix,
trois ou quatre fois par semaine, tournoyait jusqu'au jour dans les
bras de petits messieurs plus ou moins jolis, mais qui tous avaient
le don d'agacer pareillement Régis... Pareillement? .Non. Il y en
avait un qui l'agaçait, à coup sûr, plus que les autres. Mais ce ne
fut pas sans surprise que le rival heureux du jeune prince de Poi-
gny constata que ses griefs de jalousie revêtaient, de jour en jour,
un caractère plus général, moins personnel. Son antipathie allait
plutôt à la vie mondaine qu'à tel ou tel mondain. Il était effrayé
de la perspective, — terrifiante, en effet, — de la longue série des
soirées occupées par la danse... et la surveillance. Il se voyait, en
imagination, vieillir dans les salons, sous la pluie de feu des lus-
tres, — complice des calvities précoces, — tout en suivant de l'œil
les évolutions giratoires de sa femme. Et cet avenir prévu n'était
pas pour l'enchanter.
Certes, Béatrix était toujours charmante et le charmait toujours.
Mais, en dehors même des méditations pliilosophiques auxquelles
il se livrait entre deux portes, son amour avait à pâtir de la rareté
des occasions de se manifester. C'était une progression descen-
dante; et, plus le temps marchait, moins le jeune homme vivait
dans l'intimité de sa fiancée, qui, comme entraînée dans un perpé-
tuel mouvement de valse, ne lui appartenait guère plus qu'au com-
mun des danseurs. L'unique privilège dont on lui accordât le
bénéfice consistait en un tour de faveur, — un tour de valse, na-
turellement, — qui lui était attribué, de temps en temps, à titre de
ration supplémentaire. C'étaient là les seuls revenans-bons de sa
situation. Et il ne pouvait plus causer avec Béatrix qu'en pirouet-
tant avec elle sur un air de danse.
Il ne se fatiguait pas, mais il se sentait menacé de décourage-
ment. Et, après trois mois de ce train d'existence, il commençait à
se demander, non sans inquiétude, s'il aurait longtemps le cœur
aussi solide que les jambes. Sans compter qu'à voir Béatrix, de
plus en plus rayonnante et épanouie, ne donnant aucun signe de
lassitude ni de satiété, il contractait des doutes, non-seulement sur
l'intensité des sentiraens de la jeune fille à son endroit, mais sur
la salubrité morale du régime.
« Les jeunes filles sont chastes, se disait-il, mais sonl-elles
20 REVUE DES DEUX MONDES.
donc ùmexuelles? Et, si elles ne ressentent aucun plaisir à subir,
demi-nues, tant de mâles étreintes, comment se fait-il qu'elles n'y
répugnent pas?... Elles sont ignorantes; mais n'ont-elles donc point
d'instinct?... Elles aiment la danse; mais, puisqu'elles en éprouvent
l'ivresse, pourquoi ne s'en dcfient-elles pas, comme un homme so-
bre qui, aimant le vin et s'étant grisé quelquefois, par hasard ou mal-
gré lui, se défie de la bouteille?... Après deux ou trois années d'un
pareil manège, que peut-il bien rester à ces virginités valsantes, si-
non de leur candeur morale, du moins de leur fraîcheur d'impression?
Elles sont encore intactes, soit! même moralement (quelquefois).
Mais ne sont-elles pas, alors, assez semblables à des miroirs qui,
ayant beaucoup servi, auraient avec cela la faculté de se souvenir? »
Et, en écoutant les conversations des hommes, les réflexions des
jeunes gens entre deux verres de punch, les confidences échangées
derrière les chapeaux, Régis se confirmait dans son idée que la
danse est une dilution de l'amour physique... une dilution qui le
déguise, le poétise, et le met à la portée des vierges mêmes, —
pour leur faire prendre patience. — il pensait que c'est comme un
poison étendu d'eau, lequel, bien dosé, procure des sensations
agréables et non dangereuses. Mais est-on jamais sûr du dosage,
quand tant de mains y concourent? et, d'autre part, n'arrive-t-il
pas qu'on prenne goût au poison pur?
Enfin, il avait beau chercher, dans sa saine et robuste, quoique
très jeune intelligence, des raisons plausibles et avouables au
tumulte élégant des salons, il n'y trouvait point d'autre excuse
que l'éternelle attraction réciproque des sexes. Au bal, on ne cause
pas, ou l'on cause mal. Dès lors, qu'y vient-on faire? S'agiter? 11
y a des sports en nombre pour satisfaire à ce besoin ; en tout cas,
il y a des danses qui ne comportent pas d'enlacemens, et de celles-
là précisément on fait fi. Que cherche cet homme? Des maîtresses.
Et cette femme? Un amant. Et cette autre? Le danger, en attendant
qu'elle trouve quelque chape-chute ou quelque dommage incon-
sciemment espéré. Et cette jeune fille? Rien... ou un mari;
mais qui sait ce qu'elle trouvera?
« Et moi, se disait-il encore, que fais-je quand, énervé, je cesse
de regarder Béatrix et de la suivre? Je regarde toutes ces épaules
et toutes ces gorges et tous ces bras de femmes, que la poudre a
blanchis et qui me frôlent, marquant sur mon habit la trace de
leur passage, m'obligeant à les voir et à me les rappeler. »
Pourtant, il était parmi les chastes. Aussi bien, il aimait ; et d'ail-
leurs, la \raie jeunesse, même masculine, est beaucoup plus
chaste, en pensée, que n'ont l'air de le croire la plupart des hommes
faits, — lesquels mêlent trop de leurs impressions d'hommes à
leurs souvenirs d'adolescens.
IDYLLE ET DRAME DE SALON. 21
Mais il ne pouvait fermer les yeux. Et, pour se distraire, il n'avait
pas la ressource d'ouvrir les oreilles, car les propos qu'il recueil-
lait, sans y tâcher, ne le mettaient point en goût. Il faut, pour
apprécier les conversations qui ont cours dans un milieu quel-
conque, pour s'y intéresser tant soit peu, appartenir soi-même,
depuis longtemps, à ce milieu, ou du moins avoir subi une assez
longue initiation, — ce qui explique, par parenthèse, que les dif-
férentes catégories sociales se montrent, en général, après fusion,
plutôt sévères qu'indulgentes dans les jugemens qu'elles portent les
unes sur les autres. — Régis voyait donc, bon gré mal gré, beau-
coup de choses plus ou moins troublantes, à commencer par de
sympathiques regards féminins.
Sa belle mine, sa jeunesse robuste et saine, un je ne sais quoi
de non parisien dans la distinction et dans la grâce, tout en lui
semblait propre à captiver et à fixer l'attention des femmes, —
surtout des femmes entre deux âges, car les jeunes sont médio-
cres connaisseuses.
C'est, au reste, en vertu d'une loi connue que les dames
mûres se montrent volontiers friandes de jouvenceaux, — à charge
de revanche, bien entendu. — Et il ne tint pas à M"® Laura Mac-
Fregor, fille majeure et célibataire, descendante d'un archi-tréso-
rier du premier empire, d'origine écossaise, que la loi ne se vé-
rifiât une fois de plus.
Laura Mac-Fregor était une belle et tranquille excentrique, qui
s'acheminait doucement et vaillamment vers son quarantième prin-
temps. Brune et de carnation splendide, de taille haute, avec des
formes remarquables de fausse maigre et un port d'impératrice, elle
n'avait rien d'une vierge étiolée ; — elle n'avait même, disait-on, rien
du tout de virginal. — Riche et fantasque, elle s'était constamment
refusée (d'après les mêmes on-dit) à tenter l'aventure du mariage,
préférant d'autres aventures, moins édifiantes, mais moins irrépara-
bles aussi. Sous la double égide de son nom historique et de sa grande
fortune, elle se passait donc, ou était censée se passer une foule de
fantaisies, dont la moindre eût déconsidéré n'importe quelle femme
mariée. Mais, comme il lui avait plu de rester fille, et qu'elle était
orpheline depuis l'enfance, on la jugeait avec une certaine bien-
veillance, ou plutôt on se dispensait de la juger : ses frasques
étaient portées au compte de son excentricité ; et le doute, qui
profite toujours aux accusés, lui profitait d'autant plus que per-
sonne n'était là pour l'accuser jamais. En outre, on trouvait ori-
ginal et d'assez haut ragoût le personnage qu'elle avait imaginé
de jouer dans la société : celui de vierge folle sous un aspect altier.
Depuis plusieurs semaines, il n'était pas de roueries (|u'elle
n'eût mises en œuvre pour prendre Régis à la glu do son regard
22 REVUE DES DEUX MONDES.
couleur daventurine, hardi et caressant. Elle avait même appelé à
la rescousse quelques-uns de ses plus savans eflets de bras et de
corsage : entre autres, un certain mouvement d'éventail, qui, com-
biné avec le mouvement des épaules dans la prise de possession
d'un siège, attirait invinciblement les regards des hommes sur la
radieuse poitrine qu'il paraissait destiné à cacher vaille que vaille,
et plutùt mal que bien. Ce mouvement violait l'attention, si l'on
veut, mais il ne la volait point.
Elle ne dansait pas et n'avait même jamais dansé. Du reste, —
et c'était ce qui sauvait le côte risqué de son personnage, — elle
aflectait un suprême dédain de ce qui enchante le plus les femmes.
Elle s'habillait d'une manière spéciale et invariable, avec une sim-
plicité évidemment cherchée, mais néanmoins de très bon goût,
étant donné surtout qu'elle était riche et qu'elle était fille. Son dé-
coUetage n'avait rien d'outré, en apparence; mais il était extrê-
mement savant, et calculé de telle sorte que tout ce qu'il ne dé-
couvrait pas fût ou pût être facilement deviné.
Or, un des premiers soirs du printemps, Régis s'ennuyait iort,
dans une des plus hospitalières maisons du faubourg, où l'on dan-
sait à corps perdu. Le décor pourtant était agréable, et même admi-
rable. A chaque extrémité d'une enfilade de salons inondés par la
lumière des lustres et des appHques, et par celle des diamans,
une petite pièce en forme de serre avait été réservée aux causeiu-s
et aux gens las, conservant son mobilier, ses plantes, tout l'élégant
fouillis de ses bibelots, de ses chevalets drapés, de ses écrans mul-
ticolores. Et l'on y pouvait goûter un repos délicieux, tout en
jouissant de la perspective des agitations rythmées de la cohue des
danseurs à travers la longue suite rectiligne des appartemens de
gala, dégarnis de la plupart de leurs meubles, mais non de leurs
hautes glaces richement encadrées.
Sur le seuil de l'un de ces deux refuges très ornés, Régis croisa
M'^^ Mac-Fregor.
Il s'edaça, en la saluant sans la regarder. Piquée, sans doute,
elle allait passer devant lui, quand, se ravisant :
— Je voudrais bien un de ces sièges, lui dit-elle, ici, près de la
portière.
Régis obéit avec poHtesse et fit glisser une causeuse jusqu'à la
baie drapée. Laura s'assit, non sans recourir à son manège habi-
tuel, qui mit en relief la courbe gracieuse de son beau bras replié
et projeta un instant hors de l'épaulette de son corsage la blanche
rondeur de ses épaules. Puis, désignant du regard la place vide à
côté d'elle :
— 11 y a deux places, monsieur de Montignan. Si le cœur vous
en dit...
IDYLLE ET DRAME DE SALON. 23
On ne saurait, sans mentir, affirmer que jamais le jeune homme
ne s'était laissé aller à une vague admiration platonique des charmes
persistans, et parfois assez mal voilés, de cette étrange personne,
dont la beauté mûre et soi-disant virginale avait pour lui une sa-
veur de mystère. Mais, outre qu'il était épris ailleurs, il se sentait
intimidé par ce mystère même.
Néanmoins, ce soir-là, M"^ Mac-Fregor, dans sa toilette claire,
dont la jupe unie et droite s'arrêtait assez haut pour découvrir un
pied mince habillé de soie et de satin mauves, produisait sur Régis
une impression de curiosité chatouillante, plutôt qu'un eiïet d'inti-
midation. Et cependant, il s'agissait de s'asseoir tout auprès d'elle,
presque coude à coude, et de lui parler sous l'abri de cet éventail
dont elle tirait habituellement un si bon parti.
Un peu renversée sur le dossier do la causeuse et protégée
contre les regards indiscrets, d'un côté par la draperie soyeuse de
la porte, de l'autre par son éventail, elle attendait, avec un sourire
bienveillant, que le jeune homme se mît en frais d'amabilité. —
Gomme il n'y avait là qu'un petit nombre de personnes, les unes
somnolentes ou distraites, les autres en conférence intime, Régis
ne pouvait se taire bien longtemps : son silence eût été ridicule
ou grossier.
— Oserai-je vous demander, mademoiselle, pourquoi vous pre-
nez plaisir à aller dans le monde, puisque vous ne dansez pas?
Il avait dit cela comme il eût dit autre chose, et surtout pour
dire quelque chose, étant assez à court de sujets de conversation
avec une personne qu'il ne connaissait guère que pour lui avoir été
présenté et l'avoir rencontrée partout où il allait à la suite de Réa-
trix et de la mère de celle-ci. Mais M"® Mac-Fregor, fermant son
éventail et étendant son bras parfumé sur l'étroit appui qui la sé-
parait de son interlocuteur, prit une pose confidentielle pour ré-
pondre en riant :
— Je pourrais me contenter de vous faire observer que vous ne
dansez pas beaucoup plus que moi, malgré votre âge. Mais la vé-
rité est que je m'amuse des romans qui s'ébauchent ou s'achèvent
sous mes yeux, et qui m'ont toujours paru infiniment plus diver-
tissans que les histoires imprimées. Au fond, c'est la même chose;
mais c'est beaucoup plus vivant, puisque c'est vraiment vécu...
Ainsi, tenez, je serais en état de vous signaler les mariages en
train de se faire et les ménages en train de se désunir. Et, vous me
croirez si vous voulez, ceci me console de cela... On prétend néan-
moins qu'en ma qualité de vieille fille, je suis un peu jalouse de
tous les bonheurs projetés... Au fait, on n'a peut-être pas tort.
— De tous? demanda Régis.
— Oh! très inégalement, comme vous pensez. Il y en a (|ui me
26 REVUE DES DEUX MONDES.
laissent assez indiiïérente, tandis que d'autres me chagrinent en
m'obligeant à me répéter, pour le croire, que j'ai le bon lot.
— Quoi! mademoiselle, il vous arrive d'être envieuse? Et à pro-
pos du mariage que vous avez dédaigné I
— 11 m'arrive surtout de plaindre les jeunes gens qui me sont
sympathiques et de regretter qu'ils se fourvoient.
Régis dressa l'oreille.
— A vous entendre, dit-il, on croirait que vous rencontrez sou-
vent de ces jeunes gens-là...
— Des jeunes gens qui méritent qu'on les plaigne? Mais, oui,
(juelquefois... Je professe, d'ailleurs, que les véritables victimes du
mariage, ce sont les hommes... parce qu'ils pourraient s'en passer.
— Mais n'étes-vous pas la preuve vivante que les femmes, elles
aussi...
— Peuvent s'en passer?.. Oh! moi, je suis une exception. L'in-
dépendance est toujours une exception parmi les filles. Elles ne sont
indépendantes ni par leur situation, ni par leurs idées.
— Il me semble, dès lors, qu'on a bien raison de voir en elles
les vraies victimes...
— Non ; parce que les hommes leur apportent précisément cette
indépendance qu'elles ne peuvent tenir que d'un mari, tandis
qu'elles leur prennent la liberté si précieuse qu'ils tenaient de leur
condition même. J'ajoute que les hommes sont bien plus trompés que
les fenmies, puisqu'ils sont trompés d'abord sur la qualité de ce qu'ils
épousent... Un homme est toujours un homme, au lieu qu'il n'y a
pas la moindre analogie entre ce qu'est une jeune fille et ce que
sera cette même jeune fille devenue une femme. Vous épousez
des chrysalides. Que sera le papillon? Vous n'en savez rien, et nul
ne peut le savoir... Pauvre jeune homme!.. Pauvres jeunes gens!
veux-je dire.
Riant d'un rire tranquille, elle avait repris en main son éven-
tail, qu'elle agitait avec une lente cadence et qui envoyait au nez
de Régis, par bouffées, les parfums doux de ses dentelles et ceux,
plus savamment complexes, d'un corps de femme élégante, experte
à tous les soins raffinés. — Le jeune homme ne s'ennuyait plus et
ne cherchait plus au loin le regard ni le sillage de sa tourbillonnante
fiancée. La sensation d'un plaisir nouveau, mystéjiuux et pervers,
l'envahissait peu à peu, connue une griserie sournoise. Le charme
indéfinissable de la femme mûrissante que l'âge n'a pas encore
fanée, le gagnait, le caressait, l'enveloppait, l'engourdissait en
une sorte de mollesse voluptueuse et attendrie. Il avait cette im-
pression d'infériorité, d'une infériorité presque enfantine et accep-
tée avec délice, (|ui correspond si bien, chez les tout jeunes hommes,
au besoin de domination protectrice et de tendresse quasi mater-
IDYLLE ET DRAME DE SALON. 25
nelle dont les femmes d'un certain âge ressentent volontiers l'at-
teinte.
— Vous savez donc, ou vous croyez donc savoir que je suis...
voué au sacrifice? et à un sacrifice prochain?
— Tout le monde le sait... Et je dois dire que chacun ici, excepté
moi et ceux qui vous portent envie, serait plus disposé à vous com-
plimenter qu'à vous plaindre.
— Alors, décidément, vous me plaignez?
— Oui.
11 la regarda, pour la première fois, avec quelque chose de sa
franchise ordinaire, à quoi se joignait une hardiesse de moins bon
aloi. Et il lui dit, un peu étonné lui-même de son audace :
— Mais, prenez garde! Vous ne plaignez que ceux qui vous plai-
sent...
— Évidemment, si vous me déplaisiez , je ne vous plaindrais
point... Mais, d'abord, je ne vous aurais pas fait asseoir à cette
place.
Son œil, d'un brun jaspé et pointillé, brillait de feux discrets, que
voilait sa paupière doucement appesantie, comme lourde de cils. De
toute évidence, elle s'offrait, mais sans trop d'elTrontcrie. Et Régis
éprouvait une certaine angoisse, assez familière aux hommes, hési-
tant entre deux partis délicats : s'avancer ou battre en retraite. —
Le rôle de certain personnage de l'histoire sainte, que sa gloire n'a
point exempté du ridicule et qui, par suite, n'a jamais eu beaucoup
d'émulés, est un rôle ingrat, difficile. Joseph fut peut-être un héros
(à supposer qu'il ait existé, ce qui semble douteux, tant son aven-
ture est invraisemblable), mais ce fut surtout un malappris, d'après
l'opinion commune.
Régis deMontignan allait, sans doute, imiter le commun des mor-
tels, lorsque Béatrix, en dansant, passa près de la baie à côté de
laquelle il était assis en compagnie de M'^*" Laura Mac-Fregor. Elle
eut un regard pour son fiancé, un regard amical et joyeux qu'on
eût pu traduire par cette apostrophe : « Eh! mais, il me semble
que, si je m'amuse, vous ne vous ennuyez pas ! » Bien entendu, il
n'y avait aucune trace de jalousie dans ce coup d'oeil. Mais Régis,
en sa loyauté, n'en eut pas moins honte de lui-même et du genre
d'attrait ou de passe-temps que lui offrait son interlocutrice. Et sa
confusion, assez apparente d'ailleurs, aboutit à un mouvement de
recul qui ne prêtait guère à l'équivoque. — M"® Mac-Fregor som'it
avec méchanceté, sans rien dire.
— Tenez, fit-elle bientôt en reprenant sa sérénité la plus olym-
pienne, voici une de nos jeunes filles promises à un prochain hymen,
et une de celles dont l'avenir conjugal excite au plus haut point ma
curiosité...
26 REVUE DES DEUX MONDES.
— Pardon, interrompit Régis aussi mécontent qu'embarrassé, je
ne conçois pas, mademoiselle, puisque vous savez...
— Je sais bien des choses... Mais laissons votre personne hors
de cause. Et parlons de M"® de Laverdun comme nous pourrions
parler de toute autre jeune fille à marier... ou plutôt ne considé-
rons en elle que le type général qu'elle représente : celui de la
jeune fille mondaine. Voyez-la danser. Est-elle assez vibrante et
rayonnante? Semble-t-elle assez convaincue qu'elle accomplit sa
destinée et que sa destinée est d'être heureuse en tournant? Remar-
quez comme ses jolies narines se dilatent et frémissent...
Mais il y avait longtemps que Béatrix, enveloppée de son nuage
de tulle rose, s'était envolée, avec son valseur, vers les lointains de
l'autre salon-serre.
— Eh bien ! — dit Régis d'un ton quelque peu bourru, mais avec
un accent d'involontaire curiosité, — puisque vous êtes en train,
mademoiselle, allez jusqu'au bout. Et ne craignez pas de tirer
devant moi l'horoscope de M^'® de Laverdun. 11 n'en est pas qui
puisse m'intéresser davantage... sans compter que je ne suis point
superstitieux et que, selon moi, la volonté de l'homme lui a été
donnée pour corriger le hasard et la nature.
— Du tout! répliquaavecvivacitéLaura,pointd'horoscope! mais un
résumé de considérations philosopliiques sur lesunionsmal assorties.
Et, sans désemparer, comme pressée d'écouler sa philosopliie
ou craignant d'être interrompue, elle lui dit, d'une haleine :
— Ces jeunes filles, dont M'^"" de Laverdun me paraît être le
type, tiennent toujours ce qu'elles promettent... sinon davantage.
Ce qu'elles aiment jeunes filles, femmes elles l'aimeront encore... et
autre chose en outre, peut-être. En tout cas, soyez sur qu'elles n'ab-
jureront jamais leur mondanité. Le plus beau triomphe d'un mai'i,
d'un homme, ce serait de les convertir à la vie du foyer... si c'était
chose possible. Or, le mariage est essentiellement bourgeois, et
doit l'être. L'homme qui se marie commet une fohe ; mais, s'il
épouse une bourgeoise, ou une femme de tempérament et de goûts
bourgeois, il ne commet plus qu'une demi-folie... pour peu qu'il
soit lui-même bourgeois.
Tout cela avait été débité très vite, quoique sm* un ton doux et
détaché. Régis s'inclina en disant, d'un air convaincu :
— Je crois que vous avez mille fois raison, mademoiselle, quand
il s'agit déjeunes filles dont le caractère a eu le temps de prcndie
un pli définitif. Mais, à dix-sept ou dix-huit ans, les plis s'effacent,
l)oiirvn que quoiqu'un s'emploie sérieusement à les efiacer.
Puis, il ajouta avec résolution :
— Et je persiste à penser qu'une volonté d'homme, qui a con-
science de son poids, peut n'être pas inférieure à cette tâche.
IDYLLE ET DRAME DE SALON. 27
— Jeune présomptueux ! murmura M"^ Mac-Fregor sans se dépar-
tir de sa feinte indifférence.
Et, comme le jeune homme faisait mine de se lever :
— Ètes-vous donc assuré, d'ailleurs, ajouta-t-elle, de pouvoir
exercer à temps votre influence? Je me suis laissé dire que les
engagemens pris envers vous étaient des engagemens à long terme.
Un an, deux ans peut-être, c'est long, savez-vous bien?., surtout
quand maint accident, facile à prévoir, peut survenir dans l'inter-
valle. Il faut compter avec les traverses.
Curieux autant qu'inquiété, Régis ne put se défendre d'interro-
ger la bienveillante donneuse d'avis.
— Eh! oui, répondit-elle, tout n'est pas clair dans votre situa-
tion... Mais, bon! nous étions convenus de nous abstenir des per-
sonnalités, et nous y sommes en plein...
Il ne fallut pas, comme on pense , que le jeune homme insistât
bien longuement pour qu'elle poursuivît ses confidentiels averlis-
semens.
— Votre cas, reprit-elle d'une voix plus incisive, n'est certes pas
nouveau. Et il y a pis, car on ne saute pas toujours une généra-
tion... Mais c'est tout de même un cas épineux ou délicat, quand le
père n'est ni soui-d, ni aveugle, ni complice. Qu'on jase, il importe
peu si le maître de la situation se bouche les oreilles ou n'a pas
l'ouïe très fine. Seulement, lorsque le père est hostile ou défiant;
lorsque, depuis de longues années, il a rompu avec sa femme sans
se désintéresser tout à fait des choses de son foyer...
— Mademoiselle, interrompit Régis en se levant fort paie, je ne
comprends plus très bien ce que vous me faites l'honneur de me
dire. Je ne vois point que cela s'applique à moi ; car il est évident
que, si je me marie, je tiendrai ma femme du consentement de son
père aussi bien que de celui de sa mère... Et, comme je n'aperçois
personne à qui puissent se rapporter...
A ce moment, entre deux danses , un va-et-vient se produisait
dans les alentours. Et Suzanne Bernier vint à passer. Régis, ayant
salué Laura, arrêta la jeune fille en lui adressant quelques paroles.
— Qu'avez-vous donc? lui demanda-t-elle en remarquant son
trouble.
— Je m'ennuyais, tout simplement.
— Jusqu'à en pàHr?
Elle lança un regard dans la direction de Laura 3Iac-Fregor, un
regard à la fois candide et soupçonneux.
— Singulière personne! dit-elle, et qui m'inspire je ne sais
quelle répugnance, quoique je la trouve plutôt belle et aimable..
Mais il me semble qu'une femme non mariée doit vivre plus à
l'écart. Que fait-elle ici et partout, je vous le demande?
28 REVUE DES DEUX MONDES.
— Elle s'amuse.
— Oui, mais probablement en disant du mal des gens.
— Qu'est-ce qui vous le donne à penser?
— Oh! voyez-vous, danser ou médire, il n'y a pas d'autre alter-
native.
— Mais, vous ?
— Moi, je danse... parce que mon père le veut, et ma sœur
aussi. Il paraît qu'on ne peut pas se marier sans ça... C'est dom-
mage !
Mince, assez frêle même, avec des cheveux châtain foncé et des
yeux bruns, un peu tristes, Suzanne Bernier avait une grâce toute
virginale. Elle était jolie sans aucun éclat, élégante sans aucun ta-
page, comme elle était intelligente sans aucune prétention. On ne
pouvait la voir sans éprouver pour elle une secrète sympathie ou
une admiration discrète ; mais presque personne ne la regardait.
Trop chaste et trop enveloppée pour attirer la grossière adulation
des hommes ; trop humble et trop effacée pour solliciter la jalouse
défiance des femmes, elle passait inaperçue. Elle méritait mieux
que le suffrage du public; mais elle n'avait obtenu, pour ainsi
dire, aucun suffrage encore. Et il y a beaucoup de jeunes filles et
de femmes de sa sorte qui n'en obtiennent jamais aucun. — Inutile
d'ajouter qu'elle n'était pas fort riche.
Régis lui avait pourtant octroyé sa sympathie, dès l'abord, mais
une sympathie tout amicale. Et il s'était pareillement senti remué
par une profonde envie de fréquentation désintéressée, lorsqu'il
avait approché la sœur de la jeune fille, M""® Amelot. Nulle part,
depuis son arrivée à Paris, il n'avait eu, au même degré que dans
cet intérieur, l'impression de ce que peut être une large et noble
existence familiale, défendue contre les envahissemens du monde
par une digue d'intimité et mise à l'abri des trivialités et des mes-
quineries du train-train bourgeois par une belle aisance. Le comte
Bernier, personnage d'une aimable nullité, n'était pour rien dans
tout cela ; mais les défuntes mères des deux sœurs consanguines y
étaient, sans doute, pour beaucoup, et l'influence ainsi que la for-
tune de la veuve pour quelque chose. — L'éducation et la richesse,
alliées ensemble, font des merveilles; séparées ou divorcées, ce
sont presque toujours des forces perdues.
— Gomment! s'exclama Régis, ce que vous faites vous ennuie!
— Ce que je fais ici? Mortellement.
— Qu'est-ce donc qui vous plaît ?
— La bonne vie que je mène avec ma sœur et mes nièces, à
Passy... Oh! une vraie vie de province... mais qu'on parle, hélas!
de modifier... toujours à cause de mon mariage... à venir. Marie-
Louise veut recevoir.
IDYLLE ET DRAME DE SALON. 29
— Tant mieux! Car j'espère bien qu'elle me fera l'honneur de
m'inviter, et je serai enchanté d'aller chez elle.
— Pourquoi?
— Pour les mêmes raisons qui font que je ne suis nullement ravi
d'être ici.
— Mais vous retrouverez probablement, je vous en préviens,
M"'' Mac-Fregor chez ma sœur, qui ne pourra guère se dispenser
de l'inviter, car la famille de mon père, inféodée comme la sienne
à l'Empire, a de très anciennes relations avec Laura Mac-Fregor.
— Et vous croyez que la perspective de cette rencontre me re-
froidira?
— Je ne sais trop ; mais je ne pense pas me tromper en suppo-
sant que cette personne ne vous plaît guère.
Régis ne put s'empêcher de rougir. Et Suzanne reprit :
— Et puis, elle a dû vous dire du mal de Béatrix. Elle est, pa-
raît-il, très sévère pour les jeunes filles. Il faut croire qu'elle en a
le droit... Chez nous, on ne dit de mal de personne, et de Béatrix
on ne vous dira que du bien... Peut-être même lui en fera-t-on...
VIII.
Régis, malgré le vague et honnête plaisir qu'il avait goûté chez
]yjme Angelot, n'avait pas osé retourner plus de deux ou trois fois à
Passy, depuis les quelques séances ou répétitions chorégraphiques
dont l'hôtel de la rue de Boulainvilliers avait été le théâtre. La
bienveillance accueillante de la jeune veuve ne s'était point dé-
mentie en ces rares entrevues ; mais, comme il n'y avait aucune
intimité entre elle et M. de Montignan père, le jeune homme ne
s'était pas cru autorisé à violer souvent une retraite qui paraissait
encore, sinon rigoureusement gardée, du moins assez bien délen-
due contre les intrusions mondaines. — La demeure, au reste, était
imposante, au fond de son grand enclos boisé; et, si les habitans
n'avaient rien de revêche ni même d'austère, les hautes murailles,
les vieux arbres, le lierre touffu, qui abritaient leur paisible et fami-
hale existence ne laissaient pas que d'intimider les sympathies
comme les curiosités du dehors.
Aussi ne fut-ce pas sans une espèce de surprise joyeuse que
Régis se vit convié, une fois pour toutes, à une série de ces récep-
tions diurnes et hebdomadaires, agrémentées de jeux et de goûter,
dont la mode se répand de plus en plus et qui débordent des ap-
partemens dans les jardins. Le goûter s'appelle un lunch, et les
jeux aussi ont des noms anglais ; mais le tout est fort agréable. —
Ce qui enchantait particulièrement le jeune homme, c'était la per-
spective de pouvoir converser avec sa fiancée et les quelques femmes
30 REVUE DES DEUX MONDES.
OU jeunes filles qu'il avait plaisir à rencontrer, sans être réduit au
rôle de toupie ou de toton.
Il se rendit donc avec empressement, par une tiède après-midi
de printemps, à la première réunion organisée par M""" Âmelot.
Le jardin, paré de ses lilas qui achevaient de fleurir, était ma-
gnifique et charmant, avec ses allées ombreuses et odorantes, ses
pelouses ensoleillées, ses corbeilles diaprées, ses bosquets mysté-
rieux. Quant à l'habitation, qui, élevée de deux étages, se détachait
toute blanche d'un fond de verdure tendre, elle avait un air de
bonne bourgeoisie ou de noblesse provinciale en harmonie parfaite
avec son cadre. Les portes et les fenêtres étaient ouvertes, comme
avides de soleil et de parfums. Un gai va-et-vient entretenait sur le
perron une animation d'heureux augure. Des groupes se formaient
devant la façade. Et il semblait que chacun fût aise de faire con-
naissance avec cet hospitalier asile, nouvellement ouvert aux as-
semblées élégantes et aux réjouissances de bon ton.
Quand Régis arriva, il y avait déjà plus de monde dans le jar-
din que dans les appartemens. Et, après s'être assuré que Béatrix
n'était ni ici ni là, le jeune homme, ayant salué les maîtres du logis,
prit bientôt le parti de s'accouder à une fenêtre durez-de-chaussée,
d'où il pouvait surveiller l'entrée de la maison. On pénétrait à pied
dans le jardin, sur lequel donnait la façade principale et qui avait
été réservé aux libres ébats de la jeunesse, les voitures devant
rester au dehors. En sorte que, du poste qu'il avait choisi, le fiancé
de ]VP® de Laverdun était assuré de voir et de reconnaître tous les
survenans. — Pour tout dire, il avait aperçu M"® Laura Mac-Fregor
dans le jardin, et il ne se souciait point de se retrouver face à l'ace
avec elle. Remords ou gène, à sa vue il avait ressenti une impres-
sion plutôt désagréable.
— Eh quoi ! monsieur, vous restez là, et seul !
M™^ Amelot, en une sobre et fraîche toilette de demi-deuil, fai-
sait une ronde de maîtresse de maison, très attentive à ne laisser
qui que ce fût dans l'isolement ou l'embarras.
— Je jouis du coup d'oeil, madame.
De vrai, l'aspect du jardin était, à ce moment-là, ravissant. Des
nappes obliques de lumière vermeille, formées des rayons de so-
leil que laissaient passer les arbres à peine feuilles, s'épandaient
sur les pelouses, nuançant curieusement les robes claires et les
chapeaux multicolores des femmes, égayant jusqu'aux redingotes
sombres des hommes. Un groupe de jeunes filles, presque toutes
vêtues de blanc, faisait une tache éclatante sur un massif de lau-
riers-cerises, tandis que, çà et là, des couples isolés causaient, les
femmes sous l'ombrelle, les honunes appuyés sur leurs joncs. Près
de la maison, quelques jeunes gens, dont deux ou trois en cha-
IDYLLE ET DRAME DE SALON. 31
peaux gris, parlaient assez haut, les uns rieurs, les autres non-
chalans et affectés.
Marie-Louise, ayant promené au loin son regard calme et doux,
plus pensif que véritablement mélancolique, parut satistaite, sinon
fière et charmée.
— Oui, fit-elle, c'est presque bien pour un début... ou une ren-
trée.
— Mademoiselle votre sœur doit être contente.
— Je ne sais pas trop. Elle n'aime guère le monde... Elle ne
l'aime même pas assez pour une jeune fille. En tout cas, si elle
n'est point satisfaite, je proclame que c'est une ingrate.
— C'est pour elle, en effet, pour amuser ses dix-huit ans que
vous vous donnez tout ce mal...
— Naturellement. Moi, je ne compte plus.
Elle avait parlé sans coquetterie. Mais ce ne fat peut-être pas
sans arrière-pensée qu'elle ajouta :
— Il est vraiment fâcheux que, femmes ou jeunes filles, nous
ne connaissions guère le juste milieu, et que celles d'entre nous
qui ne sont pas trop mondaines ne le soient pas assez.
Quoi qu'il en fût, une coïncidence, qu'elle n'avait pu prévoir,
\dnt donner à sa phrase une portée intéressante, — ou qui inté-
ressa singulièrement Régis.
La comtesse de Laverdun et sa fille, celle-ci toute blanche et
toute rose sous un chapeau clair à grands bords de dentelle, ap-
paraissaient dans le lointain. M. deMontignan, qui venait d'arriver,
de son côté, s'avançait à leur rencontre.
— Tenez ! fit Marie-Louise, voici des amies à vous qui nous ar-
rivent.
Mais, au même moment, s'éleva, très distinct, près de la fenêtre,
le chuchotement d'une voix d'homme qui disait :
— Allégorie charmante ! Le passé et l'avenir symbolisés par la
mère et la fille, avec le présent qui se va mettre entre les deux et
leur proposer de leur servir de trait d'union.
— Vous êtes inconvenant, Gastreville ! Avons entendre, on croi-
rait vraiment que ce monsieur va cueillir la jeune fille après avoir
cultivé la dame !
— Écoutez donc, dit quelqu'un, ça se voit, ces choses-là !
— Oui, mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Si le monsieur en
question a beaucoup et directement cultivé la dame, il ne prétend
cueillir la jeune fille que par procuration... ou plutôt c'est son fils
qui la cueillera par son entremise.
M'^''' Amelot, avec une sorte de violence, avait attiré en arrière
Régis, qui était soudain devenu blême.
— Les sots! articula-t-elle sur un ton d'énergique conviction.
êS, REVUE DES DEUX MONDES.
Puis, gênée :
— Voilà pourtant, continua-t-elle, le plus clair bénéfice de ces
réunions de désœuvrés!.. Et remarquez que tout cela se dit au
petit bonheur, non-seulement sans certitude, mais sans per-
suasion...
Tout en parlant, elle contemplait le jeune homme avec une sol-
licitude inquiète, un peu hésitante et timide, comme si elle eût été
également désireuse et eflrayée des confidences qu'elle semblait
appeler ou que les circonstances menaçaient de lui attirer. — Cette
minute fit beaucoup pour leur intimité. Un lien, très amical et très
doux, se forma spontanément, qui unit leurs pensées et leurs cœurs.
— Bien vrai, vous ne croyez pas à cette vilenie?
— Oh! non, mille lois non, je n'y crois pas!
— Merci!.. Mais tant d'autres y croient!
— Tant d'autres! Qui donc?
^ Les hommes, les femmes, les amis, les parens, les domes-
tiques probablement... Que sais-je? Tout le monde.
Sans qu'il pût s'en douter, il rééditait, presque dans les mêmes
termes, la réponse que M. de Laverdun avait faite à sa femme. Et,
comme le comte lui-même, il avait entendu, par une fenêtre ou-
verte, la voix délatrice — ou calomniatrice — de M. de Gastreville,
qui confirmait ou ravivait, sinon ses soupçons et ses doutes, du
moins ses inquiétudes et ses scrupules.
— Eh bien ! mon cher monsieur, répliqua aflcctueusement
M™^ Amelot, souvenez-vous que, si « tout le monde » ajoute foi à
cette infamie, je ne fais pas partie, moi, do ce tout le monde-là.
Elle lui serra la main en hâte et se porta avec empressement au-
devant de ses nouveaux hôtes, laissant Régis livré à lui-même et à
ses réflexions, qui n'étaient pas toutes couleur de rose. — Le jeune
homme, en efl'et, chaque fois qu'il se retrouvait aux prises avec
l'insinuation méchante, et trop vraisemblable, qui menaçait d'em-
poisonner sa vie, en sentait plus cruellement le côté plausible. Il
ne pouvait douter de la parole de son père, ce qui eût été douter
deux fois de l'honorabilité de celui-ci ; mais il ne pouvait non plus
s'en prendre uniquement à la mauvaise foi et au venin des canca-
niers qui, d'avance, souillaient son bonheur. Son bonheur!..
— Je savais vous trouver dans ce salon, Régis. Car c'est
M"^ Amelot qui m'y a dépêchée.
D'un mouvement prompt et gracieux, Béatrix avait soulevé son
grand chapeau, s'assurant, devant une glace, que le bon ordre de
ses mèches blondes n'avait pas été sérieusement compromis par sa
longue course en voilure découverte.
— Mais je suis seul ici, fit observer le jeune homme en prenant
la main qu'on lui tendait. C'est presque compromettant.
IDYLLE ET DRAME DE SALON. 33
-^ Bah ! Notre secret étant tombé dans le domaine public, m'est
avis que nous n'avons plus à nous gêner outre mesure.
• — Cette idée vous satisfait-elle ?
— Singulière question!.. Que voulez-vous que me fasse la per-
spective d'une liberté plus grande dans nos rapports de fiancés,
sinon qu'elle m'enchante? Vous savez bien que je suis franche.
— C'est vrai. Pardonnez-moi... Mais nous avons si rarement
l'occasion...
— Justement. Les occasions seront d'autant moins rares tpe la
dissimulation deviendra moins obligatoire.
— Oh! tant qu'il s'agira de nous voir ainsi, devant témoins...
La jeune fille eut un sourire des plus féminins, et une flamme de
malice passa dans son œil bleu, très clair. — Elle n'avait décidément
plus rien d'enfantin : elle était femme des pieds à la tète. Sa fraî-
cheur même n'était plus aussi éclatante que naguère : c'était à se
demander si la poudre de riz ne contribuait pas à la ternir.
— Dame! fit-elle. C'est l'usage... jusqu'au mariage.
— Et même après, prononça Régis avec ironie.
— Vous dites cela d'un ton amer... Il est évident qu'on ne peut
pas se retirer dans une thébaïde, et que, dès lors, le plus grand
bonheur mondain n'est jamais un bonheur sans témoins.
— Mondain! Voilà bien le mot qui m'exaspère!.. Y a-t-il donc
un bonheur mondain ? Est-ce que ces deux mots ne vous font pas
l'effet de jurer effroyablement l'un près de l'autre?
— Mais non. Pourquoi n'y aurait-il pas un bonheur mondain,
comme il y a un bonheur champêtre? Il me semble que c'est une
question de milieux. Nous ne sommes rustres ni l'un ni l'autre :
nous ne pouvons donc être heureux à la manière des rustres.
— Votre logique est implacable. Elle me ferme la bouche... Allez
vous amuser, ma chère Béatrix : le plaisir est le plus naturel pre-
ude du bonheur. C'en est aussi le meilleur accompagnement...
Et, tout bien réfléchi, je crois même que cela peut en tenir lieu.
— Vous êtes méchant!.. Baste! vous conviendrez avec moi, plus
tard, que l'on est d'autant plus heureux...
— Qu'il y a plus de gens qui vous regardent l'être, interrompit
Régis. Accordé!.. Mais, tenez! voici déjà un avant-goùt du bon-
heur.
11 désignait du regard trois ou quatre chapeaux d'hommes, sous
lesquels apparaissaient, de temps à autre, des ligures que la curio-
sité élevait parfois jusqu'au niveau de l'entablement des fenêtres
du rez-de-chaussée. — Parmi ces chapeaux, le chapeau gris de
M. de Castreville se faisait remarquer en bon rang.
— Tout juste! riposta Béatrix. Je trouve cela fort amusant... Et
TOME xcvi. — 1889. 3
su REVUE DES DEUX MONDES.
je veux rester, quelque temps encore, seule avec vous, pour m'en
divertir.
— Sérieusement, dit Régis contraint, vous auriez tort. Nous ne
sommes pas encore mariés...
— Raison de plus pour que je m'amuse des mines de vos rivaux. ..
Car vous en avez... Ça, c'est vrai, je dois en convenir... et il n'en
coûte rien à mon amour-propre. Mais, puisque vous êtes le vain-
queur désigné du tournoi, riez, messire Régis, comme je ris moi-
même.
— Soit! Je rirai donc... mais de bien meilleur cœur si vous
évitez ces gens-là, qui ne me plaisent pas plus que je ne leur
plais.
Son regard s'était abaissé de nouveau vers le groupe masculin.
— C'est que ce n'est pas facile, ce que vous me demandez là!..
M. de Castreville, M. de Poigny, M. de Triseuil, pour n'en nommer
que trois, sont des gens que je rencontre tous les jours ; et l'on ne
saurait éviter l'un d'eux sans tomber immédiatement sur les au-
tres... Enfin, je ferai de mon mieux, monsieur le jaloux!.. Mais je
vous préviens que, si ma condescendance ne vous désarme pas,
cette fois, je n'essaierai plus de vous contenter. Force vous sera
de méprendre comme je suis naturellement : bienveillante à l'égard
de tous... de tous ceux qui dansent ou qui m'amusent; aimante
pour vous... quand vous le voulez.
Elle le salua du geste et gagna la pièce voisine. Régis, voyant
qu'il était seul, s'assit non loin de la fenêtre. Un gai murmure,
quelques exclamations de bienvenue, le nom de Béatrix, jeté à tous
les échos du jardin par des voix de jeunes filles, ne tardèrent pas à
lui apprendre (}ue sa fiancée avait rejoint le contingent le plus
bruyant et le plus rieur qui figurât au nombre des invités de
M'"^ Amelot.
Alors, il reprit sa méditation, mais en suivant une pente moins
chagrine, car la présence de Béatrix l'avait quand même récon-
forté. Et il continua de ressentir cette bienfaisante influence jus-
qu'au moment où les voix des jeunes gens qui causaient dans le
jardin parvinrent de nouveau à son oreille.
— Oui, disait un des causeurs, vous êtes dur pour les femmes,
monsieur de Castreville.
— Très indulgent, au contraire, puisque je leur passe tout,
excepté leurs prétentions au sens moral.
— EII(;s sont donc, selon vous, toujours gouvernées par leurs
instincts?
— Par un seul instinct, celui du sexe, lequel ne se traduit pas
chez elles, en général, par des appétits désordonnés, mais bien par
des calculs ayant pour objet d'asservir un ou plusieurs hommes,
IDYLLE ET DRAME DE SALON. ■'^5
afin d'en tirer... tout ce qu'un homme peut donner à une femme :
■des enfans d'abord, puis de l'argent ou de l'influence ; bref, ce qui
intéresse l'espèce et ce qui les intéresse elles-mêmes.
— Oh! oh! des enfans!.. Elles n'y tiennent pas tant que cela,
la plupart du temps, à la progéniture !
— Elles n'y tiennent pas toujours beaucoup, c'est vrai, mais elles
■y travaillent inconsciemment.
— Pessimiste, va!.. Alors, une femme comme celle dont nous
parlions tout à l'heure prend un amant... dans l'intérêt de 1-es-
pèce?
— Oui; surtout quand elle ne vit pas avec son mari... Mais ra,
c'est inconscient, et ça ne réussit pas toujours, (le qui est conscient,
par exemple, c'est le besoin d'avoir un homme à soi...
— Mais, quand l'homme est pauvre, sans grand crédit dans le
monde, à quoi peut-il lui servir?
— 11 la conseille, il la dirige. Et (c'est ici que nous prenons quel-
quefois notre revanche) il lui arrive de la diriger dans le sens de
ses besoins à lui, ou de ses ambitions. Exemple...
— Inutile de citer : nous avons deviné... d'autant mieux que
l'entretien n'a guère dévié de son point de départ.
— Eh bien! moi, dit le jeune comte de Triseuil, moi qui ne suis
ni pessimiste, ni optimiste, je crois que ni les hommes ni les
femmes n'ont, en général, la vue si longue. Ils s'accouplent selon
le caprice des sympathies et le hasard des circonstances.
— Bien parlé! opina le prince de Poigny. Dans le monde, on ne
• choisit pas son amant, on ne choisit pas sa maîtresse : on prend ce
qu'on trouve, l'amant ou la maîtresse qui s'olïre à vous... sous
peine de s'en passer. Car vous observerez que les femmes qui se
jettent à votre tête sont rarement celles aux pieds desquelles vous
seriez heureux de vous jeter.
— Comme votre ami, remarqua ironiquement M. de Castreville,
vous appartenez, mon prince, à la nouvelle école... qui, d'ailleurs,
est renouvelée de Montaigne : celle des sceptiques résignés. Seule-
ment, au fameux : « Que sais-je? » vous avez ajouté un certain :
« Je m'en fiche! » (jui finira peut-être par servir au baptême de
votre secte... Au fond, vous manquez de philosophie.
— Il me semble, au contraire, que nous sommes de vrais ])hilo-
sophes. Tandis que vous, à force de mâcher et de remâcher, de
ruminer l'amertume de la vie, vous vous empoisonnez le goût...
— Et même un peu la langue, insinua doucement quelqu'un
dont la voix ressemblait à celle de Triseuil.
— Dites donc, comment faut-il l'entendre?
— Dans le sens le plus simple, riposta la même voix qui avait
monté de plusieurs tons.
36 REVUE DES UEUl MONDES.
— Paix! moucher, fit M. de Poigny en intervenant. Vous nous
a\ez vivement intt'ressés, monsieur de Castreville... Mais tous me
permettrez de vous dire que vous allez trop vite en besogne lorsque
vous donnez pour certaine la réalisation des projets matrimoniaux
les plus choquans. Une personne fort au courant de tous les des-
sous de cartes, et avec qui j'ai eu l'occasion naguère de m'entre-
tenir de ces choses-là, me confiait que. pour elle, il y avait un de
ces plans sur le point d'avorter.
— Et quelles raisons vous donnait-on de cet avortement prc-
Lable?
— On m'en donnait deux : le nmn(|ue d'harmonie entre les goûts
des fiancés et le défaut de consentement du côté du père de la
jeune fille.
— Peu de gens le connaissent, ce père... Et, si nous avons bien
toujours en vue les mêmes individualités, je ne sache pas que
personne puisse se porter garant de ce qu'il fera, ni même de ce
qu'il est capable de faire... Ah! à moins toutefois que vous ne
teniez vos renseignemens de M"^ Mac-Fregor. Celle-là, peut-être,
a eu vent de (juelque chose, parce qu'elle a connu le trouble-fête
en question, (juand il était plus jeune et {[u'elle l'était encore tout
à fait. On prétend même (ju'elle l'aurait épousé, s'il avait voulu.
Bref, ils sont restés... en correspondance. Mais il n'y arien à re-
cueillir, en matière d'hypothèses intéressantes, sur le mariage de
nos jeunes tourtereaux, sauf par ce canal.
11 ne fut fait aucune réponse à cette observation restrictive, ce
qui permettait de conclure que son auteur avait touché juste. —
Régis se leva, en proie, une fois de plus, à cette exaspération dou-
loureuse qui s'emparait de lui quand l'implacable médisance le re-
jetait à ses humiliantes angoisses. « Eh quoi! murmura-t-il en
appuyant sa main sur ses yeux comme pour ne plus voir devant
lui, faudra-t-il vivre encore des mois dans cette atmosphère d'in-
jurieuse suspicion et de mépris caché? Et, après, faudra-t-il subir
la honte des commentaires étoufles, des souvenirs infanians, des
compromis acceptés? Non, je ne pourrai pas... Mais, pourtant, que
puis-je faire? Alors même que je serais prêt au sacrifice de mon
aiïeclion pour Béatrix, quel motif lui donner de mon renonce-
ment? Comment avouer, et à qui, ce (pie j'ai sur le cœur? Conmient
en reparler à mon père? et surtout comment expliquer ma conduite
à M™* de Laverdun, qui est innocente de tout cela... ou à peu près...
Et qui donc est coupable? Le monde seul, la stupide vie du monde,
qui, encourageant toutes les imprudences et toutes les situations
scabreuses, vous livre à la surveillance d'une légion d'êtres inoc-
cupés et malveillans. Ai-je donc le devoir ou même le droit, jiour
donner satisfaction à cet Argus intéressé, d'immoler le plus vif et
IDYLLE ET DRAME DE SALON. 37
le plus pur de mes senlimens?.. Car j'aime toujours Béatrix, sinon
comme autrefois, du moins autant qu'autrefois. Je l'aime pour ce
qu'elle sera, au lieu de l'aimer pour ce qu'elle est, voilà toute la
différence. »
La diflerence était appréciable. Mais, heureusement pour son
amour, le jeune homme n'eut pas le temps de l'approfondir,
^me Anielot rentra dans le salon, accompagnée de sa sœur.
— On remarque votre absence, dit celle-ci. Et l'on va remarquer
votre parti-pris de solitude.
— On? c'est-à-dire?..
— Nous... et Béatrix, qui me demandait, il n'y a qu'un instant,
où vous pouviez bien être.
Vues ainsi, côte à côte, les deux sœurs se faisaient valoir l'une
l'autre. La grâce timide et, pour ainsi dire, inachevée de Suzanne
mettait en relief la maturité rayonnante et épanouie de Marie-Louise,
dont le voisinage, en revanche, prétait un charme de plus à l'enfan-
tine beauté de la jeune fille. — H y a des femmes que l'on voudrait
avoir connues plus tôt ; il y en a d'autres que l'on voudrait connaître
plus tard. Marie-Louise et Suzanne, séparément, pouvaient faire naître
de ces regrets ou de ces vœux impertinens ; mais, réunies, elles ne
provoquaient que la sensation du désir ou du plaisir de les connaître.
— Venez, dit M™^ Amelot, et surtout, après cette journée, ne
craignez pas de revenir... sans invitation. La maison vous sera ouverte,
à vous et à ceux que vous aimez, les jours où elle sera fermée...
aux autres.
11 y avait tant de bonne grâce, tant d'émotion discrète, tant de
promesses voilées sous ces paroles aimables, que Régis, profondé-
ment remué, s'inclina sur la main de la belle veuve et l'ellleura des
lèvres. C'était un pacte, un pacte d'amitié, d'assistance, de con-
cours moral, sinon d'alliance eflective, que signait ainsi celui qui
était appelé à en profiter. Mais cette muette convention, qui pou-
vait se passer d'autre signature, et dont les clauses eussent pu de-
meurer informulées, la jeune femme prit soin, non sans quelque
trouble et quelque aiïectation, d'en préciser le sens. Elle retint le
bras de Régis et, se penchant à son oreille :
— Je veux, lui dit-elle, que vous rencontriez souvent votre fiancée
chez moi, quand il n'y aura personne que nous. Et je prétends lui
donner le goût de cette intimité.
Un regard d'une reconnaissance infinie lui paya largement sa
phrase. xMais Régis joignit au regard l'appoint d'un compliment
qui était presque un madrigal.
— Vous lisez, dit-il, dans ma pensée, comme personne n'y a
jamais lu. Tout remercîment oral serait donc inutile.
Après cela, la fête en plein air pouvait être charmante ou ne pas
38 REVUE DES DEUX MONDES.
l'être : le fiancé de Béatrix n'en avait cure. Pour lui, la vraie fête
était en lui-même.
IX.
Après le mystérieux encouragement de Suzanne, la non moins
mystérieuse promesse de Marie-Louise était venue rendre au jeune
homme, et fort à propos, une heureuse confiance en lui-même et
en son sort. Si incertaine et si faible que vous apparaisse une
alliance imprévue, c'est toujours, au moins moralement, un pré-
cieux appui que celui qu'elle vous apporte. On y gagne non-seule-
ment de ne plus se sentir seul, mais de ne plus craindre d'être
sans droits et de ne plus se demander si l'on a raison.
Assurément, Régis ne pouvait supposer que les deux sœurs, —
la cadette surtout, — fussent parfaitement au courant de la situa-
tion ; mais il devinait qu'on allait l'aider à s'emparer de la place. Et
c'était assez pour qu'il ne désespérât plus, ni de la conduite de l'en-
treprise ni de la durée du triomphe final. Car il avait deux sortes
de soucis : il craignait presque également que sa fiancée ne lui
échappât, par suite du mauvais vouloir du comte de Laverdun, et
que, tout en demeurant vainqueur de ces résistances paternelles,
il ne fût déçu dans son affection, grâce à l'inquiétante tournure
mondaine que la jeune fille semblait prendre de plus en plus.
Il n'attendit pas longtemps le premier témoignage de la sollici-
tude promise.
Une semaine, en elTet, ne s'était pas écoulée qu'il recevait de
M™^ Amelot une invitation à déjeuner.
Il retourna donc, un matin de mai, à l'hôtel de la rue de Bou-
lainvilliers.
La province n'est pas toute hors de Paris. Et il n'est pas néces-
saire d'aller jusqu'à Versailles pour faire connaissance avec elle.
Bien des rues, dans les quartiers excentriques de la ville bruyante,
sont aussi parfaitement calmes et endormies que n'importe quelles
voies désertes de n'importe quel chef-lieu d'arrondissement. Or, la
partie haute de la rue de Boulainvilliers figurerait avec honneur
dans la plus sommeillante de nos sous-préfectures. Quand on che-
mine entre ses deux rangs de murailles en pente, ponctuées de mai-
sons muettes et closes, on a l'illusion, parfois bienfaisante, de res-
pirer un tout autre air que celui de Paris.
Régis, resté provincial au fond du cœur, ou redevenu tel pour
les besoins de sa cause, jouissait délicieusement du silence et du
recueillement de cette rue bénie, où il n'y avait ni brillans équi-
pages, ni fiacres cahotés et grinçans; où les rares passans avaient
IDYLLE ET DRAME DE SALON. 39
d'honnêtes physionomies bourgeoises, et sur les trottoirs de
laquelle ne traînait aucune fille fardée.
Aussi arriva-t-il chez Marie-Louise dans les meilleures disposi-
tions d'esprit.
Le jardin de l'hôtel, à cette heure relativement matinale, lui
parut plus frais et plus embaumé encore que lors de sa récente
visite. Sur le gazon dru et luisant, des tuyaux 'd'arrosage, disposés
de distance en distance, faisaient pleuvoir, à travers le fin tamis
des pommes de leurs lances, une poussière d'eau qui s'irisait au
contact des rayons du clair soleil de mai. Tout près de l'habitation,
un jardinier, après s'être emparé d'une des lances qui reposaient
sur des chevalets, des tréteaux ou des fourches basses, et l'avoir
débarrassée de son appendice, s'était mis en devoir d'arroser les
corbeilles, mais s'était laissé distraire de sa besogne par un chien
d'écurie, lequel se jetait à corps perdu, en aboyant avec une rage
joyeuse, sur l'eau jaillissante. Et l'homme, sous son rustique cha-
peau de paille, à grands bords abattus, se gaudissait fort à suivre
et à surexciter les ébats du petit animal affolé. Tantôt le chien,
s'étant ramassé sur son arrière-train, se ruait verticalement jusqu'à
l'extrémité de la lance, puis retombait sur le flanc, après avoir
reçu en pleine gueule une douche irrésistible; tantôt il jappait
autour du jet puissant, que le jardinier, par malice, dirigeait vers
le sol, à droite et à gauche, alternativement, de son frétillant par-
tenaire.
Un moment, Régis s'était amusé à contempler ce jeu. Et il fut
agréablement surpris, en relevant la tête, d'apercevoir sur le per-
ron, Béatrix entre Suzanne et Marie-Louise.
■ — Vous avez l'air étonné! lui cria M"^ de LaA^erdun. Est-ce de
me voir ici, ou de m'y voir de si bonne heure?
— Plutôt de ceci que de cela, riposta Régis.
11 s'attendait bien, en réalité, à retrouver là Béatrix; mais il
n'avait pas espéré l'y rencontrer en si petit comité. — Le comte
Bernier était absent, ainsi que M. de Montignan; et les seuls invités
étaient Régis, M'"""^ et M"® de Laverdun.
— Je ne vous promets pas, — dit M'"** Amelot au jeune homme,
en le prenant à part, — que ce sera toujours ainsi. Et je ne crois
pas, d'ailleurs, que le régime de la tranquillité à outrance soit bien
fameux avec le caractère et surtout avec les dispositions actuelles
de votre petite fiancée... Pas trop n'en faut... pour commencer.
Mais, bah! nous finirons par vous la retourner comme un gant...
Quelque temps, elle parla sur ce ton enjoué, avec l'aimable mé-
lange d'aisance aristocratique et de laisser-aller bourgeois qui était
son secret. Puis :
— Avouez, fit-elle en riant, que je vous apparais connue cette
âO REVUE DES DEUX 5I0NDES.
bonne f('*e qui, dans les contes bleus, protège toujours les amours
du jeune prince...
— Iliiin! interrompit Régis avec un demi-sourire, cela ne
ferait guère mon affaire que vous fussiez la protectrice du jeune
prince!.. Car il y en a un dans mon histoire aussi, et qui n'est pas
moi... ni de mes amis.
— Oh ! je n'y mettais point de malice. Mais, puisque vous m'en
parlez, de ce prince, je peux bien vous dire que je n'ignore ni son
existence, ni son rôle. Seulement, il me sera permis d'ajouter que
le vrai danger ne viendra pas de lui... d'abord.
— Alors, de sa mère ?
— Non. Le VTai danger est plus près de vous... ou de Béatrix,
si vous le préférez... Mais voici mes lilles, que je vous présente.
Deux petites blondines, destinées à devenir brunes comme leur
mère, — si l'on en jugeait par le ton mat de la peau et la couleur
foncée des yeux, — venaient d'entrer sous la conduite d'une gou-
vernante. M™^ Amclot les attira vers elle, les embrassa, corrigea
leur coiffure ; puis, en prenant une dans chaque bras :
— Encadrée de la sorte, je ne pourrais vous dire grand'chose
d'intéressant. Les communications que j'avais à vous faire seront,
d'ailleurs, mieux venues dans le tête-à-tête... Ce que je puis vous
dire, par exemple, même entre ces deux petites tétes-ci, c'est que
l'initiative appartient à Suzanne plus qu'à moi-même... Je suis
restée bourgeoise, moi, en dépit de la vie que j'ai menée quelque
temps, ou que l'on m'a contrainte à mener. Ma petite sœur, au con-
traire, dont la mère appartenait à la plus authentique noblesse de
France, est du bois dont sont faites les vraies grandes dames.
Quand il s'agit de rendre service à quelqu'un, ou tout simplement
de se procurer une satisfaction morale, cette ingénue est pleine
d'audace: elle n'a jamais pour de se compromettre. Moi, par ins-
tinct ou vice d'origine, je ne crains rien tant que de prêter le flanc
à la médisance... Oh! je me suis déjà bien amendée, et je travaille
encore, chaque jour, à me corriger. Mais, c'est égal, je serai tou-
jours un peu timorée. Ce défaut-là est essentiellement bourgeois,
ie m'en rends compte en toute humilité; et je comprends bien que
îe qui caractérise une véritable femme du monde, c'est la faculté
ie ne jamais rougir ni se troubler, surtout quand sa conscience ne
lui reproche rien... Or, je rougis, en ce moment, parce que je
tâche de vous expliquer mon intervention. C'est très gauche. Et le
fait même de vouloir, à tout prix, vous fournir une explication con-
stitue une forte maladresse... Mais qu'y faire?.. Bref, je dois vous
avouer que, sans Suzanne, je n'aurais point eu l'idée ou le courage
de me mêler de vos affaires. Mais Suzette aime beaucoup Béatrix
de Laverdiin, qn'cllf a jugée on ne peut plus favorablement dès
IDYLLE ET DRAME DE SALON. Al
l'abord... Oui, ma sœur prétend que votre fiancée était une manière
de petite perfection lorsqu'elle nous est arrivée des champs, et
qu'on est en train de la gâter. C'était une amie toute trouvée pour
Suzanne, qui n'en a guère et ne veut pas renoncer à celle-là. De
sorte que je me suis laissé persuader qu'entreprendre ce sauvetage
serait œuvre pie. Comprenez-vous? Il s'agit pour nous d'attirer de
plus en plus dans notre orbite une délicieuse jeune fille, qui sera
une charmante jeune femme... surtout si elle est vôtre.
— Deux fois merci, madame.
— Mais la voici avec sa mère et Suzanne... Je vous en dirai plus
long la prochaine fois, car je possède des données dont vous pourrez
tirer parti, je l'espère.
L'après-midi s'écoula dans la plus exquise intimité. Il y avait
longtemps que Régis ne s'était trouvé à pareille fête, long-
temps surtout qu'il n'avait si complètement retrouvé sa fiancée,
son amie. Dans cette atmosphère de calme bien-être et d'aimable
vertu, Béatrix redevenait elle-même, c'est-à-dire une jeune fille
vive, enjouée, simple, franche et aimante. Elle prit part aux jeux
des enfans, causa avec leur mère, bavarda avec Suzanne, sourit à
Régis et ne s'ennuya pas une seconde. Aussi fut-il convenu, séance
tenante, entre M™® de Laverdun et iVI™^ Amelot, que, chaque se-
maine, il y aurait une réunion pareille, alternativement chez l'une
et chez l'autre de ces deux dames, sans préjudice des assemblées
plus mondaines que comportait la saison.
En attendant, Régis, affriolé par les promesses de Marie-Louise,
profita de ce qu'il lui devait une visite pour retourner la voir le
plus tôt possible.
Ayant bien calculé son affaire et choisi l'heure de la promenade
des enfans, qui était aussi celle d'un cours où il savait que Suzanne
se rendait, d'ordinaire, sous la conduite d'un chaperon autre que
sa sœur, il trouva la jeune veuve parfaitement seule.
— Ma foi! lui dit celle-ci, je ne vous lerai pas languir. Car j'aime
autant me débarrasser tout de suite de ce que j'ai à vous dire...
Bien entendu, ma sœur ne sait rien, hors ceci : que sa petite amie
est en passe de devenir une jeune mondaine écervelée, et (jue la
duchesse de Losne la convoite pour son fils. Mais, moi, je sais antre
chose. Et voici ce que je sais... outre les médisances dont l'écho
m'est parvenu en même temps qu'à vous. M. de Laverdun, bute à
l'idée que... enfin, à l'idée que vous connaissez, M. de Laverdun
refusera son consentement au mariage de sa fille avec vous, alors
même que de ce refus il devrait, grâce à l'attitude résolue de sa
femme, résulter un scandale. Il conseniirait, au contraire, sans délai,
au mariage de Béatrix avec le prince de Poigny. Ainsi, rien à gagner...
— Permettez-moi de vous demander, interrompit Régis, com-
42 BEVUE DES DEUX MONDES.
ment vous avez pu être informée, avec cette précision, des projets
d'un homme toujours absent et, d'ailleurs, si peu communicatif.
— C'est que, lui et moi, nous avons une mauvaise connaissance
qui nous est commune : M'''" Mac-Fregor...
— Ah! encore ce nom!.. Décidément, on avait raison de sup-
poser, . .
— Oui... Mon Dieu, je ne juge pas M"^ Mac-Fregor, qui est
une amie de ma famille et dont la conduite ne me regarde guère.
Et d'ailleurs, dans la circonstance, il n'y a rien à lui reprocher,
je pense, de ce qu'on lui reproche quelquefois, à tort ou à raison.
Car vous n'ignorez point que, si elle n'est pas perdue de réputation,
sa renommée d'honnête fille a reçu quelques atteintes ; or, la moitié
d'une mauvaise réputation n'est pas l'équivalent d'une bonne...
Quoi ((u'il en soit, il n'y a jamais eu, que je sache, de relations
coupables entre elle et le comte de Laverdun. Mais ils sont Ués
ensemble. On raconte que Laura Mac-Fregor, assez sensible... com-
ment vous dire cela?., assez sensible à la beauté masculine en gé-
néral, s'était montrée particulièrement enthousiaste du grand air, des
beaux traits et des hautes manières du iutur père de Béatrix. Mais,
à ce moment-là, M. de Laverdun aimait déjà celle qui allait bientôt
devenir sa femme. De sorte que l'alïaire n'eut pas de suites...
autres que la sympathie reconnaissante du comte et la persistante
admiration de la demoiselle énamourée. Tant et si bien que,
n'étant devenus ni époux ni amans, ils devinrent amis... ce qui
est assez rare, dit-on, quand la bonne volonté n'a fait défaut que
d'un seul côté pour aller plus loin... Bref, ils ont continué de se
voir, de s'écrire surtout; ils s'écrivent et se voient encore, au
moins dans les intervalles qui séparent les longs voyages ou les
longues absences de M. de Laverdun.
— Serait-ce donc de M"'' Mac-Fregor elle-même que vous tenez
vos renseignemens? s'écria Régis.
— Justement. Elle a commencé par m'interroger et interroger
Suzanne sur le mariage projeté de Béatrix. Puis, ce fut mon tour
de la questionner quand je compris qu'elle était la confidente de
M. de Laverdun... Par exemple, ce que je n'ai pas compris et ce
que je ne comprends pas encore, c'est l'espèce d'intérêt personnel
(ju'ellc semble prendre à votre roman.
— i\e cherchez pas, madame, dit Régis en rougissant. Ce détail
est secondaire... Allons au plus pressé.
Aussi rouge, pour le mohis, (j[ue son interlocuteur, M™* Amelot
s'empressa de répondre :
— Oui, vous avez i-aison, passons. El arrÏNons au cœur du sujet...
11 est évident, d'après ce «jue je viens do vous raconter, comme
aussi d'après ce que vous savez, c^ue vous ne gagnerez rien à
IDYLLE ET DRAME DE SALON. A3
attendre. D'une part, le comte ne mettra pas les pouces; c'est un
jaloux entêté, un homme aigri et blessé. D'autre part, sa fille est
soumise à une détestable hygiène morale... La conclusion, c'est
qu'il faut plutôt brusquer le dénoûment.
— Mais comment? fit le jeune homme.
— Selon moi, répliqua Marie-Louise, le mieux serait, quand
vous aurez reconquis votre fiancée tout entière sur le monde, la
valse... et les jeunes princes au cœur vacant, le mieux serait de la
charger elle-même de plaider sa cause et la vôtre auprès de son
père. Il me paraît impossible que de ce rapprochement entre le père
et la fille, il ne jaillisse rien d'heureux... Enfin, il faut essayer.
— Je veux bien... Mais alors, vous m'aiderez?
— Certes. Et c'est moi qui persuaderai àBéatrix de voir son père,
cet été.
Après une assez longue séance, Régis se retirait, quand, cédant à
un scrupule ou à une inquiétude évidemment tenace, il se retoui-na
brusquement vers M""*^ Amelot :
— Donnez-moi l'assurance, lui dit-il, que vous tenez ma cause
pour bonne, et que vous ne doutez ni de moi, ni de mon père, ni
de M™'' de Laverdun.
Étendant la main vers lui en un geste aussi fier qu'amical :
— Mon cher monsieur, répliqua-t-elle, n'oubUez pas que je suis
une bourgeoise honnête, et que les femmes de cette sorte ignorent
les alliances et les amitiés compromettantes ou suspectes... Je ne
connais pas beaucoup votre père, mais je connais assez M"** de
Laverdun pour affirmer qu'une telle femme n'a jamais failli. Élevés
à une certaine puissance, l'orgueil et la dignité valent la veitu
même, je le sais... Croyez-m'en.
X.
Régis ne demandait qu'à croire. Et il sentait que W^" Amelot avait
dit vrai en proclamant que la fierté ou le respect de soi-même peut
suppléer à la vertu. — Un jour ou l'autre, au reste, les hommes
s'apercevront peut-être que l'on est surtout vertueux, quand on
l'est, sinon pour son propre agrément, du moins pour sa propre
satisfaction, les passions natives étant presque toujours plus fortes
que les principes acquis. Cela diminuera le mystérieux prestige de
la vertu, sans en avilir le prix.
jipue amelot elle-même avait dû vérifier cette loi. Il était permis
de le présumer, d'après ses dernières paroles et le ton qu'elle
avait pris pour les prononcer. En tout cas, rien, dans son histoire,
ne répugnait à une telle supposition. Mariée jeune à un homme plus
que mùr, elle avait certainement connu les tentations, puisqu'elle
llk REVUE DES DEUX MONDES.
avait été lancée, malgré elle, en plein tourbillon mondain, et qu'en
ces eaux troubles du plaisir, on trouve toujours à pêcher quelque dis-
traction. Pourtant, nul n'eût osé la soupçonner de s'être jamais di-
verlic aux dépens de son mari : il y a des attitudes qui valent mieux
que des certificats. Tout au plus pouvait-on conjecturer, d'après
sa manière d'être actuelle, qu'en pleurant son mari elle avait plutôt
pleuré le père de ses enfans qu'un époux de son choix. Encore avait-
elle prolongé son deuil fort au-delà du strict nécessaire et avait-elle
scrupuleusement caché à tous les yeux ce secret allégement qui ac-
compagne presque tous les veuvages dont la secousse peut heurter
un cœur sans le briser. La fatigue d'une sujétion plus ou moinsdure
et plus ou moins longue, les tristesses et les ennuis de la dernière
maladie : autant de circonstances qui facilitent, dans la plupart des
cas, le travail naturel de la consolation et de l'oubli, mais dont per-
sonne n'était en droit de se vanter d'avoir surpris la trace sous les
larmes de la jeune veuve. Elle était de ces rares personnes qui ne
se contentent pas de faire tout avec décence quand elles sont sûres
qu'on les regarde, mais qui se surveillent même quand elles sont
seules. Et elle ne se fût pas jugée quitte envers le mort, si, l'ayant
convenablement pleuré, elle n'eût pu réussir à le regretter.
l'allé le regrettait donc, et l'aimait d'une afïection désormais inalté-
rable.— 11 n'y a, du reste, que les absens et les morts que l'on puisse
aimer ainsi, d'une façon toujours égale, parce que c'est seulement à
leur égard que les raisons d'aimer sont détinitivcs ou pour longtemps
fixées. — Mais Marie-Louise, quelle que fût la sincérité de ses regrets,
n'était pas si triste que le sourire n'éclairât parfois son deuil ; et la
résignation qui sourit, ce n'est plus, aux yeux du monde, l'art d'être
malheureux avec grâce, mais l'art de se complaire en son malheur.
Voilà pourquoi elle n'avait pas tout à fait tort de redouter encore
un peu les méchans propos. Et M'^ Mac-Fregor, en particulier, ne
se fit pas faute d'interpréter malignement la bienveillance de la
veuve et l'assiduité de Régis dès qu'elle eut constaté l'une et l'autre.
— D'ailleurs, pour rester d'accord avec la vraisemblance, elle se
contenta de supposer, ouvertement comme in pclto, que M™^ Ame-
lot avait surtout le désir de marier sa sœur.
Il y eut encore deux matinées radieuses à l'hôtel de la rue de
Roulai nvilliers : la première un peu gâtée par le concours de nom-
breux visiteurs, car il s'agissait d'une grande réunion priée; la
seconde, au contraire, tout intime et d'un charme sans mélange.
Au surplus, comme le prince de Poigny n'assistait ni à l'une ni à
l'autre, elles parurent toutes deux fort agréables à Régis, — sans
compter que l'absence du comte Bernier,qui prolongeait son sé|Our
en Angleterre, auprès d'une impériale exilée, eut pour «'Ilet d'en ac-
croître encore l'agrément. — Ce n'était pas que le père de Marie-
IDYLLE ET DRAME DE SALON. 45
Louise et de Suzanne fût un bien gênant personnage; mais, vu son
insignifiance même, on ne pouvait que gagner à se passer de lui.
Béatrix continuait à se montrer heureuse et gaie. Elle eut avec
son fiancé d'assez longs entretiens, où elle prit à tâche de lui rap-
peler, — ce qui n'était point indispensable, — qu'un lien très fort et
très doux les unissait l'un à l'autre, et que l'avenir devait leur être
commun, plus encore que ne l'avait été le passé. Et, une fois, elle
conclut en disant :
— Hier, aujourd'hui, demain,., c'est une belle trilogie pour une
idylle, et qui n'est pas à la portée de tout le monde !
— Plût au ciel que l'avenir s'appelât toujours demain ! s'écria le
jeune homme. Mais, quand il est séparé de nous par des mois ou
des années!.. Si demain ne nous appartient guère, ce qui doit venir
après semble ne pas même nous concerner.
— Vilain broyeur de noir ! On croit vous avoir donné toute satis-
faction et tout contentement... Point. Monsieur est voué au noir...
Eh bien! savez-vous ce qu'il faut faire, si vraiment le temps et la
distance vous éliraient? Il faut travailler aies supprimer... Je ne
tiens pas... non, ma foi! pas plus que vous n'y tenez vt)us-même,
à voir s'éterniser le délai qui nous a été imposé...
— Que je vous remercie de me dire cela, Béatrix!
— Il n'y a véritablement pas de quoi. C'était sous-entendu.
— Le cœur ne comprend rien aux sous-entendus... Alors, vous
aussi, vous avez hâte de voir finir ce stage barbare?..
— Oh! barbare!., vous exagérez tant soit peu. Mais enfin, je
vous accorde que cette situation n'est pas de celles où l'on puisse
s'attarder volontiers.
— Bravo!.. Mais comment...
— Ah! voilà, je ne sais pas très bien, moi, pourquoi on nous
fait attendre. Mon âge et le vôtre sont assurément de bons pré-
textes ; mais ce sont des prétextes qui s'usent assez vite, parce
qu'ils s'usent tous les jours... Causez avec maman, à cœur ouvert.
— Je ne le puis, ayant accepté, comme première condition, la
patience... Mais vous, qui vous empêcherait?..
— Oh! je veux bien, je ne demande pas mieux.
— Vous pourrez même,., peut-être,., vous adresser à votre père.
— Oui, dit tristement Béatrix ; mais mon père ne s'intéresse
guère à moi.
— S'il ne s'y intéresse guère, il n'aura aucun motif pour vous
contrarier.
— C'est juste... Je vais donc, un de ces jours, avant l'été qui
approche, parler à maman et la prier de parler à mon père, ou lui
demander la permission de le laire moi-même.
66 REVDE DES DEUX MONDES.
, Régis eut un battement de cœur loi-squil entendit Béatiix for-
mtiler cette résolution, qui allait, sans doute, précipiter le cours
des choses et hâter la solution attendue, — en la gâtant peut-être.
Mais il savait, d'une part, que le nœud du conflit n'était pas de
ceux que le temps dénoue ; et, d'autre part, il sentait que, mo-
nicntanément soustraite aux influences mondaines , Béatrix n'y
avait point échappé sans retour : on ne se dépiend guère du
monde, quand on s'en est épris, avant que d'en être las. De plus,
si la jeune fille ne pouvait être soupçonnée de la moindre trahi-
son, même mentale, envers son fiancé, il n'était point douteux pour-
tant qu'elle n'eût été sensible aux attentions du j)rince de Poigny ;
que sa petite vanité n'eût été doucement chatouillée par cette
recherche presque ouverte ; qu'elle ne se fût émue enlin d'un choix
qui achevait de la désignera l'envie publique. La duchesse de Losne
était une des sommités de son monde; et, si le futur duc de Losne,
par lui-même, n'était pas grand'chose, il avait du moins une belle
enseigne à mettre sur son néant. Et le père de Béatrix, avec cela,
devant le tenir pour agréable, il aurait bien pu linir, en cas d'ater-
moiement prolongé, par se faire agréer.
Tel était l'avis de M"'* Amelot, qui accueiUit avec des félicitations
la nouvelle que lui donna Régis de la prochaine démarche de Béa-
trix. Elle se résuma ainsi, en son parler doux, lent et familier :
— Soyez d'intelligence avec elle pour activer les négociations,
s'il en est de nécessaires. Je vous promets, encore une fois, de pous-
ser à la roue dans ce sens. Mais rien ne vaudra votre accord. Allez
par le plus court; avec un homme comme M. de Laverdun, il con-
vient de ne pas trop trigauder... Et, si je n'avais pas à feindre l'igno-
rance au regard de la comtesse, je ne me g-ênerais guère pour lui
donner le conseil de mettre bravement sa fille en avant. Je voudrais
bien savoir ce que ce père, si ulcéré qu'il soit dans ses affections
et dans son amour-propre, trouvera à répondre à cette enfant, son
enfant, lorsqu'elle lui dira qu'elle vous aime et que sa mère vous
ayant agréé, il n'y a plus qu'un mauvais vouloir inexplicable qui
puisse la séparer de vous.
— Eh! qui sait pourtant s'il ne trouvera pas quelque chose à
répondre , s'exclama douloureusement Régis , et ce (fu'il trou-
vera?.. Cet homme doit être rigide comme une barre de fer.
— Mais non ! Puisqu'il a beaucoup souffert, il n'est pas insen-
sible.
— Souffert! Souffert de quoi?.. De ses lubies? Des fantasmago-
ries qu'il s'est mises en tête?.. Et c'est pour cela que nous serons
malheureux: pour cela que l'avenir de ma vie et mon cœur seront
Irisés; pour cela que Béatrix, consolée tôt ou tard, deviendra la
IDYLLE ET DRAJIE DE SALON. 47
femme d'un vaurien titré, qui en fera peut-être... Qui sait ce qu'il
en fera?
Le jeune homme s'échaulïait en une sorte de rage anticipée,
bataillant contre des argumens qui, vraisemblaJDlement, ne seraient
jamais formulés, mais qu'il sentait là, d'avance, toujours dressés
contre lui comme un rempart invisible, derrière lequel s'abritaient
et s'abriteraient sans cesse les muettes résistances du père de Béa-
trix.
— Vous êtes injuste, fit observer doucement Marie-Louise. La
jalousie du comte était plausible, tout en étant excessive. Et puis,
il laut plaindre les gens en raison de leur sensibilité, et non pas en
raison de la gravité du malheur qui les atteint... C'est, d'ailleurs,
cette sensibilité même qui me donne bon espoir... Enfin, attendez
la démarche de Béatrix, mais ne vous endormez pas. La saison est
déjà fort avancée. Bientôt, on va parler des départs. Béatrix et sa
mère iront, sans doute, à Laverdun ; vous aurez soin d'aller chez
vous... Et alors, s'il y a de l'orage... Mais non; tout s'arrangera; je
ne me contente pas de vous le souhaiter : je vous le prédis.
— Vous me réconfortez toujours. Quand je ne vous devrais que
cela, quelle reconnaissance !
— Oui. Mais remarquez que ce ne sera pas tout que de triompher.
Il taudra savoir profiter de la victoire... Voyez-vous, il y a trois
phases dans le bonheur et dans l'amour : pendant la première, on
ne veut pas de témoins de sa félicite ; pendant la seconde, on en
accepte, sans les rechercher; et, pendant la troisième, on les re-
cherche... Quand on devient tout à fait indifférent à la question,
dame ! . .
— Cela constitue ime quatrième phase, n'est-ce pas ? interrompit
Régis en souriant.
— Non. Car alors, tout est fini : il n'y a plus de bonheur, il n'y
a plus d'amour... Je suis bien sûre que vous n'en viendrez jamais là.
Mais prenez garde à la troisième phase, à celle durant laquelle on
recherche les témoins. Tâchez que ces témoins soient des amis...
— Je tâcherai que ce soit surtout vous et les vôtres.
— Vous n'aurez pas tort. Nous entourerons... ou du moins je m'ef-
forcerai d'entourer votre bonheur d'une bonne et saine atmosphère
bourgeoise. Rien de tel, croyez-moi...
— Je vous crois sans peine quand je vous vois, vous et votre
sœur. Votre bourgeoisie... ou votre bourgeoisisme embaume, vous
savez ! Ça ne sent pas du tout la cuisine chez vous.
— Oh! quant à ma sœur, fit la veuve en soupii'anl, je ne sais
pas trop où elle sera. Je ne la vois pas mariée: elle est difiicile et
bien plus aristocrate que votre servante... Et je ne suis pas assez
égoïste pour désirer la garder près de moi.
kS REVUE DES DEUX MONDES.
— Bah ! nous lui trouverons quelqu'un. Laissez-moi seulement
me marier; je me charge de lui dénicher l'oiseau rare: ce sera
ma manière de m'acquitter envers vous et envers elle.
— J'en doute un peu, répondit Marie-Louise en secouant la tête
avec une singulière mélancolie. Mais, en attendant, occupez-vous
de votre all'aire.
Il n'eut pas à chômer longtemps. Car, tout au commencement
du mois de juin, il reçut une carte d'invitation au nom du comte et
de la comtesse de Laverdun, pour une fête de jour. Personne ne
lui avait parlé de cette lète. Il trouva l'invitation bien cérémonieuse
et flaira quelque mystère. Aussi s'empressa-t-il de se rendre rue
de l'Université, sans attendre la date fixée.
Justement, plusieurs jours s'étaient écoulés sans qu'il eût pu
voir Béatrix ni sa mère. Pour dillerentes raisons, ou sous différens
prétextes, il avait été, plus d'une lois, ajourné.
Il fut reçu, cette fois, et on le fit monter au premier étage. Là,
il se trouva tout à coup en tiers entre le comte et sa femme, les-
quels étaient réunis dans la petite pièce où la mère de Béatrix avait
coutume de recevoir les visiteurs de son intimité, et qui n'était
autre que la première pièce de son appartement particulier.
— Monsieur, dit le comte en inclinant légèrement sa haute taille,
je suis moins étonné de vous voir ici que vous ne l'êtes, sans doute,
de m'y rencontrer. Mais il faudra que les amis de M""" de Laverdun
en prennent, pour quelque temps, leur parti et s'y accoutument ;
car j'ai l'intention de passer plusieurs mois en France, séjournant
tantôt ici, tantôt à Laverdun... Oui, l'ère des voyages est provisoire-
ment close... Gela dit, je me ferais scrupule de gâter davantage,
aujourd'hui, votre plaisir et celui de M""" de Laverdun... Je vous
salue, monsieur.
Le tout était d'une politesse si parfaite, en dépit de certaine iro-
nie froide, que l'on eût été fort embarrassé de s'en montrer for-
malisé. Et, néanmoins, Régis avait immédiatement compris que,
sur un ton pareil, il n'y avait aucune conversation possible au-delà
de la première phrase et de la première réplique.
11 fut donc assez aise de voir M. de Laverdun se retirer après un
salut aussi succinct, mais non moins convenable, que le premier.
Et il int(MTOgea du regard M""* de Laverdun.
Celle-ci était visiblement contrainte et même |)einée. Cependant,
ayant constaté que son visiteur, interloqué et déconfit, n'avait pas
l'air de pouvoir ou de vouloir articuler la moindre question, elle
se résigna à prendre l'initiative des explications.
— Comme vous le voyez, mon cher enfant, il y a du nouveau...
Et c'est un peu la faute de Béatrix... la mienne aussi, du reste;
car, avant d'agir, elle m'avait demandé mon autorisation, et je la
IDYllK t'L DRAME DE SALON. li\)
lui avais accordée... Elle a voulu écrire à son père... Elle l'a prié
de venir le plus tôt possible, pour ratifier le choix qu'elle et moi
nous avions fait de votre personne. M. de Laverdun est venu;
mais il ne paraît pas en humeur de ratifier.. Il est coiffé d'une tout
autre idée... Enfin, vous ne l'ignorez point, ses sympathies ne vous
sont guère acquises. Que voulez-vous? C'est une lutte à soutenir.
Nous la soutiendrons... Au surplus, tout cela était prévu. Et, un
peu plus tôt, un peu plus tard...
— Oh ! merci, madame.
— Pensiez-vous que ma fille et moi, nous pussions être oublieuses
de la parole donnée?
— Un père, c'est presque un souverain !
— Et même un tyran, à ce que nous voyons... Mais, fort heu-
reusement, sa tyrannie n'est que temporaire. Au pis-aller, il suffira
d'attendre l'âge de la majorité... Car je puis, sans le concours de
mon mari, grâce à Dieu ! doter ma fille...
— Et Bèatrix? interrompit Régis.
— Elle est très ferme.
— Je voudrais bien la voir, lui parler...
M"'® de Laverdun ne disant rien, le jeune homme demanda :
— Ne le pourrai-je donc?
.■ La comtesse secoua la tète en signe d'impuissance, mais non
sans rougir de honte ou de dépit.
Et Régis, qui devinait, à peu près, la scène ayant eu lieu entre
M. de Laverdun et sa femme, mais qui n'avait pas le droit de lais-
ser entendre qu'il la devinait, Régis se leva, très ému et très gêne.
— Je comprends, reprit-il, la tactique de M. de Laverdun. Il ne
veut plus même que je voie sa fille.
A quoi la comtesse se hâta de répliquer :
— Dans l'intimité... Mais, moi présente, la maison vous sera tou-
jours ouverte... D'ailleurs, vous avez pu constater que nul ne vous
en interdit l'accès.
— Mais je constate aussi que Béatrix est cloîtrée... du moins
pour moi.
— Voyons, mon cher enfant, parlons net... M. de Laverdun ne
vous accepte pas comme gendre. Mais il ne vous a jamais accepté.
Rien donc n'est changé, en fait. La seule différence entre aujour-
d'hui et hier, c'est que la lutte est ouverte.
— Enfin, que dois-je faire ?
— Ne pas rompre en visière à mon mari, qui est le maître... pour
un temps. Venez en ami de la maison, jusqu'à ce (jue nous ayons
conquis pour vous le droit de revenir en prétendant.
Il parut à Régis que le conseil était sage. Mais, son père prolon-
TOME xcvi. — 1889. Il
âA REVUE DES DEUX MONDBS.
géant son absence, — retenu qu'il était à Montignan par ses oblir
gations de propriétaire, et de propriétaire toujours un peu beso-
gneux, — le jeune homme estima qu'il devait lui écrire, afin de le
mettre au fait.
La réponse de M. de Montignan fut qu'il ne jugeait point à pro-
pos de se montrer, mais que son fils aurait bien tort de se cacher.
En sorte que Régis crut devoir profiter de l'invitation qui lui avait
été adressée. — Il ne le fit toutefois qu'après avoir pris l'avis de
M""* Amelot.
— Je crois bien ! lui dit celle-ci. Restez sur la brèche. Personne
n'y passera tant que vous y serez... Et puis, vous êtes censé ne rien
savoir, n'est-ce pas? Pourquoi, dès lors, vous effaceriez-vous ? Vous
êtes un ami, et même un candidat comme un autre.
Si bien que le jeune homme, ayant endossé sa plus élégante re-
dingote, pénétra, un jour de juin, dans les salons et les jardins de
l'hôtel de Laverdun, avec une foule d'invités appartenant à toutes
les catégories ùivilables de la société parisienne. On eût dit une
fête de charité, plutôt qu'un raout ou un garden parly, tant il y
avait de monde.
Dès le vestibule, Régis entendit des propos qui lui donnèrent la
chair de poule.
— Il paraît, disait quelqu'un, qu'il va bientôt marier sa fille.
C'est pour cela qu'il fait sa rentrée.
— En efTet, répondait-on, il faut qu'il y ait quelque chose dans
ce goùt-là pour que Laverdun reparaisse chez lui. Mais je croyais...
— Chut ! — fit un autre, en poussant du coude les bavards et
en clignant l'œil dans la direction de Régis. — 11 y a, tout près d'ici,
le héros ou le bénéficiaire de la fête.
— Un des bénéficiaires probables, voulez-vous dire. Car on
prétend que, par habitude de se contredire, les amphitryons ne
sont pas d'accord.
Régis, tout en ayant l'air d'examiner un grifTon de bronze, le-
quel semblait préposé à la garde d'une porte, admirait en son par-
dedans la rapidité des informations mondaines et pestait mentale-
ment contre la sûreté relative de ce semce d'espionnage gratuit,
d'où émanent tant de renseignemens qui ne sont pas toujours de
simples cancans.
M. de Laverdun, dont la belle tête hàlée et grisonnante dominait
la houleuse marée humaine qui envahissait sa maison, s'eflorçait
d'être poli pour tout le monde et y réussissait assez bien. 11 le fut
même j)our Régis. Mais il ne sut ou ne voulut être vraiment ai-
mable que |)our la duchesse de Losne et le prince de Poigny. A
haute voix, au moment de descendre dans le jardin pour le lunch,
il les invita à passer une partie de l'été chez lui, dans l'Ariège. 11
IDÏLLE ET DRAME DE SALON. 51
ajouta que la comtesse, absorbée en ce moment par ses devoirs de
maîtresse de maison, se réservait d'intervenir plus tard, pour in-
sister. Et, comme Béatrix, nn peu pâle et soucieuse, se tenait à
l'écart avec Suzanne, il l'alla prendre par la main, l'obligeant ainsi
de s'associer presque publiquement à l'invitation.
La duchesse , resplendissante de belle humeur, s'écria joyeusement:
— Je vous soupçonne de vouloir préparer votre élect'jon î Vous
avez besoin d'un courtier, avouez-le, pour votre candidature, et
vous avez jeté votre dévolu sur moi... On pourrait plus mal tom-
ber. Ah ! je donnerai de la tablature à votre préfet !
— Non, je vous assure, non... J'ai vu trop de choses et trop
d'hommes, dans mes voyages... J'en ai vu de toutes les couleurs...
— Justement. La politique ne changera rien à vos habitudes.
— i\on, encore une fois, je ne saurais m'intéresser à ces bille-
vesées électorales. Il ne s'agit point d'élections ni de candidatures...
pas de celles-là, du moins. Il s'agit, tout simplement, d'amuser,
de distraire un peu mademoiselle ma Plie, qui, à peine libérée de
son exil champêtre, doit éprouver encore le besoin de se décarèmer.
J'aurais quelque vergogne, je le confesse, à la séquestrer de nou-
veau, à la remettre si vite en chartre privée.
— Mon père, dit hardiment Béatrix, je vous remercie de vous
préoccuper ainsi de mes amusemens ; mais je ne me suis jamais
ennuyée à la campagne, où j'ai toujours eu des voisins... que je
compte bien y retrouver, d'ailleurs... Cela, sans préjudice des dis-
tractions nouvelles que vous voudrez bien m'y offrir.
Ayant ainsi parle, d'un ton net et tranchant, W^ de Laverdun fit
une demi-révérence, tourna les talons et marcha droit à Régis,
qu'elle ne quitta plus.
Cette petite scène avait eu pour spectateurs, outre la duchesse
et son fils, M""" de Castreville, Triseuil et quelques autres curieux.
Elle fut l'objet de commentaires fort dillérens dans la lorme, mais
identiques au fond. Tous ceux qui y avaient assisté furent convain-
cus que M. de Laverdun et sa femme allaient se faire la guerre aux
frais de leur fille. Et une telle conviction, pour intéressante qu'elle
rendît la réunion, ne laissa pas que d'y jeter un peu de Iroid. D'au-
tant plus que le maître du logis, à partir de ce moment, renfrogna
singulièrement sa mine, qu'il avait naturellement peu avenante,
et que la comtesse, informée sur-le-champ par la marquise de
Castreville, devint et resta plus pâle que sa fille.
Cependant, on causait dans le jardin, autour d'une table magni-
fiquement servie et aux sons de l'inévitable musique tzigane.
Béatrix surtout causait avec Régis.
— Cela va mal, disait-elle. Je n'ai pas encore bien compris les
raisons de mon père. Celles qu'il m'a données sont de pures échap-
52 REVUE DES DEUX MONDES.
patoiies. Mais il y en a d'autres... N'importe ! Ne vous désolez pas,
ne désespérez jamais. Les Laverdun sont entêtés, paraît-il. C'est
mon père qui me l'a dit, et il doit le savoir. Eh bien ! il connaîtra
toute la vérité du proverbe : « Bon sang ne peut mentir. »
— J'ai bien peur que, malgré le voisinage, nous ne nous voyions
guère, cet été !
— Bah, bah! laissez-moi faire... Et puis, si l'on prétend nous
séparer définitivement, nous aurons, en la personne de M"^^ Amc-
lot, un intermédiaire fidèle.
— C'est vrai! fit Régis dont le visage s'éclaira et qui chercha ma-
chinalement du regard son amie et protectrice.
Celle-ci recevait, de son air digne, légèrement embarrassé parfois,
les louanges d'une demi-douzaine d'hommes, pour la plupart entre
deux âges et qui lui faisaient fête, heureux de la retrouver après
une longue éclipse et se réchaulîant à cet astre de leur seconde
jeunesse, soudain réapparu dans tout son éclat. Quelques-uns sem-
blaient même se réchaufîer un peu trop, à en juger par l'accueil
plus que réservé de M"^^ Amelot. il y avait là d'anciens diplomates de
l'époque impériale, avec deux ou trois ambassadeurs étrangers, dont
un oriental, qui, seul, avec sa noble figure sérieuse, ses gestes
•graves et ses saluts majestueux, était pleinement rassurant. — La
jeune veuve n'avait jamais très bien su écouter les hommes : elle
les craignait, non pas pour ce qu'ils pouvaient lui dire, mais pour
ce qu'on en pouvait dire et d'elle en même temps. Préjugé bour-
geois, assez gauche et pourtant salutaire quelquefois, — témoin
M™® de Laverdun, qui, elle, vraie grande dame, sachant tout en-
tendre et ne craignant personne, avait à se plaindre de tout le
monde.
Petit à petit, salons et jardins se vidèrent. On avait ébauché
quelques parties et quelques danses ; on avait parlé, on avait ri, on
avait mangé, on avait bu. Et le comte de Laverdun avait appris au
monde qu'il existait encore, non-seulement comme homme, mais
comme père et comme mari.
— Madame, et vous, Béatrix, veuillez me rejoindre là-haut, tout
à l'heure.
Le masque achevait de se détacher : M. de Laverdun montrait
un visage dur, contracté, presque méchant.
Quand il tint sa femme et sa fille sous son regard sombre et
impératif, il articula lentement ces paroles :
— Je vous ai dit ce que je ne veux point, et je vous ai donné à
entendre ce que je désire. Ce que je ne veux point, c'est que ce
jeune; monsieur de Montignan, qui n'a, d'ailleurs, pas plus d'aïeux
que d'écus, devienne mon gendre. Ce que je désire, c'est que ma
fille soit un jour, un jour prochain, princesse de Poigny, puis tlu-
IDYLLE ET DRAME DE SALON. 53
chesse de Losne... Or, vous ne paraissez pas tenir plus de compte
de mes volontés que de mes désirs... Eh bien! je n'aurai plus que
des volontés. Je veux, entendez-moi bien toutes deux, je veux que
ce mariage se fasse, et qu'il se fasse promptement. C'est pour cela
que je suis ici.
— Pardon, mon père, dit Béatrix toute frémissante, vous outre-
passez vos droits. Vous pouvez m'interdire tel ou tel mariage; vous
ne pouvez légitimement m'en ordonner aucun !
— Soit! fit le comte. Mais je vous préviens que, ni à Paris, ni à
Laverdun, ni ailleurs, vous ne reverrez ces Montignan... Et, s'ils
avaient l'audace de se présenter encore chez moi, après votre dé-
monstration d'aujourd'hui, je les ferais jeter à la porte, sachez-le
bien !
— Pourquoi? demanda Béatrix avec une feinte tranquillité. Est-
ce parce qu'ils ne sont pas assez riches à votre gré ?
— Pourquoi... pourquoi? balbutia M. de Laverdun dont la colère
montait. Parce qu'ils me déplaisent, parce que ce sont des aven-
turiers... parce que je les hais...
— Et pourquoi les haïssez-vous? continua la jeune fille sur le
même ton contenu. Nous, nous ne pouvons que les aimer... moi,
particulièrement, qui n'ai guère eu d'autre société que la leur, à
un âge où les entans, d'ordinaire, ont surtout pour amis leurs pa-
rens.
— Le reproche s'adresse à votre mère autant qu'à moi.
— Non. Car ma mère vous obéissait, je crois... Et d'ailleurs,
elle m'approuve aujourd'hui, au heu de me violenter... J'ignore,
mon cher père, quels sont les motifs de votre haine ; je vous ai dit
quels étaient les motifs de ma sympaihie... Si vous me faisiez part
de vos raisons, peut-être me convertiriez-vous, en partie, à votre
manière de voir. Mais, jusque-là...
— C'est bien ! interrompit le comte avec autorité. Laissez-nous.
Dès qu'il lut seul avec sa femme, lui ayant saisi le bras, il
s'écria :
— Vous les connaissez, vous, mes raisons !.. Si vous m'y lorcez
par votre entêtement à soutenir votre fille après l'avoir encouragée
dans une voie honteuse, je les jetterai à la face de M. de Monti-
gnan, ces raisons, avec un soufflet tardif! Et ce sera les jeter en
pâture à la curiosité du monde,., comme pour la rassasier enfin!
Henry Rabusson.
(La dernière partie au prochain n°.)
L'HYGIÈNE
EN 1889
L'hygiène tient convenablement sa place à l'Exposition univer-
selle, bien qu'elle soit un peu écrasée par les splendeurs qui l'en-
tourent. C'est la première fois qu'elle se produit dans un pareil
milieu. Elle s'était jusqu'ici tenue à l'écart de ces grandes exhibi-
tions, dans l'ombre protectrice des congrès scientifiques, loin du
redoutable voisinage des arts et de l'industrie, et cette attitude
modeste lui avait réussi. Elle lui avait permis de se manifester en
dehors de sa sphère habituelle et de iairc constater à tout le monde
son importance et ses progrès.
Depuis 1876, époque à laquelle s'est ouverte à Bruxelles la pre-
mière exposition d'hygiène, il y en a eu dix autres, dont l'inlèrêt
est allé en grandissant (1). Celles de Berlin, de Londres et de Paris
en particulier, ont été de véritables révélations. L'effet qu'elles ont
produit a contribué, autant que les congrès, à faire avancer
les questions relatives à la santé pubhque ; les médecins y ont
trouvé le plus puissant auxiliaire de la propagande à laquelle
ils se livrent depuis une vingtaine d'années et qui commence à
porter ses fruits. Grâce à elles, l'utilité de l'hygiène est au-
(1) Cônes (1880), Genève (1882), Berlin (1883), Londres (188i), Paris (1886), Vienne,
Le Havre, Varsovie (1887), Rouen (1888).
l'hygiène Ex\ 1889. tô
jourd'hui comprise par les classes éclairées. Elles en ont imposé le
souci aux administrations, au chef de l'État lui-même.
Les expositions scientifiques ont un caractère spécial. Elles n'ont
pas pour mission d'éblouir et de charmer, mais d'instruire et de
convaincre. Le côté industriel et commercial y cède le pas à l'élé-
ment didactique. Du reste, les grandes expositions décennales ont
pris elles-mêmes un aspect de plus en plus sérieux. Ce n'était,
au début, qu'un étalage de marchandises, qu'un grand bazar dou-
blé d'une usine, où les arts ne jouaient qu'un rôle purement déco-
ratif. C'est ainsi du moins que l'Exposition de 1855 m'apparait à
travers mes souvenirs. Depuis cette époque, les autres manifesta-
tions de l'activité humaine sont venues tour à tour réclamer leur-
place dans ces concours internationaux et en changer le caractère.
Ce n'est plus seulement le sentiment de la richesse accrue qui s'en
dégage, c'est surtout celui du progrès accompli.
Celte transformation vient de la prépondérance que les sciences
y ont acquise, et, pour s'y fah'e une pareille place, elles ont eu plus
d'une difficulté à vaincre. Il ne leur suffisait pas en effet de mon-
trer leurs instrumens, leurs appareils et même de les faire fonc-
tionner en public, il fallait encore trouver le moyen de parler aux
yeux, de rendre sensibles les idées et les faits révélés par ces
instrumens. Alors, les photographies, les croquis, les gravures,
les maquettes, les plans en relief sont venus prendre, dans les ga-
leries, la place des objets que leurs dimensions ne permettaient pas
d'y faire entrer. Les cartogrammes, les diagrammes, les tableaux
statistiques ont permis de traduire, par des lignes ou par des
nuances de coloration, les notions abstraites de l'économie poli-
tique et de la science sociale. Ils ont mis le public à même de
saisir, d'un coup d'oeil, les combinaisons financières sur lesquelles
reposent les associations coopératives, les institutions patronales,
les sociétés de secours, les caisses de retraite et les assurances
sur la vie.
L'hygiène a bénéficié de ces difierens modes d'expression, et la
part s'y est faite de plus en plus large aux œuvres de la pensée.
Elle a -su, en France du moins, éviter un écueil qui eût pu compro-
mettre sa dignité et ses véritables intérêts, celui de tomber dans
l'industrialisme et dans la réclame commerciale. En 1889, comme
en 1886, à l'esplanade des Invalides comme à la caserne Lobau,
la science a tenu le charlatanisme à l'écart.
Cette année, et pour la première fois, l'Hygiène et l'Assistance
publique sont réunies à l'Exposition, comme elles le sont au minis-
tère de l'intérieur. Elles font partie du vi'^ groupe et forment la
classe Qlx. Les objets qui intéressent la santé pubhque sont un peu
56 REVUE DES DEUX MONDES.
disséminés sur diflérens points du Champ de Mars, du Tiocadéro,
du quai d'Orsay et de l'esplanade des Invalides, mais la classé 6^i
a de plus son domaine particulier.
C'est d'abord le palais de l'hygiène qu'on aperçoit, sur l'Espla-
nade, entre le ministère de la guerre et l'Kconomie sociale. 11 est
précédé par un terre-plein au centre duquel s'élève une fontaine
aux eaux jaillissantes. Une statue de la déesse Hygie la surmonte;
elle est pourvue de ses attributs classiques : une coupe dans la
main gauche, un sei-pent enroulé autour du bras droit. Je n'af-
firme pas que cette œuvre d'art soit au nombre des choses qu'il
faudra sauver à tout prix de la destruction lorsque l'Exposition sera
terminée; mais elle l'ait la joie des visiteurs et les exposans eux-
mêmes la regardent avec complaisance. Il n'en faut pas davantage.
Le palais lui-même est superbe. 11 est éclatant et orné des cou-
leurs les plus vives. Des noms illustres en décorent la façade. Ilip-
pocrate y figure à côté de Tenon, Plutarque est auprès de Cochin,
et personne ne s'étonne de ce voisinage, tant l'hygiène est habile à
rapprocher les gens, les temps, et les distances.
A côté de ce temple qui leur est exclusivement consacré, l'Hygiène
et l'Assistance se sont créé quelques dépendances sur le terrain de
l'Économie sociale. Elles y possèdent une section tout entière, la
xiii®, dont j'ai l'honneur d'être le président. On y trouve de plus le
groupe des maisons ouvrières de France et de Belgique ainsi que
le pavillon de la Société philanthropique, sur lequel je reviendrai
plus tard. Enfin, l'hygiène urbaine occupe la première place dans
les élégans pavillons que la ville de Paris a élevés au Champ de
Mars. C'est là que se trouvent réunis tous les élémens de l'hiteres-
sant problème que soulève l'assainissement des villes.
I.
Lune des branches les plus importantes de l'hygiène est logée
en dehors des constructions que je viens d'énumérer. L'alimen-
tation a son domaine spécial. On lui a consacré deux longues
galeries parallèles qui occupent toute la partie du quai d'Orsay
située entre l'avenue de La Bourdonnais et le pont de l'Aima. Tous
les pays du globe y ont envoyé leurs comestibles et leurs bois-
sons. Tout ce qui est susceptible d'être transporté est là réuni,
exposé sous les formes les plus propres à flatter l'œil et à stimu-
ler l'appétit. La Bussie a expédié ses saumons conservés, son
caviar, ses fruits confits, ses sirops et ses confitures ; l'Angleierre
ses cpices, ses condimens, ses viandes fumées et ses jambons ;
l'Italie ses pâtes alùnentaires , ses mortadelles, ses saucissons
LHVGIKMi E^ 1889. 57
gpans; la Hollande ses fromages et ses liqueurs; l'Amérique ses
lards salés , ses conserves en boîtes , ses viandes comprimées,
assaisonnées et prêtes à servir; la France, les productions natu-
relles de son sol fertile et celles de ses usines alimentaires. Au mi-
lieu de celles-ci se dresse l'énorme bloc de chocolat Ménier, qui
mesure 7 mètres de hauteur, pèse 50 tonnes, contient 250,000 ta-
blettes et représente une valeur de 200,000 francs.
Pour énumérer toutes les richesses gastronomiques amoncelées
sur le quai d'Orsay, il faudrait me livrer à un inventaire semblable
à celui des magasins d'Amilcar dans Salammbô. L'hygiène, du
reste, se désintéresse de tous ces produits, qu'il lui est im-
possible de contrôler, sur la valeur nutritive et la pureté desquels
elle ne peut avoir aucune donnée. Dans le nombre, il y en a deux
cependant qui appellent son attention par l'importance des ques-
tions qu'ils soulèvent. Ce sont les céréales et les boissons alcooli-
ques.
Les pavillons de l'alimentation renferment des orges , des
avoines , des blés venus de tous les points du monde et expédiés
par des contrées lointaines qui n'avaient pas encore, il y a dix
ans, l'habitude d'envoyer leurs produits sur les marchés de l'Eu-
rope. Grâce à la facilité des communications et au bas prix des trans-
ports, le niveau s'est établi partout. Les grains se rendent d'eux-
mêmes des lieux où ils sont en excès, dans ceux où ils font défaut.
Les négocians de New-York, par exemple, reçoivent, par le télé-
graphe, les prix de la veille sur les marchés de Liverpool, d'An-
vers, de Marseille , du Havre et dirigent leurs chargemens sur le
port le plus avantageux. Il suffit d'une différence de 0 fr. 50 par
hectoHtre pour dicter leur choix.
En présence de cette circulation abondante et facile, l'hygiéniste
ne peut pas oublier qu'il y a un siècle, à la date dont nous venons
de célébrer le centenaire, les barrières qui séparaient les provinces
n'étaient pas encore tombées. Chacune d'elles devait vivre de ses
produits. Dans l'une on manquait de pain, dans l'autre on ne sa-
vait que faire de sa récolte, et le transport des céréales était inter-
dit. Eût-il été autorisé, que le mauvais état des routes n'eût pas
permis d'en profiter. « Pendant tout le xyiii*" siècle, dit Maxime
Du Camp, l'histoire de l'alimentation du peuple se résume dans une
série de disettes. Notre pays a souffert de la faim jusqu'au com-
mencement du xix^ siècle. »
La suppression des barrières d'une part, l'amélioration des
grandes routes et la création des voies fluviales de l'autre, vinrent
successivement faciliter les échanges, et diminuer la fréquence des
disettes. La dernière dont la France ait gardé le souvenir est celle
58 REVUE DES DEUX MONDES.
de 18/i7. Depuis lors, l'extension des voies ferrées, le développe-
ment de la navigation à vapeur les ont rendues impossibles. Le
prix du blé tend à devenir uniforme sur tous les marchés du monde
et c'est à peine si les mauvaises récoltes font payer le pain quel-
ques centimes de plus aux consommateurs. C'est ainsi qu'en 1879
la récolte de blé a été mauvaise dans l'Europe entière. Une disette y
était imminente, si l'Amérique, qui produit beaucoup plus de blé
qu'elle n'en consomme, ne nous avait pas expédié son excédent.
Elle a exporté cette année-là 65,5/iO,000 hectolitres de blé, sur
167,003,314 qu'elle avait récoltés, et, grâce à ce secours, c'est à
peine si l'Europe s'est aperçue de l'insuffisance de sa production.
Ce libre échange des grains a quelques inconvéniens économi-
ques. Il rend la concurrence difficile pour les vieilles nations dont
les charges sont lourdes et le sol appauvri. 11 les met parfois dans
la fâcheuse nécessité de se protéger à l'aide de droits compensa-
teurs; mais, en somme, il vaut mieux souffrir de temps en temps
d'une crise agricole, comme celle d'où nous sortons, que d'être
exposé à mourir de faim après avoir mangé l'herbe des prairies et
l'écorce des arbres, comme cela arrivait encore il v a deux cents
ans.
Le second point qui donne à réfléchir à l'hygiéniste, c'est l'exten-
sion prise par le commerce des vins et des spiritueux, depuis la
dernière exposition ; c'est la variété et l'abondance des boissons fer-
mentées accumulées dans les galeries du quai d'Orsay. On y voit
des bières, des cidres, des vins de toutes les provenances. Les cidres
forts, les cidres mousseux de Normandie, y rivalisent avec les cidres
américains, qui -vdennent maintenant leur faire concurrence sur nos
marchés (1), Le pale aie, le sfout, le porter, le stronch-beer et le
lager-hcer y rivalisent avec les bières des bords du Rhin.
Les vins sont plus variés et bien plus nombreux encore. Il y en
a qui portent des noms tout à fait inconnus ; on y voit des crus dont
on ne soupçonnait pas l'existence. A côté des produits de nos vi-
gnobles et de ceux de l'Europe méridionale, qui ont si longtemps
figuré seuls sur les marchés, on voit s'y produire aujourd'hui les
vins mousseux du Caucase, ceux de la Tauride et de la Crimée, les
vins de Kakhette et d'Yalta. Les grands crus blancs et rouges de
la Roumanie côtoient, à l'Exposition, les vins de la Calabre et ceux
de r Arciiipel. Les autres parties du monde viennent aussi leur faire
concurrence.
(1) Le 24 juin dernier, le transatlantique la Bretagne a débarqué, au Havre, 700 fûts
de cidro, et le l"""" juillet la Xonnandie en a déposé 700 autres dans le même port.
Cela fait en huit jours 12,320 hectolitres.
l'hygiène en 1889. 59
L'Algérie offre anx visiteurs, dans son splendide pavillon, ses vins
rouges si francs, si caractérisés, ses vins blancs qui imitent le Xérès
et le Marsala. Depuis cinq ans, elle a triplé l'étendue de ses vignobles ;
ses produits, qui suffisaient à peine autrefois aui besoins de la
colonie, traversent maintenant la Méditerranée et entrent, pour une
part notable, dans la consommation de la mère patrie (l).
La Perse a envoyé, au Champ de Mars, ses vins parfumés, qui ne
sont guère connus que dans l'extrême Orient. Le Japon se fait re-
marquer par l'originalité de ses flacons et de ses étiquettes. L'An-
gleterre offre aux passans les dix variétés de ses vins du Cap de
Bonne-Espérance, où les Français ont planté les premiers ceps, et
verse a tout venant le Read'-C ouatant ia, a raison de 0 fr. 50 le verre.
L'Amérique est entrée en lice, pour la première fois, avec les
vins de la Californie qui s'intitulent sans façon : Sauterne, Malaga,
Claret californiens. Le Chili expose, dans son élégant pavillon, les
vins qu'il fournit aujourd'hui à tout le littoral du Pacifique. Le
Brésil et la République Argentine font également figurer leurs vins
blancs et leurs vins rouges, dans leurs expositions respectives.
Citons enfin, pour terminer cette revue, les dix crus de l'Australie,
qui ont obtenu, dit-on, le plus grand succès, lors de la visite pré-
sidentielle du 12 juillet.
L'extension que la culture du raisin a prise et dont l'Exposition
donne la mesure, s'est produite depuis l'invasion de nos cépages
par le phylloxéra. Lorsque les vins de France sont venus à man-
quer, on a planté de la vigne partout où elle pouvait pousser. Au-
jourd'hui, c'est un fait accompli, et maintenant que nos vignobles
vont se repeuplant, il faut que nous comptions avec cette concur-
rence. L'hygiène ne peut que s'en féliciter. Le vin est la plus sa-
lubre des boissons fermentées. Il est utile aux faibles, aux conva-
lescens, comme aux travailleurs. On ne saurait donc trop encourager
la culture de la vigne. C'est le meilleur moyen de prévenir les
dangereuses falsifications dont le vin est devenu l'objet depuis qu'il
est rare. Le jury des récompenses l'a compris, et il en a donné la
preuve par la libéralité avec laquelle il a traité la classe 73 (Boissons
fermentées). Les distinctions dont elle a été l'objet rempHssent
<!inquante-huit colonnes du Journal officiel. Les vins seuls ont ob-
tenu 15 grands prix, 500 médailles d'or, 1,250 d'argent, 600 de
bronze et 800 mentions honorables. La France figure sans doute,
dans cette distribution, pour la plus large part; mais toutes les na-
tions quej 'ai citées plus haut ont eu des récompenses. Le jury a prouvé
(1) En 1884, la récolte a été de 896,200 hectolitres; en I8ït8. de 2.7^:8.000 hectoli-
tres, la production totale de la France étant cette année-là de 23,909.000 hectolitres.
60 BEVUE DES DEUX MONDES.
par là son impartialité : nous voyons sans jalousie le développement
que la production du vin a pris sur le globe, malgré le préjudice qui
peut en résulter pour nos intérêts. iNous ne sommes pas habitués à
envisager les questions d'économie sociale à ce point de vue-là, et,
d'ailleurs, il faudra bien des années avant que les vins d'Amérique
et d'Australie détrônent nos grands crus de la Bourgogne et du
Bordelais et surtout notre vin de Champagne, qui n'a pas de rival
à l'étranger.
La production en augmente tous les ans dans une proportion no-
table. C'est lui qui occupe le plus de place au quai d'Orsay ; une
galerie tout entière lui est consacrée. Une seule maison accuse une
production de 2 millions de bouteilles par an. C'est celle qui expose
l'immense tonneau devant lequel tous les visiteurs s'arrêtent. Ce
foudre énorme se dresse sur quatre forts piliers en fonte dissimulés
par les feuilles entrelacées d'un pampre artificiel. La grande tonne
d'Heidelberg n'était rien à côté. Il porte fièrement, sur le milieu
d'une de ses larges bases, l'indication de son contenu : 1,800 hec-
tolitres, 200,000 bouteilles. L'hygiéniste se voile la face devant de
pareils chiffres. Il suppute que, si ce grand vaisseau était rempli
d'alcool, son contenu suffirait pour enivrer 1 million d'hommes ;
mais ce n'est pas la liqueur malfaisante fabriquée par l'industrie
que le grand tonneau de l'Exposition est destiné à contenir, c'est le
vin généreux de la Champagne, et c'est lui que la France olTre à
l'Angleterre sous la forme d'une grappe de raisin, dans le groupe
symbolique qui en décore la face principale.
L'alcool, hélas! a également sa place à l'Exposition. Les distille-
ries des dcpartemens du Nord y ont envoyé leurs produits et les
spécimens de leur outillage. Les autres nations ont l'ait de même.
La Bussie, en particulier, a expédié de nombreux échantillons de
ses fabriques de Varsovie. On sait qu'elle consomme des quantités
effrayantes de ce dangereux li(iuidc. L'impôt dont il est frappé rap-
porte, par an, 700 millions de francs au Trésor.
Tous les pays où croit la canne ont expédié des rhums à l'Expo-
sition. Cette fabrication a pris une grande importance dans les co-
lonies. Leurs sucres ont de la peine à soutenir la concurrence avec
ceux qu'on retire de la betterave, tandis que le rhum et le tafia
sont très demandés, depuis que l'eau-de-vie de vin est hors de prix et
que les efTcts désastreux des esprits d'industrie sont mieux connus.
Les céréales, les vins et les spiritueux ne sont pas les seuls ar-
ticles qui intéressent l'hygiène dans les galeries de l'alimentation ;
il en est d'autres qui la concernent même d'une façon plus directe.
Les procédés de conservation des alimens sont dans ce cas. Cet art
a fait des progrès notables, dans ces dernières années, par l'emploi
i/hygiène en 1889. 61
des appareils de réfrigération. On en trouve de trois sortes à l'Ex-
position. Dans les uns, on emploie la glace en nature; dans les
autres, le froid est produit par l'évaporation de l'ammoniaque ou
par la détente de l'air comprimé.
A la première espèce appartient la chambre de froid du système
Wickes, pour la conservation et le transport en grand des viandes
et du laitage. Le wagon dans lequel elle est installée, et qui figure
dans la section des États-Unis, est à doubles parois formées de pa-
pier et très isolantes. La glace s'introduit dans l'intervalle. On en
met 2,800 kilogrammes la première fois, et tous les dix jours on
fait le plein. Le déchet est de 200 kilogrammes par jour. Il existe
aux États-Unis 6,000 de ces wagons qui transportent les viandes
dans toutes les directions. Il y en a qui vont de Chicago à la Nou-
velle-Orléans.
La glace est également employée dans la ferme d'Arcy-en-Brie.
pour obtenir la réfrigération rapide du lait et s'opposer à sa fer-
mentation. Les détails de cette manutention sont exposés dans la
section d'agriculture.
La machine Fixary, qu'on voit derrière le palais de l'Hygiène,
fonctionne à l'aide de l'ammoniaque. C'est le système Carré pour
la fabrication de la glace artificielle qu'on a appliqué à la réfrigéra-
tion des viandes. Depuis que cet appareil est installé sur l'Espla-
nade, on y maintient, en permanence, une température de + 2 de-
grés et on peut y voir des quartiers de bœuf et des moutons conservés
depuis plus de deux mois. Ils ont l'aspect de la viande fraîche, mais
ils sont devenus complètement secs.
L'air comprimé produit, lorsqu'il se détend, un froid tellement
intense, que la vapeur d'eau qu'il renferme se dépose instantané-
ment sous forme de flocons de givre. On peut donc l'utiliser, tout
à la fois, comme moteur et comme appareil de réfrigération. C'est
ce qu'on a fait à la Bourse de commerce de Paris. A côté des venti-
lateurs mus par l'air comprimé, on adisposé des chambres de froid
où les commerçans pourront déposer leurs viandes non vendues.
La proximité des grandes halles leur épargnera les frais de trans-
port. Ce moyen est employé depuis quelques années déjà à Bruxelles,
à Anvers et à Francfort-su r-le-Mein.
Dans la galerie des machines, la Société de l'air comprimé a
installé une chambre de froid qu'elle loue aux restaurateurs du
Champ de Mars et où la température peut descendre à — 20 de-
grés. Le même système fonctionne dans la machine Hall, qui
peut produire un froid de — 70 degrés. Elle est installée à
bord des navires qui font le transport des viandes de la Plata en
Europe. On sait que, depuis quelques années, l'Amérique du Sud
nous expédie des quantités considérables de bœufs découpés en
6â REVUE DES DEUX MONDES.
quartiers, et que l'Australie envoie en Angleterre des milliers de mou-
tons à l'état de carcasuea^ c'est-à-dire contenus dans des sacs de toile.
Ces viandes sont embarquées sur des navires construits à cet ell'et
et dont nous avons vu deux échantillons en France, le Parugiuif^ et
le Frigorifique. La machine Hall est installée à bord d'une centaine
de ces transports, dont chacun peut embarquer de trente à quarante
mille moutons. La maison Sansisena, qui fait le commerce des
viandes de la Plata, a monté une de ces machines dans le pavillon
de la République Argentine, avec un spécimen des chambres de
iroid qui fonctionnent à bord de ses navires.
La conservation des alimens peut s'obtenir par un procédé dia-
métralement opposé, c'est-à-dire en les soumettant à une tempé-
rature suffisamment élevée pour détruire tous les fermens qu'ils
peuvent contenir. C'est de cette façon qu'on obtient le lait pur na-
turel de Dahl (lait liquide stérihsé) dont on fait grand usage en
Angleterre. On le verse, à l'état frais, dans des boîtes qu'on soude
et qu'on soumet ensuite à des chauffages successifs. Cette prépa-
ration se fait à Drammen, près de Christiania. Elle est exposée dîins
le pavillon norvégien, où chacun peut goûter du lait conservé de-
puis trois ans et qui n'a subi aucune altération.
Les falsifications alimentaires intéressent de plus en plus l'hy-
giène, en raison de l'extension qu'elles prennent et du préjudice
qu'elles causent à la santé publique. Elles n'occupent à l'Exposition
qu'une place bien restreinte ; cependant nous y voyons figurer avec
plaisir la collection des substances à l'aide desquelles on remplace
le houblon dans la bière et qui permettent de la conserver lors-
qu'elle est de quahté inférieure, ou que la fabrication a été manquée.
A côté de ces drogues, on aperçoit celles auxquelles on a recours
pour falsifier le café, le poivre, le lait, le beurre et la farine. Des
tableaux explicatifs placés dans le voisinage édifient le public sur
l'industrie des boissons et des alimens frelatés. Ce genre d'ensei-
gnement mériterait d'être vulgarisé.
Signalons également, à titre de renseignement précieux, les ob-
jets que l'inspection de la boucherie expose dans le pavillon ouest
de la ville de Paris. Ils comprennent une collection de préparations
microscopiques, un grand album de dessins originaux et une série
de tableaux représentant les altérations anatomiques de la viande
des animaux morts du charbon, les poumons de ceux qui ont suc-
combé à la tuberculose et à la péripneumonie contagieuse.
II.
L'assainissement des habitations est le problème que la science
contemporaine poursuit avec le plus d'ardeur et de succès. C'est
l'hygiène en 1889. 63
en même temps le terrain sur lequel les progrès réalisés se démon-
trent le plus facilement. Aussi l'hygiène urbaine tient-elle toujours
la première place, dans nos expositions, lorsqu'elle ne les consti-
tue pas à elle seule. Elle présente cette année un intérêt tout par-
ticulier.
Grâce à l'empressement que les nations étrangères ont mis à ré-
pondre à notre appel, on trouve au Champ de Mars des spécimens
de l'architecture de tous les pays. Nos hôtes ont tenu à conser\"er
aux pavillons leur caractère national, et ont eu recours au genre de
construction que les exigences du climat et celles des mœurs ont
fait adopter dans les contrées qu'ils habitent. Ces petits palais
exotiques sont tous situés dans la partie du Champ de Mars qui
longe l'avenue de Suffren.
La série commence par un groupe très gracieusement disposé à
droite de la tour Eiffel. 11 comprend lesplendide pavillon de la Ré-
pubhque Argentine, ceux du Mexique, de la Bolivie, du 'Brésil, du
Venezuela et du Chili. Un second groupe de constructions exotiques
se dresse sur la terrasse du palais des Arts libéraux et devant son
entrée. C'est le pavillon en bois, style renaissance, élevé par le Nica-
ragua, et celui de la république de Salvador, dont l'architecture
originale tient à la fois de l'arabe et de l'espagnol. Avec l'Uruguay
commence une nouvelle série de petits bâtimens échelonnés le long
de l'avenue de Suffren. On y trouve le pavillon du Paraguay, de
Saint-Domingue, de Guatemala, ceux des îles Sandwich, de l'Inde,
de la Chine, du royaume de Siam et du Maroc, un bazar ég\^tien,
et enfin la reproduction d'une rue du vieux Caire absolument
exacte, et que ne dépare aucune construction moderne. C'est une
des grandes attractions du Champ de Mars.
Pour continuer la revue des habitations africaines, il faut se trans-
porter sur l'esplanade des Invalides, dont tout le côté gauche, en
remontant vers le dôme, est consacré à l'exposition coloniale. En
suivant l'avenue centrale, on passe successivement devant les palais
de l'Algérie, de la Tunisie, puis devant celui qui forme le centre
de l'exposition des colonies françaises et des pays de protectorat.
L'Annam, le Tonkin, le Cambodge, y sont représentés avec le style
si profondément original de leur architecture et la variété de leurs
produits. Le pavillon de la Martinique et de la Guadeloupe termine
la série.
Toute cette partie de l'Exposition a été édifiée avec un soin, un
luxe, un respect de l'exactitude et de la couleur locale, qu'on ne
saurait trop admirer. C'est un des endroits qui attirent le plus
fortement la foule. La population de Paris est heuronse de voir de
près les monumens et les productions de ces pays d'outre-mer pour
64 REVUE DES DEUX MONDH*.
lesquels la France s'inij)Ose de si grands sacrifices et qui sont un
des élémens de sa puissance. Les visiteurs français éprouvent un
légitime orgueil en constatant l'importanco de notre domaine co-
lonial. C'est une visite salutaire et qui dissipera bien des erreurs ;
mais CCS considérations ne sont pas du ressort de l'hygiène, et je
laisse les palais do la façade, pour aller chercher les villages habi-
tés par les indigènes de nos colonies, sous l'ombrage des grands
ormes qui longent la rue de Gonstantine. Là, sur une longueur
d'environ 500 mètres, se développent dans un désordre qui n'est
pas sans grâce, une suite de hameaux dans lesquels se meuvent
des populations venues de nos principales possessions de l'Afrique
et de rindo-Chine. Elles vivent là, sous les yeux des passans, qui
peuvent assister aux actes les plus intimes de leur existence.
Derrière le palais de l'Algérie, on voit d'abord les Arabes avec
leurs tentes en poils de chameau, leurs chevaux, et leurs familles,
puis les cases en torchis et les maisons mauresques. Plus loin sont
groupés les principaux types d'habitation en usage dans nos
possessions de la côte occidentale d'Afrique : les cases de Guetn'Dar,
du Popo, du Fouta-Djallon, les gourbis des Peuls pasteurs, des
Toucouleurs musulmans, une tente de Maures-Trarzas, le coumpan
des Ouolofs, etc. Cette sorte de ville composée des élémens les plus
divers est coupée par des voies de communication qui s'appellent
les rues de Bamako, de Rufisque, et flanquée de fortifications qui
donnent une idée des résistances que nous avons rencontrées
parmi ces populations guerrières.
C'est d'abord la reproduction, aux deux tiers de la grandeur
réelle, de la tour de Saldé, blockhaus construit en 1S50, sur les
bords du Sénégal, pour arrêter les incursions des Toucouleurs;
puis un modèle de fortification indigène, le Tata de Kédongou,
sur la rive gauche de la Haute-Gambie, formé par une muraille de
700 mètres de développement, avec 27 tours servant de bastions.
On voit aussi, à quelque distance de là, un rudiment de ces palis-
sades dont les indigènes de la Sénégambie entourent leurs villages,
et qui ont si souvent infligé des pertes cruelles à nos soldats
d'infanterie de marine.
En examinant ces simulacres de fortifications, je songeais aux
expéditions si meurtrières du Sénégal et à ces attaques de villages
retranchés qui nous ont coûté tant de monde. Je me reportais no-
tamment à la prise de Djalmatt, au moment où le commandant
Protêt arriva devant le fort avec les 800 hommes qui lui res-
taient sur 1,700 qui étaient partis avec lui de Saint-Louis. Ils
s'étaient mis en route avant le jour et étaient parvenus, k tra-
vers des fourrés et des chemins impraticables, à franchir les
l'hygiène ex 1889. 65
quinze kilomètres qui séparaient le fleuve du village. Il avait fallu
renoncer à faire halte, parce que les hommes et les bœufs porteurs
se couchaient et ne voulaient plus se relever. On arriva à dix heures
devant le fort, élevé de quinze mètres au-dessus de la plaine, dé-
fendu par un marigot, entouré d'une forte palissade et occupé par
quatre ou cinq mille Toucouleurs avec une mauvaise pièce de ca-
non. La vue de l'ennemi rendit, comme d'habitude, tout leur courage
à ces braves enfans. On ouvrit le feu à cinq cents mètres, avec les
obusiers de montagne; mais les projectiles trouaient la palissade
sans l'abattre et le temps marchait. La petite troupe se trouvait au
milieu d'une plaine de sable, brûlée par les rayons d'un soleil ver-
tical, et impossible à tenir pour des Européens. « Mes enfans, leur
dit le commandant Protêt, il faut absolument emporter le \'illage.
C'est le seul endroit où il y ait de l'ombre et de l'eau. Si nous n'y
entrons pas, dans une heure nous serons tous morts de chaleur et
de soif. )) La colonne s'élança au pas de course contre la pahssade,
les pieux furent arrachés à la main ou renversés à coups de crosse
de fusil, et nos soldats enlevèrent le fort de Djalmatt; mais ils n'y
entrèrent pas tous, il y en avait 175 par terre : 25 morts,
150 blessés.
Voilà ce que me rappelaient les constructions sénégalaises éle-
vées derrière le palais des colonies, tandis que je me promenais
sous les ormes qui les abritent.
En continuant cette revue, dans la direction du sud, on rencontre
d'abord un village malgache construit en bambous et couvert de
feuilles de bananier, avec un plancher fait d'écorces étalées; un
groupe d'habitations provenant de nos possessions de l'Afrique
équatoriale, des chalets du Gabon, et la reproduction en petit de
la factorerie française qai s'y est établie. On trouve plus loin une
imitation du village de Loango, au Congo, un hameau canaque de
la Nouvelle-Calédonie, et tout au bout le Kampong javanais, avec sa
population nombreuse, son restaurant servi par des Malais vêtus
de blanc, et ses danseuses dont tout le monde a vanté les charmes.
Au début de l'Exposition, ce village était le rendez-vous de la société
élégante ; mais on a fait courir le bruit que la variole s'y était dé-
clarée, et l'affluence a cessé. Il n'y avait cependant eu que quelques
cas sans importance.
L'exposition des villages indigènes offre un grand intérêt au
point de vue des mœurs de ces populations et des conditions dans
lesquelles elles vivent; l'anthropologie en f^iit son profit; mais l'hy-
giène n'a que peu de chose à y apprendre. Pour trouver dos ensei-
gnemens au sujet des habitations, il lui faut traverser l'esplanade
TOME xcvi. — 1889. 5
66 REVUE DES DEUX MONDES.
et rentrer dans son domaine, où nous n'avons pas encore mis le
pied.
III.
Les hôtels construits avec luxe dans les quartiers aristocratiques
ne laissent rien à désirer sous le rapport de la salubiité; aussi
l'hygiène ne s'en préoccupe-t-elle pas. Elle réserve tout son inté-
rêt pour les demeures plus modestes, pour le logis de l'ouvrier,
pour la maison du petit bourgeois, et pour celle du paysan. Les
habitations rurales ne sont représentées à l'exposition que par les
fermes en miniature qui figurent avec leur matériel d'exploitation,
leur bétail, et leur personnel dans le groupe de l'agriculture. Celles-
là ne nous apprennent rien. Il en est tout autrement des deux autres
catégories.
Le fond de l'emplacement consacré à l'économie sociale est
occupé par une série de maisonnettes construites par des compa-
gnies ou par des directeurs d'usines sur le modèle qu'ils ont
adopté pour loger leurs ouvriers.
L'usine Ménier, à Noisiel, a reproduit une de ces maisons à deux
logemens isolés. Elle se compose d'un rez-de-chaussée sur cave,
d'un premier étage et d'un grenier, d'un hangar pour la lessive
et de water-closets à fosse mobile. Le tout coûte six mille francs
à construire; mais la maison Ménier n'en fait pas une spéculation.
Elle loue ses logemens à des prix très modérés; seulement, elle ne
veut pas que l'ouvrier puisse en devenir acquéreur, parce qu'elle
tient à rester maîtresse de ses immeubles. A côté de cette maison,
se trouve celle de M. Fanien fils aîné, de Lilliers (Pas-de-Calais),
qui contient cinq pièces ; puis la maisonnette de la Société de la
Vieille-Montagne et celle de la Compagnie des mines d'Anzin. Cette
dernière renferme quatre pièces avec jardin, hangar et cabinet d'ai-
sances; cette petite rue est complétée par les deux maisons ou-
vrières de Naeyer et C'®, qui sont semblables à celles que cette
société a élevées pour les ouvriers de ses usines de Willebroek,
en Belgique, et qui ressemblent beaucoup à celles de la Société des
mines d'Anzin. Les ouvriers en de\iennent propriétaires au bout
de dix-huit ans, moyennant un loyer de 15 francs par mois qui re-
présente un intérêt de 3 pour 100 et un amortissement de II
pour 100. Cette somme de 180 francs par an est notablement in-
férieure à celle que coûte un logement équivalent dans une maison
ordinaire.
Les petites constructions élevées dans l'enceinte de l'Economie
sociale sont des modèles de confortable et de salubrité. Elles
l'hygiène en 1889. 67
prouvent qu'il est possible de construire pour les ouvriers des habi-
tations salubres et agréables, et de les y loger à des prix inférieurs
à ceux des bouges dans lesquels ils s'entassent aujourd'hui. En
parcourant ces petites pièces claires, bien aérées, disposées avec
intelligence, on se rend compte de l'attrait qu'une pareille demeure
doit avoir pour son locataire, et de l'influence qu'elle exerce sur sa
conduite. On pressent que le désir d'en devenir possesseur doit dé-
velopper chez lui le sentiment de l'épargne, le goût de la vie régu-
lière et ordonnée. On sort de cette visite avec la conviction que c'est
dans la maison de l'ouvrier que gît le nœud de la question so-
ciale.
J'ai traité ce sujet, ici même, avec trop de développement (1)
pour y revenir aujourd'hui; mais je ne saurais trop engager les
personnes qu'il intéresse à visiter cette partie de l'exposition d'éco-
nomie sociale. Indépendamment des spécimens dont je viens de
pai'ler, elles y trouveront les plans d'ensemble et les petits mo-
dèles des cités ouvrières de Varangeville-Dombasle (Meurthe-et-
Moselle), les plans de celles de Solvay, de Mons, de Bruxelles,
d'Anvers, de Liège, de Gouillet, de Nivelles, de Bolbec, du Havre,
de Saint-Ouen, etc., avec toutes les indications relatives à leur
installation et à leur fonctionnement.
Les maisonnettes qu'on visite à l'Exposition ne représentent
qu'une des solutions du problème. C'est la meilleure, mais la plus
dispendieuse. Elle est difiicilement réalisable dans les grandes villes
où la main-d'œuvre et le terrain sont chers. L'élite de la population
ouvrière peut seule y trouver place. Pour le reste, il faut se rési-
gner à la maison collective. Il en existe de nombreux spécimens à
l'Exposition. L'Angleterre y a envoyé un beau plan de Londres, où
les immeubles de la société TJie improved dwelling Companif sont
représentés par des points rouges. On en compte SA qui abritent
3,915 familles. Une de ces immenses maisons renferme 1,0/ië loge-
mens. Ces grandes casernes, de même que celles de la fondation
Peahody, sont condamnées par tous les hygiénistes au nom de la
santé et des mœurs.
En France, on s'est arrêté à un moyen terme : la maison col-
lective, avec logement individuel ouvrant sans intermédiaire sur
la rue ou sur l'escalier. C'est le système qu'on a réalisé à Lyon et
à Rouen et que la Société philanthropique a adopté pour les deux im-
meubles qu'elle a récemment construits rue Jeanne-d'Arc, 05, et
boulevard de Grenelle, 63 et 65. La première contient 35 logemens
et la seconde ko. Le prix des loyers oscille entre 169 et 273 francs.
(1) Voyez la H&aue du t."> mai 1888.
68 REVUE DES DEUX MONDES
Bien que le nombre des habitans de chaque immeuble soit encore
trop élevé, ces maisons doivent être salubres. C'est du moins ce
qu'il est permis de conclure de l'examen des maquettes et des
plans qui figurent à l'Exposition.
Si l'hygiène n'a rien à redire aux difïérens genres d'habitations
collectives que je viens de passer en revue, il n'en est pas de
même de celles dont il me reste à parler. Le familistère de Guise
occupe une trop grande place à l'Exposition pour que je le passe
sous silence. Il y est représenté par des plans, des dessins, et par
un petit modèle où figurent les trois palais, l'usine et ses dépen-
dances, avec l'Oise passant au milieu. Cet établissement, qui rap-
pelle le phalanstère des fouriéristes, a été fondé en 1859 par M. Go-
din et habité en 1860. Il loge 1,800 ouvriers, et se compose de trois
édifices en forme de parallélogramme, dont chacun renferme une
cour intérieure, couverte d'un vitrage à la hauteur des toits. Les
logcmens sont distribués autour de ces cours, sur lesquelles s'ou-
vrent toutes les fenêtres du rez-de-chaussée. Les étages supérieurs
prennent accès sur des galeries extérieures. Ils communiquent
entre eux par des escaliers placés aux deux angles de chacun des
parallélogrammes. C'est également là que se trouvent les lieux
d'aisances, les chambres de débarras, et les prises d'eau. Les maga-
sins coopératifs (boulangerie, boucherie, buvette, épicerie, etc.)
sont situés dans des bàtimens spéciaux, ainsi que les bains, les la-
voirs, la pharmacie, la nourricerie, les écoles, le théâtre, le res-
taurant et les autres dépendances.
La mutualité est organisée d'une manière complète dans le
familistère, à l'aide d'institutions de crédit qui assurent le néces-
saire aux familles malheureuses et, à tous les associés, des secours
en cas de maladie et une pension dans leur vieillesse. La partici-
pation aux bénéfices est fondée sur des principes financiers que je
n'ai pas à exposer ici; mais c'est la commune sociétaire telle que
nous la rêvions, il y a cinquante ans, alors que Victor Considérant
nous entraînait à sa suite, et nous séduisait par le brillant mirage
de ses doctiines.
Je n'ai pas à rechercher jusqu'à quel point cette vie en commun
est compatible avec le bon ordre, avec l'indépendance de la famille
et la liberté de son chef. Je n'ai pas à me demander si l'éducation
des enfans en commun et en dehors de l'action de leurs parens,
depuis le pouponnât jusqu'à l'atelier, ne porte pas une atteinte
profonde à l'esprit de famille, je n'ai à m'occupcr que de l'hygiène
de cet immense établissement; et je la trouve déplorable.
Les trois grands parallélogrammes où vivent 1,800 habitans pren-
nent leur air dans l'intérieur des cours vitrées. Le renouvellement
I
l'hygiène en 1889. 69
en est impossible et cet air doit être complètement vicié. Il serait
difficile de concevoir, un plan plus incompatible avec l'aération des
logemens. Je me demande quelles émanations, quelles odeurs on
doit y respirer, et je m'étonne que les maladies infectieuses n'y ré-
gnent pas en permanence. La promiscuité des cabinets d'aisances,
leur situation dans les escaliers placés aux angles des bàtimens,
sont également des causes d'insalubrité évidentes. L'exemple du
familistère de Guise n'est donc pas à suivre en ce qui concerne
la disposition des édifices. Si j'en ai fait la critique, c'est parce
que l'établissement de M, Godin constitue une expérience de pre-
mier ordre, dans un sujet qui a encore grand besoin d'être éclairé.
En dépit des réserves que j'ai cru devoir faire au sujet de ses
conditions économiques, l'entreprise a réussi. Il est vrai que le suc-
cès tient surtout à la capacité personnelle du fondateur. Il est à
craindre que la mort encore récente de M. Godin et de son fils ne
porte une sérieuse atteinte à la prospérité de l'établissement qu'ils
ont fondé.
L'hygiène de l'habitation bourgeoise est l'objet d'une démon-
stration très probante et d'un genre tout particulier dans le pavil-
lon de la ville de Paris, le plus rapproché du palais des Beaux-Arts.
On y a construit deux petites maisons semblables à celles qu'habite
la population ouvrière, dans les quartiers excentriques. Extérieure-
ment elles sont toutes deux semblables : mêmes dimensions, même
aspect, même mode de construction, mêmes ouvertures. Toutes
deux se composent d'un rez-de-chaussée et de deux étages ; mais
, là cesse la ressemblance, et les dispositions intérieures sont com-
plètement différentes. Dans l'une, on a réuni tout ce qui peut rendre
une maison malsaine ; dans l'autre, on a réalisé toutes les combi-
naisons propres à assurer la salubrité. Les deux petits édifices sont
réunis, à la hauteur du second étage, par une passerelle qui per-
met de se rendre de l'un dans l'autre. Des barrières et des écri-
teaux guident le visiteur danè son inspection.
On entre par la maison insalubre et, avant d'en franchir le seuil,
on remarque, sur la façade, un tuyau en fonte dont les joints lais-
sent suinter les eaux ménagères. Le parquet du rez-de-chaussée
est posé sur des lambourdes encastrées dans le sol. Le lavabo,
dont les tuyaux ne sont pas syphonnés, permet le reflux des gaz
dans l'appartement. L'évier do la cuisine déverse ses eaux dans la
rue par une gargouille, et leur odeur se mêle aux émanations de
l'égout qui est en communication directe avec la cuisine. Une
petite cour sombre, étroite, mal pavée, donne passage à des cani-
veaux qui ne sont pas étanches et laisse voir l'orifice mal clos
d'une fosse fixe qui déverse ses gaz sous les fenêtres et ne peut
70 K£VUii D2S DEUX MONDES.
êti'e video qu'en passant par la maison. Les tuyaux de descente
des eaux ménagères sont mal joints. Les cabinets d"aisances pren-
nent jour sur l'escalier; ils sont disposés à la turque et manquent
d'eau; les clapets en sont obstrués; le sol est imprégné de liquides.
Les mêmes fautes se retrouvent aux étages supérieurs avec de
lég-ies variantes. La maison insalubre est éclairée au gaz; mais
les becs ne sont pas ventilés, et les cheminées n'ont pas de prise
d'ail" à l'extérieur.
Lorsqu'on a franchi la passerelle et pénétré dans la maison sa-
lubre, le changement est complet. Des papiere de couleur claire,
des rideaux de guipure blanche donnent un aspect riant à ces pe-
tites pi^'ccs. Les parquets sont démontables. Les uns sont à l'an-
glaise, les autres en chêne, à point de Hongrie. Les cheminées ont
des prises d'air à l'extérieur. Les cabinets d'aisances sont pourvus
de cuvettes à occlusion hydrauU«'|ue ; le réservoir de chasse est à
tirage; le système est desservi par le « toutàl'égout. » Les carreaux
supérieurs des fenêtres de l'escalier ont des ventilateurs à valves
de mica. Les lavabos, les toilettes ont des effets d'eau, des tuyaux
d'injection syphonnés et ventiles. La cuisine est desservie par un
robinet d'eau de source, son évier est muni d'un syphon, avec
regard de visite ; son carrelage en grès permet les lavages à grande
eau. Les canalisations sont irréprochables, et leurs tuyaux sont
peints en couleurs différentes, ce qui permet de les distinguer. La
cour est plus spacieuse, mieux éclairée que l'autre et son dallage
est en bon état. Il existe un sous-sol éclaii'é par une lampe Edison
qui permet de voir les détails de la canalisation et les compteurs
pour les eaux de source et de rivière.
Je me suis arrêté avec complaisance sur ces deux maisonnetles,
parce que leur comparaison constitue une leçon d'hygiène urbaine
complète, qui s'adresse à la fois aux médecins, aux architectes,
aux entrepreneurs et aux oumers du bâtiment. Ils apprennent là à
distinguer ce qu'il faut faire, de ce qu'il faut éviter. Les gens du
métier reconnaissent, avec le tact professionnel, la supériorité des
dispositions qu'on leur recommande, et tout le monde constate ce
fait, sur lequel on ne saurait trop insister, c'est que l'hygime n'est
pas aussi dispendieuse qu'on le croit et qu'une maison salubre ne
coûte pas beaucoup plus à édifier et à entre! enir qu'une maison
qui ne l'est pas.
Cette démonstration, qui parle aux yeux, fait le plus gi*and hon-
neur aux ing<'nieurs de l'assainissement de Paris ; mais il est juste
d'en attribuer le principal mérite à celui qui fut leur maître, à
l'homme qui a le plus fait pour la salubrité des habitations et des
villes, et dont l'Hygiène porte encore le deuil. C'est Durand-Claye
l'hygiène en 1889. 71
qui a le premier mis en usage ces moyens topiques d'enseigne-
ment qui ont le caractère de l'évidence et portent la conviction
dans tous les esprits. 11 avait fait de cette question le but de son
existence ; il en poursuivait la solution avec une ai'deur passionnée,
parcourant l'Europe pour étudier sur place les dispositions en usage
dans les principaux centres de population, allant de ville en ville,
de congrès en congrès, pour répandre ses idées; multipliant les
démonstrations et les conférences avec la verve et la force de con-
viction d'un apôtre.
C'est Durand-Glaye qui a eu le premier l'idée d'opposer l'une à
l'autre la représentation d'une maison malsaine et d'une habitation
salubre. Nous nous rappelons tous cette splendide exposition de la
ville de Paris qui éclipsait tout le reste au congrès de Genève, ces
faC'dmile de dix mètres de haut, représentant en demi-grandeur,
et dans tous leurs détails, les dispositions qu'il faut adopter dans
la construction des maisons modernes, les cai'tes, les dessins, les
plans relatifs à la distribution des eaux de Paris, à la canahsation
souterraine et -à l'épandage des eaux d'égout sur les terrains de
Genncvillicrs. Nous avons retrouvé tout cela, quatre ans après, à
l'exposition d'hygiène urbaine de la caserne Lobau, et c'est avec le
même plaisir que nous avons revu les appareils de démonstration
de Durand-Glaye, exposés par sa veuve, dans le pavillon de la ville
de Paris, à côté des deux maisons d'étude édifiées par MM. Bech-
mann et Masson. La partie de son œuvre qui intéresse l'hygiène de
la voie publique a bien pius d'importance encore, ainsi que nous
allons le voir.
IV.
La salubrité d'une ville dépend de deux choses : de la qualité
des eaux qu'elle boit, de la promptitude avec laquelle elle se dé-
barrasse de ses immondices. Le taux de sa mortalité se règle sur la
façon dont ces deux conditions sont remplies. On en trouve la
preuve à l'Exposition, pour ce qui concerne la ville de Paris. M. Ber-
lillon y a envoyé une collection de graphiques et de cartogrammes
représentant le mouvement de la population et de la mortalité de
la ville, ainsi que la marche de ses épidémies. Les décès causés
par les principales maladies intectieuses , telles que la lièvre
typhoïde, la vaiiole, la diphtérie, etc., y sont indiqués par quar-
tiers, et leur nombre est en rapport avec le degré d'assainissement
de ceux-ci. On trouve, dans les cartons de Durand-Glaye, des cartes
semblables di*essées au point de vue de la fièvre typhoïde et des
causes qui peuvent l'inlluencer. Elles prouvent, de la manière la
72 REVUE DES DEUX MONDES.
plus évidente, que le chiflre des décès dus à cette maladie, dans
les diiïérens arrondissemens, est en rapport avec la qualité de Teau
qu'on y boit et avec l'état de leurs égouts.
D'autres villes ont également exposé leurs statistiques de morta-
lité; mais, dans cet ordre de travaux, la palme revient incontesta-
blement à ceux de M. Janssens, inspecteur en chef du service
d'hygiène de la ville de Bruxelles, lesquels sont exposés dans la
section belge. On sait que le bureau d'hygiène de cette ville a
servi de modèle à tous ceux qui se sont créés depuis, et qu'il est
l'œuvre de notre confrère. L'exposition de M. Janssens se compose
d'une série de plans et de tableaux représentant le mouvement de
la population de la ville et celui de la mortalité produite par les
principales maladies, le chinrc des aflaires traitées par le bureau, le
nombre des maisons désinfectées et les résultats définitifs de ces
opérations. 11 m'est impossible d'entrer dans de semblables dé-
tails ; ils se résument, du reste, dans un fait qui en est la dernière
expression. Depuis 187Û, époque à laquelle remonte la création du
bureau d'hygiène, jusqu'en 1888, la mortalité, dans la ville de
Bruxelles, a diminue de plus d'un quart. Elle est tombée de 31.3
pour 1,000, à 22.9. On peut donc évaluera 12,825 le nombre des
existences qui ont été conservées pendant ce laps de quinze années,
grâce à l'admirable organisation de cet important service. Aussi le
jury des récompenses n"a-t-il pas hésité à accorder un grand prix
au docteur Janssens.
La certitude avec laquelle opère l'hygiène, en matière d'assai-
nissement, est du reste aujourd'hui reconnue par tout le monde.
Toutes les villes s'imposent des sacrifices considérables pour per-
fectionner leurs conduites d'eaux et transformer leur canalisation
souterraine. L'Exposition de 1889 donne la mesure des progrès
accom])lis, sous ce rapport, pendant les dix dernières années. Les
plans relatifs aux amenées d'eau y figurent en grand nombre. La
Compagnie générale des eaux pour l'étranger expose une série fort
intéressante de plans et de vues photographiques représentant les
travaux accomplis par elle à Naples, à Bergame, à la Spezzia, à
Vérone, à Porto et à Constant ino{)le. Ce sont, comme on le voit, les
villes d'Italie qui ont mis le plus d'empressement à doter leurs
populations d'eaux de bonne qualité. En 1855, les membres de la
conférence sanitaire internationale de Rome, dont je faisais partie,
curent l'occasion, dans le cours d'un voyage à ^aples, d'admirer
les magnifiques ouvrages effectués par la Comi)agnie générale, et
dont elle a envoyé les plans à l'Exposition. 11 est difTicile de voir
quelque chose de plus grandiose et de mieux compris. Les dessins
exposés n'en donnent aux visiteurs qu'une idée très imparfaite.
l'hygiène ex 1889. 73
En France, la ville de Paris est la seule qui ait lait figurer son
service des eaux à l'Exposition ; mais elle y a mis un grand soin.
C'est d'abord un tableau montrant la distribution de l'eau, dans
Paris, en 16/i9 ; puis une série de plans et de graphiques indi-
quant le développement progressif de la canalisation, de 187Ô
à 1888, l'accroissement de la quantité d'eau distribuée, et le mou-
vement journalier de la consommation dans le cours de cette der-
nière année.
En jetant un coup d'oeil sur ces tableaux, on reconnaît que nous
aurions tort de nous plaindre. En 1789, Paris ne pouvait donner,
chaque jour, que 13 litres d'eau à chacun de ses 600,000 habi-
tans; aujourd'hui qu'il en a 2,239,928, il leur en délivre, à cha-
cun, 220 litres par jour. Lorsque les travaux de dérivation qui sont
en cours seront terminés, lorsque les sources de la Vigne et de
Verneuil nous fourniront chaque jour 120,000 mètres cubes d'eau
de plus, chacun de nous en aura 300 litres à dépenser. Si l'on
amène l'eau do l'Avre à Paris, il y en aura encore 100,000 mètres
cubes de plus par vingt-quatre heures ; enfin, quand on aura ter-
miné certains travaux de dérivation projetés à l'est de la ville,
nous serons littéralement inondés. En attendant, une partie de la
ville est obligée, tous les ans, de boire de l'eau de Seine pendant
les chaleurs de l'été. Tous les arrondissemens y passent à leur
tour, mais ce n'est ni propre ni salubre.
La faute n'en est pas au service des eaux. Il fait tout ce qu'il
peut, dans la limite des crédits qui lui sont alloués. Il ne cherche
pas à tromper le public et à lui dissimuler la qualité des produits
qu'il lui livre, car il a réinstallé, dans un des pavillons de la ville
de Paris, les trois réservoirs à parois de verre qu'il avait déjà expo-
sés, en 1886, à la caserne Lobau et qui y avaient fait sensation.
Celui du milieu est rempli d'eau de la Vanne, claire, limpide, trans-
parente ; celui de droite contient de l'eau de Seine trouble et jau-
nâtre ; le troisième enfin est plein d'eau de l'Ourcq, qui est presque
bourbeuse. C'est encore un de ces enseignemens démonstratifs qui
n'ont pas besoin de commentaires. Chacun sait à quoi s'en tenir,
quand il a plongé son regard dans les trois compartimens de cette
sorte d'aquarium, et, s'il appartient à un des arrondissemens qui
ont cette année la mauvaise fortune d'être abreuvés d'eau de Seine,
ce que le visiteur a de mieux à faire, c'est de se rendre immédia-
tement au palais de l'hygiène et d'y faire choix d'un des filtres
qui y sont exposés.
Le service nmnicipal des eaux a fait représenter, par des des-
sins ou par des plans en relief, ses usines élévatoires du quai de
la Râpée, d'Ivry-sur-Seine, de l'Ourcq, de Saint-Maur et enfin les
74 REVUE DES DEUX MONDES.
grands réservoirs de Montmartre. Le modèle qui représente ceux-ci
est remarquable par ses dimensions et permet de comprendre la
façon dont les eaux sont emmagasinées dans leurs deux étages de
bassins, situés à une altitude de 132 mètres. Les eaux de source
et de rivière qui les alimentent sont refoulées par l'usine de relais
établie au pied de la butte à une hauteur de 75 mètres. Elle est
actionnée par une machine de lAO chevaujc et peut élever 15,000 mè-
tres cubes par jour. L'eau de source lui est amenée par la distribu-
tion du réservoir de la Diiuis, celle de rivière par la conduite de
refoulement de l'usine de Bercy.
On voit, dans la même salle, les plans en relief du canal de
rOurcq, de celui de Saint-Denis, et des spécimens de tous les tuyaux
qui distribuent les eaux dans Paris. Leur diamètre vade entre 0™,06
et 1°^,10. La longueur totale du reseau est de 2,200 kilomètres.
Les eaux ne servent pas seulement à l'alimentation et à la pro-
preté des habitations, elles sont également employées à l'arrosage
de la voie publique , des promenades et des squares, à l'entretien
des lavoirs publics et des établissemens de bains. Les arbres, le
gazons et les plates-bandes en consomment, à Paiis, 6,000 mètres
cubes par jour. Le service de la voirie expose, dans un des pavi
Ions de la ville, le matériel très compliqué dont il se sert : les ton-
neaux d'arrosage, les pompes, les balayeuses mécaniques, les
pelles, les râteaux à l'aide desquels on obtient cette propreté re-
marquable de nos rues qu'admirent les étrangers. Il produit égale-
ment des modèles de ses lavoirs municipaux et des dessins repi'é-
sentant les piscines de natation de Montmartre et de Rochechouart.
Parmi les villes de province, trois seulement ont suivi cet exemple.
J.e Havre a envoyé des dessins de ses bains et de ses lavoirs publics,
Reims et Roubaixde leurs bains populaires avec piscines de natation.
Il faut espérer qu'il s'en installera partout lorsque nous serons par-
venus à persuader au public que la propreté individuelle est aussi
indispensable que celle de la maison et de la rue^ et qu'il n'est pas
de préservatif plus sûr contre les maladies.
Dans tous les ateliers, dans toutes les usines, lorsqu'arrive le
moment où cessent les travaux, les chaudières des macîiines à
vapeur renferment des quantités considérables d'eau bouillante
qu'on laisse perdre. Rien ne serait plus lacile que de la conduire
dans une grande pisehie où elle servirait à échaufTer une quantité
égale d'eau froide, et dans laquelle les ouvriers pourraient se bai-
gner, à tour de rôle, avant de retourner chez eux.
Le service de l'assainissement a lait pour les égouts un travail
d'exhibition tout aussi comi)let. Il a figure son réseau de canalisa-
tion souterraine, aux diverses phases de l'évolution de la grande
l'hvgiène ex 1S89. 75
ville, sur une série de plans de grande dimension qui peraiettent
d'en saisir les moindres détails. Le premier tracé remonte à 1663.
A cette époque, Paris déversait ses eaux-vannes, par six petits tron-
çons isolés et couverts, dans le ruisseau de Ménilmontant cjiii pas-
sait au pied des buttes Chaumont et Montmartre et traversait la
plaine Monceaux pour aller se jeter dans la Seine à Chaillot. Ce
ruisseau fut couvert en 1750 et devint l'égout de ceinture. 11 avait
2 mètres de largeur et recevait tous les embranchemens de la
rive droite. En 1830, comme il ne suffisait plus, on creusa celui
de la rue de Rivoli ; mais ce n'est qu'en 1856 que Belgrand a fait
adopter le réseau dont l'exécution se poursuit depuis cette époque.
Tout cela se voit clairement sur les plans et se lit en chiffres sur
les diagrammes qui les accompagnent. Je ne citerai que deux
termes de cette progression , mais ils suffisent pour donner la
mesure du progrès accompli. En 1789, le réseau des égouts de
Paris avait une longueur de 26,051 mètres ; en 1889, il en a 865,197.
Il en reste encore 175,903 à construire pour arriver au chiffre fixé
par le projet de Belgrand, et comme on en perce 9,287 mètres
chaque année (c'est la moyenne des trois dernières), nous en avons
encore pour dix-neuf ans à peu près.
Le système des égouts publics est complété par 37^,608 mètres
de brancliemens particuliers cpii portent la canalisation souterraine,
dans son ensemble, à 1,239,805 mètres. Sa longueur dépasse le
plus grand diamètre de la France.
Les différentes sections de ce réseau et les nombreux détails qui
le constituent sont représentés, dans ce même pavillon, par de grands
dessins sur fond noir, par de petits modèles au dixième ou même à
l'échelle lorsque leurs dimensions le permettent. Le grand collecteur
y est reproduit en miniature avec ses bateaux-vannes, ses wagon-
nets, ses branchemens et ses regards. Le syphon qui rehe les col-
lecteurs des deux rives, en passant sous le pont de l'Aima, est figuré
par un tube de verre que parcourt une boule de bois. Ce petit appa-
reil fonctionne sous les yeux du public , émerveillé de la facilité
avec laquelle la petite sphère, poussée par le courant qui rentralne,
chasse devant elle le sable et le gravier que leur pesanteur accu-
mule dans la partie moyenne du syphon, qui est naturellement la
plus déclive.
Dans la pièce voisine, une section d'égout du type n" 12 modifié
montre raménagemeiit intérieur et la disposition d'un réservoir de
chasse à vidange automatique ou volontaire. Les six autres types
sont également représentes avec leurs banquettes et leurs cani-
veaux, leurs regards et leurs raccords cou ri es. Enfin, on trouve,
dans différentes parties de l' Exposition, des tuyaux en grès de
76 REVDE DES DEUX MONDES.
diverses provenances, pour la conduite des eaux-vannes, avec leurs
coudes, jonctions, syphons et intercopteurs également en poterie.
On reconnaît avec plaisir que la France a fait, depuis quelques
années, des progrès sensibles dans cette fabrication et que ses
produits peuvent aujourd'hui rivaliser avec ceux de l'étranger.
Notre canalisation souterraine laisse bien peu de chose à désirer
et n'a rien à envier à celle de Londres, malgré les sacrifices consi-
dérables que cette ville a faits, depuis 185(i, pour son assainissement
et qui s'élèvent à 180 millions de francs. On peut en juger du reste
par l'exposition des Commhaioners of^ewers de la cité de Londres,
qui sont, comme on le sait, charges du service de la voirie, de la
surveillance des rues et des habitations au point de vue de la salu-
brité. Ils ont installé, dans le groupe de l'Lconomie sociale des villes
et des campagnes, les plans des égouts de la cité, des dessins repré-
sentant les urinoirs publics établis dans le sous-sol de certains quar-
tiers et des photographies de l'outillage qui leur sert à nettoyer les
rues, à enlever, détruire ou utiliser les ordures ménagères. Je dois
signaler également , dans l'exposition italienne, le plan du projet
d'assainissement de la ville de Naples , avec les nouveaux tracés
des rues. Ce projet est entré dans la phase d'exécution. L'inaugu-
ration des travaux a eu lieu, il y a trois mois, en pièsence du roi
d'Italie. La dépense qu'entraînera cette œuvre gigantesque est éva-
luée à 100 millions.
Les différens systèmes de vidanges occupent, dans toutes les
expositions d'hygiène , une place considérable. C'est en effet le
point capital de l'assainissement ; mais ce n'est pas le sujet sur
lequel s'arrête le plus volontiers l'attention des personnes étran-
gères à la profession médicale. Je serai donc sobre de détails.
Le mobilier des water-closets occupe tout un côté de galerie
dans le palais de l'hygiène, et il permet de constater un progrès
très réel accompli depuis trois ans. Lorsqu'on se souvient des
objets grotesques exposés à la caserne Lobau en 188(3, on recon-
naît que nos constructeurs ont profité des conseils qui leur ont été
donnés. Ils ont cependant encore trop de prédilection pour l'outil-
lage compliqué. Les installations les meilleures sont celles dans
lesquelles le mécanisme tient le moins de place. Les appareils éle-
gans qui figurent en si grand nombre, dans la galerie que j'ai
citée , ne sont du reste destines qu'aux hôtels et aux maisons
riclies; le seul système qui convienne aux habitations ouvrières,
ainsi qu'à celles de la petite bourgeoisie, est celui qui est adopté
en Angleterre et qui se compose de cuvettes à cône très allongé,
pourvues de syphons hydrauliques communiquant avec l'égoul par
des tuyaux de petit diamètre, également nmnis de syphons à leur
i
l'hygiène en 1889. 77
point de rencontre avec celui-ci. Un effet d'eau de 10 litres par
habitant assure le nettoyage immédiat et complet de tout le sys-
tème.
Les trois modes principaux d'évacuation des vidanges sont figu-
rés sur des tableaux occupant toute la hauteur de la muraille. De
grands dessins représentant les diflerentes phases et les principaux
détails de ces opérations permettent aux visiteurs de constater,
par eux-mêmes, la supériorité du « tout à l'égout » qui fonctionne
aujourd'hui dans presque tous les grands centres de population de
l'Europe, dans un certain nombre de villes françaises, et qui a été
adopté, en principe, pour la ville de Paris, où il est l'objet d'une
application partielle.
Quatre projets d'assainissement établis sur ce principe figurent
à l'Exposition : ceux de Chartres et de Toulouse ont été présentés
par M. Masson, celui de Rouen par M. Godard, et celui de Marseille
par M. Cartier. Ce dernier est le plus important et le plus urgent
de tous, car l'insalubrité de la grande cité provençale est devenue
légendaire. Dans le projet de M. Cartier, le grand collecteur aura
une longueur de 12 kilomètres. Il ira déboucher dans la calanque
de Cortiou : c'est un endroit assez solitaire et où la mer a une
protondeur suffisante. La dépense prévue est de 17 millions. Cette
solution n'est assurément pas la meilleure, car elle fait perdre des
quantités considérables de matière organique qui pourraient être
utilisées comme engrais. Dans toutes les autres villes où le système
du « tout à l'égout » est appliqué, on répand les eaux-vannes sur des
terrains arides qu'elles fertilisent.
A Paris, c'est sur la presqu'île de Gennevilliers que se pratique
l'épandage depuis dix-huit ans. De 6 hectares, on a passé à 800 qui
épurent, chaque année, environ 50,000 mètres cubes d'eau d'égout.
Elles y sont transportées par l'usine élèvatoire de Clichy dont le
modèle figure dans le pavillon de la ville de Paris. Les diflerentes
phases de l'épandage sont retracées dans une collection de dessins
exécutés sous la direction de Durand-Claye, qui a été l'inspirateur
du système et le directeur de l'exploitation, de|)uis 1868 jusqu'à
sa mort. Une grande aquarelle représente les terrains d'irrigation
dont les produits sont exposés et renouvelés tous les jours. De plus,
et comme démonstration sans réplique, on a installé au Trocadéro
un petit jardin modèle de 200 mètres carrés, qui est la reproduc-
tion exacte de ceux de Gennevilliers. La couche du terrain épura-
teur a une épaisseur de 2 mètres. Le fond et les parois de la fouille
ont été colmatés avec de la glaise battue. L'eau d'égout est em-
pruntée au collecteur de la rive droite ; elle est montée à la sm-face
du sol par une turbine qu'actionne l'eau d'une canalisation voisine,
et répandue dans le champ par une bouche d'arrosage semblable
78 REVUE DES DEUX MONDES.
à celles de Gcnnevilliers. Les irrigations se font deux fois par.jour.
On voit pousser, comme par enchantement, sur ce terrain fertilisé,
des légumes de toute espèce, des herbages, des fleurs, et des
arbres fruitiers. Pour constater la transformation que l'eau a
subie en liltrant à travers le sol et pour s'assurer de sa pureté, les
visiteurs n'ont qu'à descendre dans la tranchée ménagée à ce effet,
et à puiser à la petite cascade qui murmure au fond. Une glace
placée de chaque côté de cette cascade permet de reconnaître la
nature du terrain rapporté, sur une hauteur de "2 mètres.
Cette démonstration aura pour résultat de faire cesser les der-
nières préventions relatives à l'épandage des eaux d'égout. Tous
ceux qui ont visité les terrains deGennevilliers en sont revenus con-
vaincus ; mais peu de gens se donnent la peine de se déranger
pour se former une opinion, et le service de l'assainissement a bien
fait de mettre l'expérience sous les yeux de tout le monde. Les
visiteurs reconnaîtront qu'on peut se promener au milieu des ter-
rains d'épandage sans y respirer un air infect, que les eaux circu-
lent dans des rigoles profondes et n'atteignent les plantes que par
leurs racines, enfin que l'eau d'égout quia traversé une couche de
terre de 2 mètres est parfaitement filtrée et devenue de l'eau potable.
Cela rassurera peut-être les esprits timides qu'effrayait encore le
consentement donné par les chambres à la ville de Paris, de dispo-
ser, pour ses irrigations, des 800 hectares de terrain qui forment
la plaine d'Achères et qui appartiennent au domaine de l'état.
Quelques villes de France ont commencé à suivre le mouvement
et utilisent leurs eaux d'égout pour la fertilisation de leurs terrains
arides. La ville de Reims est dans ce cas. Grâce à l'ardeur commu-
nicative de son maire, le docteur Henrot, elle a fait en hygiène,
depuis quelques années, des progrès remarquables, et installé no-
tamment un système complet d'utilisation de ses eaux-vannes. Un
magnifique plan en relief à 1/2000'' représente la ville, ses envi-
rons, les champs d'épuration et les conduites qui les alimentent.
La superficie consacrée à l'épandage est de 500 hectares, dont
150 appartiennent à la ville, qui les a concédés pour trente-six ans
à la Compagnie des eaux-vannes. La ville de Reims expose égale-
ment une série de tableaux de grandes dimensions. Ce sont des
diagrammes tracés par le docteur Hoël, directeur du bureau d'hy-
giène, et qui expriment le mouvement de la population et de la mor-
talité de la ville, i)ar année et par maladies.
L'importance qu'on attache aujourd'hui à la pureté des eaux
potables explique le développement qu'a pris l'industrie des filtres,
la variété, et le nombre des appareils de ce genre qu'on trouve
léunis au palais de l'hygiène. Toute une salle leur est consacrée. Les
appareils (ju'on y trouve sont de deux sortes. Dans les uns, le fil-
l'hygiène es 1S89.
79
trage s'opère à travers une couche poreuse de sable, de charbon et
d'épongé ou à travers un lit de charbon aggloméré ou granulé ;
dans les autres, c'est en passant à travers un cylindre ou un cône
de porcelaine perméable. Ce dernier système est celui qui doit
finir par prévaloir. Sa supériorité a été constatée dans le labora-
toire de M. Pasteur, et c'est le seul qui arrête avec certitude les
micro-organismes. Il a l'inconvénient de fonctionner avec une
grande lenteur ; mais on y a remédié en multipliant le nombre des
bougies. Sur la façade nord du palais de l'hygiène est appliqué un
filtre Ghamberland qui en renferme 125 et qui se nettoie automati-
quement par un procédé qu'a imaginé M. 0. André.
Après les habitations et la vome, les édifices publics constituent
l'élément le plus important de l'hygiène urbaine, et les hôpitaux
occupent tout naturellement la première place dans la partie de
l'Exposition qui leur est consacrée. Ils y sont représentés par des
croquis, des photographies et des plans en rehef. On remarque,
parmi ces derniers, une réduction très intéressante de l'hôpital
Saint-Éloi à Montpellier. Il a été construit par M. Tollet et d'après
son système; puis vient le modèle en petit de l'un des pavillons du
bel hôpital du Havre, pour lequel la municipalité de cette ville n'a
rien épargné. Elle a pris à tâche de combler les vœux de l'hygiène,
sans regarder à la dépense, et cet établissement modèle, qui ne
contientque 312 lits, acoûté 8,175,000 francs. Il est représenté, sous
tous ses aspects, dans une collection de vingt deux plans ou cro-
quis. L'hôpital-hospice de Vichy est d'une création plus récente
encore, puisqu'il a été inauguré le 22 octobre 1887. Construit
d'après les mêmes principes, il figure également à l'Exposition.
Ces trois modèles suffisent pour faire connaître aux architectes
les conditions auxquelles ils doivent se conformer dans la construc-
tion des étabhssemens hospitaliers. Une des principales consiste à
les pourvoir de pavillons d'isolement pour les maladies contagieuses.
Il en existe deux spécimens sur l'esplanade des Invalides. M. 0. An-
dré y a reproduit la moitié d'un de ceux qu'il a construits à l'hô-
pital Trousseau et à l'iiùpital des Enftms. M. Gillot a élevé tout près
de là mi édicule destiné au traitement d'un seul malade. La venti-
lation y est opérée par une fenêtre, deux portes-fenêtres et un lan-
terneau. L'ossature est en fer ; le pavillon est h double paroi, l'une
en ardoise, l'autre en verre, séparées par un matelas d'air. Aucune
substance poreuse n'entre dans sa composition. Il peut être lave,
désinfecté et démonté au besoin. Cette construction, très ingénieuse
80 REVUE DES DEUX MONDES.
et très hygiénique, peut être utile pour l'isolement d'un varioleux,
d'une lemme en couches ou d'un opéré; mais c'est un moyen un
peu dispendieux.
La ville de Londres a exposé, dans le groupe de l'Kconomie so-
ciale, son système d'isolement et de traitement des maladies conta-
gieuscs. Sur un plan de la ville, de dimensions considérables, on
voit indiqués l'emplacement des hôpitaux, le trajet des voitures de
transport, les quais d'embarquement, la traversée des deux navires
qui portent les malades à l'hôpital flottant mouillé à Long-Reach,
sur la Tamise, et qui les en ramènent. Des vues photographiques
aident à comprendre le fonctionnement de cet important service.
L'isolement ne suffit pas pour empêcher les maladies contagieuses
de se répandre dans les hôpitaux et dans les villes. On sait que les
germes qui les propagent se transportent avec les poussières, le
linge, les objets de literie et les vêtemens des malades ; aussi la
désinfection occupe-t-elle aujourd'hui le premier rang parmi les
mesures sanitaires qui permettent de prévenir et d'enrayer les épi-
démies. L'expérience a prouvé que le meilleur moyen de détruire
ces germes consiste à soumettre les objets suspects à l'action de
la vapeur d'eau élevée à une température de lOG degrés au moins.
Aussi les étuves à vapeur sous pression qui remplissent seules ces
conditions sont-elles aujourd'hui exclusivement adoptées. II en
existe plusieurs modèles sur l'esplanade des Invalides.
Ce sont d'abord, et par ordre de priorité, celles de MM. Leblanc
et Dehaitre qui ont ligure à l'exposition de la caserne Lobau. Les
premiers appareils fonctionnant par la vapeur surchauffée ont
été construits dans les ateliers de M. Leblanc, pour le compte de
la marine et sur les plans de la direction d'artillerie, en exécution
d'un marché qui remonte au mois de septembre 1882.
Toutes nos colonies à fièvre jaune en sont aujourd'hui pourvues.
MM. Geneste et Herscher ont adopté le principe et perfectionné le
système. Leurs étuves sont exposées dans le pavillon spécial qu'ils
ont élevé sur l'esplanade des Invalides. Elles sont fixes ou mobiles.
Les premières sont destinées aux établissemens hos})italiers et pla-
cées dans un local spécial, divisé en deux compartimens séparés
qui ne communiquent que par l'étuve. Les objets contaminés sont
reçus dans une première pièce, introduits dans l'appareil, et,
quand ils ont subi l'action de la vapeur, ils sortent par l'extrémité
opposée du cylindre et sont déposés dans une autre salle pour
être transj)ortés au dehors, sans qu'il puisse y avoir de contact
entre les objets ni les personnes avant et après l'opération. Ces
étuves ont été adoptées par les din'ércns ministères et mises en
usage dans les hôpitaux de Paris. MM. Geneste et Herscher expo-
l'hygiène en 1889. 81
sent celle qu'ils ont installée à l'Hôtel-Dieu de Marseille et ({ui sert
à la fois au service de l'hôpital et aux habitans de la ville. Les
étuves mobiles ont été imaginées par eux, lors de l'épidémie de
suette qui a régné en 1887 dans le Poitou. Le système est le
même; seulement, l'appareil, au lieu d'être emprisonné dans un bloc
de maçonnerie, est placé sur une voiture et peut ainsi être trans-
porté sur les lieux où sévit l'épidémie. Elles ont rendu de grands
services dans le Poitou, ainsi que le constate le rapport adressé au
ministre du commerce par MM. Brouardel et Thoinot. Le modèle
qui figure à l'Exposition a servi plus d'une l'ois, depuis qu'elle est
ouverte, pour désinfecter les effets des Javanais, des Annamites,
des Tunisiens, des Arabes et des Canaques, qui ne brillent pas,
comme on le sait, par leurs habitudes de propreté et parmi les-
quels on avait toujours à craindre de voir éclater quelque épidémie.
Ce même pavillon renferme des pulvérisateurs à grande puissance,
destinés à nettoyer les murs des hôpitaux, à l'aide de liquides anti-
septiques, à désinfecter les wagons de bestiaux, les abattoirs, les
écuries et les étables, avec leur matériel.
La maison G. -G. Bingham a également exposé deux modèles de
Vétiive à désinfection locomobile du docteur G. Yan Overbeck de
Meyer (d'Utrecht). Ce type se rapproche des étuves Thurslieldet de
celles que construit la maison Schœffer et ^\alcker de Berlin. Cette
étuve ne pèse que 1 millier de kilogrammes et son prix est de
2,500 francs. Elle est par conséquent économique; mais elle ne
présente pas autant de garanties, pour la destruction des germes,
que celles qui fonctionnent avec la vapeur sous pression.
Les voitures publiques qui transportent les malades atteints d'al-
fections contagieuses s'imprègnent également de leurs germes, et
sont susceptibles de les transmettre. Les faits de scarlatine et de
diphtérie contractées de cette façon, ne se comptent plus et, dans
toutes les grandes villes, on a créé un service de voitures spéciales
pour opérer ces dangereux transports. La ville de Paris a le sien,
et elle expose dans un de ses pavillons la statistique des malades
qui en ont prohté de 1887 à mars 1889. Elle exhibe également un
spécimen des voitures qui servent à transporter les blessés et les
malades tombés sur la voie publique. On sait que c'est à l'initiative
du docteur Nachtel que la ville de Paris doit la création du service
des Ambulances urbaines qui fonctionne depuis un an.
Parmi les établissemens hospitaliers, ce sont les asiles d'aliénés
qui ont fait le plus de frais pour l'Exposition. On y voit les plans en
relief des asiles de Prémonlré et d'Armentières (ce dernier est en
staff et de grande dimension); celui de l'asile départemental de
Sainte-Gemmes-sur-Loire qui a été fait par les malades de l'établis-
TOME xcvi. — 1889. 6
82 REVUE DES DEUX MONDES.
sèment, et celui de la maison de santé de Bailleul pour le traitement
des maladies nerveuses. Les plans et les dessins des asiles natio-
naux de Charenton et du Vésinet complètent cette collection.
Dans celte même salle, on a reproduit, avec ses dimensions, une
cellule, construite en 1885, dans le pavillon des agités du pen-
sionnat de la Ville-Kvrard. Pour montrer le progrès qui s'est ac-
compli, sous ce rapport, dans les asiles, on a placé, à côté, le petit
modèle d'un cabanon de 1789, avec les appareils usités, à cette
époque, pour contenir les fous fm"ieux.
Siu" un mur du voisinage, on remarque l'exposition modeste
d'une œuvre qui n'en est encore qu'à ses débuts, puisqu'elle n'a
d'existence légale que depuis le 15 septembre 1S87. C'est VOEucre
nationale des hôpilaua: jn//rins, fondée pour créer, sur les côtes
de France, des établissemens destinés au traitement des scrofuleux.
Elle ne dispose encore que de ressources très limitées. Aussi, s'est-
elle bornée à mettre deux plans sous les yeux des visiteurs : celui
de Banyuls-sur-Mer, dans les Pyrénées-Orientales, qui est placé sous
sa direction immédiate, et celui de Pen-Bron qui doit le jour au dé-
voùmenl de M. Pallud, inspecteur des enfans assistés du départe-
ment de la Loire-Inférieure, mais auquel l'œuvre a ])rêté un con-
cours efficace. 11 est à désirer que le public ne mesure pas l'importance
de cette entreprise à celle des objets qui la représentent dans le
palais de l'hygiène, et qu'il en comprenne l'utilité et la grandeur.
Le jury des récompenses a bien voulu les ai^précier, car il a décerné
une médaille d'or à notre modeste exposition.
Le service sanitaire a exposé le plan en relief de son grand
lazaret de Trompeloup, le plan général et une vue d'ensemble de
ceux du Frioul et de >Iindin, ainsi que de la Consigne de Marseille et
les appareils de désinfection qu'il a choisis pour le service de ses
étabUssemens.
Les dispensaires marchent naturellement après les hôpitaux, dont
ils sont les auxiliaires et auxquels ils sont appelés à se substituer,
de plus en plus, dans le fonctionnement de l'Assistance publique.
Quatre d'entre eux sont représentés par des dessins et des modèles
réduits. C'est d'abord celui que le docteur Gibert a fondé au Havre
et qui est le premier en da,le. Notre savant confrère avait déjà
rendu bien d'autres services à l'hygiène, lorsqu'il a créé ce modeste
établissement à ses frais. 11 l'entreiient avec le concours de ses
amis : "2,000 enfans y passent pai* an, et la journée revient à 0 fr. '25.
Le docteur Gibert a fait école et dix-sept dispensaires semblables
se sont formés depuis. Le plus somptueux et le plus vaste est celui
que M""" Furlado-lleiue a consli-uit près de l'hôpital des Mariniers.
Elle l'entretient avec un luxe en rapport avec sa générosité qui est
à la hauteur de sa fortune. Tous les services y sont largement
I/IIVGIÈXE EN 1889. 8S
assurés; tous les enians sont admis à la consultation, sans distinc-
tion de culte. 11 y en a passé 51, 706 l'an dernier. A côté du beau
plan en relief, des tableaux et des dessins relatifs à cette importante
création, on remarque avec plaisir une élégante réduction du dis-
pensaire gratuit élevé par M. Ruel pour les enians malades du
IV* arrondissement, un dessin de la fondation d'isaac Pereiie à Le-
vallois-Perret, et le plan en relief de l'asile Notre-Dame-de-Bon-
Secours, desseiTi par les Augustines.
Les dispensaires sont surtout destinés au traitement des mala-
dies du premier âge; ils se rattachent par conséquent par plus d'un
lien aux institutions qui ont pour but la protection de l'enfance et
qui sont largement représentées sur l'esplanade des Invalides. Dans
le palais de l'hygiène et de l'Assistance pubhque, on a réuni tout
ce qui concerne l'histoire de l'allaitement, du maillot et du cou-
chage. On y a reproduit le vieux tour de l'hospice de Moulins qui
porte la date de 1730. Tous les hygiénistes réclament le rétablisse-
ment de cette institution, qui n'a jamais été abrogée; mais lorsqu'ils
auront obtenu gain de cause, j'espère qu'ils feront choix d'un sys-
tème un peu moins primitif.
La Société protectrice de l'enfance et la Société de charité ma-
ternelle ont également exposé leurs statuts et leurs résultats. Celle
des crèches de Paris a mieux fait. Elle a doté la section d'hygiène
à l'Exposition d'économie sociale, d'un fort joh petit modèle qui en
constitue le plus bel ornement. L'établissement en miniature, pro-
tégé par sa cage de verre, représente la grande salle avec ses ber-
ceaux et sa pouponnière, la cuisine, le vestiaire, le vestibule, la
salle d'allaitement et les lavabos. De petites poupées fort bien vê-
tues iigurent les enfans avec les femmes qui les assistent. Les
visiteuses prennent plaisir à contempler ces petits personnages dans
l'exercice de leurs fonctions. Sur les parois de la même salle, sont
appendus des plans d'étabhssemens analogues, et des graphiques
représentant le mouvement ascensionnel de l'œuvre, depuis la ton-
dation de la première crèche, à Chaillot, en 18/iA, jusqu'au moment
actuel, où on en compte 61 dans le département de la Seine seulement.
Le buste de Firmin Marbeau, le fondateur de cette institution émi-
nemment philanthropique, est exposé dans la même pièce, il semble
sourire au triomphe de ses idées et se réjouir du succès de son
œuvre.
Sur un panneau voisin se trouvent les résultats remarquidjies
obtenus par l'œuvre de la Croix-bleue de Genève. C'est, on le sait,
la Société de tempérance qui déploie le plus de zèle pour la répres-
sion de l'alcoolisme et qui opère le plus de conversions. Fondée
le 21 septembre 1877, elle compte aujourd'hui 165 sections et
6,/i37 membres. A ses côtés la section suisse de la fédération inter-
84 REVUE DES DEUX MONDES.
nationale pour l'observation du dimanche expose ses principes à la
fois hygiéniques et moralisateurs et les statuts qu'elle a adoptés
pour répandre et faire prévaloir ces mêmes principes.
La Société philanthropique a fait les frais d'un pavillon spécial
qui se compose de cinq parties : une salle d'exposition, un dispen-
saire, un asile de nuit pour femmes et enfans, un asile maternel
et un fourneau économique qui a fonctionné pendant toute la durée
des travaux de l'exposition et qui continue à fournir à tout venant
des alimens et du café d'excellente qualité et à des prix invraisem-
blables.
Les fours à crémation n'avaient pas encore figuré dans les expo-
sitions d'hygiène. Ils ont l'ait leur apparition cette année sur l'es-
planade des Invalides. M. L. Bourry, ingénieur des arts et manu-
factures, a exhibé le plan d'un four crématoire qui fonctionne à
Zurich depuis dix mois. D'après la notice qui l'accompagne, la
combustion s'opère par la flamme du gaz sur une sole en porce-
laine. Elle dure de quarante-cinq minutes à une heure. L'installa-
tion coûte de 6,000 à 8,000 francs. M. MuUer (d'Ivry-sur-Seine)
expose des appareils analogues; enfin, M. Guichard a fait con-
struire, sur l'esplanade, un grand crématoire de son invention. Je
ne crois pas qu'il ait l'intention de le faire fonctionner sous les
yeux du public.
Il y aurait beaucoup à dire sur cette innovation, ou plutôt sur
ce retour à une pratique de l'antiquité. La question hygiénique,
surtout, serait intéressante à traiter; mais le sujet a trop d'mipor-
tance pour être abordé en passant. J'y reviendrai peut-être plus
tard.
La même nécessité de couper court à une revue, déjà très longue,
me force à laisser de côté tout ce qui a trait à l'organisation des
secours pour les blessés qui tombent sur les champs de bataille
ou qui sont victimes d'accidens industriels. Parmi les grands ser-
vices publics, il n'y en a pas qui ait lait plus de progrès, depuis
nos desastres, et il y aurait un intérêt patriotique à les faire res-
sortir; mais ce serait une étude complètement distincte de celle
à laquelle je viens de me livrer; elle m'écarterait du terrain de
l'hygiène proprement dite, et le plus sage est d'y renoncer.
Cette revue terminée, l'impression générale qui s'en dégage est,
en sonmie, favorable. L'exposition d'hygiène de 1889 est plus
étendue, plus complète dans quelques parties, que celles qui l'ont
précédée ; mais elle leur est intérieure sous certains rapports. On
lui rei)roche, par exemj)le, d'être absolument muette. On n'y trouve,
en elïet, personne pour donner des explications aux visiteurs et
prendre de temps en temps la parole. A Londres, il n'en était pas
ainsi. Presque tous les jours, des conlerences ou des lectures sur
l'iiygièm: en 1889. 85
les sujets les plus controversés, ainsi que sur les points les plus
pratiques de l'hygiène, y étaient laites par les savans les plus re-
nommés de l'Angleterre et sous les auspices de l'administration.
11 y a bien eu, au Trocadéro, quelques conférences relatives à la
santé publique. J'en ai fait une moi-même, le 8 juin, sur les
intoxications volontaires ; mais cela n'avait aucun rapj)ort avec
l'exposition d'hygiène.
Un second reproche qu'on lui a fait, à juste titre, c'est qu'elle ne
renferme que des objets sans mouvement et sans vie. A la caserne
Lobau, tous les mécanismes fonctionnaient, ce qui permettait de
les comparer entre eux. Cet inconvénient a paru assez sérieux au
jury pour qu'il ait témoigné le désir de voir marcher les appareils,
avant de se prononcer.
Quoi qu'il en soit, et malgré ces desiderata, l'exposition d'hy-
giène a réussi et remplit son but. Elle n'éblouit pas, comme les
merveilles du Champ de Mars ; mais elle donne à réfléchir et satis-
fait l'esprit. Lorsqu'on l'examine avec attention, ce qui frappe, c'est
moins l'élégance et les dispositions ingénieuses des ustensiles
qu'elle emploie, que l'importance des travaux qu'elle suscite et
des résultats qu'elle obtient. L'impression qu'on en rapporte est
celle d'un effort considérable, fait pour l'assainissement des villes,
sous l'influence des doctrines nouvelles. Dans l'ordre des résul-
tats, ce qui saisit surtout, ce sont les documens sans nombre qui
montrent partout la mortalité reculant devant l'hygiène. La statis-
tique établit ce fait avec l'autorité irréfutable des grands nombres,
et il n'est pas inutile de rappeler, au moment de la célébration du
centenaire, qu'en 1789 la durée moyenne de la vie humaine était,
en France, de vingt-huit ans et neuf mois, tandis qu'elle dépasse
quarante ans aujourd'hui. Laissons donc les esprits forts railler à
leur aise les doctrines contagionistes et les principes d'hygiène qui
en découlent. Les unes et les autres ont maintenant pris racine dans
l'opinion publique ; ils ont fait naître un culte qui, chaque jour,
compte de nouveaux fidèles, celui de l'ordre et de la propreté.
Du reste,' l'Exposition universelle tout entière donne aux per-
sonnes de bonne foi cette conviction réconfortante, qu'en fin de
compte, comme je le disais dans ma précédente étude, la somme
des maux que notre pauvre humanité est condamnée à supporter
sur cette terre va toujours en diminuant.
Jules Rocuard.
L'AFRIQUE ET L'OCÉANIE
L'EXPOSITION UNIYEKSELLE
I.
La moins connue des cinq parties de noire globe, bien que la
plus rap])rochée de nous, l'Afrique, occupe à l'Exposition une
place considérable. Elle la doit autant à l'intérêt qu'inspire à
la France sa grande colonie méditerranéenne qu'à celui qui s'at-
tache aux explorations dont TAfrique centrale est l'objet, aux résul-
tats qu'on en attend, et au rôle réservé à ce continent, longtemps
tenu pour le moins favorisé de tous. Ce facteur nouveau semble,
en elïet, appelé à prendre, dans le mouvement économique et
commercial, un rang que l'on était loin de lui assigner il y a un
deiui-siècle. On estimait alors qu'au-delà des côtes le continent
noir ne renfermait que vastes déserts de sable semés de rares
oasis, que lacs stagnans, qu'immt uses espaces peu peuplés, refuges
de tribus nomades, réfractaires à toute civilisation.
Compacte et massive, mal découpée et mal articulée, trois fois
plus grande que l'Europe et baignée par cinq mers, l'Afrique ne
possède, sur son immense périmètre, que quelques fleuves, dis-
tans les uns des autres. Barrés par des rapides, soumis, comme le
Nil, à des crues annuelles, ou, comme le Zambèze, à des crues
imprévues et soudaines, partout ailleurs d'un régime irrégulier, ils
n'ollraient aux explorateurs que des voies incertaines, à leurs
embouciuu'es qu'un puint d'appui et de départ réputé malsain.
l' AFRIQUE ET l'oCÉLOIE A l'eXPO.SITION. 87
des ports rares et d'accès difficile, des côtes basses et inhospita-
lières.
Le monde ancien, dans ses tentatives de conquête et de coloni-
sation africaine, s'était vu la route fermée à l'est par le désert de
Libye, par son vaste bassin déprimé, sillonné de mouvantes dunes
de sable; puis, à l'ouest, par le Sahara, barrière infranchissable,
étant donnés les moyens d'action dont il disposait. On ne savait
pas alors que, dans ce désert de plus de 6 millions de kilomètres
carrés qui séparait le monde européen de l'Afrique véritable, du
pars des noirs, de grandes villes, comme Agadès, avaient dû con-
tenir autrefois des populations de 100,000 âmes; on ne soupçon-
nait pas que, sur ce sol désolé, les fleuves eussent autrefois ser-
penté au travers des hautes forêts et des épais pâturages, et qu'un
assèchement graduel eût fait disparaître toute trace de végétation,
convertissant en sable cette terre jaune ailleurs si appréciée pour
sa fécondité. Moins encore soupronnait-on, au-dolà de cette région
stérile, l'existence des forêts de l'Afrique centrale ; puis, plus loin
encore, la région des grands lacs, des riches plaines, que nous ont
révélées Livingstone, Burton, Speke, Grant, de Brazza et Stanley,
les plantureuses contrées de l'Ounyamouézi, qui, du Fleuve-Blanc
au Zambèze, largement arrosées, sont habitées par un peuple nom-
breux, riche en troupeaux; non plus que l'existence de ces larges
vallées, aux crêtes couronnées de palmiers, aux ruisseaux lim-
pides, aux champs de mais, de sorgho et de millet, pays abondant
en bétail, en laitage et en miel, paradis des chasseurs où affluent
les élephans, les antilopes, les zèbres et les girafes gîtes dans les
bois, à la fois jungles et futaies.
Quand la pesante main de Rome s'abattit sur ce continent,
quand, pour la première fois, elle se heurta, en Sicile, à l'Afrique
commerçante, à l'empire carthaginois, qu'elle devait anéantir après
une rivalité de cent dix-huit années; puis, à Actium, à l'Afrique
guerrière, aux flottes d'Antoine et de Cléopâtre, et qu'elle fit de
l'Egypte une province romaine, le gi enier de l'empire pendant six
siècles, Rome ne put ni pousser plus avant sa conquête, ni, plus
tard, la disputer à l'islamisme triomphant qui s'étendit sur la côte
et onze siècles la garda, menaçant l'Europe. Le 5 juillet 1830, la
France renversa la muraille barbaresque qui, à deux cents lieues
de ses rivages, barrait le chemin à la civilisation europécime. D'Al-
ger, nid de pirates et citadelle d'écumeurs de mer, elle lit la capi-
tale de son empire africain, et, sur la Méditerranée afîranchie, dé-
ploya son drapeau libérateur.
Dès 1652, le Hollandais van Riebeck, abordant l'Afrique à son
extrémhé méridionale, avait fondé la ville du Cap, que l'Angleterre
s'appropriait en 1795 et gardait en 1S15. Entamée à ses doux extré-
88 REVUE DES DEUX MONDES.
mités, puis à l'est par le Portugal, le jour approchait où l'Afrique
s'ouvrirait à l'impatiente curiosité de l'Europe s'efl'orçant de sou-
lever le voile qui dérobait à ses yeux l'intérieur de ce vaste conti-
nent. Livingstone le déchira; et, sur ses traces, de hardis explo-
rateurs se lancèrent. Avec la mer pour base et point d'appui, ils
sillonnent le continent noir en tous sens, rectifiant les idées fausses
que l'on s'en faisait, nous révélant les conditions d'existence de
près de deux cents millions d'êtres humains disséminés sur une
superficie de 31, âOO, 000 kilomètres carrés.
Ce qu'ils peuvent apporter pour leur quote-part à l'actif de
l'humanité, ce qu'ils peuvent produire et récolter, on ne le sait
encore que confusément; mais les récits des explorateurs ne lais-
sent plus de doutes sur la r'chesse et la fertilité du sol de l'Afrique
centrale, pas plus que n'en laisse, sur la richesse et la fertilité
du httoral et d'une partie de l'intérieur, l'exposition de l'Algérie et
de la Tunisie, de l'Egypte et du Maroc, de la colonie du Gap et du
Transvaal. Il semble môme que ce que l'on sait et ce que l'on voit
soit peu de chose à côté de ce que l'on ignore, qu'on n'ait en-
core effleuré que les régions les plus ingrates, et que les promesses
de l'avenir ne doivent l'emporter de beaucoup sur les réalités du
présent.
II.
Et cependant elles ont grand air, ces réalités qui s'entassent
dans le palais de l'Algérie. Construit par M. Ballu, qui s'est heu-
reusement inspiré des études faites par lui pour le compte de la
commission des monumens historiques, le palais ouvre, sur le quai
d'Orsay et l'avenue centrale des hivalides, son porche à triples
arcades et sa porte ornée de faïences qui rappelle le mihrab de la
mosquée de la Pêcherie. Le vestibule donne accès à l'élégant mi-
naret, reproduction de celui de Sidi-Abd-er-Uhaman, et aux loges
en encorbellement, décorées de balustrades algériennes, d'où le
regard plane sur un pittoresque fouillis de constructions basses,
sur les villages et campemens exotiques, sur le palais des colonies
et de la guerre, de la Tunisie, de l'Annam, du Tonkin, de la Co-
chinchine, sur la pagode d'Angkor, et se pose sur le dôme étince-
lant des Invalides, qui se profile à l'hori/on.
Il est plein à déborder, ce palais où, dans trois vastes salles, nos
trois provinces africaines : Oran, Alger et Constantine, exposent les
produits multiples de leur sol et de leur industrie. Si, par la pen-
sée, nous nous reportons aux expositions précédentes, même à celle
de 1878, la plus rapprochée de nous, l'étape franchie, le progrès
réalisé, frappent d'étonnement. Cet étonnement redouble en com-
l'afhique et l'océaxie a l'exposition. 89
parant le catalogue des objets exposés alors à celui d'aujourd'hui.
A elle seule, l'exposition vinicole est une révélation de ce que peut
donner, sur ce sol ensoleillé, une culture intelligente. C'est par
millions de francs que l'exportation des vins d'Algérie s'accroît
chaque année. En déclarant, en 1878, que ces vins pouvaient,
comme qualité , entrer en ligne avec ceux que donnent nos
climats tempérés, le jury de dégustation a accéléré l'impulsion don-
née à l'industrie vinicole de l'Algérie par les ravages incessans du
phylloxéra en Europe. Il indiquait aux propriétaires algériens le
moyen de relever le revenu de leurs terres, dont l'augmentation
n'avait pas suivi celle du capital ; il indiquait aux cultivateurs une
source nouvelle de profits.
Ils en ont pris bonne note, et nous en voyons les résultats.
De 338,220 hectolitres en 1878, la production s'est élevée à
2,761,178 hectolitres en 1888, et les qualités s'améliorent. Plus
lent et plus difficile à obtenir, ce second résultat s'acquiert ; l'ex-
périence achève l'œuvre entreprise, et, aux inévitables tàtonnemens
du début, substituedes méthodes scientifiquesetsiires. Elles faisaient
défaut au début. Les procédés usités dans nos régions n'étaient
pas de mise ici, et les viticulteurs de nos départemens du midi,
déroutés par la douceur de l'hiver, par l'action dillérente des vents
du nord, humides en Algéiie, secs en France, par la fermentation
plus active des cuvées, voyaient souvent leurs produits altérés
donner un démenti à leurs traditionnels erremens. La création
d'instituts agronomiques où l'on enseignera, avec les meilleures
méthodes à employer, les modes de culture les plus économiques,
fera franchir une étape nouvelle à une industrie qui s'annonce si
bien .
Principale richesse de l'Algérie, l'agriculture y dispose de trois
zones distinctes : le Tell, les Hauts-Plateaux et le Sahara. Ce n'était
pas sans raison que le géographe Scylax exaltait la fécondité mer-
veilleuse du Bjjzacium, et que les Argiens donnaient à Cérès le
surnom de Libyqiie. Le blé, l'orge, l'avoine, le seigle, le maïs, le
sorgho, prospèrent encore aujourd'hui sur ce sol d'où Rome tirait
ses céréales les plus estimées et ses meilleurs blés durs.
Devant ces échantillons de ramie que nous expose l'Algérie, on
se demande quel est l'avenir de ce textile nouveau. Depuis des
années que la question est à l'étude et que l'on nous montre des
produits manufacturés qui ne laissent rien à désirer comme qua-
fité, sinon comme prix, la questionne semble pas avoir franchi le
pas décisif de la fabrication en grand. L'obstacle paraît être dans
les procédés de décortication. Les résultats constatés l'année der-
nière par M. Imbs, professeur au Conservatoire des arts et mé-
tiers, quant aux procédés mécaniques et chimiques à employer
90 REVUE DES DEUX MONDES.
pour délivrer les fibres de leur gomrae, permettent d'espérer une
réussite prochaine. La science moderne a eu raison de bien autres
difficultés, et la solution de ce problème doterait l'Algérie d'une
culture nouvelle qui a merveilleusement réussi là où elle a été
tentée et que l'on ne délaisse que foute d'écoulement.
L'alfa, cette herbe africaine qui ne prospère que dans les terrains
légers et comparativement ingrats, formés de silices et recouverts
de pierrailles calcaires, dans les régions les plus sèches des hauts
plateaux, figure en belle place dans le palais de l'Algérie. Sur les
225,000 tonnes qu'exportent annuellement les pays producteurs :
Oran en première ligne, puis l'Espagne, la Tunisie et le Maroc, la
fabiication du papier consomme, à elle seule, 210,000; la cor-
derie, la vannerie, la sparterie, se partagent le surplus. Par un
fâcheux, mais trop fréquent effet des lois économiques faussées,
la France utilise très peu l'alfa, par suite du prix élevé des trans-
ports; l'Angleterre, en revanche, absorbe la presque totalité de la
production : 200,000 tonnes sur les 225,000 tonnes récoltées
en 1885. L'alfa, qui revient aux labricans français à Ih francs les
iOO kilogrammes, ne revient qu'à 10 francs aux Anglais et aux
Belges. Cet énorme écart dans les prix rend la concurrence très
difficile. 11 prive nos fabricans d'une source sérieuse de profits
et ralentit la production algérienne, que l'on pourrait facilement
porter à iiOO,000 tonnes par année. H résulte, en elTet, des docu-
mens officiels qiie, dans le seul département d'Alger, en terri-
toù'o militaire, plus de 600,000 hectares, pouvajit fournir plus de
120,000 tonnes d'alfa, sont encore inexploités.
11 résulte aussi des mêmes documens que, si l'alfa coûte €n
France plus cher qu'en Angleterre, les produits chimiques pour le
convertir en pâte reviennent à 56 francs les 100 kilogrammes en
France, à 35 en Angleterre. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner si,
dans ces conditions doublement défavorables, peu d'ui<ines en
France fabriquent de la pâte d'alfa, et si cette industrie restreinte
alimente surtout une fabrication de luxe et non, comme en Angle-
terre, une fabrication d'articles courans. Et cependant l'alfa donne
un papier souple, soyeux, résistant, transparent et d'une grande
pureté. A poids égal, il a une épaisseur supérieure à celle des au-
tres papiers. 11 reçoit bien l'impiession; il convient admirablement
aux éditions de luxe et aux belles gravures. La plupart des beaux
journaux illustrés anglais sont imprimés sur papier d'alfa ; on en
lait également un excellent papier à lettre.
Auprès de ces résultats d'une culture toute moderne, de ces
produits que l'antiquité n'a pas connus, les organisateurs de l'Ex-
position algérienne ont tenu à faire sa place au passé : dans le
vestibule, une reproduction du sarcophage de Tipara; dans les
l'afrique et L'or:ÉA^•TE a l'exposition. 9j
vitrines, des bustes romains. La Vénus de Cherchell, décapitée,
mutilée, aux seins meurtris, mais belle encore d'une beauté que les
outrages du temps n'ont pu détruire; Diane chasseresse, repro-
duction d'une statue d'onyx blanc et rose, réveillent le souvenir
d'un art immortel. Celle d'un prêtre, debout devant l'autel, évoque
le masque hiératique et les formes rigides des sculptures égyp-
tiennes. Les débris des civilisations superposées surgissent de ce
sol où la charrue du colon, la pelle des manœuvres, les fouilles
des explorateurs', ramènent au jour des vestiges enfouis depuis
des siècles.
Sur les murs, l'œil suit la configuration des côtes -méditerra-
néennes, le tracé des voies de communication, routes et chemins
de fer, le rehef du sol, les diagi'ammes de la population, du com-
merce, de la température et du nombre d'hectares mis en culture.
Cartes utiles, instructives, qui en apprennent plus en quelques
minutes que le livre le mieux fait. Les notions exactes pénètrent
par les yeux dans la mémoire, fixant et éclairant les souvenirs,
précisant les distances entre les localités, images parlantes que la
masse comprend et s'assimile sans elïort. Et, à cet égard, on ne
saurait trop louer les intelligens efforts faits pour vulgariser les
connaissances géographiques. Presque partout, dans la plupart des
pavillons étrangers, on s'est ingénié à rendre facile, à mettre à la
portée de tous cette science que l'on nous reproche d'ignorer. 11
n'y a pas vingt ans encore, les procédés routiniers de l'enseigne-
ment public la réduisaient à une nomenclature aride et sèche,
surchargeant la mémoire et ne parlant pas plus à l'esprit qu'à
l'imagination. L'heureuse initiative de quelques novateurs l'a
renouvelée. En projetant, sur l'étude de la géographie, la vive
lumière de l'histoire, ils ont montré combien la connaissance de
l'une était indispensable à l'inteUigence de l'autre, comment la civi-
lisation s'infiltrait dans les terres par les fleuves, combien le relief
du sol avait d'influence sur la marche de cette civilisation, par
quelles routes naturelles, par quelles larges vallées les grandes
migrations avaient invariablement passé, dans quelles plaines elles
avaient débouché et s'étaient fatalement entre-choquées, pourquoi
les siècles voyaient toujours se vider, sur les mêmes champs de
bataille, les conflits des peuples.
Puis, dans un autre ordre d'idées, s'adressant à ceux que préoc-
cupent surtout les intérêts commerciaux et industriels, ils ont fait
toucher du doigt l'indispensable nécessité de se rendre compte de
la facilité des moyens de transport, de la climatologie des régions
lointaines, de leurs produits et de leurs procédés de culture, du
prix de la main-d'œuvre et du prix de revient, du chiffre de la po-
92 REVUE DES DEUX MONDES.
pulation el de sos besoins, des grands courans commerciaux qui
charrient sur leur parcours les productions du monde entier.
Dans le panorama de la compagnie transatlantique, dans ce pa-
villon géographique où le globe terrestre démesurément grossi
attire chaque jour une foule curieuse, pas un visiteur qui n'emporte
avec lui des idées plus justes, qui ne redresse, après un examen
même superficiel, une erreur qu'il n'avoue pas et qu'il necommettra
plus. Du rapprochement qu'il fait entre les pays dont il a visité l'ex-
position, et de la position et de l'étendue que ce pays occupe sur la
sphère gigantesque, se dégage une notion exacte, satisfaisante pour
l'esprit, nette et claire pour la mémoire.
Sous ce rapport, le pavillon de l'Algérie a multiplié les rensei-
gnemens, et rien n'est plus curieux que de voir avec quelle atten-
tion le public les interroge, leur demandant l'explication de quelque
point douteux, la situation exacte de quelque localité dont le nom
prononcé n'éveillait qu'une idée vague et confuse. Encore quelques
efïorts, encore et toujours des cartes murales dans nos gares de
chemins de fer, dans nos salles d'attente, là oii la foule oisive et
inoccupée cherche sur quoi fixer ses yeux et son attention, et cette
foule curieuse, intelligente, à la mémoire tenace, saura ce qu'elle
ignore et ce que nos détracteurs lui reprochent d'ignorer. La So-
ciété de géographie de France qui a tant fait dans ce domaine, qui
compte tant d'hommes savans et pratiques, se doit à elle-même
de redoubler d'efforts pour mener à bien cette œuvre patriotique.
Puis aussi, et encore, des guides de l'émigrant, courts, clairs et
précis, indiquant les distances et les voies de communication, le
coût de la vie matérielle, les conditions faites au colon, les prix
courans des salaires ; guides distribués largement, comme on les
distribue dans les pavillons étrangers, dans celui du Brésil et de
la République Argentine, de l'Uruguay et du Paraguay. Ils sèment
pour récolter; nous aurions dû faire comme eux. L'Algérie eût à
coup sûr recruté l)ien des colons dans ces millions de visiteurs de
toute classe qui, six mois durant, ont admiré l'Exposition de ses
produits.
Non moins intcressans que les cartes murales, ces plans en re-
lief d'oasis créées sur les confins du désert parla baguette magique
de l'ingénieur, faisant jaillir la nappe d'eau qui fertilise ces sables.
Autour d'eux les visiteurs s'arrêtent émerveillés. Sur le sol brûlé
par le soleil, l'eau s'épanche, et ce sol calciné se couvre d'herbes et
de moissons, de plantations d'arbres. La verdure naissante égaie
et repose les yeux, attestant la victoire de l'homme sur une terre
nue et désolée. Victoires pacifiques, conquêtes silencieuses qui
étendent son domaine sans coûter une larme ni une goutte de sang.
l'afkique et l'océame a l'exposition. 93
L'imagination, devançant les résultats, fertilise ces déserts, peuple
ces solitudes; les champs succèdent aux champs; le prodige que
l'homme a réaUsé ici, il le réalisera plus loin; le décevant mirage
du désert qui fait luire aux yeux du voyageur altéré de frais ruis-
seaux, de rians ombrages, deviendra une réalité. N'y a-t-il pas
quelque chose de fatidique dans ce rêve errant sur l'immense plaine
de sable? Les images qu'il évoque avec une si merveilleuse préci-
sion ne sont-elles pas plus et mieux que des images : une révéla-
tion à l'homme de ce qui sera, de ce qu'il fera, de la création que
Dieu lui réserve d'accomplir à son tour?
A ces pyramides de vins et à ces céréales entassées, aux dattes et
aux soies, aux pâtes et aux laines, aux cuirs et aux tabacs que l'Al-
gérie expose, des céréales, des laines et des cuirs s'ajouteront en-
core, enrichissant le colon qui les produit, grossissant l'actif de
l'humanité qui les consomme. A sa prospérité grandissante, aux
besoins de luxe que cette prospérité fait naître, il faut ces marbres de
Guelma, ces colonnes d'onyx qui, au centre du pavillon, reposent
sur un socle merveilleux, supportant une vasque plus merveilleuse
encore, ces fourrures, ces étoffes brodées d'or, ces somptueuses
tentures, ces bois d'eucalyptus, ces coupes et ces aiguières d'ar-
gent; mais pour fertiliser le désert, pour étendre les cultures, pour
forer les puits, pour créer les routes, il faut encore et surtout des
hommes. De récentes et affligeantes constatations statistiques, en
confirmant les appréhensions trop fondées de ceux que préoccu-
paient de fâcheux indices, ont prouvé que ce que la France pro-
duisait le moins en ce moment était les hommes. Stationnaire,
ou à peu près, au point de vue de la natalité, en présence de voi-
sins et de rivaux dont la population s'accroît, la France, obéissant
à un secret instinct, étend son domaine colonial au moment précis
où elle est, à tous égards, le moins en mesure de le peupler et où
force lui est de se concentrer et de se replier sur elle-même.
Entre ces deux courans de faits et d'idées, la contradiction
est flagrante, et tous deux cependant résultent d'impérieuses
nécessités. Sous peine de nous laisser devancer par nos rivaux et
nos concurrens, force nous est de maintenir notre influence exté-
rieure; force nous est de fortifier notre situation coloniale dans
cette Océanie que l'Europe convoite, sentant approcher l'heure du
partage ; force nous est, plus encore, de conserver ce que nous
avons payé de notre or et de notre sang, sous peine de déchoir et
d'abandonner à d'autres le fruit de nos efforts.
Problème insoluble si l'on admet en principe que toute expansion
coloniale exige un accroissement rapide de la population chez la
mère patrie, qu'elle exige en outre de cette population l'instinct
nomade, l'esprit d'aventure, puis aussi le désir de fortune rapide
9k REVUE DES DEUX MONDES.
remportant sur les goûts de confort restreint, mais assuré ; l'am-
bition, sans issue le plus souvent dans une société où chacun a sa
place marquée et son horizon limité. De ces conditions, les unes ne
se rencontrent pas en France, les autres n'y existent qu'à l'état
d'exceptions. Pour les trouver réunies, il faut remonter en Europe,
auxvi'^ et au xvu^ siècle, à la découverte de l'Amérique et dos mines
de Polosi, aux expéditions espagnoles et portugaises, hollandaises-,
anglaises et françaises, dont l'élan fut irrésistible. Plus près de nous,
les quelques années qui suivirent la découverte de l'or en Califor-
nie et en Australie donnèrent à l'émigration une impulsion nou-
velle, prompteraent épuisée.
Problème soluble cependant si l'on reconnaît que le nombre n'est
ni l'unique ni le principal facteur de la suprématie d'une race. Dans
notre Algérie, conquise depuis plus d'un demi-siècle, depuis qua-
rante années pacifiée, nous ne comptons guère plus de 250,000 Fran-
çais, et le nombre des indigènes y dépasse 3 milhons. Si grande
que soit la disproportion qu'indiquent ces cliilïres, elle n'est pas
pour alarmer. Une poignée d'hommes administre et gouverne les
Indes néerlandaises; une poignée de fonctionnaires, quelques mil-
liers de marchands et de colons, 60,000 hommes de troupes suffi-
sent à l'Angleterre pour maintenir l'ordre dans l'Inde peuplée de
260 millions d'Hindous. L'Inde, possession anglaise, est à vingt-
cinq jours de Londres, Alger à quarante heures de Paris, à vingt-
quatre de notre grand port commercial de Marseille, de Toulon,
notre port militaire du midi.
De nos jours, la colonisation n'imphque plus l'idée de substitution
d'une race supérieure à une race inférieure, de la suppression bru-
tale de la seconde au profit de la première, mais de suprématie
intellectuelle et morale, militaire et navale, industrielle et commer-
ciale de l'une sur l'autre. Ces facteurs équivalent au nombre, ré-
tablissant, et au-delà, l'apparent équilibre rompu, à la condition
toutefois de s'incarner et de s'identifier dans ceux qui, par leur
origine, les personnifient. La finalité des administrateurs, déten-
teurs à quelque titre que ce soit de l'autorité déléguée par la mé-
tropole, est ici d'une importance capitale ; elle compense l'infério-
rité de leur nombre.
Rome le savait et tenait le monde dans sa dépendance. L'Angle-
terre le sait; aussi choisit-elle, pour administrer ses colonies, les
hommes d'état les plus capables, les juges les plus éclairés, les
percepteurs les plus intègres. Le prestige est à ce prix et le prestige
supplée à la force matérielle. Nous sonuues appelés à en faire l'ex-
périence dans la (lochinchine qui compte 1,700,000 autochtones,
dans l'Annara qui en possède entre 2 et 5 millions, dans le Tonkin,
peuplé de près de 9 millions. Ici la disproportion est bien autre, et
l' AFRIQUE ET l'oCÉANIE A l'eXPOSITIOX. 95
la distance énorme. A défaut de l'émigration active et continue,
nous ne triompherons des difficultés que créent cette disproportion
et cette distance qu'à la condition de relever, avec la situation qui
leur est faite, le niveau intellectuel et moral des fonctionnaires de
tout rang chargés d'administrer au loin nos colonies naissantes.
Pour cela, choisir les plus capables, élever leurs pouvoirs à la hau-
teur de leurs responsabihtés, modifier l'opinion erronée que les
capacités doivent refluer au centre, et qu'aux extrémités les médio-
crités suffisent. C'est à distance et au loin que les erreurs sont
dangereuses, lentes et difficiles à réparer, et que la valeur morale
de ceux qui dirigent et commandent doit se hausser au niveau des
responsabilités à assumer, de l'importance des décisions à prendre.
Prolongement de la France au-delà de la Méditerranée, l'Algérie,
nonobstant l'infériorité du chiffre des colons à celui des indigènes,
s'assimile de plus en plus à la France. Si fière et si indépendante
que soit une race, elle finit toujours par subir l'ascendant d'un
vainqueur intelligent et tolérant qui lui donne, avec la sécurité,
les moyens de vivre et de s'enrichir. Romaniser, comme le
faisait Rome avec ses rois sujets, une contrée qu'elle convertis-
sait plus tard en province, ouvrant largement aux nouveaux-venus
la porte de la Cité, est enfin devenu, après bien des essais, le pro-
cédé adopté. Les traditions de Rome survivent sur ce sol où elle a
laissé des traces profondes. En les reprenant, la première des races
latines ne fait que renouer la chahie brisée.
m.
Auprès du palais de l'Algérie, dont le sépare l'exposition de ses
forêts de chénes-liège, la Tunisie dresse le sien, construit par
M. Henri Saladin, et dont on ne saurait trop louer l'intéressante et
savante disposition. Ici encore l'on a prodigué les cartes, les sta-
tistiques et les chitfres. Ils ont leur éloquence. Le jeune et brillant
architecte s'est heureusement inspiré, lui aussi, de ses études en
Tunisie, des documens sur l'art arabe recueillis dans le cours de
deux missions confiées par le ministère de l'instruction pubhque.
Il a demandé au Bardo, à la zaouia de Sidi-Ben-Arouz, au souk
El-Bey, sa façade principale et ses principaux motifs d'ornementa-
tion ; à la mosquée d'Okba, à laporte de la Salla Réjour, sa façade
de gauche surplombant une cour originale que borde le bazar voûté,
ou Souk tunisien, et le pavillon du Djérid.
Ici aussi une large place est faite aux souvenirs du passé. Voici
le temple de Suftetula, avec son enceinte à peine entamée par les
siècles, sa vaste cour jonchée de débris d'où émergent des fûts de
colonnes, sa façade éventrée gardant grand air. Bustes romains,
96 RENTE DES DEUX MONDES.
déformés, rongés par le temps, aux nez meurtris et aplatis, mais
reconnaissables encore; puis, près d'une sépulture romaine, ce
tombeau punique, caveau sombre et voûté. Par l'étroite ouverture,
dans la lueur crépusculaire, l'œil dilaté finit par apercevoir sur le
sol la saillie d'un crâne, les côtes effritées, les ossemens des bras
et des jambes du squelette tombant en poussière. Près de lui, in-
tactes, telles qu'elles sortirent des mains du potier, les amphores
et les vases en terre cuite semblent défier les âges qui ont eu rai-
son de ce puissant d'un jour. La lampe lunéraire oscille au-dessiis
de ses restes informes, éteinte depuis des siècles, prête à servir
demain. Ils dorment là, côte à côte, vainqueurs et vaincus des
grandes guerres puniques, Romains et Carthaginois ; adossé à leurs
sarcophages, le temple de Thugga dresse ses élégantes colonnettes
et ses chapiteaux encore debout qui rappellent les beaux restes du
Forum.
Dans ces vases et ces amphores, dans ces coupes et ces aiguières
modernes, nous retrouvons les formes déjà vues des amphores
antiques et des urnes funéraires; dans ces coflrets de cuivre, d'ar-
gent laminé, produits de l'industrie tunisienne, les proportions et
les ornemens des coffrets des patriciennes romaines. L'empreinte
indélébile et profonde de Rome persiste encore aujourd'hui sur ce
sol conquis par elle. Elle disparaît dans ce salon tunisien où, vis-à-vis
d'un trône drapé de riches étofïes, apparaît le portrait du bey. Ici,
l'Europe domine ; un dos à dos capitonné fait un étrange contraste
avec ces sièges incrustés de nacre, ces étoffes éclatantes, ces cous-
sins brodés de fils d'or, ces tissus d'or et de soie formant portières.
La pièce est éclairée de haut; les divans, dans la pénombre, res-
semblent à des lits larges et bas, et les couleurs adoucies se fondent
dans un fantastique coloris. Au centre du palais, autour de l'atrium
d'où jaillit une fraîche fontaine, un encadrement de colonnes de
brèche reliées par d'élégans arceaux ; sur les murs intérieurs, des
carreaux de faïence provenant du Rai'do, tandis que la muraille
extérieure profile ses lignes alternées de pierres noires et blanches.
Les huiles et les grains, les vins et les pâtes, les amandes et les
cocons de soie s'étalent à l'intérieur des salles, et dans le pavillon
duDjérid: lits et tables dorés et laqués, étoffes miroitantes, coupes,
étagères de laque, aux tons rouges, jaunes, aveuglans, jettent aux
yeux leurs notes aiguës, auxquelles répondent les notes plus ai-
guës encore des instrumens et des voix du concert tunisien.
El, dans le frais jardin, au murmure de l'eau qui s'épanche
dans sa vasque, devant le tapis de verdure qu'ombrage un fris-
sonnant palmier, le visiteur repose ses yeux fatigués avant de pé-
nétrer dans le souk tunisien, l'Afrique des mercanlh.
Us sont là, sous ces arcades basses où ils étalent leur déballage
l'afrtqie et 1,'ocêanie a l'expositio.v. s 7
(l'Orient : tapis de Kairouan et soieries de Tunis, burnous du Djérid
et couvertures de Djerba, bracelets d'ambre, d"or et d'argent,
porte-cartes et porte-cigarettes, fumoirs d'ambre et colliers de se-
quins. Ils vous hèlent de leurs cris gutturaux que la foule imite
et répète, les soulignant de sa gouailleuse intonation, de sa note et
de son diapason. Vous les retrouvez à l'exposition du Maroc, dans
cette rue du Caire, dès le premier jour et du premier coup popu-
laire ; attirant et retenant la foule par son bariolage éclatant ; note
lumineuse et claire ; par ses tentures vives et ses banderoles dé-
ployées : gamme chantante de couleurs. Là s'étalent colliers et
bracelets, babouches écarlates et rutilantes chéchias, œufs d'ait-
truche et nougats, dattes et tambourins, vestes et chibouques ; tout
cela chante et rit au soleil, tout cela éblouit et miroite.
Par les fenêtres entr'ouvertes du café marocain des notes aiguës,
perçantes, vibrent, mêlant un bruit de foire africaine à la gaîte
contenue d'une foule en belle humeur; plus loin, l'orchestre égyp-
tien accompagne en sourdine les danses des aimées, et des chants
monotones flottent dans l'air.
C'est une autre Alrique : l'xifrique mercantile, remuante, errante,
vagabonde, l'Afrique des ports et des bazars, des matelots, des
âniers et des touristes ; l'Afrique qui confine à l'Orient ; celle
d'Alexandrie, de Suez et d'Aden. Dans cette rue du Caire, tout Pi;-
ris a passé, souriant, égayé, allant des aimées aux gitanas, puis
aux danseuses javanaises, allant où l'appelait sa fantaisie soudaine
de l'exotisme, son caprice du moment, en apparence inexplicable.
C'est que Paris, la ville mobile et changeante, est aussi celle qui
a, plus qu'aucune autre, l'intuition des choses qui vont finir. D'in-
stinct, sa curiosité s'y attache, plus intelligente et moins capricieuse
qu'on ne le croit, captivée par ce qui va disparaître et ce qu'elle no
reverra plus. Ainsi en est-il de Y exotisme. Dans le cours de l'Exposi-
tion, on s'est étonné de l'engouement subit de la grande ville pour le
côté exotique offert à ses yeux, de l'intérêt qu'elle manifestait pour
des costumes et des coutumes, pour des dehors qui tranchaient avec
son cadre habituel. On a insisté sur ce qu'avait de puéril et d'ci.-
fantin cette vogue imprévue ; on ne s'est pas lait faute de con^-
mentaires sur le fond de badauderie inhérent au Parisien.
Il y avait de cela, mais il y avait aussi autre chose : l'instinct
que l'exotisme s'en va, que dans dix ans d'ici il aura cessé d'être.
L'Europe déteint sur l'Orient, et l'Orient s'habille à la mode curc-
pécnne. Les Japonais ont commencé ; la Chine et l'Afrique tien-
nent bon encore, mais l'universelle uniformité aura raison do leurs
résistances. L'exotisme disparaît en Amérique, en Australie, en
Océanie. Le jour est proche où, entre Londres et Canton, entre
TOME xcvi. — 1889. 7
98 REVCE DES DEUX MONDES.
Paris et Saïi^on, entre Amsterdam et Manille, il n'y aura plus qu'une
(liiïerence de climat ot de race, un contraste interne, qu'extéiieu-
rement rien ne révélera plus.
Ce contraste est saisissant quand, du souk tunisien, franchissant
le seuil du pavillon do la République sud-africaine, on se trouve
transporté à 1,700 lieues de distance, à l'autre extrémité du conti-
nent noir. Un monde nouveau s'y révèle aux yeux, étonnés de ren-
contrer, là, dans un cadre si différent, le sérieux, tenace et taciturne
Boër, descendant des colons hollandais, refoulé par l'envahissante
Angleterre, maîtresse du Cap.
Sentinelle avancée de l'Europe à l'extrémité de l'Afrique, la vieille
cité hollandaise a subi le sort de la plupart des colonies situées sur
un point stratégique ou commercial. Elle est tombée, il y a près de
deux siècles et demi, aux mains des Anglais. Mais pour avoir changé
de maîtres elle n'a guère changé d'aspect. Les Hollandais ne cam-
paient pas ; là où ils s'établissaient, ils s'établissaient solidement. Les
rafales du cap des Tourmentes, les furieux coups de vent du sud-
ouest ont passé, sans les ébranler, sur leurs constructions massives,
d'aspect seigneurial, dorées par les rayons d'un clair soleil alter-
nant avec les lueurs blafardes d'un ciel tempétueux, adossées aux
puissantes assises du Table moimtain, derrière lesquelles les mon-
tagnes Bleues fuient à l'horizon. Dans ces rues étroites, Hottentots,
Cafres, nègres, Malais se croisent et fourmillent. Puis des plaines
onduleuses semées de buissons, d'agaves, d'arbrisseaux épineux.
Au nord, le continent noir, contenu par l'élément hollandais, par
les Boërs, race indépendante et redoutable, parce qu'elle s'accroît
dans de grandes proportions. Les Boërs ont jusqu'à dix et douze
enfans ; les Anglais sont loin de ce nombre. Les Boërs ne conspi-
rent pas, ils attendent. Quand les Anglais voulurent leur imposer
leur langue, ils refusèrent ; attaqués, ils résistèrent ; flegmatiques
et tenaces, ils écrasèrent les Anglais à Lange-:Neck, puis à Ingago
et enfin à Majuba Hill. L'Angleterre fit la paix.
Le Bo«r avait gain de cause, mais il hait le voisinage britan-
nique. Si fertile que soit le champ défriché, si commode que soit la
maison bâtie de ses mains, il n'hésile pas à trekt, c'est-à-dire qu'il
attelle ses bœufs à son monumeirtal chariot, qu'il y entasse sa
famille, ses meubles, ses provisions, semences et outils, et qu'il
part silencieusement chercher ailleurs la solitude qu'il aime, l'in-
dépendance qu'il préfère à tout. Moralement et nupiériquement, les
Boërs sont les maîi;res de cette extrémité de l'Afrique.
Ils ne pardonnent pas aux Anglais d'avoir affranchi les noirs,
sans indemnité, et de leur vendre des amies ; mais, confians dans
leur nombre croissant, dans leur énergie et dans l'avenir, ils pa-
tientent, sentant que cette partie du continent est à eux, ne de-
l' AFRIQUE ET L'oCÉA.ME A l'eXFOSITIOX. 99
vançant ni ne redoutant l'heure de la lutte avec le nègne, fuyant le
contact de l'Anglais. Hommes du xvii® siècle, ils ont conservée les
mœurs, la foi, les préjugés et les aversions de leurs ancêtres.
V Orange Free State, conquis, peuplé et gouverné par eux, est
leur citadelle entre le territoire des Basoutos et la colonie du Cap.
Maîtres du Transvaal, mais épuisés et ruinés par la lutte sou-
tenue, ils vivaient péniblement sur ce sol déboisé, mal irrigué,
déroulant à perte de vue ses plaines arides et monotones ; ils n'es-
péraient et n'attendaient rien que de leur indomptable persévé-
rance. Ils n'attendirent pas longtemps ; en 1885, ils découvraient
de l'or à Lydenburg, puis à Witwatersand, et, soudainement, tout
changeait de face.
Au seuil du pavillon de la République sud-africaine, crânement
peints sur les piliers, deux cavaliers attirent les regards, cavaliers
à la mâle carrure, à la solide ossature, pasteurs, chasseurs, mi-
neurs et soldats, deux types de cette race vigoureuse, mélange
d'émigrans hollandais et de huguenots français, endurcie et fortifiée
par les rudes travaux des champs, la vie à ciel ouvert, les luttes
incessantes avec la nature et les hommes. A l'intérieur, la princi-
pale industrie représentée est celle de l'extraction de l'or, de l'ar-
gent, de la houille, du cuivre et du fer; puis, à côté de ces ri-
chesses métalliquos : les richesses agricoles qu'ont créées l'or et le
travail, matières premières qui s'accroissent avec le chiffre de la
population.
Sur une superficie de 200,000 kilomètres carrés, égale à celle de
l'Angleterre et de l'Irlande : 12,000 fermes, 130,000 blancs et
300,000 noirs, designés sous le nom de Cafres, mélange confus de
tribus nombreuses, en majorité Casoutos, population vagabonde,
louant ses services, mais ne se fixant pas, regagnant le nord aux
premiers froids, revenant aux premières chaleurs. Pas de villes;
des villages, comme Pretoria, le centre le plus important, qui
compte à peine 5,000 âmes. De son origine et de sa vie première,
cette population a gai*dé un amour farouche de l'indépendance et
de l'isolement, des grands espaces et des fermes disséminées, de
la vie de famille opposée à la vie sociale. Sur les terrains miniers
la concentration, forcément, s'opère, et, loin de diminuer avec
l'exploitation, la production s'accroît. De 1885 à 1880 elle s'est
élevée à 16,608 kilogrammes représentant hZ millions de francs, et,
dans la même période, les importations ont monté de 10 millions
de francs en 1885, à 01 millions en 1888, et les exportations d'or
de 1,700,000 francs à 22 millions 1/2. Par une singulière anomahe,
la valeur des autres produits exportés n'est pas indiquée, même
approximativement, dans les documens otTicicls, la douane n'en
prenant pas note.
'100 BEVUE DES DEUX MONDES.
Trop peu nombreuse encore pour l'étendue du territoire qu'elle
occupe, la population boër se borne le plus souvent à demander à
ses termes la quantité de céréales et de bétail sufTisante aux be-
soins de la famille et des serviteurs, ainsi qu'aux achats d'articles
qu'elle ne peut labriquer elle-même. La dissémination des »ctlle-
mrn/s et le manque de routes entravent l'écoulement des produits.
Dans certaines localités il faut franchir, avec des charrettes, par des
chemins à peine tracés, des espaces de 300 à 'lOO kilomètres avant
d'atteindre un centre commercial. Les voies ferrées remédieront à
cet état de choses et, partout où l'on peut irriguer, le sol produit
en abondance le blé, dont on obtient deux récoltes par an, l'orge
et l'avoine, le tabac, l'indigo, l'arachide de Marico, le café de Pre-
toria, le coton de Zoutpansberg.
Baromètre de la prospérité publique, le tableau des recettes et
des dépenses de la jeune république indique, depuis 1886, des
excédons de recettes, qui, de 1,800,000 francs au 1" janvier 1887,
atteignent 7 millions au 1^- janvier 1889; la dette publique, qui, il
y a neuf mois, dépassait 9 millions de francs, ne s'élève plus au-
jourd'hui, par suite des remboursomens effectués, qu'à 5,358,000 fr.
La ténacité des Boërs a donc eu raison des circonstance^^ ad-
verses. Dépossédés par l'Angleterre, ils ont vu toutefois leur échap-
per, de l'autre côté du Vaal, ces riches mines de diamans dont
l'exposition attire une foule curieuse dans le pavillon du Cap, au
Champ de Mars. On y assiste aux successives opérations d'un gise-
ment diamantifère, au lavage des terres, au triage des pierres, à
la taille et au polissage. De 1870 à 1887, on a extrait de ces gise-
mcns 7,000 kilogrammes de diamans représentant une valeur de
plus de 1 milliard. L'année J887 seule a donné un rendement de
100 millions de francs. Les pierres précieuses et l'or appellent, sur
ces terres lointaines, une émigration chaque année croissante. Elle
s'y fixe, y prend racine, et le ïransvaal en absorbe la plus grande
partie. Cet afflux d'émigrans, joint à l'accroissement rapide d'une
race étonnamment prolifique, assure l'avenir de ce nouvel état,
barrière européenne contre l'invasion noire, poste avancé et point
d'appui des expéditions pour gagner, dans l'intérieur, les rives du
Zauibèze.
C'est au palais des Colonies françaises qu'il faut aller chercher
l'exposition du Sénégal et de la Guinée. L'ouverture du canal de
Suez, en détournant vers la Mer-Rouge les navires qui passaient au
large de leurs côtes et souvent y faisaient escale, a rejeté dans
l'isolement ces ports, portes entr'ouvertes sur le Soudan. Repliées
sur elles-mêmes, ces colonies n'en entretiennent pas moins avec le
reste du monde un commerce d'une certaine importance et qui,
pour les arachides seules, employées ;\ Marseille pour la fabrica-
l'afriqui: i:t l'océame a l'exposition. loi
lion des huiles et des matières grasses, se chifTre par un total de
40 millions de francs. L'or est abondant dans le Haut-Sénégal, ainsi
que dans les établissemens du golfe de Guinée; un jour ou l'autre
il deviendra l'objet d'une exploitation régulière ; en ce moment ce
n'est encore qu'une promesse d'avenir. Les colonies exposent sur-
tout, avec leurs produits agricoles, les peaux, les fourrures, les
plumes d'autruche et l'ivoire; puis les types des races indigènes qui
peuplent ces régions, de ces Maures, descendans des Berbères, à
la haute taille, aux cheveux lisses et longs, aux traits réguliers,
nomades, vivant sous la tente et promenant dans les grands es-
paces herbeux leurs nombreux troupeaux, échangeant contre le
mil c[ui fait, avec le lait, la base de leur nourritures, leurs bœufs,
leurs moutons et leurs chevaux, puis les gommes, les pelleteries et
les plumes que le Sénégal nous montre dans ses vitrines. Classée
avec une scientifique précision, l'ethnographie de ces races est
l'une des parties les plus intéressantes de l'exposition de nos colo-
nies dans l'Afrique occidentale. Il y a là les élémens d'un musée
africain qui ne tarderait pas à s'enrichir de types curieux et peu
connus.
Le Gabon et le Congo exposent le bois rouge et l'ébène, le caout-
chouc et l'ivoire, l'huile de palme, richesse principale de leur sol.
Arrosées par de nombreux cours d'eau, inondées pendant des mois
par les pluies torrentielles de l'équateur, sous une température
très élevée, ces régions sont envahies par une végétation exubé-
rante dont certaines contrées de l'Amérique centrale peuvent seules
donner une idée. La faune y est à la hauteur de la flore, et la vie
animale intense ; les grands pachydermes abondent. M. Stanley
évalue à 200,000 le nombre des eléphans du Congo. En estimant à
25 kilogrammes le poids des défenses de chacun d'eux, cette masse
d'ivoire, rendue en Europe, représenterait 125 millions. Mais cette
source de richesse que l'exploitation épuiserait promptement est
bien inférieure à celle que peut fournir le palmier à huile. On le
rencontre partout, dans les bassins de l'Ogooué, du Niari, du Congo.
« Pas un bouquet d'arbres, dit Stanley, où l'on n'aperçoive la tige
élancée de cet arbre, si précieux au point de vue économique. Dans
certaines régions, entre le Loumaiii inférieur et le Congo, par
exemple, on en trouve des forêts entières. »
Après le palmier, le produit forestier le plus important est^la
gomme du L(fnd<ilphi</ Floridi/, ou plante à caoutchouc, dont divers
échantillons figurent à l'exposition du Congo, ainsi que des gommes
utilisées pour la fabrication des vernis. Toute cette région lecèle
des produits abondans, mais pour les exploiter et les amener à la
côte, les voies de communication font encore défaut ; les fleuves ne
sont navigables que sur une faible partie de leur cours; la con-
102 REVCE DES DEUX MONDES.
struction de routes de pénétration reviendrait fort cher. Tout au
plus pourrait-on, dans la vallée du Niari, et à partir do point où le
fleuve cesse d'être navigable, établir une voie ierrée remontant à
Brazzaville.
On suggère d'autres tracés, mais c'est ce dernier que préconi-
sent les hommes compétens et que recommande Stanley. Suivant
lui, un chemin de fer, tel qu'il le faudrait pour desservir cette ré-
gion, coûterait 62,500 francs par kilomètre, soit 5,250,000 francs,
plus le coût de quatre steamers à i 25,000 francs chacun. Cette
voie de communication permettrait d'amener dans la circulation
60,000 tonnes d'arachides et d'huile de palme valant approximati-
vement 26 millions de francs. On pourrait en outre y ajouter faci-
lement 7 millions 1/2 d'ivoire et de caoutchouc ; les forêts de Borindi
et du ?s''gama que traverserait la voie ferrée fourniraient le com-
bustible. Si l'on poussait jusqu'à Stanley-Pool, ce tracé de 376 ki-
lomètres exigerait une dépense de 20 millions, et on estime à
8 miUions le revenu brut que donnerait le transport des pro-
duits d'une surface de 600,000 kilomètres carrés rendus exploi-
tables.
Des faits notés au cours de cette rapide visite aux divers pavillons
de l'Afrique, aussi bien que des chiffres puisés aux sources offi-
cielles et des observations que suggère une étude attentive des res-
sources connues du continent noir, une conclusion se dégage, déjà
mise en vive lumière par M. Marcel Dubois dans son remarquable vo-
lume consacré à la géographie économique de l'Asie, de l'Afrique,
de l'Amérique et de l'Océanie (1), c'est « que l'Afrique n'est plus, à
vrai dire, qu'une colonie européenne, et que tout ce qui n'est pas
encore officiellement placé sous un protectorat quelconque fait
partie du moins de la sphère d'influence de telle ou telle puis-
sance. » L'Exposition de 1889 donne à cette assertion une pleine
et entière confirmation ; elle la fait passer du domaine des faits po-
litiques dans le domaine économique et pratique. Les Anglais, à
l'est et au sud, en Egypte et au Cap ; la France, au nord et à l'ouest,
en Algérie, en Tunisie, au Sénégal, au Gabon, projettent leur ombre
sur les régions avoisinantes ; celle de l'Espagne s'étend sur le
Maroc, comme celle de l'Italie, campée à Massouah, sur l'Abys-
sinie et sur la Tripolitaine, qu'elles convoitent. L'Allemagne ambi-
tionne la région intérieure des grands Lacs qui fait face à Zanzibar;
elle occupe la côte septentrionale du Somal et Cameroun; la Bel-
gique administre l'état intérieur du Congo.
Le jour est proche où ce vaste continent, que l'Europe dépèce
et se partage avant même de le connaître en entier, envahi, colo-
(1) Un vol. in-8"; G. Masson.
i
l'afrioue et l'océaxie a l'exposition. J03
nisé par elle, apportera, lui aussi, sa quote-part à l'actif de l'huma-
nité. A l'heure actuelle, on ne saurait évaluer à moins de 2 mil-
liards le mouvement de son commerce annuel avec l'Europe. A en
juger par les produits qu'il expose, par ce que l'on peut entrevoir
de ses richesses intérieures, par ce qu'en disent et ce qu'en mon-
trent les explorateurs, il semble vraisemblable que, dans un demi-
siècle d'ici, l'Afrique sera, à l'Europe d'alors, ce qu'est, à l'Europe
d'aujourd'hui, l'Amérique actuelle.
IV.
La même instinctive prévoyance qui pousse les grands États
européens à prendre, dès maintenant, position, et, devançant
les événemens, à procéder à un hypothétique partage de l'Afrique,
que bien des circonstances imprévues peuvent encore modifier,
les attire à l'autre extrémité du monde, dans l'Occan-Paci-
fique. Là, ce n'est plus un continent à se répartir qui éveille leurs
convoitises; ce continent est pris, l'Angleterre le détient; s'il lui
échappe, ce sera pour affirmer son indépendance, pour revendiquer
son incontestable prépondérance dans l'Océanie du sud, pour y
devenir lui-même un vaste et puissant empire. Mais, en dehors de
l'Australie, que d'îles verdoyantes et fertiles, que d'archipels aux
richesses entrevues! /iO millions d'habitans sur une superficie en-
core peu connue, mais qui, pour l'Australie et la Nouvelle-Zélande
seules, atteint 9 millions de kilomètres carrés, peuplent ces îles
dont l'Exposition de 1889 nous révèle les productions multiples et
que convoitent l'Angleterre et la France, les États-Unis et l'Alle-
magne.
Elles y ont pris pied et, solidement assises, attendent l'heure;
moins soucieuses de s'emparer de ces terres nouvelles que d'em-
pêcher leurs rivales de les occuper : phase d'attente et de transi-
tion qui ne saurait longtemps durer, qu'une mainmise par l'une
d'elles convertira promptement en annexions, en partages à l'amiable
ou en luttes ouvertes. Déjà, en tous sens, s'exercent les influences
avouées ou occultes, préliminaires obligés ; les escales navales se
multiplient, chacune tenant à familiariser les indigènes avec la vue
de son pavillon, à les impressionner par le déploiement de ses
forces, à les amener par ses missionnaires et ses trafiquans, par la
persuasion morale ou l'appât du gain, à se déclarer ses cliens, en
attendant de devenir ses protégés ou ses sujets. Chacune d'elles a
sa pierre d'attente sur laquelle elle rêve d'édifier sa grandeur colo-
niale.
L'Angleterre occupe l'Australie et la Nouvelle-Zélande, les Fidjis
et la Nouvelle-Guinée. La France a Tahiti, les Marquises et la Nou-
lOi REVUE DES DEUX MONDES.
velle-Calédonie; les États-Lnis, lentement, envahissent l'archipel
des Sandwich, cette clef de l'Océanie septentrionale. Par le traité
de réciprocité, ils l'enrichissent, et commercialement y régnent. Le
roi du sucro, Sprekels, le grand millionnaire californien, y est l'ar-
bitre financier. L'alfliix croissant des visiteurs de San-Francisco
tend à faire de Honoluiu, capitale de l'archipel, la Nice océanienne
des états du Pacifique. Tard venns, mais impatiens de regagner le
temps perdu, âpres au buiin et persévérans dans leurs efforts, les
Allemands s'étendent, drainant à leur profit un trafic croissant,
inquiétans pour les Anglais (ju'ils dépossèdent de leurs principaux
marchés, inquitUans aussi pour les Américains, inondant l'Océanie
de produits à vil prix, accaparant à Tahiti, comme aux Sandwich,
aux Carolincs comme à Samoa, le commerce de détail et de demi-
gros, maîtres, sinon en droit, du moins de fait, des Marshall et des
Tonga, d'Âpia, où les Goddefroy, rois des mers du Sud, ont leur
principal entrepôt. A la Nouvelle-Guinée, leur drapeau flotte près
de celui de l'Vngleterre; il couvre aussi l'archipel Bismarck et les
lies Salomon.
Incomplète, comme elle l'est forcément encore, l'exposition des
terres de l'Océan-Pacillque n'est pas une des moindres curiosités
qui sollicitent le visiteur. 11 y a là plus que des promesses : de sub-
stantielles réalités, et dans ce défilé de pays lointains, l'Australie
n'occupe pas seulement le premier rang; elle dépasse en impor-
tance bien des États civilisés, en superficie les plus grands,
en richesses elle égale les plus riches et les plus prospères. Son
mouvement commercial annuel la classe déjà au sixième rang,
entre l'Aut riche-Hongrie et la Belgique. Elle figure au premier rang
dans la statisticpie des télégrannnes, au second dans celle des
communications postales échangées, au huitième pour le dévelop-
pement des voies ferrées. Melbourne est plus peuplée (]ue Mar-
seille, que Madrid et qu'Amsterdam; Sydney que Bome, Lisbonne
et Edimbourg, et cependant la population actuelle de cet énorme
continent est encore inférieure à celle de la Suisse, à peine supé-
rieure à celle du Chih.
Quand, dans les travées qui relient l'Esplanade des Invalides
au Chamj) de Mars, on franchit le seuil de l'exposition austra-
lienne, la première impression est une impression de gran-
deur et d'étendue. Sur les hautes toiles murales revivent dans leur
solitaire magnificence les forêts de l'Australie, les troncs lisses et
superbes, portant fièrement leurs hautes ramures, forets grandioses
sillonnées de rivières ensoleillées; l'illusion redouble au murmure
de l'eau (pii court entre les rocailles semées de fougères arbores-
centes dont les feuilles vous frôlent au passage. On s'arrête; on
contem[»le ces sites merveilleux, explorés par l'honmie, reproduits
l'afriquk et l'océame a l'exposition. 105
par son pinceau, mais encore inhabités. On entrevoit le jour où,
sur ces coteaux, la vigne remplacera la faune envahissante, où le
gigantesque projet conçu par MM. G. et W.-B. Chaiïey, projet
appuyé par les hommes d'état et les capitalistes de la colonie et de
la mère-patrie, ouvrira à l'Australie, joar l'irrigation et des seule-
ment a de Mildura et du Renmark, 500,000 acres de terres merveil-
leusement appropriées à la culture des céréales, de l'olivier et des
arbres fruitiers. Ces hardis colonisateurs n'en sont pas à leurs dé-
buts. En 1882, leur intelligente initiative créait en Californie un
district actuellement occupé par 2,500 agriculteurs, une ville qui
se peuple rapidement. Forts de leur expérience, disposant d'énor-
mes capitaux, l'œuvre qu'ils entreprennent est appelée à donner à
l'immigration australieime une impulsion nouvelle.
Un des traits saillans de notre lin de siècle, un de ceux que l'Ex-
position de 1889 met le plus en relief, est l'ardeur avec laquelle
les États nouveaux s'efforcent d'attirer à eux le surplus de la po-
pulation de l'Europe. Aux anciennes notions qui faisaient de l'émi-
grant sans ressources un hôte incommode pour une communauté
naissante, un indigent à charge à tous ou un concurrent qui, ré-
duisant le prix de la main-d'œuvre, portait préjudice au colon arti-
san, ont succédé des idées plus justes et plus saines. On s'est
aperçu que l'homme, arrivé à son plein développement, représen-
tait un capital actif; on a chiffré ce capital et on l'a évalué, au plus
bas, à 7,500 francs; on en a conclu que tout émigrant sain, délDar-
quant sur une terre nouvelle, y apportait avec lui, ne possédât-il
rien, un capital immédiatement utilisable, et que son intelligence
pouvait décupler et centupler. L'apparente non-valc ur devenait
une valeur réelle. En attirant en Australie 50,000 nouveaux colons,
MM. Chafîey doteront la colonie d'une plus-value de 375 millions.
Les bras et la terre ne suffisent pas, il est vrai; mais ils ont le troi-
sième facteur : des millions pour première mise de fonds, et, ici,
les capitaux abondent.
On n'en saurait douter après avoir jeté un coup d'œil sur cette
énorme et massive colonne représentant la moitié seulement de
l'argent extrait des mines de Broken-Ilill, de mai 1880 à mai 1889,
soit 303,585 kilogrammes. On n'a pu tout mettre, ni l'élever plus
haut; elle eût dépassé le faîte. A côté, la Tasmanie dresse sa pyra-
mide d'or; au Champ de Mars, c'est par une arche d'or représen-
tant cinq milliards et demi de francs que le visiteur surpris pé-
nètre dans la section austrahenne où le fauve reflet de l'or brille
dans les vitrines, sous la forme de monstrueuses pépites : ici, le Pre-
cious, estimé 171,000 francs, là, le Welcomc slnniger, le bienvenu,
d'une valeur de 250,000, fortunes subites dues à un heureux coup
de pioche, et que l'on tiendrait pour de fabuleuses légendes si on ne
106 REVUE DES DEUX MONDES.
les voyait de ses yeux, pépites monstrueuses, blocs d'or pur roulés
par les torrens, enfouis dans les sables ou dans le lit des ravins,
détachés de quelque riche filon ignoré. Puis l'épaisse et massive
voûte d'étain de la Tasmanie, les galènes du mont Tachan, les mi-
nerais de plomb et de fer, de cuivre et d'antimoine, de manganèse
et de platine, de bismuth et de cobalt, attestent l'inépuisable ri-
chesse de ce sol à peiue effleuré.
Plus et mieux encore que les métaux et les rainerais, les blés et
les farines, les cuirs et les laines allirmcnt la lertililé de ces teiTes
vierges. Si l'on tient compte que la colonie de Victoria figure seule
à notre exposition, que la superficie totale de cette région de l'or et
du sok'il n'est que la trente-quatrième partie de celle du continent
australien, on peut juger par elle du rendement que ce continent
est appelé à donner dans un avenir prochain. Cinquante-trois années
seulement se sont écoulées depuis le jour où le premier colon
planta sa tente sur ce sol occupé aujourd'hui par un million d'Eu-
ropéens, sillonné par 3,800 kilomètres de chemins de fer et couvert
de villes naissantes. Le commerce d'importation de la province de
Victoria dépasse 500 millions à l'année, l'exportation hl'l millions.
Ses maimfactures produisent pour 310 miUions de produits fabii-
qués; ses revenus publics s'élèvent à 175 millions.
Sur ce continent, découvert en 1542 par un Français, pilote pro-
vençal, Guillaume le Testu, entrevu ensuite par les Portugais, les
Espagnols et les Hollandais, retrouvé par Cook en 1770, tout appa-
raît démesuré , excessif : la faune et la flore , la fertihté du
sol et sa superficie, la sécheresse et aussi les nombreux cours
d'eau, les réalités et les rêves, les ambitions et les visions. Ici,
comme dans la plupart dos pays neufs appelés à un grand avenir,
confusément consciens de leurs hautes destinées, s'agite une force
inconnue. 11 semble que, dans ces cadi'es plus vastes, l'homme se
sente plus grand, que ses pensées et ses aspirations se haussent au
niveau des circonstances et des possibilités entrevues. Ce qui, dans
un milieu autre, dans un cercle restreint comme celui de nos so-
ciétés modernes, semblerait imprudence et folie, devient une pré-
voyante audace; ce qui passerait pour un défi jeté à la lortune n'est
qu'une amorce tendue au succès. La foi dans l'avenir transporte
les montagnes et les nivelle, écarte les obstacles, et surmonte les
difficultés.
Qui reconnaîtrait dans ces dessins de la cille de toile, attiras' foivn,
d'il y a trente ans, la Melbourne d'aujourd'hui? dans les fondrières
de boue où s'engloutissaient chariots et attelages, GoUins Street,
l'artère principale et la voie luxueuse de la grande métropole, par-
courue, à l'heure du lilock, par de brillans équipages, par une foule
élégante que les colons d'alors, hommes dans la maturité de l'âge,
l' AFRIQUE ET l'oCÉAME A LEXHOSITIOX. 107
montrent avec un éclair d'orgueil aux nouveaux débarqués, éton-
nés d'un changement si rapide.
Ils sont fiers de leur œuvre, et à juste titre ; fiers aussi du succès
de leur remarquable exposition pour laquelle on n'a pu leur allouer
qu'à peu près la moitié de l'espace qu'ils demandaient, 16,000 pieds
carrés sur 40,000. Qu'eût-il fallu si l'Australie entière eût exposé?
Forcée, faute d'emplacement, de réduire le chiffre de ses envois,
de faire sa place à la Nouvelle-Zélande, Victoria a dû se borner à
ne nous montrer qu'une partie de ses richesses et a du exclure cer-
tains produits de ses manufactures.
Telle qu'elle nous apparaît avec ses vins et ses laines, son or et
ses cuirs, son argent et ses blés, ses minerais et ses conserves ali-
mentaires, sa faune gigantesque dont les échantillons se comptent
par centaines, on comprend la foi ardente des intrépides pionniers
auxquels ces résultats sont dus et dont M. Julien Thomas s'est fait,
dans sa brochure de Victoria en i8S9, l'interprète éloquent et con-
\aincu : « Quand on voit, écrit-il, les progrès réalisés dans cette
colonie qui ne compte que cinquante ans d'existence, on se de-
mande, ébloui, fasciné, où s'arrêteront ces merveilles de civilisa-
tion et de bien-être. Nos pères ont beaucoup fait ; à nous d'achever
ce qu'il reste à faire dans ce beau pays d'or et de soleil. Les tours
de nos édifices, les clochers de nos cathédrales, nous redisent l'his-
toire du passé, les labeurs de nos devanciers, et nous prédisent ce
que la terre fertile et généreuse nous réserve dans l'avenir. L'ave-
nir! Il est là, devant nous, plein de promesses. Il nous laisse en-
trevoir qu'un jour existera une région bénie où le paupérisme sera
inconnu. Dans les siècles futurs, des millions d'êtres humains béni-
ront la mémoire du capitaine Cook, qui a découvert cette terre de
la Croix-du-Sud et l'a léguée à leurs ancêtres. Debout, Australiens,
et en avant ! »
Rêve ou vision, qu'importe? Dans sa marcàe laborieuse vers
l'avenir inconnu l'espérance précède ; l'humanité suit.
Dans les travées de l'Exposition anglaise, au Champ de Mars, la
Nouvelle-Zélande étale, à côté des produits austraUens, ses mine-
rais et ses marbres, ses soufres et ses gommes. Archipel monta-
gneux, dont la cime principale s'élève à 12,3A9 pieds au-dessus
de la mer, aux pentes verdoyantes et boisées, aux larges plateaux
couverts d'une herbe épaisse, arrosés [)arde nombreux cours d'e-au,
la Nouvelle-Zélande possède une poi)ulalion de plus de 600,000 habi-
tans et plus de 3 millions d'hectares en rapport. Quinze milhons
d'hectares cultivables attendent encore les bras de l'émigi'ant. Pays de
culture, d'élevage et de mines, elle produit en abondance la laine,
les céréales, la viande et l'or. Ses forêts donnent des bois do con-
struction et d'ébénisterie, la gomme kauri. La part faite aux viandes
108 REVUE DES DEUX MONDES.
conservées par le froid indique les progrès rapides de cette indus-
trie. De 72,000 quintaux en 1883, l'exportation, en Angleterre, de
la viande congelée s'est élevée, en 1888, à /iOO,000, et tend à s'ac-
croître dans des proportions rapides. La Nouvelle-Zélande est, avec
l'Australie et la République Argentine, l'un des grands centres d'ex-
portation de la viande conservée par le froid; et si l'on tient compte
que ces trois états possèdent, à eux seuls, 170 millions de moutons
et plus de 27 millions de tètes de gros bétail, que ces chilTres aug-
mentent chaque année, malgré Texportation grandissante, on entre-
voit les réserves importantes qu'ils détiennent pour l'avenir.
Les organisateurs de l'exposition de la Nouvelle-Zélande ont,
ainsi que ceux de l'Australie, multiplié les cartes géographiques,
les scènes de la vie des mines et des champs, les diagrammes
qui frappent les yeux et permettent de mesurer d'un coup d'œil la
marche ascendante de la population, de la production, de l'élevage,
de la mise en culture des terres. Devant ces lignes coloriées, s'éle-
vant par bonds annuels, montant avec une incroyable rapidité, sans
temps d'arrêt, sans retour en arrière, élargissant toujours l'espace
qui les sépare, on demeure confondu. Cette échelle aux degrés
abrupts donne mieux qu'aucun chifïre la sensation de vertigineuse
prospérité, d'invraisemblables progrès réalisés en peu d'années.
Lente et graduée aux débuts de la colonisation, elle pousse chaque
année plus haut ses lignes parallèles dont la comparaison s'im-
pose. En moins de trente années, cet archipel a produit 1,100 mil-
lions d'or, 5 millions de tonnes de charbon; en 1888, il exporte
pour 15 millions de viande, pour 30 millions de produits agri-
coles ; de 1853 à 1889, la Nouvelle-Zélande a contribué, déduction
faite des produits consommés sur place, pour 3 milliards 1/2 à l'ac-
tif de l'humanité.
Ni Taïti, ni la Nouvelle-Calédonie ne nous montrent rien d'égal.
Au palais des colonies, leurs produits tropicaux méthodiquement
classés n'accusent guère que l'essor d'une industrie nouvelle, celle
du nickel, dont la Nouvelle-Calédonie expose de nombreux échan-
tillons : minerais, métal pur et articles fabriqués; mais la note
caractéristique de leur exposition est autre. Pour la première fois,
dans cette revue des états nouveaux d'Amérique et d'Océanie, sur
ces terres récemment ouvertes aux colons européens, il nous est
donné de voir et de constater la large part faite à la race indigène,
l'autochtone non plus dépossédé par le blanc, traqué et pourchassé,
réduit à traîner une existence misérable, à chercher un abri précaire
dans ses forêts. Ici, nous le voyons protégé dons l'exercice de ses
droits, dans ses héréditaires possessions ; il vit libre, sur son sol
natal, et la main qui s'étend sur lui n'est ni lourde ni cruelle. Si les
progrès sont plus lents et la production moins active, inutilement
l'afrii^li: et l'océame a l'exposition. lOP
(3ntravés souvent par une bureaucratie méticuleuse et compliquée,
en revanche, la civilisation, dans sa marche, n'opprime ni n'écrase
aucun de ceux dont les lois supérieures de l'humanité lui font un
devoir de protéger la faiblesse, d'élever le niveau intellectuel et
moral.
Dans l'Amérique du Nord, comme en Australie, où domine la
race anglo-saxonne, dans l'Amérique centrale et dans l'Amérique
méridionale où domine l'élément espagnol, la race indigène, quan-
tité négligeable et négligée, ne compte plus guère que de rares
survivans, parqués dans les réserves, ou ne représente qu'une
population servile, embarras et remords de ceux qui, occupant sa
place, attendent du temps l'achèvement de leur œuvre et la dis-
parition, trop lente à leur gré, de ces tribus éparses. Ici, rien de
pareil. Si le génie profondément humain de la France ne peut aller
à rencontre de l'inexorable loi qui, partout où se produit le heurt
de deux races, condamne l'inférieure à céder la place à celle qui lui
est supérieure, il s'efïorce du moins de l'élever à lui, de retarder,
et, qui sait, peut-être d'éviter l'heure fatale. Si cette traditionnelle
politique enraie, dans une certaine mesure, le développement ma-
tériel de ses colonies océaniennes, elle lui gagne les sympathies
des indigènes, elle élargit le cercle de son influence morale, lléduits
bientôt à l'alternative de choisir un maître ou de le subir, d'instinct
ils se tournent vers elle, ne doutant pas de trouver, sous son pro-
tectorat, des garanties qu'aucune autre puissance ne saurait leur
offrir.
Partout où la France a passé, nous retrouvons les traces indé-
lébiles d'une sympathie profonde. Au Canada, perdu depuis un
siècle ; dans la Louisiane, cédée aux Etats-Unis ; dans l'Inde ; en
Afrique comme en Océanie, elle apparaît aux races indigènes res-
pectueuse de leurs droits, humaine et patiente, incarnant en elle
les idées de justice et de tolérance, de pitié pour les faibles et les
vaincus. D'eux-mêmes ils viennent à elle, se groupent autour d'elle,
assurés qu'elle plaidera leur cause et que partout où s'élèvera sa
voix, dans les congrès diplomatiques, à la tribune ou dans la presse,
ils auront un avocat convaincu et chaleureux, et le cas échéant, un
protecteur.
Unique représentant, aussi bien dans TOcéanie qu'à l'Exposition
universelle, de la race autochtone qui peuple les archipels océa-
niens, le royaume havaïen, répondant à ra[)pel de la France, est
venu, lui aussi, exposer dans son pavillon, près du palais des Indes,
les produits de son industrie croissante et les vestiges de son passé
d'hier. N'est-ce pas la France qui, il y a un demi-siècle, consacrait,
avec l'Angleterre, l'indépendance de ce petit Etat, protégeait la
plante naissante, lui permettait de grandu' et de fructilier? Si, au-
110 REVUE DES DEUX MONDES.
jourd'hui, ce royaume, d'étendue restreinte, mais riche et pro-
spère, incanic en lui une race disséminée dans ce vaste Océan-
Paciikiue, dans cette voie lactée d"iles sans nombre, il le doit en
partie à cette politique respectueuse des droits des petits,, sympa-
thique et sage.
En moins d'un siècle, l'arctiipel havaïen a passé de la plus pro-
fonde barbarie à un degré de civilisation remarquable. Roi consti-
tutionnel, DaA'id Kalakaua gouverne son royaume avec un ministère
responsable devant une chambre des nobles et une chambre élue
par le suftrage iinr\^ersel.Le pays est fertile, les finances bien admi-
nistrées, la sécurité absolue. On n'y trouverait pas un homme ou une
femme ne sachant lire, écrire et compter.
Contraste saisissant entre ce qui fut et ce qui est, entre ces idoles
et ces fétiches et ces photographies de temples chrétiens; entre
ces huttes de feuiiiages et ce« luxiaeuses demeures de riches plan-
teurs ou d'opulens banquiers; entre ces primitifs canots à balancier
et ces bàtimens à vapeur qui relient Honolulu, capitale de l'archi-
pel, à San-Francisco, à l'Australie, au Japon; entre ce village de
pêcheurs, occupé il y a un demi-siècle par des sauvages nus et
bronzés, et cette ville de 20,000 habitans, aux rues éclairées par
l'électricité, sillonnée par des tramways et des fils téléphoniques,
déployant, sous l'épaisse verdure des tropiques et un incomparable
climat, sa flore merveilleuse, ses jardins et ses parcs, ses hôtels et
ses monuraens. ïci encore nous retrouvons le sucre, principale
richesse de l'archipel, le calé, le riz. Ici encore et surtout, nous
constatons l'impulsion donnée à l'instruction publique, impulsion
trop rapide peut-être et qui, développant plus d'ambitions que le
pays n'en saurait satisfaire, a failli, il y a quelques mois, mettre en
péril la stabilité du gcrtivememcnt. De cette épreuve aussi le pays
est soiti à son lionnour; et le bon sens public a fait justice des
folles visées de jeunes novateurs élevés aux frais de l'état, en Eu-
rope, et désireux de conquérir le pouvoir par un hardi coup de
main.
Là n'est pas le danger : il est dans ce développement rapide qui
a fait de i'archipel havaieu l'un des plus prospères de l'Océanie,
dans sa situation géographique qui en fait la clé de TOcéan-
Pacifique du Nord, le ]>ôint de relâche et de rencontre des nom-
breux paqniebots qui, de San-Francisco, eo Austrahe, au Japon, en
Chine, s'y croisent et s'y rantaillent. L'ombre de la grande répu-
blique américaine s'cHend sur ce petit état, qui, com merci Je nient,
vit de sa \i<', lié à rlle par des traités de réciprocité qui l'enri-
cliissent, <^t dont la déuunciation peut porter un coup terrible à son
industrie. L'annevion assurerait sa loiiuuie, mais d< truirait son
in lépendance. Absorbé par les Llats-Unis, il verrait promptemcuL
l'afhique kt l'oueanie a l'exposition. 111
disparaître sa population indigène, qui déjà, lentement, décroît et
fond comme la cire au contact d'un feu trop ardent.
Et cependant, pour qui le connaît, ce peuple a mérité de vivre;
docile à l'impulsion européenne, il a répudié ses dieux, ses tradi-
tions superstitieuses, ses instincts belliqueux, sa barbare léodalité,
son autocratie tyrannique. Il a adopté les idées, les coutumes, la
religion, les mœurs et les lois, non de ses vainqueurs, mais de ses
initiateurs et de ses aînés. Reconnaissant et sympathique, il est
venu, lui aussi, prendre part à la lôte pacifique à laquelle la France
conviait l'univers et revendiquer sa place à l'ombre de notre dra-
peau. Sur le sien est inscrit la noble devise de Kaméhaméha I" :
« Ka mail o ka aina i ka poiio : la justice est la clé de voûte d'un
état. » Ce devrait être aussi, dans ces mers lointaines, la devise de
l'Europe.
Et maintenant, la grande Exposition de i889 va fermer ses
portes. Favorisée par un temps radieux et aussi, jusqu'à la der-
nière heure, par un de ces irrésistibles courans qui font époque
dans l'histoire des nations, courans de sympathie extérieure et de
foi intérieure, elle a vu affluer dans ses palais et ses pavillons,
dans ses galeries et dans ses jardins, les représentans de cent races
diverses. Des extrémités du monde les visiteurs sont venus, plus
nombreux que jamais, dépassant tout ce que jusqu'à ce jour on avait
pu réunir. La grande ville a bien accueilli ses hôtes ; ils la quittent
à regret, comme à regret elle les voit s'éloigner. Elle n'oublie ni
leur bienvedlant intérêt ni la part qu'ils ont prise à la réussite de
ia grande œuvre. A leurs compatriotes ils diront ce qu'ils ont vu :
un peuple travailleur et pacifique, vivant et debout, affirmant sa
vitalité puissante, gardant intact son artistique génie; un peuple
qui ne prétend dicter la loi à personne, qui, d'aucun, n'entend la
subir.
Reconnaissante du concours de tous, plus touchée de la sympa-
thie des nations que froissée de l'abstention des souverains, trop
intelligente pour ne pas faire la part des erreurs du passé et pour
ne pas compter sur l'avenir pour l'aider à dissiper les appréhen-
sions sans cause et les malveillances sans effet, la France gardera
le souvenir de ses hôtes lointains. S'ils ont admiré les résultats de
son industrie, de sa main-d'œuvre, de son goût sûr et délicat, ils
lui ont apporté les produits de leur sol et de leur intelligente cul-
îurc, les productions de leur industrie et de leur génie particulier.
Dans ce dénombrement des richesses de l'univers, si sa part est
belle, la leur ne l'est certes pas moins, et le pacifique tournoi ne
compte que des vainqueurs.
C. DE VaRIGKY.
MIRABEAU
D'APRES UN LIVRE RECENT
Voici un livre (|ui \icnt à son heure (1). L'iiistoire de Mirabeau
semble faite tout exprès pour le centenaire de 1789, Et cependant
cette histoire aurait paru, sans doute, quelques années plus tôt, si
celui qui en est le premier auteur, qui en avait tracé le plan et
réuni les matériaux, n'avait été interrompu par la moit dans son
œuvre cohimencée. On se rappelle le travail si curieux et si in-
structif de M. Louis de Loménie sur les Mirabeau, dont nous avons
parlé au moment même où il venait de paraître. Dans la pensée de
l'historien, ce n'était là qu'une œuvre préparatoire, le commence-
ment d'une étude approfondie sur le grand orateur, dont il n'est
guère possible de comprendre le génie tourmenté si on le sépare
de sa race, de sa famille, du milieu dans lequel il a grandi, de
l'inducnce qu'ont pu exercer sur lui certaines fatalités héréditaires
et la contagion de certains exemples. M. Louis de Loménie venait
de mettre la dernière main aux Minibeaii ; il allait aborder le sujet
principal de ses recherches lorsqu'il fut frappe prématurément, en
(I) Le titre e.\act du volume que publie l'éditeur Denlu est celui-ci : les Mirabeav,
par Louis de Loménie. Deuxième partie ton; iiiuée par son fils. — Avec un s^ntimenl trî'>«
respectable de piété filiale, M. Charles de Loménie se présente au public comme k-
simple contiuuatfui- de l'œuvre de son père. En réalité, ce nouveau volume, qui est le
troisième de la série, devrait être intitulé Mirabeau, car il est consacré tout entier au
;;rand orateur. Les deux volumes précédons no sont eu quelque sorte que la préface
et l'inlrodnctiou de celui-ci.
MIRABEAU. 113
pleine activité de traNail et en pleine vigueur d'esprit. Son fils,
M. Charles de Loniénie, reprend aujourd'hui l'œuvre paternelle au
point où elle en était restée. Les matières étaient distribuées par
ordre, des milliers de documens choisis et classés. Restaient un tra-
vail délicat de contrôle et un travail non moins ddicat de rédaction
((ui appartiennent en propre au nouvel historien, qui ont exigé de
lui plusieurs années d'eiïorts, et dont il est récompensé par l'heu-
reux à-propos de sa publication. Les jeunes gens de nos jours sont
très habiles. Je ne serais pas étonné que M. Charles de Loménie
eût prolongé lui-même à dessein notre attente, afin de choisir le
moment qui lui paraîtrait le plus favorable.
Que risquait-il, d'ailleurs, à attendre? Il disposait, comme son
père, de documens inédits dont l'authenticité est incontestable, qui
vierment de la source la plus sûre, que sa famille doit à des rela-
tions personnelles d'amitié avec les descendans de Lucas de Mon-
ligny, fils adoptif et unique héritier des papiers de Mirabeau. Le
temps ne pouvait ni enlever à M. Charles de Loménie la possession
exclusive de ces manuscrits ni en diminuer la valeur. A un autre
point de vue encore, M. Charles de Loménie hérite d'une situation
privilégiée. Les documens dont il se sert ont été confiés à son père
sans conditions. Il n'est tenu de ménager aucun amour-propre de
famille. Les héritiers de Mirabeau, qui ne portent point son nom,
témoignent, au sujet de sa renommée, une grande liberté d'esprit.
On ne demande au biographe aucune de ces atténuations de com-
plaisance, aucune de ces précautions oratoires que la gratitude ou
la simple convenance impose aux détenteurs de manuscrits lorsqu'ils
en doivent la communication à des familles très entichées de leur
gloire, très jalouses du bon renom de leurs ancêtres. M. Charles de
Loménie n'éprouve aucun scrupule de ce genre, il n'a souci que de
dire la vérité. Nous lui devons donc non pas un panégyrique, mais
une histoire de Mirabeau véridique, impartiale et complète.
I.
Pour bien comprendre le caractère de l'homme, essayons d'abord
de le replacer au milieu des siens, parmi les descendans de cette
race dure, violente et inquiète qui vient peut-être d'Italie, peut-
étre simplement de Marseille, et qui a fini par porter jusqu'à Paris
son originalité hautaine. Partout où ils passent, les Riquetti ou Ri-
quet, devenus Mirabeau, se font remarquer depuis un siècle par
un air de singularité tranchante. D'après le propre témoignage de
l'un d'eux, lorsqu'ils se présentent dans le monde, on s'attend tou-
TOME xcvi. — 1889. 8
114
REVUE DES DEUX MONDES.
jours, de leur part, à quelque einportemonl ou à quelque saillie.
Auprès (lu berceau de 1 enfant qui sera le comte Gabriel de Mira-
beau, au château du iiignon, dans le Gàlinais, le 7 mars 17/i9, se
pressent trois personnes, dont deux au moins exerceront sur sa
destinée une influence décisive. D abord, la grand'mère, M" de
Gastellane, la veuve de l'héroïque marquis Jean- Antoine, laissé
pour mort au combat de Gassano, où toute l'armée du prince Eu-
gène lui passa sur le corps, guéri contre toute attente, et si bien
guéri qu'il eut depuis sept enians. Dans la maison de son fils, la
vénérable aïeule est entourée de tous les respects en même temps
qu'elle y jouit dune autorité mcontestée. Seulement elle se mêle
peu au reste de la famille ; elle ne se familiarise avec personne,
elle tient à distance ses petits-enlans aussi bien que les étrangers.
Les habitudes de piété austère qui l'absorbent la rendent impropre
au rôle déJucalrice. 11 ne faut pas compter sur elle pour former le
caractère du jeune comte ; elle le verra trop peu et de trop loin.
Le chef de la maison, le père de l'orateur, était au contraire un
éducateur passionné. M. Louis de Loménie nous a fait connaître à
fond ce personnage extraordinaire, qu'on ne connaissait guère au-
paravant que par le bruit qui s'est fait autour de VAmi des hommes.
et par l'éclat de ses démêlés avec son fils. Nature puissante, mais
peu équilibrée, le marquis de Mirabeau était plus capable de con-
cevoir et d'exprimer des idées que de les mettre à exécution. Sa vie
se consume en cflorts que les événemens déconcertent. Son imagi-
nation a des visées grandioses et en môme temps systématiques
auxquelles ne se plie pas, en général, la nature des choses. Avant
tout, et dès sa jeunesse, il est possédé du désir d'augmenter l'hé-
ritage qu'il a reçu de ses ancêtres, de laisser à ses descendans une
grande situation sociale. G'est pour cela qu'il abandonne le ser-
vice à vingt-huit ans, afin d'épouser une lille unique et une riche
héritière, M''-' de Vassan. Malheureusement pour lui, la succession
de M'"'' de Vassan se fit longtemps attendre ; et, quand elle s'ou-
vrit, sa femme, brouillée avec lui, la réclama tout entière. Il eut
donc tous les inconvéniens d'un mariage mal assorti, sans en re-
cueillir les avantages.
En l7/i9, au moment où naquit Mirabeau, le ménage n'était pas
encore désuni. Onze enfans se succédaient même, comme pour
témoigner, disait le marquis, « de la sorte d'attachement turbulent
dont sa femme le faisait enrager. )) Mais le caractère de M"'' de
Vassan, son inégalité d'humeur, ses emportemens, ses violences,
le desordre de sa tenue et de sa toilette, détruisent peu à peu la
paix du ioyer domestique. Avec une femme pareille, le rêve du
marquis, celui de consolider et d'agrandir sa maison, ne se réali-
MIRABEAU. 115
sera jamais. La marquise ne sait se soumettre à aucune contrainte,
obéir à aucun devoir, pas même s'assujettir à des heures de repas
régulières. La présence de convives invités à sa table ne l'empêche
pas de suivre sa fantaisie. Aucun souci des convenances, aucun
respect de soi-même, le règne perpétuel du caprice et des orages,
voilà le plus clair de la dot que jVP'" de Vassan apporte à son mari.
Dans ses rêves d'agrandissement et de gloii^e, le lOiarquis trouve au
contraire, parmi les siens, le plus dévoué des auxiliaires chez son
frère Le bailli. Celui-ci joue le rôle de frère cadet avec une abné-
gation admirable : tout ce qu'il possède, tout ce qu'il acquiert, il le
met sans compter à la disposition du chef de la famille, en y ajou-
tant les témoignages d'alfection les plus délicats. 11 aime les enfans
du marquis comme s'ils étaient les siens, et ne s'occupe de sa
propre fortune que pour travailler à la leur. Mais le service du roi
ou celui de l'ordre de Malte le retiennent bien souvent loin de la
France. Il ne pourra donc, comme il le voudrait, prendre sa part
de l'éduication de son neveu.
C'est cependant ce neveu, cet unique héritier du nom, qui, avant
la naissance d'un second fils, remplit presque complètement la cor-
respondance des deux frères. Sa naissance a été accueillie par eux
avec transports ; un premier enfant mâle était mort en JDas âge par
accident. Le comte Gabiiel vint au monde un pied tordu et la langue
enchaînée par le filet, mais dans des conditions de vigueur excep-
tionnelle, avec deux dents déjà formées, comme Louis XIV. Sur
cette tête allaient reposer désormais les espérances d'un père et d'un
oncle qui poussaient tous deux au plus haut degré le culte et l'or-
gueil de la race. Tout ce q>ui le conceriie va prendre désormais
entre les deux frères les proportions d'un évéaeîinent. Ils éprouvent,
pour coanmencer, à son sujet uPj© première mortificati'On. Jusqu'à lui,
la race des Mirabeau a été remarquable par sa beauté. Celui-ci n'a
point hérité des traits réguliers de ses ancêtres. Un accident l'en-
laidit encore. Faute d'avoir subi l'opération alors fort redoutée de
l'inoculation, il est atteint à l'âge de trois ans d'une petite vérole
que sa mère ne sait pas soigner et qui laisse sur son visage des
traces profondes. « Ton neveu est laid comme celui de Satan, » écrit
le marquis au baiUi en 1754. Des symptômes plus graves inquiètent
le père. 11 trouve dans son fils des traits de ressemblance frappante
avec la famille de sa femme qti'il déteste. « Cet enfant, dit-il avec
amertume, a la pourtraicturc achevée de son odieux grand-père,
M. de Vassan. » Ces appréhensions ne sont que trop justiiiees. Mi-
rabeau me ressemblera pas seulement à sa mère au physique, il
lui ressemblera aussi beaucoup trop au moral.
11 faut néanmoins fitire de lui un homme. Le marquis s'y applique
11(5 REVUE DES DEUX MONDES.
avec un soin qui pounait paraître excessif si nous ne connaissions
les habitudes systématiques de son esprit et les projets ambitieux
qu'il caresse pour l'aîné de sa race. Il appartient à un siècle où
tous les problèmes de l'éducation sont soulevés ; lui-même professe
sur cette question des idées personnelles et il élève son fils d'après
des principes qui font penser à \' Emile de Rousseau. D'abord,
quoique sa fortune soit déjà embarrassée et que la charge soit
lourde, il le confie à un gouverneur qui paraît avoir été choisi de la
manière la plus heureuse. Voici le portrait qu'en fait le marquis
après cinq ans d'expérience : « Un liomme vraiment supérieur par
le maintien, l'esprit, et surtout le cœur, également propre aux
grandes choses et aux moindres, maître dans tous les arts libéraux,
né même avec cette sorte de talent qui comprend l'intelligence et
l'exécution de tous les arts mécaniques... un homme enfin que je
n'ai pu trouver faible et intcrcadent sur rien et dont le cœur excel-
lent s'est pris d'un attachement sans bornes pour moi. » Avec un
tel maître, l'cj^pritde l'enfant sera bien dirigé, peut-être même trop
dirigé. Plus taid Mirabeau s'en plaignit souvent. Il semble qu'une
main trop lourde ait pesé sur sa jeunesse pour en comprimer l'essor.
C'était l'avis de l'excellent bailli, qui, dans une de ses rares visites,
avait jugé le gouverneur et l'élève. « J'avoue, écrit-il, que Poisson
m'a paru un homme de mérite ; je crains cependant qu'il n'ait pas
laissé assez de ce que les Italiens appellent )ifogo aux saillies de
l'esprit chaud de cet enfant, et qu'en le contenant il n'ait pour
ainsi dire encombré le fourneau. »
Si « le fourneau » avait été moins solide, il aurait pu en efl'et
éclater. Mais la puissante organisation de Mirabeau résista à cet
encombrement de matières, à l'accumulation de connaissances que
l'imagination fumeuse du père et l'érudition solide du gouverneur
entassaient à l'envi dans ce jeune cerveau. Il en tira même ce
profit particulier, d'acquérir des notions de tout^ supérieures à
celles de son âge, de ne se trouver plus lard dépaysé dans aucun
genre d'études, et d'avoir appris de bonne' heure à supporter sans
fléchir une somme de travail extraordinaire. Par la fécondité et par
l'activité de son esprit, Mirabeau sera bien le digne fils de son père.
Au milieu des entraînemens d'une vie dissipée, il écrivit presque au-
tant et sur autant de sujets que l'infatigable Ami des hommes, u Si
ma main était de bronze, disait le père, elle serait usée à lorcc
décrire. » La plume à la main, le fils lui tiendra tête sans jamais se
lasser.
Le marquis ne peut méconnaître la précocité de cette belle intel-
ligence. Il en est môme quelquefois étonne. Le caractère de son
fils, qu'il étudie de près, le surprend surtout par des inégalités dont
MlUABEAU. 117
on suit la trace dans les confidences qu'il adresse tantôt à M"''' de
Rochcfort, tantôt à son frère le bailli. Un jour il est content de lui,
il lait son éloge; le lendemain il le juge avec une extrême sévérité.
En septembre 1759, il annonce que l'enfant « promet un fort joli
sujet, n'ayant plus trace d'humeur, de bassesse ni de mensonges. »
Un mois auparavant il écrivait à M™'' de Rochefort : « L'aîné de mes
garçons vendra son nom. » A mesure que Mirabeau grandit, les
appréhensions du père augmentent.
Il y a surtout un moment difficile. C'est celui où, l'excellent gou-
verneur Poisson ayant épuisé sa science, n'ayant presque plus rien
à apprendre au jeune comte, il semble nécessaire d'éloigner celui-ci
de la maison paternelle pour le préparer au service militaire,
comme il convient à un gentilhomme de son nom et de sa race.
(( On ne le peut, écrit le marquis, ni lâcher ni tenir davantage. »
Un autre serait naturellement envoyé à une de ces académies dans
lesquelles la jeune noblesse se forme pour la guerre. Mais le mar-
quis craint la liberté dont on y jouit, il cherche un moyen terme
entre la vie de famille et l'académie. Après avoir essayé sans succès
d'une maison particulière, il se décide à placer son fils dans une
pension célèbre du temps, chez l'abbé Ghoquard, rue et barrière
Saint-Dominique à Paris. Ce n'était point du tout, comme l'ont, dit
quelques biographes, une maison de correction. C'était, au con-
traire, une institution fort à la mode, où Mirabeau passa plusieurs
années avec des étrangers de distinction, notamment avec les deux
Elliot, dont l'un devint comte de Minto et resta son ami.
Chez l'abbé Choquard, on consacrait beaucoup de temps aux
exercices militaires, mais on ne négligeait pas la vie intellectuelle.
C'est là que, pour la première fois, Mirabeau va être jugé par ses
pairs. Il donne déjà de lui une opinion analogue à celle que le
monde portera plus tard sur sa personne. « Tianchant dans la con-
versation, gauche dans ses manières, disgracieux de tournure, sale
dans ses vêtemens, par-dessus tout d'une suffisance sans bornes. »
Voilà la première impression qu'il produit sur ses camarades. Mais
ce qui corrige, ce qui adoucit ce jugement, c'est que, malgré ces
défauts extérieurs, il y a en lui une irrésistible puissance de séduc-
tion. Chaque fois qu'il le voulut ou qu'il y eut intérêt, il réussit à
séduire et à dominer ceux (|ui l'entouraient, son père lui-même,
quoique celui-ci fût si en défiance, si prévenu contre des manières
« qui sentent le comédien. » Le marquis ayant voulu le transférer
un jour dans une pension plus sévère, tous les élèves de l'abbc
Choquard protestent et pétitionnent en faveur du jeune comte.
Là aussi ils applaudissent à ses débuts littéraires et oratoires. Le
jour de la Saint-Louis, en 1769, toute la pension écoute un éloge
118 REVUE DES DEUX MONDES.
du prince de Gondé mis en parallèle avec Scipion l'Africain, dont
l'abbé Choquard est si content qu'il en lait faire un compte-rendu
dans les journaux, sans doute, pour recommander sa maison au
public. Le rédacteur du recueil de Bacliaumont dit à ce propos :
« On voit que ce jeune aiglon vole déjà sur les traces de son illustre
père. » lit il ajoute avec raison : a Le fils a plus de netteté, plus
d'élégance dans son style. » Les idées tumultueuses du père s'éclair-
ciront, en eflet, dans le cerveau mieux équilibre du iils.
En attendant, le futur orateur fait son apprentissage à Saintes
dans le régiment de Berri-cavalerie, que le marquis a choisi parce
qu'il est commandé par un colonel très sévère. Cet apprentissage
réserve au père plus d'une pénible surprise. Mirabeau passe en
prison une partie de la première année et au commencement de la
seconde se sauve à Paris après avoir fait au jeu une dette de 80 louis.
On le rattnipe et on l'enferme à l'ile de Ré. A ce moment, le bailli,
qui craint de nouveaux éclats, enverrait volontiers son neveu aux
colonies hollandaises, d'où on ne revient pas. « Ces choses-là,
répond le marquis, sont plus faciles à projeter qu'à parfaire, sur-
tout dans le temps qui court et avec un drôle qui a toute l'intrigue
du dialjle et de l'esprit comme un démon. Le marquis de Lambert
me disait l'autre jour qu'il avait partagé la ville et la province et
que, malgré son caractère odieux, il aurait trouvé dans la ville de
Saintes 20,000 livres qui n'y sont pas. »
Le bailli subira à son tour l'ascendant de ce neveu maudit lorsque
Mirabeau reviendra de l'expédition de Corse, où il servit comme
sous-lieutenant dans la légion de Lorraine. Il semble qu'il y ait eu
là une heureuse secousse dans cette vie jusqu'alors si dissipée.
L'action a été un instant pour cette nature fougueuse le meilleur des
dérivatifs. A quelque tâche que Mirabeau s'applique, il y paraît tout
de suite supérieur. C'est là le secret de l'emph-e qu'il exerce. En
Corse, il se croit fait pour la guerre, il le dit hautement, il le prouve
dans une certaine mesure et il le persuade autour de lui. Le ma-
jor de la légion de Lorraine, le chevalier de Villereau, déclarait
« n'avoir pas connu d'homme né avec de plus grands talens que le
comte de Mirabeau pour le métier des armes. »
Ce sera aussi l'avis du bailli, qui, lassé de ses longues croisières,
a fini par s'établir en Provence, où il défend les intérêts de son frère
et où il reçoit son neveu. Celui-ci, comme dit son père, u joue aus-
sitôt ses grandes marioametfces » pour s'emparer de l'esprit du bailli
dont il connaît la bonté et l'influence. Il compte sur lui pour ren-
trer en grilce auprès du maj'quis toujours résistant. Dès le soir de
son arrivée, il pousse sa pointe etenlève la position d'assaut. Il laisse
l'honnête marin tout étourdi de sa verve méridionale, de sa faconde,
MIRABEAU. 119
(le la prodigieuse facilité avec laquelle il traite au pied levé les
questions les plus difficiles. S'agit-il du militaire, il en parle en
homme du métier, on dirait qu'il a blanchi sous le harnais. S'agit-il
d'histoire ou de pohtique, il a commencé une histoire de Corse qui
émerveille le bailli : « S'il n'est pas pire que Néron, écrit l'excellent
homme au marquis, il sera meilleur que Marc-Aurèle, car je ne
crois pas avoir jamais trouvé tant d'esprit. Ma pauvre tête en était
absorbée... ou c'est le plus adroit et habile persifleur de l'univers,
ou ce sera le plus grand sujet de l'Europe pour être pape, ministre,
général de terre ou de mer, chancelier et peut-être a;j;riculteui\
Tu étais quelqu'un à vingt-deux ans, mais pas la moitié. « Pen-
dant que le bailli parle, Mirabeau prend des notes comme pour
témoigner de l'intérêt qu'il prend à ce qu'on lui dit et pour flatter
la vanité de son interlocuteur. C'était du reste son habitude. 11
meublait ainsi sa mémoire et son cerveau aux dépens des autres.
Son père l'appelait ironiquement « la pie des beaux esprits et le geai
des carrefours. »
Le bailli reste sous le charme, tant qu'il garde Mirabeau auprès
de lui. Après son départ, il en rabat un peu, lorsqu'il s'aperçoit
que le bon apôtre, non content de faire payer ses anciennes dettes,
en a contracté de nouvelles en tirant à vue sur son excellent oncle.
Le père, qui connaissait mieux le caractère de son hls pour l'avoir
pratiqué plus longtemps, avait cependant prévenu le bailli. « Prends
garde, écrivait-il, si tu veux le mener dans le grand, qu'il ne mène
ta bourse dans le vide... pour manger dans la main, c'est le premier
homme du monde. » Si bien averti et si déliant qu'il soit, l'intrai-
table marquis ne résiste pas davantage à l'ascendant de Mirabeau,
une fois qu'il a consenti à le recevoir dans le château d'Aigueperse
en Limousin, où ses afiaires l'appellent. Sa première impression a
été peu favorable. « Or sus, s'est dit le père en écoutant et en re-
gardant l'aîné de sa race, voici encore mi Mirabeau tout craché,
c'est-à-dire un être fort incommode, homme d'esprit d'abord et de
mérite, ensuite sur le pavé. Adieu projets de fortune, etc. C'est la
fable du pot au lait. » Puis la séduction personnelle opère, Mira-
beau devient le secrétaire de son père, s'empare de sa confiance et
pendant deux ans va le dominer. Il fait même sous la direction de
ÏAmi des hommes un premier apprentissage de la politique, d'abord
en constituant dans la province du Limousin un tribunal de conci-
liation, une sorte de justice de paix ou de conseil de prud'hommes;
puis en maintenant, au contraire, parmi les vassaux turbulens de
Provence tous les droits du seigneur suzerain. Dans ces deux rôles
sidilïérens, il montre déjà les deux aspects de son caractère, le sen-
timent d'humanité et de justice qui lait de lui un homme des temps
120 REVUE DES DEUX ,M(»Nni:S.
nouveaux, la hauteur de manières par laquelle il se rattache, quand
il le veut, aux vieilles races aristocratiques.
Surtout, il ne passe nulle part inaperçu. «Monsieur l'ouragan, »
comme l'appelle son père, emporte de haute lutte les positions les
plus difficiles. A Versailles, il se lait tout de suite sa place à la
cour, il s'impose par son esprit et par son originalité autant que
par la qualité de ses alliances. La première fois qu'il est présenté
au vieux comte de Maurepas, il le saisit par le bouton de son jus-
taucorps. « Au reste, écrit le marquis au bailli, depuis cinq cents
ans on a toujours souflerl des Mirabeau qui n'étaient pas faits comme
les autres, on soulTrira encore celui-ci. Je te promets en outre que
celui-là ne descendra pas le nom. »
Mirabeau aborde avec la même confiance en soi et la même au-
dace l'entreprise capitale de sa jeunesse. 11 se met en tête d'épou-
ser une des plus riches héritières de Provence, M^'* de Marignane,
que se disputent les principaux gentilshommes du pays ; il a contre
lui la famille et l'entourage de la jeune personne. Celle-ci ne témoigne
même pas pour lui un goût très vif, elle paraît hésiter entre ses
nombreux prélendans. Mais il la presse, il abuse de son humeur
pacifique, il réussit à la compromettre et à rendre le mariage indis-
pensable. Victoire sans lendemain du reste, qui n'a ni plus de durée
ni plus de portée qu'une aventure. Au bout de quinze mois de ma-
riage, Mirabeau, quoique sa femme et lui eussent un fort beau re-
venu, avait déjà souscrit pour 200,000 livres de lettres de change.
Son père et son beau-père, justement eflrayés, ne trouvaient
d'autie moyen de le soustraire aux poursuites de ses créanciers
que de le placer sous la main du roi, suivant l'expression du temps,
en le faisant enfermer au château de xMirabeau.
Tel fut le commencement d'une série d'cmprisoimemens qui
allaient jeter le jeune comte hors de la famille et de la société. In-
terné au début à Mirabeau, un peu plus tard à Manoscjue, il com-
met l'imprudence de rompre son ban et d'aller se prendre de que-
relle à Grasse avec un gentilhonnne provençal. Cette lois, il est
accusé d'avoir voulu assassiner son adversaire et décrété de prise
de corps. Le marquis en est réduit pour le sauver à solliciter des
ministres rinlernement de son fils au château d'If par une lettre
de cachet.
C'est là un procédé dont VAmi des hommes se servira trop sou-
vent contre les membres de sa famille, que le pouvoir royal aura
le tort de mettre à sa disposition, et dont l'abus pèse sur sa mé-
moire comme une infraction impardonnable aux idées de justice
dont il se faisait volontiers le représentant. Les lettres de cachet sont
un des plus odieux souvenirs de l'ancien régime. On peut juger de
MIRABEAU. 121
leur puissance corrupirice par la facilité avec laquelle s'en accom-
modait une conscience aussi honnête que celle du marquis de Mi-
rabeau. Il ne faut cependant pas se méprendre sur le premier
effet qu'elles produisent. Mirabeau s'est beaucoup plaint de la ty-
rannie paternelle, il a dénoncé son père à l'opinion avec une véhé-
mence croissante, mais il a commencé par profiter de la mesure
contre laquelle il proteste. C'est grâce à son emprisonnement qu'il
peut se soustraire aux menaces de ses créanciers, échapper aux
conséquences d'une condamnation infamante prononcée contre lui
pour tentative d'assassinat. Son père, il est vrai, se débarrasse de
lui ; mais lui-même se débarrasse de tous ceux qui le guettent pour
lui mettre la main au collet. Il n'est donc pas victime, du moins au
début, il est plutôt protégé par la première lettre de cachet de-
mandée contre lui. Les véritables victimes sont ceux auxquels il
doit de l'argent ou qu'il a roués de coups sans qu'il leur soit pos-
sible d'obtenir satisfaction.
La translation du prisonnier au fort de Joux n'aggravait pas la
peine de la détention. Quoique « ce nid de hiboux, égayé par quel-
ques invalides, » ne fût pas un lieu de délices, Mirabeau allait y
jouir d'une liberté relative dont il ne manqua pas d'abuser. Le
commandant du fort, bon gentilhomme, se déclarait tout à fait in-
capable d'exercer le métier de geôlier. Mirabeau obtint de lui d'avoir
un logement dans la petite ville voisine de Pontarlier, d'y prendre
ses repas à l'auberge et d'y fréquenter la société du pays. En prin-
cipe, il était tenu de rentrer chaque soir au château; mais, en réa-
hté, il en vint à s'absenter plusieurs jours de suite et à pousser
même ses courses jusqu'en Suisse.
II.
Le séjour de Mirabeau au fort de Joux rappelle surtout la célèbre
histoire de ses amours avec M™*^ de Monnicr. Cette aventure, qui
(it tant de bruit et qu'ont immortalisée les Lettres de Vinccimes, est
racontée par M. Charles de Loménie avec la plus scrupuleuse exac-
titude. Le consciencieux historien a eu entre les mains, outre les
dialogues inédits prêtés autiefois à Sainte-Bcu\e par M. Lucas de
Montigny, la correspondance secrète de M'"' de Monnier avec son
amant. Il s'est servi de ces précieux documens pour retrouver la
vérité sous la légende que les romans, les pièces de théâtre, et
même de prétendus récits historiques ont répandue dans le public.
Les Lettres de Vinceimes, (|uoique souvent brûlantes de passion,
ont un caractère oratoire ; elles sont destinées à être lues par le
122 REVUE DES DEUX MONDES.
lieutenant de police ou par son premier commis ; elles sentent le
plaidoyer, elles arrangent et dénaturent les faits pour le besoin
d'une cause. 11 n'y faut pas chercher une sincérité absolue. L'émo-
tion y est fréquemment remplacée par la rhétorique. Le caractère
des deux amans se montre plus au naturel dans l'intimité de leurs
confidences secrètes. Leur liaison, qui a remué les cœurs et fait
travailler les imaginations, se réduit au fond à une histoire d'amour
assez prosaïque. Ce serait une profanation de rappeler ici les
passions délicates de la fin du siècle, de prononcer les noms de
M"'^ de Sabran, de Custine, de Beaumont. Sophie de Monnier
n'approche pas de ces fbmmes exquises. Quoiqu'elle appartienne à
une bonne noblesse de robe, quoique son père, M. de RuflTey, soit
un des correspondans de Voltaire ; quoiqu'elle ait été destinée par
ses parens à épouser sur le tard Buffon devenu veuf, il y a en elle
un élément de vulgarité qui exclut toute idée de comparaison avec
des natures plus fines. Rien de moins poétique pour commencer
que l'hiptoire de son mariage. A seize ans, sa famille, qui paraît
beaucoup plus occupée de sa fortune que de son bonheur la marie
à un septuagénaire, le marquis de Monnier, premier président de
la cour des comptes de Dôle et possesseur de biens considérables.
« Je ne savais pas, écrit ironiquement Voltaire au président de
Rufiey, que M. de Monnier fût un jeune homme à marier, je lui en
fais mon compliment et je le trouve très heureux d'épouser made-
demoiselle votre fille. Je leur souhaite à tous deux toute la prospé-
rité possible. » Dans une union si disproportionnée, il ne peut être
question d'affection. C'est une affaire que concluent les parens de
Sophie. On espère que le mari ne vivra pas longtemps et que la
jeune femme, enrichie par ses libéralités, pourra suivre alors le
penchant de son cœur. En attendant, M™° de Monnier s'ennuie au
domicile conjugal, auprès de son vieil époux, elle cherche des dis-
tractions et elle en trouve. Ce qui classe la femme, c'est que Mira-
beau ne sera ni son premier ni son dernier amant. Avant de le
connaître, elle s'était éprise d'un officier d'artillerie qu'elle tutoyait
et dont elle payait les dettes.
« Compromise et affichée dans Pontarlier, » comme elle le dit
elle-même, par la fatuité de ce personnage, elle rencontre le pri-
sonnier du fort de Joux au moment où elle commençait à se lasser
d'une liaison embarrassante. Mirabeau, très supérieur à tout son
entourage, exerce sur elle l'ascendant qu'il n'a jamais manqué
d'exercer sur les personnes dont il entrepn nait la conquête. La
laideur de son visage couturé par la petite vérole, l'épaisseur de
sa taille qui lui donnait « l'air d'un paysan, » la gaucherie et l'alfcc-
tation de ses manières qui causaient au premier abord une impres-
MIRA15EAU. 123
sion déplaisante, étaient bientôt eiïacées par l'éclat de ses yeux
pleins de feu, par la grâce de sa bouche spirituelle, par le charme
de la conversation la plus séduisante. Lorsqu'il renonçait au ton
cérémonieux qu'il prenait volontiers en se présentant dans le
monde, l'à-propos de son langage, la vivacité de ses saillies, l'ai-
sance de ses répliques, la facilité avec laquelle il jouait les person-
nages les plus divers, enchantaient et subjuguaient ses interlocu-
teurs. « Ne regrette pas, lui écrit un jour M"^" de Monnier,le brillant
d'esprit que tu prétends avoir perdu. Sais-tu pourquoi il fait avoir
des femmes? C'est qu'il les interdit. Tu les mènes plus loin qu'elles
ne voulaient, elles ne savent point répondre à tes raisonnemens ;
tu attaques leur tempérament, tu les as sans qu'elles le veuillent
quelquefois. »
C'est le premier chapitre de son propre roman qu'écrit ici la
marquise. Après une résistance de pure forme, facilement vaincue
par des raisonnemens analogues à ceux de Saint-Preux dans la
Nouvelle Ilcloïse, après un très court essai d'amour platonique,
cette nouvelle Julie cède aux instances de Mirabeau. Le quatrième
dialogue inédit où les deux amans se tutoient déjà indique le mo-
ment précis de la chute. « Quoi ! dit le comte, tu partages mes dé-
sirs et tu repousses mes transports !.. tu m'as donné ton cœur et
tu me refuses tes faveurs ! Je presse de mes lè^Tes tes paupières
mourantes. Je cueille sur ta bouche les plus délicieux baisers...
mon âme enflammée s'élance vers la tienne... tu m'enivres d'amour
et tu ne veux pas apaiser le feu qui me dévore, que tu as porté
dans mes veines. » La personne qui permettait de telles privautés
n'était plus en mesure ni en humeur de se défendre. Sophie n'y
met du reste aucune hypocrisie, « Que je suis satisfaite, écrit-elle
au mois de juin 1777, de ne pas t'avoir fait souffrir bien longtemps,
de t'avoir fait presque aussitôt l'aveu de mes sentimens, et d'avoir
vaincu mes résolutions et mes projets d'indifférence, de liberté
pour faire notre bonheur à toux deux! Comme j'ai joui du tien avant
de le sentir autant que je l'ai fait depuis ! »
Au milieu de cette galante aventure, que devenait le mari? M. de
Monnier fait penser à certains personnages des Contes de Boccace
ou des comédies françaises dont l'extrême crédulité divertit le lec-
teur. Il a pris Mirabeau en amitié, il ne peut plus se passer de sa
présence, il donne des fêtes en son honneur, il prend publique-
ment son parti contre le commandant du fort de Joux, qui s'est
lassé des incartades de son prisonnier et lui ordonne de se remettre
sous les verrous. Rassurée par la confiance de son mari. M"** de
Monnier a l'audace de cacher son amant pendant deux jours dans
un cabinet noir qui touche à sa chambre à coucher. Plusieurs fois
124 RKVUE DES DEUX MONDE=.
Mirabeau passe la nuit chez sa maîtresse. Un soir, au moment où
il entre à la dérobée dans la maison, il est surpris et arrêté par les
domestiques de x\I. de Monnier. Sans paraître déconcerté, avec un
sang-froid imperturbable, il demande à être conduit auprès du pré-
sident, se jette dans ses bras et, au lieu de s'excuser, se vante de
son entreprise comme d'une attention délicate et aimable. Il arri-
vait de Berne, il allait droit à Paris se présenter au ministre, il
n'avait pas voulu passer à Pontarlier sans remercier M. et M"^ de
.Monnier de leurs bontés pour lui ; s'il avait choisi l'heure du sou-
per de leurs gens, c'était avec intention, afin de ne mettre aucun
domestique dans sa confidence. En même temps, il prie M. de
Monnier de sonner ses gens pour leur ordonner le silence. La scène
est si bien jouée, la crédulité de M. de Monnier est si complète, que
le mari trompé et satisfait appelle ses domestiques en leur enjoi-
gnant de ne parler à personne de ce qu'ils viennent de voir.
La famille de M""® de Monnier n'était pas d'humeur à se laisser
jouer comme le trop crédule président. C'est elle qui se chargea à
son tour de garder la jeune femme. Elle le fit avec un luxe de
précautions qui rappelle encore une fois les scènes les plus co-
miques de Boccace. Une chanoinesse, sœur aînée de Sophie, couche
dans la même chambre qu'elle ; cette vigilante gurdiemie attache à
son bras un ruban qui aboutit au pied de M"" de Monnier. Si celle-
ci bouge, la chanoinesse en sera immédiatement avertie. L'histoh-e
de la précaution inutile se renouvelle ici comme dans les contes
italiens. L'amour est plus fort que toutes les entraves qu'on lui op-
pose. Toute surveillée qu'elle est, M""* de Monnier n'en donne pas
moins des rendez-vous à Mirabeau dans un jardin où elle passe
avec lui des heures délicieuses malgré le froid des nuits d'hiver
sous un climat glacial.
Au plus fort de cette surveillance, Sophie trouva moyen de per-
suader à M. de -Monnier qu'on lui faisait injure en la gardant de si
près. Le mari débonnaire insista pour qu'on s'en rapportât à la
vertu de sa femme et renvoya la famille. C'était le moment qu'at-
tendaient avec impatience les deux amans pour réaliser un projet
qu'ils préparaient depuis quelques jours : celui de fuir ensemble à
l'étranger. Brouillé, comme il l'était, avec le commandant du fort
de Joux pour avoir abusé de son indulgence, sommé de rentrer en
prison pour n'en plus sortir, Mirabeau avait les plus fortes raisons
de ne plus rester dans un pays où il n'entrevoyait aucune chance
prochaine de recouvrer sa liberté. Il semble même, d'après quel-
ques documens, que les ministres et son père, las du bruit qui se
faisait autour de son nom, n'aient pas été fâchés de se débarrasser
(lo lui. Oiril p;irtît seul, rien de mieux. Mais qu'il enlevât une
MIRABEAU. 125
femme mariée, la femme d'un premier président, c'était un scan-
dale qui devait l'exposer, lui et sa complice, à la répression la plus
sévère.
Si la société du xviii^ siècle avait des trésors d'indulgence pour
les amours élégantes et discrètes, la sévérité des lois romaines et
des ordonnances des rois de France subsistait tout entière pour
l'adultère affiché et public. Le séducteur risquait sa tète dans cette
aventure. Il fut, en effet, condamné par contumace à la peine ca-
pitale, tandis que le même jugement condamnait M"*" de Monnier
à être enfermée, sa vie durant, dans une maison de refuge de Be-
sançon a pour y être rasée et vêtue comme les filles de la commu-
nauté. »
Mirabeau n'ignorait pas cette conséquence certaine de sa fuite.
Quelle fut donc la raison qui le décida à braver le péril ? 11 a dit et
peut-être même a-t-il cru sincèrement qu'il était alors emporté par
la violence de sa passion. L'excuse est plus vraie pour M""* de
Monnier que pour lui. Sophie s'était donnée tout entière avec la
véhémence d'une nature passionnée, avec le dévoûment et l'esprit
d'abnégation que les femmes apportent plus que les hommes dans
les sacrifices que demande l'amour. Elle revendiqua hautement la
responsabilité de son départ et s'employa généreusement à laver
son amant de l'accusation de rapt, a C'est moi qui ai tout voulu, »
écrivait-elle en se découvrant avec une vaillance qui la relève.
D'esprit un peu court, avec un tempérament et des mœurs de fille,
avec un cynisme de langage qui rend la lecture de ses lettres se-
crètes intolérable pour les esprits délicats, elle savait du moins se
dévouer et soufirir pour celui qu'elle aimait. Sans hésiter elle eût
pris sur elle tout le châtiment comme elle prenait toute la faute.
(Juoi que Mirabeau pût dire, il n'était pas au même diapason.
L'amour ne fut pas le seul mobile de sa fuite avec M""" de Monnier.
Crible de dettes, n'ayant d'autre ressource que la très modique
pension que lui faisait son père, s'il passait seul à l'étranger, il y
trouvait la misère noire. La pension elle-même allait cesser de
lui être servie dès qu'il aurait franchi la frontière. M'"^ de Monnier
pouvait seule le tirer de cette difficulté. Elle était de ces femmes
qui (( fournissent à leurs amans, » comme on disait dans la langue
du XVIII'' siècle ; Mirabeau le savait quand il l'avait aimée, et il ne
se faisait pas faute d'en profiter.
Les mémoires et les comédies du temps indiquent que, sous
l'ancien réghne, on n'attachait pas aux libéralités de ce genre une
idée de déshonneur absolu pour le jeune homme de qualité qui en
était l'objet. On riait aux dépens de la personne libérale, surtout
si elle était vieille; mais on ne traitait pas avec trop de sévérité ce-
126 REVUE DES DECX MONDES.
lui qu'elle enricliissait. Il passait même dans certains cas pcwu* un
lioinme avisé, en état de bien mener ses affaires. « Moins que per-
sonne, dit avec raison M. Charles de Loménie, Mirabeau était ca-
pable de se passer d'argent ; à l'origine des déterminations les
plus graves de sa vie, il iaut toujours chercher une préoccupation
de cet ordre.
Les pièces des deux procès instruits contre Mirabeau, à l'occa-
sion de l'enlèvement de M"*® de Monnier, sont conservées au grell'e
du tribunal de Pontarlier (1). Elles établissent avec certitude que,
pendant les journées qui ont précédé la fuite, M"* de Monnier avait
dévalisé la maison de son mari et fait passer par petits paquets à
Mirabeau des rouleaux de louis, des elïets de prix, des bijoux et des
dentelles. L'infortuné président évaluait ses pertes à 25,000 li\Tes.
On ne savait pas ce qu'il regrettait le plus, de sa femme ou de son
argent. Sophie, du reste, ne cachait ni ses larcins ni son amour ; elle
convenait de tout et se justifiait à sa manière. « Mes parens m'ont
mariée à seize ans, disait-elle, alors que je ne pouvais réellement
disposer de ma personne; aujourd'hui je m<3 marie moi-même, et
par la même occasion je rentre dans ma dot. »
Les provisions d'argent qu'avait emportées M""^ de Monnier au-
raient pu suffire à un homme moins prodigue que Mirabeau ; mais
après quelques mois de séjour en Hollande, où les deux amans
s'étaient réfugiés, leur bourse était à sec. « Je dois plus de cent
louis ici, écrivait Mirabeau à sa mère, et je n'en ai pas six. » Avec
l'activité habituelle de son esprit et sa puissance de travail, il avait
espéré trouver de l'occupation chez les libraires français d'Amster-
dam ; il arrivait auprès d'eux précédé du commencement de répu-
tation littéraire que lui avait valu son Esaai aiir le despotis))tc. On
lui conlia des traductions, il fit imprimer un Avis aux IJessois et
aulnes peuples de U Allemagne vendus pur leurs princes à l'Angle-
terre. Mais le temps lui manqua pour entreprendre une œuvre con-
sidérable. La famille de RuHey d'une part, le marcjuis de Mirabeau
de l'autre, exaspéré par les pamphlets que son fils écrivait de
Hollande contre lui, à l'instigation de sa femme, sollicitaient l'ex-
tradition des deux fugitifs. M'"* de Monnier aurait pu faire sa paix
séparément avec M. de Monnier, qui lui avait envoyé un domes-
tique de confiance et fait ofirir de l'argent. Le mari ne mettait
qu'une condition à son pardon, la séparation des deux amans. Avec
la générosité qu'elle apportait dans la passion, Sophie refusa
(I) A ce sujet, M. Charles de Lomcnie a consulté avec fruit une brochure de
M. Georges Leloir, intitulée : Mirabecui à Pontarlier, et l'ouvrage que vient de
publier, à Berlin, M. Alfred Stem, professeur à l'École polytechnique de Zurich : das
Leben Mirabcaus. Siegfried Cronbach.
MIRABEAU. 127
d'abandonner son compagnon. Celui-ci, de son côté, aurait facile-
ment échappé aux agens chargés de l'arrêter s'il avait voulu
s'éloigner. Il faut dire à leur honneur qu'ils ne consentirent ni l'un
ni l'autre à séparer leurs destinées. On les arrêta ensemble comme
ils avaient fui ensemble. Lorsqu'ils arrivèrent à Paris, on enferma
Mirabeau au château de Vincennes et M""' de Monnier dans une mai-
son de correction.
Ils ne devaient plus se revoir que quatre ans après, dans une ra-
pide entrevue qui ne se renouvela plus. Pour M™® de Monnier,
c'était la fin de la folle aventure à laquelle elle avait sacrifié sa vie.
Une douleur plus grande que celle de la séparation lui était ré-
ser^^ée. Celui qu'elle avait tant aimé allait se détacher d'elle peu
à peu. Après la dernière entrevue au couvent de Gien, les lettres
de Mirabeau devinrent plus rares et plus froides. Puis toute corres-
pondance cessa de sa part. La pauvre femme continuait à écrire
sans recevoir de réponse. Le médecin qui la soignait raconte qu'elle
avait presque perdu la vue à force de pleurer. Un peu plus tard,
devenue libre par la mort de son mari, elle essaya de se consoler
dans les bras d'un lieutenant de la maréchaussée qui la rebuta
par sa brutalité et ses mauvais traitemons. Elle allait enfin épou-
ser un jeune gentilhomme qui paraissait digne d'être aimé, lorsque
son fiancé lui fut enlevé par un accident. Elle ne se sentit pas la
force de lui survivre, elle alluma un réchaud et s'asphyxia. Plu-
sieurs fois déjà son imagination avait été hantée par des idées de
suicide. A Amsterdam, elle avait voulu s'empoisonner au moment
de son arrestation, et n'en avait été empêchée que par les instances
de Mirabeau. Celui-ci apprit sa mort au mois de septembre 1789, au
pied de la tribune de l'Assemblée constituante. L'émotion qu'il en
éprouva ne parut ni bien sincère, ni bien forte à ceux qui en furent
les témoins. Les femmes ne devraient pas oublier que c'est presque
toujours ainsi que finissent les amours des grands hommes. Pen-
dant qu'elles sacrifient tout à leur passion, elles sont elles-mêmes
sacrifiées aux plus impérieuses des maîtresses, à l'ambition, à la
recherche du succès, de la popularité, de la gloire.
III.
Au donjon de Vincennes, Mirabeau fut enfermé pendant plus de
trois années dans une prison beaucoup plus dure que toutes celles
qu'il avait connues jusque-là. Il n'était plus question, comme au
fort de Joux, de passer ses journées à la ville, d'y prendre ses
repas et d'y coucher quelquefois. Les prisonniers du donjon étaient
au régime du secret le plus absolu; point de communications entre
128 REVUE DES DEUX MONDES.
eux, point de communications avec l'extérieur: point d'autres livres
que ceux qui étaient fournis par le commandant du château, pas
m^me la liberté conq)léte d'écrire. On comptait les feuilles de pa-
pier qui leur étaient remises et qu'ils devaient représenter après
les avoir remplies. Là, comme partout, Mirabeau réussit à obtenir
les adoucissemens qui se conciliaient avec le régime général d«'
la prison. On le laissa d'abord passer quelques heures, puis la
plus grande partie de la journée hors de sa cellule, dans les jar-
dins intérieurs du donjon ou dans les galeries de l'enceinte. Il lui
arriva même d'échanger quelques mots avec les habitans du
château et d'attirer sous sa lenètre par des chansons qu'il chantait
fort bien un petit cercle de curieux. Mais il ne lui fut pas permis
de sortir une seule fois, de respirer l'air du dehors, de recevoir la
visite de ses parens ou de ses amis (1).
C'était l'isolement et la claustration à l'âge où l'homme a le plus
besoin de dépenser son activité physique et son activité intellectuelle.
Qu'on songe aux horreurs de la réclusion pour ce corps d'athlète,
pour cette imagination ardente, pour cet esprit toujours en mou-
vement. Une constitution moins robuste, une âme moins forte, eu^^-
sent fléchi dans cette épreuve. Il semble, au contraire, que le pri-
sonnier se soit raidi contre le malheur de toute l'énergie de sa
volonté. Non seulement il ne sortit pas de Vincennes amoindii,
mais il y avait fortilié son intelligence par la méditation, rassemblé
ses forces pour, les luttes de la vie. Comme les natures \igou-
reuses, au lieu de plier sous la contrainte, il se redressa plus hardi
et plus redoutable que jamais. Ni dans ces années de solitude, ni
dans la période précédente, il ne ménagea son père, dont il avait
tant de motifs de maudire la sévérité. Il lui devait cependant sans
s'en douter quelque reconnaissance; c'est de lui qu'il tenait
l'habitude et la puissance du travail. Le marquis avait noirci, sans
se lasser, des milliers de feuilles de papier; son lils était de la
même trempe. Enfermé entre quatre murs, sevré de tous les plai-
sirs et de toutes les affections, Mirabeau fut sauvé du desespoir
par son guût pour l'écriture. La nomenclature de tout ce qu'il com-
posa à Vincennes effraie l'imagination. D'abord il ecri\ait à M""-' de
Monnier, en caractères très serrés pour économiser le papier dis-
tribué aux prisonniers, une ou deux lettres par jour. Celles qui ont
été publiées par Manuel ne donnent qu'une idée fort incomplète
de cette correspondance. C'étaient, nous l'avons dit, des pièces, en
quelque sorte, officielles, desthiées à être lues par le lieutenant de
(I) Une CNception paraît aMiir été faite vers la tin iioiir Duponi do Nemours, qui ve-
nait voir le prisonnier de la part de son père.
MIRABEAU. 129
police ou par son premier commis avant d'arriver à Sophie. Mira-
beau s'épanchait avec plus de liberté et d'abondance dans la cor-
respondance secrète à propos de laquelle M''''' de Monnier disait,
en 1780 : « Depuis un an juste que nous nous écrivons, je viens
de faire le relevé de nos lettres; nous nous en sommes écrit, tant
toi que moi, entre nous deux, trois cent soixante. »
En même temps, il rédige à l'adresse du lieutenant de police, de
son père, de M. de Maurepas, un grand nombre de mémoires.
Ayant épuisé la bibliothèque de la prison, il demande et il obtient
l'autorisation d'acheter des livres nouveaux qu'il dévore. Il en tire
la matière d'une série d'ouvrages qu'il entreprend; il traduit pêle-
mêle Tibidle, les Baisers de Jean second, les Contes de Borcace, la
Vie d'Agricola;\\ compose un Essai sur les èUgiaques latins, des
Mémoires sur le ministère du duc d'Aiguillo)i, un Essai sur la
tolérance, des Mémoires sur V inoculai ion, sur l'usage des troupes
réglées, une Histoire de Philippe II, deux tragédies et un drame
bourgeois. 11 y a dans tout cela beaucoup de fatras, mais le travail
accompli est extraordinaire. La pensée persistante du prisonnier et
son talent personnel éclatent surtout dans le hvre décisif qu'il écrit
sur les Lettres de cachet et les prisons d'État. Mirabeau qui avait
passé successivement par le château d'If, le fort de Joux, le châ-
teau de Dijon et le donjon de Vincennes, était plein de son sujet.
Nulle part on n'a démontré avec plus de force et de chaleur l'illé-
gahté des emprisonnemens arbitraires, d'après les maximes mêmes
du droit public ancien. Celui qui écrivait de telles pages contre les
abus de l'ancien régime, qui pouvait les appuyer d'exemples choi-
sis dans sa propre vie, était naturellement désigné pour devenir
bientôt le champion de la Révolution. Il était la preuve vivante du
pouvoir exorbitant qu'un père pouvait s'arroger avec l'autorisa-
tion du roi sur un citoyen de plus de trente ans. Ce sont là des
griefs qu'une âme fière ne pardonne ni n'oublie. L'humilialion et
les souffrances qu'avait endurées Mirabeau le portèrent à l'Assem-
blée constituante dans les rangs du tiers-état, parmi les adver-
saires les plus résolus d'un ordre do choses dont il avait été si
longtemps la victime.
Au bout de quarante-deux mois, lorsque le marquis croit son hls
non pas corrigé, mais hors d'état de lui nuire et de se hguer de nouveau
avec les membres révoltés de sa lamille, surtout lorsque la mort de
l'unique héritier légitime de Mirabeau lui inspire le désir d'avoir
des petits-enfans pour continuer le nom et la race, il se décide à
le faire sortir de prison. Mais il ne le fait qu'après les négociations
les plus longues et les plus épineuses, après avoir imposé au pri-
sonnier les plus cruels sacrifices. Il veut d'abord le rapprocher de
TOME xcvi. — 1889. 9
130 REVUE DES DEUX MONDES.
la comtesse de Mirabeau, qui, depuis des années, ne témoigne à
son mari qu'une parlaitc indifïérence. Pour conquérir sa liberté,
Mirabeau en est réduit à faire des avances à une lemmc qu'il mé-
prise, qui l'a trompé le lendemain de son mariage, à laquelle il a
généreusement pardonné, qui n'a répondu à sa générosité que par
l'ingratitude, qui aurait pu le délivrer d'un mot si elle avait sim-
plement annoncé l'intention de partager sa captivité, mais qui n'a
jamais voulu y consentir. On exige de lui un sacrifice plus doulou-
]-eux encore. On le condamne à insister auprès de M^*^ de Monnier
pour qu'elle se réconcilie avec son mari, qui continue à offrir le
pardon et l'oubli. La malheureuse femme, toujours consumée par
le feu de la passion, se débat contre les instances de son amant et
ne se résigne à céder que lorsqu'il est trop tard. Gomment Mira-
beau aurait-il pu oublier l'odieuse violence faite à ses sentimens,
comment n'aurait-il pas pensé qu'une société où un père pouvait
exiger de telles choses de son fils était une société à refah'e? On
peut dire du bien de l'ancien régime à distance, lorsqu'on n'en
considère que les grandes lignes et l'architecture extérieure ; dès
qu'on y regarde de près, on s'aperçoit qu'aucune révolution
n'était plus nécessaire, n'a été plus justifiée que la révolution de
1789.
Au moment où il rendait son fils k la liberté, le marquis espérait
relever et reconstituer sa famille , d'abord en faisant purger par
Mirabeau la condamnation capitale prononcée contre lui à Pontar-
lier, puis en l'envoyant à Aix auprès de sa femme pour y reprendre
la vie conjugale. Le premier résultat fut obtenu sans ti'op de peine;
mais la seconde entreprise trompa toutes les espérances du mar-
quis. Celui-ci ne soupçonnait pas les griefs de son fils contre M'^*^ de
Marignane. Il se doutait encore moins que la jeune femme s'efïrayait
par-dessus tout de retrouver un mari qu'elle avait outragé, dont la
présence à son foyer eût été un reproche et pouvait devenu* un
danger. D'ailleurs, pendant neuf années de veuvage réel, la com-
tesse de Mirabeau s'était créé une existence nouvelle : elle vivait
au milieu d'un cercle d'amis qu'elle charmait par sa grâce, dans
un tourbillon de réunions joyeuses, de bals, de comédies, de petits
soupers dont elle était l'âme. Le retour de son mari menaçait de
troubler cette vie de plaisirs. Qu'avait-elle besoin d'un revenant
que l'on regardait comme mort civilement, qui aurait dû avoir le
bon goût de ne pas reparaître ? Entourée d'hommages, elle se sen-
tait soutenue par la résistance de sa famille, par l'émotion que cau-
sait, dans la société provençale, la crainte de la perdre. En échange
de cette souveraineté élégante qu'avait-on à lui offrir? La gêne do-
mestique, les embarras financiers, des récriminations possibles sur
MIRABEAU. 131
le passé, des ombrages pour le présent. Elle reculait devant cette
perspective. Avec une politesse et une mesure calculées, non point
assurément par amour, mais pour se reiaire un état social et re-
prendre son rang dans le monde, Mirabeau réclamait son droit.
Forcés dans leurs derniers retranchemens, obligés de prendre un
parti, M. de Marignane et sa lillc répondirent à ces instances par
un procès en séparation de corps.
L'histoire du procès a été bien souvent racontée. Il n'en faut
retenir que la hardiesse avec laquelle Mirabeau plaide lui-même sa
cause. C'était un signe des temps, l'indice d'un profond change-
ment dans les mœurs. A une époque où la noblesse d'épée et le
barreau formaient deux classes tout à fait distinctes de la société,
il semblait extraordinaire de voir un gentilhomme de race, un
ancien capitaine de dragons, descendre au rôle d'avocat. Le cas
paraissait même si nouveau que les syndics de l'ordre des avocats
se réunirent pour en délibérer et n'accordèrent qu'avec peine l'au-
torisation demandée par Mirabeau. Le marquis y voyait l'annonce
d'une révolution qu'il prédisait du reste depuis longtemps et dont
les symptômes frappaient ses yeux à Versailles aussi bien que dans
les provinces : « Quoique ayant de la peine, écrit-il, à avaler l'idée
que le petit-fds de notre père tel que nous l'avons vu passer sur
le Cours, tout le monde ôtant de loin son chapeau, va maintenant
figurer à la barre de l'avant-cour, disputant la pratique auxaboyeurs
de la chicane, je me suis dit après que Louis XIV serait un peu plus
étonné s'il voyait la femme de son arrière-successeur en habit de
paysanne et tablier sans suite, pages ni personne, courant le palais
et les terrasses, demander au premier polisson en frac de lui don-
ner la main qu'icelui lui prête seulement jusqu'au bas de l'escalier.
Autre temps, autre mœurs. »
Depuis le temps où il haranguait en Limousin les tenanciers de
son père, Mirabeau va parler en pubhc pour la première fois. Il n'y
aura chez lui ni apprentissage ni tâtonnemens ; il a si naturellement
un tempérament oratoire qu'il produit tout de suite sur ceux qui
l'entendent l'impression la plus forte, ^"oublions pas que nous
sommes dans le midi, que c'est un méridional qui parle et qu'il
s'adresse à une population facile à émouvoir. Rien de ce qu'il dit
ne sera perdu pour ses auditeurs ; se sentant soutenu par leur atten-
tion, bientôt par leur sympathie et par leur émotion, il dominera
peu à peu l'embarras d'un début; s'inspirant des circonstances à
mesure qu'elles lui paraîtront plus favorables, il s'abandonnera à
des mouvemens plus libres et finira par électriser l'auditoire. Dans
ce long débat, il prit la parole à quatre reprises différentes devant
deux juridictions successives, et chaque fois il obtint un succès ex-
traordinaire. Avec un art infini, en artiste déjà consommé, il renou-
132 REVUE DES DEUX MONDES.
velle par la variété des argumens et des intonations une cause
qui ne change pas. Il commence avec mesure et avec dignité, il
cherche à attendrir le public sur ses malheurs, il parle de sa femme
avec grâce, avec tendresse, en homme qui a aimé et qui a soudert,
et dès le premier jour il arrache des larmes de tous les yeux. Son
beau-père lui-même, qui écoutait en ricanant le commencement de
la plaidoirie, quitte l'audience, suffoqué par l'émotion.
On ne répond aux avances de l'orateur que par des insultes. Alors
piqué au vif, animé d'une indignation légitime, il s'échauffe à son
tour, il rend à ses adversaires coup pour coup, il attaque, il accuse
et il cloue à son banc l'avocat de M"^ de Marignane foudroyé. Quoique
préparés avec le plus grand soin et en partie écrits, les quatre plai-
doyers de Mirabeau n'ont pas été publiés; mais M. de Loménie, qui
possède le manuscrit du plus important de ces discours, nous le
donne auxpièces justificatives. C'est celui du 23 mai 1783,1e jour où
Mirabeau plaida, nous dit son père, « depuis huit heures et quart du
matin jusqu'à une heure, sans cracher ni moucher. » La lecture en
est attachante sans cependant nous rendre l'impression exacte de
l'audience. Bien des passages ont dû être changés dans le mouve-
ment de l'improvisation, sous les yeux et en quelque sorte sous
l'influence du public. Il faudrait d'ailleurs ajouter h la parole écrite
et nécessairement refroidie le port, le geste, la voix, la mimique,
l'action oratoire en un mot, qui était merveilleuse chez Mirabeau et
que sa sensibilité méridionale rendait irrésistible. Il ne lui arriva
pas une fois de prendre la parole devant le public d'Aix sans être
applaudi et suivi par la foule jusqu'à sa voiture.
Malgré un succès si éclatant, il perdit sa cause et il devait la
perdre. On a souvent cité cet exemple pour détourner les orateurs
même les plus habiles de se défendre personnellement en justice.
Outre que le parlement, composé d'amis de M. de Marignane, était
prévenu contre Mirabeau, le tempérament passionné de celui-ci
devait l'entrauier à commettre des fautes de tactique presque iné-
vitables. Ses adversaires l'avaient prévu ; leur injurieuse campagne
avait pour objet de le mettre hors de lui : « Il faut le piquer, disait
Pascalis, il s'emportera comme un cheval entier, et nous le tien-
drons. » On réussit, en effet, par ce moyen à mettre les juges
contre lui; mais s'il perdit son procès devant eux, il le gagna devant
le public : « Il est incroyable, écrit le marquis, comme ce bour-
reau-là a gagné le peuple. » Il l'avait si bien gagne que, six ans
plus tard, lorsqu'il retournera en Provence pour y briguer la dépu-
tation aux états-généraux, il retrouvera les mêmes sympathies et le
même enthousiasme. La foule reconnaîtra dans l'orateur politique
l'avocat qu'elle avait tant applaudi.
Mirabeau se rendait instinctivement compte de la victoire morale
MIRABEAU. 133
qu'il venait de remporter. 11 sortait de l'audience, non en vaincu,
mais en triomphateur, il savourait la jouissance d'avoir enfin mon-
tré et déployé son talent. Célèbre jusque-là par les aventures scan-
daleuses de sa jeunesse, il acquérait une célébrité plus relevée par
le double succès que venaient d'obtenir ses mémoires judiciaires à
Pontarlier et son éloquence à Aix. Le retentissement du procès, le
bruit qui se faisait autour de son nom, n'étaient pas non plus de
nature à lui déplaire. En attendant la gloire, il entrait dans la popu-
larité : « C'est uniquement ce qu'il a en vue, disait son père, et de
cette race extravagante il n'y en a aucun dont le tic physique ne
soit de regarder comme un triomphe le jour où ils sont pendus,
parce qu'il a été question d'eux. » Le marquis commençait à s'ef-
irayer du murmure de l'opinion publique et du cri universel qui
retentissait, disait-il, à ses oreilles : « N'entendrons-nous jamais
parler que de cette race effrénée des Mirabeau? » Son fils, tout
entier à la joie de rentrer avec éclat sur la scène du monde, après
de longues années d'emprisonnement, n'avait ni les mêmes frayeurs
ni les mêmes scrupules.
Si l'issue du procès avait été différente, si Mirabeau s'était rap-
proché de sa femme, il aurait pu reprendre son rang dans la société
et retrouver au loyer conjugal la paix d'une vie régulière. Tel était
l'espoir du marquis et de l'excellent baiUi, qui, dans cette cam-
pagne judiciaire, avait soutenu son neveu de toute l'autorité de
son caractère et de tout le poids de sa fortune : « Si cet homme,
disait le chef de la famille, avait une femme non gâtée, ou seule-
ment sensée, elle en ferait ce qu'elle voudrait. » Le jugement pro-
noncé coupait court à ces espérances. Par la perte de son procès,
Mirabeau allait être rejeté dans tous les hasards d'une vie aven-
tureuse et besogneuse. Hors d'état de satisfaire à ses goûts de
dépense avec le modique revenu qui lui restait, il en était réduit
encore une fois à vivre d'expédiens ou à intenter des procès à un
père dont il avait précipité la ruine. 11 ne trouvait même pas un
asile dans la maison paternelle, qui lui fut impitoyablement fermée
quand il revint à Paris. Pendant cinq ans, les communications du
père et du fils se borneront à des envois mutuels de papier timbré.
La comtesse de Mirabeau, qui avait l'âme plus frivole que mé-
chante, regretta plus tard de n'avoir pas joué dans la vie de son
mari le rôle bienfaisant qu'on lui réservait. Quand elle le vit en-
touré de gloire, elle eût voulu le rejoindre. Les habitans du pays
l'en pressaient. Les paysans des environs d'Aix la suppliaient de
partir : « C'est une trop belle race, lui disait-on, ce serait péché
qu'elle manquât. » — « Vous savez sans doute, écrit un Provençal
à Mirabeau, que M™*" la comtesse veut retourner absolument dans
134 REVUE DES DECX MONDES.
les bras de son cher et glorieux époux , malgré la famille qui a
intérêt à s'y opposer. » 11 était trop tard. Mirabeau ne se souciait
plus d'un rapprochement dont il n'avait plus besoin depuis que
l'argent de la cour affluait chez lui. 11 mourut sans avoir même
revu sa femme. Celle-ci se remaria pendant l'émigration; mais
après avoir perdu son second mari, elle reprit le nom du premier
pour lequel elle s'enflamma d'une passion rétrospective. En 1800,
elle habitait l'hôtel de Mirabeau, où une de ses belles-sœurs lui avait
olTert l'hospitalité : « C'est là qu'elle mourut, dit M. Lucas de Mon-
tigny, dans la chambre et dans le lit même de Mirabeau, dont le
souvenir lui inspirait chaque jour des regrets plus passionnés. »
IV.
Le rôle que n'avait pas voulu jouer à temps M"® de Mirabeau, une
autre femme allait le reprendre et apporter quelque douceur dans
la vie tourmentée du grand homme. C'était une étrangère, fille natu-
relle d'un personnage considérable des Pays-Bas et d'une Française,
M""^ de Nelira, que M. Louis de Loménie nous a fait connaître dans
un chapitre attachant de ses Esquisses historiques et littéraires.
M. Charles de Loménie complète par de nouveaux détails le por-
trait charmant que son père a tracé d'elle. 11 s'agit ici d'une per-
sonne tout à lait supérieure à M""® de Monnier par la distinction de
l'esprit et par la délicatesse morale : « Jamais femme, dit Etienne
Dumont dans ses Souvenirs, ne fut plus laite pour mériter de l'in-
dulgence à l'amour. » Elle aima en effet Mirabeau avec une ten-
dresse infinie et n'aima que lui. Comment une jeune fille de dix-
neuf ans, d'une physionomie charmante, d'une réputation intacte,
tout à lait libre de ses actions puisqu'elle était orpheline, mais
habituée à une vie décente et retirée, se décida-t-elle à partager
publiquement la destinée d'un homme de trente-six ans, vieilli avant
l'âge, déconsidéré par le scandale de ses aventures, réduit à vivre
d'expédiens, « ignorant toujours, comme il le dit lui-même, les res-
sources du mois qui suit? » 11 faut d'aljord tenir compte de la liberté
des mœurs au xviii^ siècle, de l'indépendance philosophique dont
se piquaient beaucoup de femmes qu'auraient retenues au siècle
précédent les conventions sociales et les principes religieux. Cela
explique à la rigueur que M'^^de \ehra se soit résignée à une union
libre, mais cela n'explique pas pourquoi elle a aimé Mirabeau. Elle
avait résisté longtemps. Séduit par le charme de cette nature ex-
quise, Mirabeau alla pendant trois mois la voir chaque jour au
parloir grillé de son couvent sans obtenir autre chose que des
témoignages d'amitié.
MIRABEAU. 135
Elle nous explique elle-même pour quels motifs désintéressés
elle iinit par céder. « Je m'aperçus, dit-elle simplement, combien
le refus constant de m'attacher à lui le rendait malheureux, j'osai
croire que j'étais la femme qui convenait à son cœur, j'espérai
calmer quelquefois les écarts d'une imagination trop ardente ; mais
ce qui me détermina surtout, ce furent ses malheurs. Dans ce mo-
ment-là tout était contre lui : parens, amis, fortune, tout l'avait
abandonné, je lui restais seule, et je voulus lui tenir lieu de tout.
Je lui sacritiai donc tout projet incompatible avec nos liaisons, je
lui sacrifiai une vie tranquille pour m'associer aux périls qui envi-
ronnaient sa carrière orageuse. Dès lors je fis serment de n'exister
que pour lui, de le suivre partout, de m'exposer à tout pour lui
rendre service dans la bonne ou la mauvaise fortune. Je laisse aux
amis de Mirabeau à juger si j'ai rempli fidèlement cet engagement
sacré. »
Elle le remplit avec un dévoûment admirable, souvent même aux
dépens de son bonheur. Elle eut à souffrir plus d'une fois, non-
seulement de la situation précaire dans laquelle se débattait son
amant, mais de l'influence qu'exerçaient sur l'imagination mobile
et sur les sens corrompus de Mirabeau des rivales indignes d'elle.
En dehors de ces heures de passion, il rendait justice à M™^ de
Nehra, il ne parlait d'elle et il ne lui écrivait que dans les termes
les plus tendres, avec un sentiment de respect qu'il n'a jamais té-
moigné à aucune autre femme, a Je vous jure, disait-il à Chamfort,
que je ne la vaux pas, et que cette âme est d'un ordre supérieur
par la tendresse, la délicatesse, la bonté. » — (( Chère amie, lui
écrivait-il à elle-même, je n'ai été heureux qu'un jour en ma vie,
celui où je vous ai connue, où vous me donnâtes votre amilié... 11
faut renoncer au bonheur lorsqu'on est loin de vous. Depuis les
plus petits détails jusqu'aux pensées les plus hautes, tout sentiment
est détruit lorsque je ne le partage pas avec vous. » Ce langage dé-
licat contraste singulièrement avec la passion toute sensuelle qu'ex-
priment les Lettres de Vincennes.
M™" de Nehra pouvait bien mettre un peu d'ordre, d'économie
et de décence dans l'intérieur de son ami jusque-là fort misé-
rable. Mais n'ayant elle-même qu'une modeste pension viagère,
elle était sans cesse débordée par les goûts de dépense de ce
bourreau d'argent. Les années qui précèdent la convocation des
états-généraux sont pour tous deux des années de gêne et d'em-
barras financiers, pour lui des années d'intrigues, d'ellbrts et de
travail à la recherche d'une position sociale. Un instant Mirabeau
espère s'établir en Angleterre. Ses anciens camarades de la pen-
sion Ghoquard, les deux frères EUiot, y occupaient des positions
'J36 REVUE DES DEUX MONDES.
importantes. L"uii d'eux lui ayant donné une marque de souvenir
à propos de son ouvrage sur les Lettres de cachet, il se persuade
qu'il trouvera auprès d'eux un appui, des conseils, peut-être le
moyen de faire fortune ou de s'ouvrir une carrière à l'étranger.
Hugli Elliot, alors ministre d'Angleterre à Copenhague, qui avait
d'abord témoigné beaucoup de bonne volonté, se refroidit sensible-
ment sans doute à la suite des renseignemens qui lui furent en-
voyés de France sur son ancien condisciple. Ce fut Gilbert Elliot,
membre du parlement, qui accueillit Mirabeau, sans se iaire néan-
moins aucune illusion sur le compte de son hôte. La correction
anglaise ne devait guère s'accommoder du sans-gêne, du débraillé
et de la faconde méridionale du voyageur.
« J'ai retrouvé, écrit Gilbert à son frère, notre ancien camarade
d'école persécuté... aussi peu changé que possible par vingt an-
nées, dont six se sont passées en prison, et le reste en agitations
domestiques et personnelles... Mirabeau est aussi tranchant dans
sa conversation, aussi gauche dans ses manières, aussi laid de visage
et mal tourné de sa personne, aussi sale dans ses vêtemens, et
avec tout cela aussi suffisant que nous nous le rappelons il y a
vingt ans. » L'impression produite sur les femmes de la maison par
l'arrivée du nouveau-venu est encore moins favorable. « Il a fait
une cour si précipitée à Henriette (la sœur des deux Elliot), qu'il ne
doutait ])as de subjuguer en une semaine, si absolument abasourdi
ma Jolin Bull de femme, si bien épouvanté mon petit garçon en
le caressant, si complètement disposé de moi depuis le déjeuner
jusqu'au souper, tellement étonné tous nos amis, que j'ai eu grand'-
peine à avoir la paix à son endroit, et s'il n'avait pas été rappelé à
l'improviste à la ville, ce matin, je suis sûr que la patience de ma
femme, je ne veux pas dire sa politesse, n'y aurait pas tenu. »
Gilbert Elliot n'en rend pas moins justice aux talens, à l'énergie
et aux vastes connaissances de Mirabeau; il le présente même à
quelques-uns des plus grands personnages de l'Angleterre, notam-
ment au marquis de Lansdowne et à Burke; mais il ne réussit
pas à lui trouver la position sociale dont son ami a besoin. Mira-
beau ne rapporte d'Angleterre qu'un assez grand mépris pour les
Anglais avec une grande admiration pour la liberté dont ils jouis-
sent. Suivant lui, quoiqu'ils aient plus de déftiuts que la plupart
des peu])les connus, ils valent mieux qu'eux, uniquement parce
qu'ils ont une constitution libérale. C'est bien là l'esprit dans lequel
vase faire chez nous la révolution, la donnée première que Mirabeau
y apportera.
En attendant l'heure de la délivrance, le voyageur revient en
France, où il établit pour vivre une véritable fabrique de brochures
MIRABEAU. 137
el de pamphlets. C'est un moyen de gagner un peu d'argent, c'est
aussi un moyen d'être compté par le pouvoir, de lui faire sentir le
poids de son influence et d'obtenir de lui quelque faveur en
échange. Déclassé et décrié, Mirabeau entend forcer la société à le
reconnaître comme une puissance, lui imposer l'ascendant d'une
popularité grandissante. Il aborde ainsi les questions à la mode, il
parle de finances, de politique, de diplomatie avec une impertur-
bable assurance. D'habiles collaborateurs, le banquier suisse Pan-
chaud, Clavière, Dumont de Genève, lui préparent des matériaux,
quelquefois même des parties d'ouvrage complètement rédigées ; il
les retouche, il y met le trait Qi le vernis, pour employer ses expres-
sions favorites, et il inonde la France de publications fréquemment
composées par d'autres, mais toujours signées du nom sonore de
Mirabeau. 11 prend à partie tantôt M. de Calonne, tantôt M. Xecker,
il engage même avec Beaumarchais un duel de plume d'où il ne
sort pas à son honneur. Il serait difficile de distinguer aujourd'hui
la part de travail personnel qui lui appartient dans chacune de ces
œuvres. Elles sont à la fois trop éphémères et trop collectives pour
ajouter quelque chose à sa gloire. Elles indiquent seulement la pro-
digieuse activité de son esprit et le besoin qu'il a de faire parler
de lui. Il poursuit avec passion la célébrité, et il l'atteint. Dès 1787
il peut se flatter en écrivant à M"^^ de Nehra qu'il n'y ait pas « un
salon, un boudoir, une borne qui ne retentisse du nom de Mira-
beau. )) Vienne maintenant la convocation des états-généraux, il
sera résolu et tout prêt à y jouer son rôle. Dans ce premier volume,
M. Charles de Loménie nous conduit jusqu'à la veille de la révolu-
lion ; il abordera enfin les années glorieuses de la vie de Mirabeau
dans un second volume, qui est terminé, qu'il soumet en ce mo-
ment à un dernier travail de revision et que nous lui demandons
de ne pas nous faire attendre trop longtemps (1).
A. MÉZIÈRES,
(1) Nous adressons cet appel à M. Charles de Loménie avec d'autant plus d'insis-
tance que M. Rousse prépare, depuis quelque temps déjà, pour prendre place dans la
collection des grands écrivains français de la maison Hachette, une étude sur Mira-
beau. Cet important travail ne pourra évidemment pas être terminé tant qm^
M. Charles de Loménie n'aura pas lui-même fait usage des documens inédits qu'il
a entre les mains.
LA
PEINTURE ÉTRANGÈRE
A L'EXPOSITION UNIVERSELLE
L'organisation des sections étrangères au Palais des Beaux-Arts
n'est pas due, en général, comme celle de la section française, à
l'action gouvernementale. La plupart, en l'absence de commissaires
officiels, n'ont été installées qu'au dernier moment par l'initiative
privée, soit d'un comité local, soit d'un comité parisien, soit même
d'un groupe d'artistes isolés. Pour qui est au courant de l'activité
des arts dans le monde, il est évident que les coUeclions de pein-
tures, réunies de la sorte, ne représentent que bien incomplète-
ment, pour plusieurs pays, le niveau de la production actuelle,
soit parce que les chefs d'école n'y sont pas représentés, soit parce
que la meilleure place s'y trouve prise par des ouvrages d'impor-
tance secondaire. En plusieurs endroits, notamment aux Ëtats-Lnis,
en Autriche, en Suisse, on se croirait toujours en France, tant
l'imitation française y semble dominer, et ce sont, en eflet, les ar-
tistes domiciliés et travaillant chez nous qui y sont venus en majo-
rité. Néanmoins, en beaucoup d'autres, les œuvres indigènes, soit
par la provenance, soit par l'esprit, y figurent en assez grand
nombre pour qu'il soit possible de se rendre compte si l'art y est
mort ou vivant, si l'on y reste humblement et irrémédiablement
soumis à l'innucncc parisienne ou si au contraire, soit par un re-
tour réfléchi à des traditions autochtones, soit par une observa-
LA PEINTURE ÉTRAXGÈRE A l'EXPOSITION. 139
tion indépendante et nouvelle de la nature, on se pr.jpare à tirer,
de l'enseignement français ou de l'enseignement local, des déve-
loppemens originaux.
Le grand intérêt pour nous, en des occasions pareilles, est-il seu-
lement de constater que nos maîtres vivans, comme nos maîtres
disparus, continuent d'exercer une action dominante sur les écoles
étrangères? Faut-il donc compter, par exemple, quels sont du nord
au midi les élèves ou les imitateurs de Cabanel ou de Millet, de
MM. Meissonier et Gérôme, Bonnat et Garolus Duran, Jules Breton
et Vollon, Jean-Paul Laurens et Jules Lefebvre? La liste en serait
longue et pourrait flatter notre vanité. Mais au-dessus des intérêts
de notre vanité, il y a les intérêts de notre activité, et, plus l'ému-
lation avec les écoles étrangères deviendra sérieuse et réelle, plus
nous avons chance de voir la nôtre prospérer et grandir sans tom-
ber dans cet engourdissement présomptueux auquel n'échappent
guère les écoles trop longtemps prépondérantes. Ce qui nous mi-
porte donc, avant tout, c'est d'examiner dans les pays qui nous en-
tourent et qui nous imitent, si ce voisinage et cette imitation y
déterminent, au double point de vue Imaginatif et technique, un
simple courant de dilettantisme stérile et d'habileté superficielle, ou
si le mouvement qui en procède prend le caractère d'un mouvement
de rénovation indépendant, original et fécond pour l'avenir.
C'est toujours par le contact d'un art extérieur, florissant ou dégé-
néré, qu'on voit naître ou renaître les arts dans une contrée bar-
bare ou civilisée. L'histoire de la peinture , plus encore que
celle de l'architecture et de la sculpture, parce que la matière
transmissible y est plus mobile, n'est guère que l'histoire de
ces échanges intermittens et réciproques d'exemples et d'exci-
tations entre les différentes nations. Durant plusieurs siècles,
l'Italie et les Pays-Bas ont été, successivement ou conjointement,
depuis Giotto et Van Eyck jusqu'à Rembrandt et Tiepolo, les deux
centres actifs d'où rayonnaient l'inspiration et l'enseignement, et,
pour ainsi dire, les deux pôles du courant qui, tantôt partant du
nord et tantôt du sud, n'a cessé d'échaufler et d'agiter l'imagina-
tion des peintres. Placée au centre, la France, pendant longtemps,
ne fit guère que recueillir, dans un foyer tranquille et clair, les
étincelles brillantes de ce double courant. Malgré la concentration
puissante ou charmante qu'elle en sut déjà faire au xvii^ et au
XVIII'' siècle, ce n'est pourtant qu'en notre temps qu'elle est deve-
nue à son tour la tête et la source du mouvement, et qu'elle
a dirige l'activité générale dans le sens de son génie natio-
nal, jetant et répandant de tous côtés cet esprit de vérité, de
liberté, d'humanité qui depuis la Piévolution se manileste dans ses
lÛO REVUE DES DEUX MONDES.
productions artistiques autant que dans ses agitations politiques et
sociales.
Pour qui a pu voir l'exposition des artistes étrangers au palais
Montaigne en 1855, pour qui se souvient de l'état d'abaissement dans
lequel était alors tombé l'art de la peinture chez la plupart des peu-
ples européens, même les plus glorieux par leur passé, tels que
l'Italie, l'Espagne, la Hollande, et de l'état de barbarie dans lequel il
se trouvait chez les peuples nouveaux, soit de l'Europe septentrio-
nale, soit de l'Amérique, l'exposition actuelle, si incomplète qu'elle
puisse être, montre, de toutes parts, en l'espace de trente ans, une
série d'étonnans progrès accomplis. Sous l'influence des exemples
français, presque partout, les études techniques et historiques ont
été renouvelées ou entreprises. Presque partout, même dans la
Grande-Bretagne, le centre d'art le plus intact en 1855, grâce à la
répétition des expositions internationales, sous cette même influence,
les écoles se sont multipliées, rajeunies, échauflees. Presque par-
tout, nous pouvons assister, après une lutte plus ou moins violente
entre la tradition académique et l'individualisme naturaliste, à la
fusion rapide et à l'entente féconde des deux principes, à une évo-
lution plus ou moins marquée dans le sens même qu'ont indiqué
depuis longtemps les artistes français, celui d'une observation
directe, libre, personnelle, de la réalité comme fondement néces-
saire de tout art vivant.
I.
C'est toujours dans les salles de la Grande-Bretagne qu'on se
sent le plus agréablement dépaysé. L'art anglais, mieux connu
aujourd'hui , ne nous surprend plus sans doute par une de ces
sensations aiguës et piquantes , comme celles que ressentirent
nos grands-pères au Salon de 182/i et nos pères à l'Exposition de
1855. De la première rencontre avec les peintres britanniques
est sortie notre école de paysage, de la seconde une rénovation
de notre dilettantisme poétique. Depuis , les rapports entre les
deux écoles sont devenus assez réguliers, et chacune y trouve son
compte, ^ous devons beaucoup à l'Angleterre : MM. Gustave Mo-
reau, Puvis de Ghavannes, Cazin, Besnard, entre autres, en savent
bien quelque chose. L'Angleterre nous doit beaucoup aussi ; elle
n'est nullement restée insensible à notre évolution : l'influence
de MM. Meissonier et Gérôme, de Millet et de M. Jules Breton, s'y
est fortement marquée en plus d'un endroit. Mais ce qu'il y a d'ad-
mirable dans ce tempérament anglais, si robuste et si personnel,
ce qui nous en étonne et nous en réjouit, c'est la faculté pro-
LA PEINTURE ÉTRANGÈRE A l'eXPOSITIOX. l/jl
digieuse qu'il possède de s'assimiler tous les élémens qu'il absorbe
et d'imprimer la marque de sa personnalité à tout ce qu'il produit.
Nulle part peut-être on ne sent des esprits plus ouverts à tout ce
qui vient du dehors ; les artistes anglais sont essentiellement cos-
mopolites; aucun d'eux qui n'ait tour à tour étudié en Italie, en
France, en Espagne, en Orient, en Hollande, qui ne s'y promène et
qui n'y retourne sans cesse ; mais partout il reste Anglais, et tout ce
qu'il acquiert ne contribue qu'à développer son moi. Dans aucun
pays, l'art, à première vue, ne semble plus artificiel et le résultat de
plus continuelles importations et excitations étrangères ; s'imagine-
t-on Reynolds sans Titien, Gainsborough sans Van Dyck, Gonstable
sans Hobbema, Turner sans Claude Lorrain, M. Millais et presque
tous les modernes sans les Quattrocentisti italiens et flamands? Ce-
pendant, qu'y a-t-il de plus personnel que Reynolds et Gainsbo-
rough, Gonstable et Turner, M. Millais et ces poètes charmans trop
tôt disparus, que nous admirions en 1878, Walker et Mason? La
puissance de fascination du sol anglais est si forte que les artistes
étrangers qui s'y fixent n'y sauraient échapper ; au bout de peu de
temps, ils deviennent Anglais. A l'heure actuelle, comme en 1878,
deux des artistes qui font le plus d'honneur à la section anglaise,
qui expriment le mieux la pensée anglaise, sont deux continentaux
naturalisés : un Hollandais, formé à l'école belge et à l'école fran-
çaise, M. Alma-Tadema, un Ravarois, formé à Munich, M. Her-
komer.
A quoi tient ce phénomène ? En partie à la conscience opiniâtre
que les Anglais mettent à bien faire tout ce qu'ils entreprennent, en
partie à l'amour protond qu'ils portent, comme toutes les races
germaniques, à la nature extérieure, en partie aussi à ce sens moral
et pratique qui ne leur permet de considérer aucune œuvre de
l'homme, moins encore l'œuvre d'art, comme indilîérente et inu-
tile. Lorsqu'un Anglais peint ou lorsqu'il écrit, c'est qu'il a quelque
chose à dire; d le dit comme il peut, le plus fortement qu'il peut,
insistant sur tous les détails, torturant la palette comme le vocabu-
laire, sans souci des formes convenues, mais créant, à chaque instant,
des formes inattendues. De là, dans leurs peintures, ces inégalités
d'exécution qui surprennent, ces maladresses de touche qui font
sourire, ces aigreurs de colorations qui blessent la vue ; de là aussi
cette précision soutenue et touchante, presque religieuse, dans
l'observation analytique, ces accens incorrects et hardis d'une
sensibilité délicate ou hère, ces éclats d'harmonie audacieux et
profonds qu'on chercherait vainement ailleurs. Moins sûrs de leur
main et moins ambitieux, comme ouvriers du pinceau, qut> les
ouvriers de Paris, ils se risquent peu dans les grandes toiles,
142 REVUE DES DEUX MONDES.
mais ils remplissent jusqu'aux bords les cadres bien proportionnés
où ils se renferment et se concentrent. C'est peut-être une des rai-
sons pour lesquelles ils entretiennent et fortilient leur individua-
lité ; l'abandon de la peinture de chevalet, de la peinture méditée
et soignée, conduit vite à la décadence ; une école ne saurait vivre
longtemps par la seule pratique décorative. Une des autres raisons
qui expliquent certaines de leurs tendances est le climat même de
rx\ngleterre et les habitudes sociales qui en découlent; les pein-
tures y sont faites pour orner des appartenions confortables,
pour être vues, à travers une glace, tour à tour sous un jour bru-
meux ou sous la lumière artificielle ; l'aspect d'aquarelles, mat et
clair, qu'elles gardent presque toutes, même lorsqu'elles sont exé-
cutées par d'autres procédés, est fait pour répondre à ces exigences
spéciales.
Il y a bien, en Angleterre, une école classique ; mais la liberté
avec laquelle on y traite les sujets traditionnels et qui rappelle,
par plus d'un trait, la liberté de ses poètes en semblable ma-
tière, ne ressemble plus en rien au pédantisme éphémère qu'y
avaient importé au commencement du siècle les émules de notre
David. Le mouvement préraphaélite, en reportant les imagina-
tions aux œuvres primitives, d'une saveur vive et bizarre, des Ita-
liens du xv"" siècle, les a fait remonter du même coup vers les ori-
gines de l'art antique. C'est à travers la Renaissance italienne, à
travers BotticelU et Mantegna, que la plupart aperçoivent la Grèce
comme Shakspeare devinait Rome à travers Boccace et Bandello.
Bien que sir F. Leighton, le président de l'Académie, s'efforce, avec
une remarquable volonté, de retourner à une antiquité plus pure,
il est facile de surprendre, dans ses peintures comme dans ses
sculptures, les traces de ses premières admirations; nous ne sau-
rions nous en plaindre. C'est par les bons côtés, par la vivacité
•nerveuse du mouvement, par le rythme fort et souple de l'atti-
tude, que ses deux statues, le Paresseux et Fausses alarmes, rap-
pellent Donatello et Benvenuto. Il est encore passé beaucoup de ces
élégances florentines, avec leur grâce un peu contournée, dans les
silhouettes des belles filles qui accompagnent Andro)naquc caplice à
la fontaine. Même, à dire vrai, les qualités de cette noble compo-
sition, longue et disposée en bas-relief, sont plutôt sculpturales que
pittoresques. Les couleurs y parlent bas, sans toujours bien s'ac-
corder; le travail de la brosse y est déhcat, savant, fin, mais d'une
égalité consciencieuse trop prudente et trop égale. En revanche,
l'ordonnance est savante et originale; presque tous les groupes
présentent des combinaisons de mouvemens et d'expressions d'une
cadence admirable. L'Audromaque, enveloppée de noir, est une
LA PEINTURE ÉTRANGÈRE A l'eXPOSITION. l/l3
figure d'un beau caractère ; on ne trouve pas moins de noblesse
dans la grâce chez les choéphores, indifférentes ou curieuses, de
tout âge, qui l'entourent.
L'antiquité de M. Alma-Tadcma est plus familière que l'anti-
quité de M. Leighton; la grâce y est plus vivante, et, pour transfi-
gurer les ?nisscs et les ladies en fiancées grecques ou en matrones
romaines, M, Alma-Tadema possède, sur sa palette claire et lumi-
neuse, d'admirables recettes d'incantation. Quelle carrière a par-
courue M. Alma-Tadema depuis que nous l'avons vu, laborieux
élève de Leys, tenter, dans une gamme noire et lourde, ses pre-
mières restitutions archéologiques ! Comme il s'est allégé, éclairé,
vivifié depuis, acquérant chaque jour une science plus intime
de la (emme antique et de la femme moderne! Une anecdote de
Plutarque, citée par George Eliot, lui a inspiré sa jolie composi-
tion des Femmes cVA77îphissa. Voici comme notre Amyot la raconte :
« 11 advint que les femmes dédiées à Bacchus, que l'on appelle les
Thyades, qui vaut autant à dire comme les forcenées , furent
esprises de leur fureur, et courans vagabondes, çà et là, de nuit,
ne se donnèrent de garde qu'elles se trouvèrent en la ville d'Am-
phisse; là où estans lassées, et non encore retournées en leur bon
sens, elles se couchèrent de leur long au milieu de la place et s'en-
dormirent. De quoy estans adverties les femmes des Amphisséiens,
et craignans qu'elles ne fussent violées par les soudards des tyrans,
dont il y avoit garnison en la ville, elles accoururent toutes en la
place, et se mettans alentour d'elles sans mot dire, les laissèrent
endormh- sans les esveiller. Puis, quand elles se furent d'elles-mêmes
esveillées, elles se mirent à les traiter chascune la sienne et à leur
donner à manger; puis, finablement, ayans demandé congé de ce
faire à leurs maris, les convoyèrent à sauveté, jusqucs aux monta-
gnes. » Le peintre a saisi le moment où les folles du dieu, allongées
sur les dalles, sortant de leur sommeil halluciné, se soulèvent,
s'étirent, se frottent les yeux pour se reconnaître. Les Amphis-
siennes hospitalières, rangées en ligne au fond de la place, les
regardent avec compassion et tendresse ; quelques-unes, les plus
vieilles d'abord, les plus jeunes ensuite, se détachent pour leur
apporter quelque nourriture. Tout ce groupe, vêtu de tuniques et
de péplos clairs, s'enlève en blanc sur le fond blanc des colon-
nades de marbre; les Thyades aussi sont vêtues de blanc, et c'est
au milieu d'exquises blancheurs que rougissent leurs visages plus
allumés que ceux des honnêtes ménagères, les gardiennes de leur
vertu. Et cette délicatesse de la couleur n'est point une déhcatesse
superficielle, car M. Alma-Tadema est aussi fin dessinateur que fin
coloriste. Toutes ces Grecques ont l'allure cadencée, l'expression
lllk BEVUE DES DEUX MONDES.
nette, la draperie souple et serrée des figurines de Tanagra et mê-
lent, dans une fusion charmante, la pudeur intelligente des filles
d'Albion à l'élégance attique. Il n'y a pas de pédantisme ou de réa-
lisme qui tienne, c'est là une délicieuse fantaisie archéologique, un
art particulier et délicat qui ne s'adresse point sans doute au gros
public, mais qui n'en a, pour cela, ni moins de charme, ni moins
d'intérêt. Un peu plus loin, M. Alma-Tadema nous montre une
jeune Gréco-Anglaise assise sur un banc en marbre (le marbre
est une matière dont le peintre tire des eflets surprenans), devaat
la mer bleue, se faisant de la main un abat-jour pour apercevoir
la barque qui amène le bien-aimé, et cette petite scène est encore
ravissante par le naturel de la pose, la grâce de l'ajustement, l'éc.at
du marbre, des fleurs, de l'eau, du ciel, la transparence sereine de
l'air. Les Ménades, plus classiques, bien anglaises pourtant, de
M. John Collier, semblent banales à côté de ces évocations fraîches
et gracieuses ; et, si l'on songe au parti que M. Alma-Tadema a su
tirer de ses premiers modèles en ce genre, Ingres et M. Gérôme,
on se prend à regretter que M. Calderon, l'auteur agréable d'une
Aphrudîle couchée sur les flots, n'ait pas pris conseil à la même
école; il eût certainement doté sa nageuse blonde de formes moins
abondantes, mais plus juvéniles.
MM. Burne Jones, Watts, Strudvvick, Walter Crâne, représentent
le dilettantisme anglais s'inspirant de la renaissance comme chez
MM. Leighton et Alma-Tadema il s'inspire de l'antiquité. On ne sau-
rait tous les appeler des préraphaélites, car si M. Strudwick, dans
sa Circc, s'en tient à la stricte imitation de Mantegna, et M. ^yaltel
Crâne, dans sa Belle dame mus merci, à celle d'autres primitifs,
M. Watts, dans ses allégories poétiques, souvent peu intelligibles,
se livre à des combinaisons savantes de lormes contournées et de
colorations vaporeuses qui procèdent des maniéristes du xvi® siècle
bien plus que de leurs prédécesseurs. Le plus intéressant de ce
groupe distingué, mais un peu trop porté à conlondre la littérature
avec la peinture, est M. Burne Jones. Il a traduit, dans son Roi
Cojo/î^/i^//, la ballade de Tennyson^ TlieBeggar M<fid,Si\ec une exac-
titude scrupuleuse, et avec une puissance extraordinaire : « Elle se
tenait les bras croisés sur sa poitrine ; — elle était plus belle qu'on
ne peut dire ; elle vint, pieds nus, la mendiante, — devant le roi
Gophetua. — En robe et en couronne, le roi descendit — pour la
rencontrer et la saluer sur sa route . — « Ce n'est point étonnant,
disaient les lords, — elle est plus belle que le jour.» — Gomme brille
la lune en un ciel nuageux; — elle, dans sa pauvre parure, appa-
raissait: — l'un louait ses chevilles, l'autre ses yeux, — l'autre sa
noire chevelure et sa mine aimable. — Un si doux visage, une grâce
LA PEINTURE ÉJRANGÈRE A l'eXPOSITION. 145
si angélique! — il n'en fut jamais dans toute cette terre! » —
Cophetua jura un royal serment : — u Cette mendiante sera ma
reine. » — Dans le tableau de M. Burne Jones, la fdle, en robe
grise, les pieds nus, est assise, doucement rêveuse, sur des degrés
de marbre. A ses pieds le jeune roi, couvert d'une riche armure,
se tient, sa couronne à la main, également assis, dans une attitude
méditative. Deux seigneurs, accoudés en haut, sur un balcon, re-
gardent la scène. La vigueur du dessin, la force des colorations,
la profondeur des expressions, la perfection des détails, l'harmonie
de l'ensemble donnent à cette toile, tout imprégnée d'un vigou-
reux amour pour Carpaccio et pour Mantegna, un attrait fort et
durable. L'imitation des maîtres, poussée à ce degré d'intelligence,
n'est plus seulement une satisfaction donnée à la curiosité des ama-
teurs et des lettrés, c'est encore un exemple salutaire pour toute
une école et un rappel fécond aux vrais principes de la peinture.
Un morceau senti, dessiné, peint comme le Roi Cophetua rend les
yeux plus difficiles pour tout ce qui l'entoure.
Le talent supérieur de MM. Alma-Tadema et Burne Jones justifie
et anime leur dilettantisme. Il n'en est pas moins vrai qu'une école
ne vit pas d'évocations rétrospectives ; c'est dans sa lutte avec la
nature et avec la réalité qu'elle acquiert ses forces et qu'elle les
éprouve. Les peintres anglais, sous ce rapport, ne sont pas en
retard sur ceux du continent; dans le portrait, dans l'étude de
mœurs, dans le paysage, ils conservent leur originalité avec une
ténacité surprenante. Quatre portraits d'hommes, celui du Très
honorable W.-E. Gladstone^ par M. Millais, celui du Cardinal Man-
ning, par M. Ouless, celui de Sir Henri liawli/ison, parHoll, celui
de M. Henry Vigne, maître des lévriers de la foret d'Epping,
par M. Shannon, sont surtout caractéristiques. L'homme d'état an-
glais, l'ecclésiastique anglais, le savant anglais, le gentleman anglais,
tous robustes, sérieux, calmes et dignes, tout à la fois hommes
d'action et hommes de réflexion, s'y trouvent représentés par des
procédés assez difl'érens, mais où l'on retrouve toujours l'exacti-
tude et la conscience britanniques. Tandis que les portraitistes
français établissent la dignité de leurs figures et ennoblissent l'as-
pect de leurs physionomies, soit par la fermeté des contours et du
modelé, soit par l'ampleur et la puissance de la touche colorée, les
portraitistes anglais arrivent à l'expression de la grandeur par
l'extraordinaire justesse des détails multipliés. Cette façon de com-
prendre et d'exprimer, tout à fait semblable à la façon de leurs ro-
manciers et de leurs historiens, ne saute pas aux yeux chez MM. Holl
et Shannon, plus pénétrés des méthodes continentales; mais elle est
flagrante chez ^LM. Millais et Ouless, dont les œuvres sont d'ail-
TOME xcvi. — 1889. 10
1^6 REVUE DES DEUX MONDES.
leurs typiques et de premier ordre. Qu'on compare le martelage
pointillé, minutieux, acharné, de taches innombrables, au moyen
duquel sont construits les corps, si solides pourtant, et les visages,
si nobles et si parlans, de M. Gladstone et du cardinal Manning,
avec la simplilication rapide de touches fermes et hardies par les-
quelles MM. Bonnat ou Garolus Duran représentent un personnage
intéressant, on comprendra, du coup, la diflerence entre les deux
écoles. Il y a plus de saveur pittoresque chez nos peintres, il y a
peut-être plus de saveur intellectuelle chez les peintres anglais, au
moins chez ceux-là, car lorsque le système n'est pas applique par
des artistes de cette force, il n'aboutit fju'à des enluminures froides
et mesquines, d'un aspect sec et jaunâtre, assez pénibles à regar-
der. M. Millais lui-même ne se gare pas toujours des dangers où
peut conduire cette excessive analyse. Son portrait de M. Hook, le
peintre de marines, est certainement très individuel et très ressenti ;
mais le faire en est si pénible et si compliqué qu'on souffre, en le
voyant, du labeur auquel s'est condamné l'artiste. C'est un artiste
bien particulier, d'ailleurs, que M. Millais, tout plein de surprises
et assez inégal. A côté de ces beaux portraits, il expose quelques
fantaisies sentimentales, conime on les aime en Angleterre, une
jolie Cendrillon au coin du feu, une fillette jouant avec des Cerises,
un bambin rose soufflant des bulles de savon, qui ressemblent
à des frontispices de romances. Ce dernier tableau, reproduit
par la lithochromie,. est devenu sans peine le prospectus dune
maison de parfumerie.
Sa Dernière rose d'été, une étude de jeune femme, est d'une exé-
cution plus franche et plus chaude. C'est même un des bons portraits
féminins de la section, où les images du beau sexe abondent, mais
sont, en général, traitées avec une mièvrerie proprette qui nous met
bien loin de Reynolds, de Gainsborough et de Lawrence. M. Her-
komer a eu sous les yeux deux bien belles personnes, Miss Kathe-
rine Griint, et la dame en noir, regardant fixement devant elle,
qui, dans le livret, devient VE.rtasiée. Toutes les deux ont ce type
ferme et régulier, qui serait le type antique, n'étaient de plus la
délicatesse aristocratique des carnations et la linesse intelligente du
regard. Les images que nous en donne M. Herkomer sont lidèles et
nettes, d'une allure distinguée etlière, mais d'une sécheresse mal dis-
simulée et d'une tonalité froide qui va tourner au jaunâtre. 11 y
a moins de style et de beauté, mais plus de souplesse, de douceur
et de sentiment anglais dans les poitraits de M. Grcgory, de M. Luke
Fildes, de M. Carter. Quant à M. Whisller, c'est toujours le peinU-e
habile, volontairement étrange, tant soit peu paradoxal, que nous
connaissons. Son Portrait de lady Archibuld Canipbcll n'est pas
LA PEINTURE ÉTRANGÈRE A l'eXPOSITION. 1^7
seulement le portrait d'une grande dame, c'est, paraît-il, dans
l'œuvre du peintre, V arrangement en noir n° 7, comme son autre
tableau, le Balcon, est une karmonie couleur chair el couleur verte.
Nous ne sommes pas assez au courant de la classification whistlé-
rienne pour savoir si l'arrangement en noir n° 7 est plus ou moins
foncé que l'arrangement n" 8 ou l'arrangement n° 6. Ce qu'il y a
de certain, c'est qu'il est fort noir et qu'on a toutes les peines du
monde à distinguer de lady Archibald Campbell dans ces ténèbres
autre chose qu'un profil qui se perd et un pied qui s'enfuit. La
chose est menée avec science et sûreté par un homme fort au cou-
rant des ruses les plus subtiles du pinceau; ce n'est point une raison
pour voir une rénovation de l'art dans ce qui n'est qu'un raffine-
ment de métier et ressemblerait fort, si l'on s'en tenait aux termes
du livret, à une mystification régulière à l'adresse des Ptiilistins.
II n'est point probable d'ailleurs que ces excentricités maladives
aient grande influence sur le génie anglais, qui ne redoute pas, il est
vrai, l'étrange et le bizarre, qui saute, avec une brusquerie surpre-
nante, de la sentimentalité pleurnicheuse à la brutalité tragique,
mais qui aime par-dessus tout le naturel et la santé et qui revient
toujours, en fin de compte, à l'observation consciencieuse. Les paysa-
gistes, à cet égard, nous peuventrassurer, et, en particulier les pein-
tres de marines. 11 en est trois au moins, MM. Moore,HunteretHook,
qui sont des artistes de premier ordre, sans pédantisme et sans
prétentions, aimant la mer d'une passion énergique et attentive, la
connaissant si bien qu'il leur suffit pour nous émouvoir profondé-
ment de gonfler, dans leurs toiles modestes, les vagues irritées ou
calmes de l'océan, sans avoir besoin de les peupler d'incidens dra-
matiques. Dans la plus belle toile de M. Mooie, Après la pluie le
beau temps, pas une voile à l'horizon, pas une roche au premier
plan ; la mer seule, la pleine mer, d'un bleu intense, proTonde,
transparente, avec de grandes vagues qui s'apaisent et se régula-
risent; au-dessus, à l'horizon, une longue percée dans le ciel, une
percée lumineuse, fraîche, rassurante, dans un air rasséréné qui
s'allège, avec des essaims de petites vapeurs, affolées, en déroute,
qui remontent vite, regagnent le dernier débris de l'orage,
un gros nuage que le vent balaie. Le scrupule, l'amour, la sincé-
rité, la science que l'on sent dans la lorme comme dans la couleur
du moindre flot et du moindre nuage, sont vraiment admirables, et
l'exécution est d'une liberté et d'un entrain superbes. Les ma-
rines de M. Hook et de M. Hunter ne sont pas si désertes ; dans
la plus intéressante du premier, .1 quelque chose malheur est bon,
on voit, au premier plan, un pêcheur et sa lemme, tirant de toutes
leurs forces une corde à harpon pour ramener sur la grève une
148 REVUE DES DEUX MONDES.
épave ; dans celle du second, Leur part du travail, ce sont trois
enimes qui trient le poisson sur le sable. Le faire de MM. Hook et
Huiiter est plus heurté, plus laborieux, moins magistral et moins sûr
que celui de M. Mooro, mais ils possèdent comme lui une connais-
sance profonde de la vie des eaux et des mouvemcns de la lumière.
Les marins que MM. Hunter et Hook mettent en scène ne sont
pas moins vrais que leurs paysages. On en trouve de bien carac-
térisés encore chez M. Reid, l'un de ceux qui représentent avec le
plus d'originalité les types populaires. Dans sa liivalité entre
gninds-pcrcs, un vieux loup de mer, assis contre le parapet d'un
quai, ajuste devant les yeux de sa petite-lille une longue-vue,
tandis que son rival, l'autre grand-père, la main sur l'épaule de l'en-
fant, médite ce qu'il fera de mieux encore pour l'amuser. Le
titre est un peu subtil, visant à l'esprit littéraire, comme beaucoup
de titres anglais; mais l'ouvrage, en lui-même, est très simple et
très librement peint. Les deux bonshommes ont des tètes tannées
«t recuites, avec des expressions de grosse tendresse, fort anm-
santes. la petite fille est à croquer. C'est tout à fait dans la direc-
tion de notre école moderne, mais en restant très anglais. On en
peut dire autant du Retour de la foire de M. Bartlett et de la So-
ciété pliilharmonique au village par M. Forbes. Dans cette dernière
toile qui représente de bons bourgeois et ouvriers exécutant le
soir un concert dans un grenier, toile pleine d'observations justes
et fort bien peinte, M. Forbes se montre beaucoup plus sensible que
ses confières aux procédés larges et gras des vieux Hollandais et
des Français modernes. Il v a encore bien des cadres intéressans à
signaler dans la section anglaise, d'abord quelques agréables
tableaux de genre, soit historiques, comme la Garnison défdant
avec les honneurs de la guerre, de M. Gow, le Marlborough après
la bataille de Ramillies de M. Grolts, le Monmouth et Jacques II
de M. Pettie, soit romanesques, comme le Tout seul de M. Orchard-
son, le Retour de la pénite/ite de M. Fildes, la Femme du joueur
de M. Stone, les œuvres de MM. Morris, Smythe, Lengley, soit
purement descriptifs, comme les Gardes du corps de la reine de
M. Beadle, En temps de paix de M. Millet. Presque partout l'obser-
vation des types est juste et fine, la composition dramatique ou
spirituelle; mais, sauf chez M. Gow, qui est un peintre plus ferme,
l'exécution, pour nos yeux français, reste un peu mince, ou extrê-
mement sèche et pointillée, ou trop amollie et fuyante, et tournant
presque toujours plus ou moins à ces tonalités sourdes et jaunâtres
qui donnentaux toiles une apparence vieillotte et fancc.
Pour quitter les salles anglaises sur la bonne bouche, il est bon
de s'arrêter devant les paysages de terre, qui parfois valent autant
LA PEINTURE ÉTRANGÈRE A l'eXPOSITION. ill9
que les paysages de mer. Comme nous l'avons dit, c'est dans de
petites toiles, à l'exemple de Ruysdaël et d'Hobbema, de Jules Du-
pré et de Théodore Rousseau, que les Anglais concentrent leurs
émotions et leurs réflexions devant les accidens des forêts et des
plaines. S'ils les agrandissent un peu, par exception, comme
M. Leader, ce n'est point simplement pour occuper plus de place
sur une muraille d'exposition ainsi que font nos jeunes paysagistes,
c'est parce qu'ils ont de quoi la remplir. Et vraiment la toile de
M. Leader, qui serait d'ailleurs une petite toile dans nos Salons
annuels, est toute débordante d'impressions et d'expressions. Ce
soir, il y aura de la lumière ! Titre bien anglais, peinture
bien anglaise aussi, saisissante, pénétrante, touchante, admirable !
Une plaine inondée, d'où émergent au loin, entre les bouquets
d'arbres secs, des toitures basses de villages; à la gauche, une
sorte d'ilot sur lequel se dresse, au milieu du cimetière, près de
la petite église, un cèdre énorme, étendant ses larges branchages
noirs au-dessus des tombes abandonnées. Pas une àme dans ce
grand espace vide, attristé, silencieux. Tandis que l'eau se retire,
ne brillant plus que dans les fossés et les sillons, la lumière du
crépuscule, dorée, tendre, puissante et rassurante, emplit lente-
ment de sa splendeur pacilique le ciel rasséréné et la campagne
consolée. Ici, l'exécutant est tout à fait à la hauteur de l'observa-
teur et du poète ; la force et la délicatesse éclatent aussi bien dans
la vigueur des arbres et dans la transparence des nuées que dans la
majesté simple de l'ensemble. C'est vraiment une œuvre hors hgne,
et ce n'est pas la seule ; nous nous y sommes arrêté parce qu'elle est
la plus typique, mais il faut voh* aussi les œuvres de MM. Wyllie,
Gorbett, Fisher, Aumônier, Knight, Brevvtnal, Johnson, Bâtes et
bien d'autres. 11 y a là un art vivant, consciencieux, observateur,
chercheur, indépendant et audacieux, qui vit par lui-même et qui
nous réserve sans doute dans l'avenir bien des surprises encore
al bien des enchantemens !
II.
Les salles de l'Autriche-Hongrie nous oiïrent plusieurs compo-
sitions vastes et dramatiques, le Christ decant Pilule et le Christ
au Calvaire de M. Munkacsy, le Kosciuszko aprh la bataille delia-
clavice, par M. Jan Matejko, la Défenestration de Prague, par
M. Brôzik, les épisodes de la Perte de l' expédition de John Fran-
klin au cap Nord, par M. J. de Payer, et, en même temps, un grand
nombre de peintures habiles, soignées, spirituelles, amusantes, celles
de MM. Charlemont, Ribarz, Hynaïs, etc. Néanmoins, c'est un des en-
150 REVUE DES DEUX MONDES.
di'oits de l'Exposition internationale où l'on éprouve le moins le
sentiment de la surprise ou celui d'une transplantation dans une
atmosphère lointaine et nouvelle. Que cela tienne à des traditions
d'enseignement conservées dans les écoles locales, aux habitudes
de dilettantisme invétérées dans les classes aristocratiques qui, à
Vienne et à Pesth, restent encore les protectrices les plus éclairées et
les plus sûres des artistes, la peinture austro-hongroise est une
de celles qui se rajeunissent le plus lentement et le plus pénible-
ment. Les artistes de ce pays se laissent difficilement pénétrer par
ces aspirations vers la vérité, la simplicité, la lumière qui agitent
en ce moment l'Europe autour d'eux, ou lorsqu'ils en sont touchés
par l'intermédiaire des maîtres français, ils demeurent si étroite-
ment attachés à l'imitation de ces maîtres, qu'on ne saurait actuel-
lement prévoir, par contre-coup, dans ce miheu, le développement
d'une originalité spéciale. La résidence, à Paris, de la plupart des
artistes autrichiens explique d'ailleurs, en même temps que leur
habileté, leur absence de caractère particulier et le peu d'influence
qu'ils exercent dans leur propre pays.
Le plus habile artiste, dans l'ordre décoratif et monumental, dont
l'Autriche s'enorgueillissait en ces dernières années, Hans Makart,
récemment décédé, représentait à merveille ce dilettantisme mon-
dain, sans profondeur et sans avenir, dont les meilleures pro-
ductions gardent l'allure théâtrale d'un romantisme attardé. Son
Entrée de Charles-Quint à Anvers, qui eut tant de succès en 1878,
restera comme l'exemple le plus brillant de cette manière élégante
et factice, de cette facture superlicielle et surannée. La Walkyrie
et le lieras mourant, la seule toile qui rappelle sa mémoire, ne
donne qu'une idée fort incomplète de son talent. 11 y a sans doute
de la tendresse, une tendresse affectée et langoureuse, dans le
baiser que la déesse guerrière, demi-pàmée elle-même, applique
sur le front du blessé; mais combien tout cela est loin du style
héroïque et du grand décor, tant par la mesquinerie du dessin et
de l'expression que par la banalité sourde et terne des colorations
roussies et fanées! Ces harmonies jaunâtres, dues à l'imitation
des vieilles peintures altérées et ternies par la superposition des
vernis et des poussières, ne restent plus guère à la mode que dans
queUfues ateliers d'Allemagne où l'on étudie plus les musées que
la nature. Chez nous, au temps du romantisme, il y eut une heure
aussi où l'on vit jaune, à force de regarder les Rembrandt dorés
et salis par les années, et quelques-uns ne crurent pas à la
couleur en dehors du brûlé et du recuit; mais il y a longtemps
que ce voile factice, interposé, par une admiration ignorante,
entre les yeux de l'artiste et la réalité des choses, a été décliiré
LA PEINTURE ÉTRANGÈRE A l'eXPOSITION. 151
et dispersé, grâce à une étude plus attentive des maîtres anciens,
grâce aux protestations des paysagistes épris de vives et douces
lumières, d'au- pur et de fraîcheur.
MxM. Matejko et Munkacsy, les deux seuls maîtres originaux de
la section, ne sont pas d'Autriche. L'un est Polonais, l'autre Hon-
grois. Ils ne sont pas exempts de quelque faiblesse pour ces tons
neutres, soi-disant chauds, qui n'ont, en général, d'autre elïet
que de donner aux jeunes peintures une apparence fâcheuse de
matuiité hâtive et de vieillesse prématurée. L'échantillonnage,
bariolé et papillotant, de taches vives et heurtées, qui donne aux
toiles du doyen deCracovie l'aspect pointillé et fourmillant de tapis-
series primitives, les crudités du découpage en saillie des figures
claires sur des fonds opaques auxquels se complaît le maître hon-
grois, tiennent à cette façon de comprendre l'harmonie pittoresque
par le choc et l'opposition des couleurs et non par leurs rap-
prochemens et leur fusion. 11 n'y a rien de plus contraire au sen-
dment qui dirige en ce moment presque toute l'école française et
qui a trouvé sa formule dans Corot, Millet, M. Puvis de Chavannes.
A première vue, il est assez malaisé de se retrouver dans la
longue toile de M. Matejko ; c'est comme un frétillement indé-
cliiffrable de parcelles éclatantes s'agitant avec vivacité dans un
vaste kaléidoscope : toutes les couleurs, pêle-mêle, s'y poussent
ensemble au premier plan avec la même intensité. Il n'est guère
possible de pousser plus loin l'ignorance des sacrifices nécessaires
et le mépris des simphfications indispensables. Peu à peu, cepen-
dant, l'œil se lait à ce grouillement bizarre, et, dans cette cohue
de ligures bariolées, on découvre des personnages bien inventés et
bien campés, d'une expression ingénieuse et vive, des groupes
vivans et mouvementés, et l'on regrette qu'un artiste, d'une imagi-
nation si abondante et d'une habileté si singulière, ne cherche pas
à mettre plus de clarté dans ses inventions en même temps que
plus de simplicité et de vérité dans son exécution.
M. Munkacsy se présente comme l'antithèse criante de M. Ma-
tejko. Autant les figures de l'un, bariolées et détaillées, s'entre-
mêlent et s'enchevêtrent en des fouillis comphqués de couleurs, au-
tant celles de l'autre, presque monochromes et simplifiées, se déta-
chent et s'isolent violemment dans un milieu d'une neutralité mo-
notone. L'absence systématique de liaison harmonique entre les
personnages est presque aussi notable dans le Christ devant Pilate
que dans le Christ au Calvaire. Ce parti-pris ne contribuait pas
peu à donner à ces scènes, lorsqu'elles étaient exposées sous un
éclairage bien approprié, une apparence de réahté dure et brutale
qui faisait pousser des cris d'enthousiasme aux gens pour qui le
1
152 REVUE DES DEUX MONDES.
trompe-l'œil est le dernier mot de l'art. Le musée Grévin, à ce
compte, serait la plus grande œuvre du siècle. M. Munkacsy, heu-
reusement, possède d'autres qualités que cette habileté de rendu
assez commune aujourd'hui chez les brosseurs de panoramas. 11
a essayé de renouveler les deux grandes scènes évangéliques par
l'introduction raisonnée d'un élément réel et vivant, populaire et
moderne, tout en conservant à ces divines tragédies plus de solen-
nité et de dignité que n'avaient fait, au xv!!*" siècle, les réalistes
italiens et espagnols appliquant des procédés similaires dans les
mômes circonstances. Pas plus qu'eux, il n'a pu ni voulu éviter sans
doute, en groupant autour du Christ des plébéiens incontestables
et des pharisiens authentiques, un aspect général de vulgarité pas-
sionnée qui surprend plus qu'il n'émeut ; c'est avec une intention
évidente, le plus souvent très bien rendue, qu'il a imprimé à ces
ligures juives des expressions décidées de fureur fanatique, de sot-
tise raisonnante, de jalousie hypocrite, d'égoïsme vindicatif, de
baese cupidité, et la légende évangélique l'autorisait à le faire. La
plupart de ces personnages sont présentés, surtout pour les phy-
sionomies, avec une énergie de vérité brutale, mais expressive, qui
n'est pas le fait d'un artiste ordinaire; combien cette trivialité
des comparses eût pris plus de valeur dramatique si, comme
chez Rembrandt, la beauté ou la noblesse rayonnante de la figure
principale, du dieu méconnu et conspué par cette tourbe de sots
et d'envieux, en avait à la fois accentué et poétisé le contraste!
M. Munkacsy s'y est bien elTorcé ; y a-t-il réussi"? Dans la scène du
Calvaire, on peut dire que non, car le Christ ne s'y distingue guère de
ses doux voisins de supplice ni par l'intelligence ni par la noblesse de
la physionomie. Le Christ traduit devant le prétoire est moins laid;
il se présente avec une certaine herté, assez digne, mais provocante
et dédaigneuse, qui n'a rien de la douceur, de la tendresse, de la
résignation évangéhques. C'est encore un prophète, raisonneur et
discuteur, prêt à répondre à ses adversaires, non pas le Messie dé-
finitif et convaincu, le berger prêt à mourir pour ses brebis, le fils
divin soumis aux ordres de son père. 11 y a, en somme, plus de
force que de tendresse, plus de fermeté que de souplesse, plus de
volonté que de chaleur, plus de métier que d'inspiration dans le re-
marquable talent de M. Munkacsy, et, quelle que soit la valeur des
morceaux de peinture, hardis et résolus, juxtaposés dans ses
grandes compositions, il est difficile d'y voir des transformations
vraiment inattendues, personnelles et suggestives de la légende
évangélique.
Les tableaux de M. Munkacsy dépassent de beaucoup, pour l'in-
vention et pour l'exécution, toutes les autres productions du dilet-
LA PEINTURE ÉTRANGÈRE A l'eXPOSITION. 153
tantisme austro-hongrois. Tout le reste pourrait être classé dans
la section française, et l'on ne se douterait pas de l'origine. Les
plus habiles parmi ces imitateurs éclectiques sont de purs Pari-
siens, habitant autour de la Trinité ou de l'avenue de Villiers.
La Défenestration de Prague, par M. Brozik, marque un progrès
marqué sur les œuvres précédentes du même peintre. Sa palette
s'est éclaircie, sa brosse s'est allégée. Les qualités de composition
qu'il possède depuis longtemps se sont complétées et fortifiées.
L'étude attentive et patiente qu'il a faite de Hais et de Van der
Helst, contemporains de ses personnages, lui a servi autant pour
l'assouplissement de son exécution que pour l'exactitude de sa
mise en scène. Parmi les conjurés, il en est plus d'un qui arrive
tout droit du Musée de Harlem ou du Musée d'Amsterdam; la plu-
part de ces seigneurs bohémiens sont des gardes civiques et des
bourgeois hollandais. Ces transplantations sont de bonne guerre
quand elles sont faites avec aisance, et l'on ne saurait nier que
M. Brozik a apporté beaucoup de savoir et d'habileté dans l'arran-
gement de sa vaste toile. Le travail de M. de Payer, qui a traité
trois épisodes de la Perte de l'expédition Franklin avec une émo-
tion sérieuse, est plus inégal et plus incertain. La Baie de la mort,
déjà récompensée au Salon, reste le meilleur morceau de la série.
Presque tous les autres Austro-Hongrois sont aussi des Pari-
siens de Paris, d'un dilettantisme avisé, d'une virtuosité extrême,
mais chez lesquels on chercherait vainement un accent exotique :
Parisien, M. Hynais, dans ses jolis portraits comme dans ses
décorations iaciles et élégantes du théâtre de Vienne, aussi Pa-
risien que le Hollandais M. Kaemmerer, dont il partage l'amour
pour les minois et les falbalas xviii^ siècle. Parisien, M. Char-
lemont, un praticien d'une dextérité surprenante, qui imite
tour à tour, presque à s'y méprendre, Pieter de Hooghe et M. Gé-
rôme. Van der Meer et M. Meissonier. Parisiens, MM. Bukovac,
Axentowicz, Russ, Melnik; Parisiens, les paysagistes eux-mêmes,
M. Ribarz, le plus libre et le plus dégagé, qui se souvient partout,
en Hollande ou en France, de Decamps, de Van der Meer et de
bien d'autres, et M. Jettel, et ce pauvre Van Thoren, mort pendant
l'Exposition, animalier distingué, mais qui se range dans la suite
de Troyon. On peut saisir plus de conviction et quelque lueur
d'individualité chez MM. Lerch, Soclior, Pettenkolcr, Ebner, Briick-
Lajos, mais, cependant, on ne voit nulle part un groupement de
tendances permettant d'espérer que les artistes austro-hongrois,
par une observation plus directe de la nature et par' un développe-
ment plus spontané de leur imagination particulière, apporteront
prochainement des élémens nouveaux dans l'activité européenne.
lôA REVUE DES DEUX MONDES. M
La petite salle allemande, où l'on ne trouve pourtant que soixante-
qualre peintures et \ingt-quatre dessins ou aquarelles, presque
tous de petite dimension, en dit bien plus long et sans grand fra-
cas. A Munich et à Berlin, on travaille dur, cela est clair, on y tra-
vaille avec méthode et patience, on s'elïorce d'y créer un art allemand,
un art moderne, dans le sens du courant naturaliste détermine par la
France. Le premier directeur de ce mouvement aura été M. Menzel,
ce compositeur ingénieux et fantasque, cet observateur ironique et
pénétrant, ce dessinateur à l'emportc-pièce, âpre, incisif, expressif,
qui procède à la fois de M.Meissonier et d'Albert Durer, et qui joint
parfois, à la finesse vive de l'esprit français, la vii?ueur compliquée
de l'imagination germanique. 11 n'y a de lui, au Champ de Mars,
que quelques petites gouaches; mais qu'on observe seulement, sur
ces feuilles si vivement peintes, la puissance extraordinaire de l'ex-
pression physionomique, notamment dans le Diplôme tVhonneur
offert à M. Schwabe par la ville de Hambourg et dans le Moine
quêteur, on concevra rinfluence qu'un analyste si énergique et si
sensible, doué d'une si libre intelligence pittoresque, peut exercer
sur son pays. La simplicité seule lui manquait et la poésie pro-
fonde qui en découle ; c'est la simplicité que cherchent, en plus,
ses successeurs.
Les quatre maîtres dont les œuvres ont frappé tous les visiteurs
par leur accent résolu, M. Liebermann, de Berlin, MM. Leibl,
Uhde, Kuehl, de Munich, marchent avec ensemble, sans se con-
fondre, dans cette direction nouvelle qui correspond si bien aux
tendances scientifiques et positives de l'esprit allemand. Le groupe
qu'ils représentent fort incomplètement est déjà très nombreux; on
s'y exerce au dessin par les illustrations de journaux et par la cari-
cature ; c'est là que les Fliegende Bliitler trouvent leurs plus amu-
sans collaborateurs. M. Liebermann est celui de tous qui déve-
loppe le système avec le plus d'opiniâtreté et d'âpreté. Comme
beaucoup de ses compatriotes, il a choisi la Hollande pour champ
de ses expériences, sans doute parce que le voisinage des beaux
maîtres du lieu, si chaleureux et si colorés, lui paraît utile pour
se garer de la dureté et de la sécheresse où tombaient volontiers
ses prédécesseurs. Précaution intelligente et utile, car si M. Lie-
bermann penche d'un côté, c'est, en elfet, de ce côte-là. Dans
toute sa série d'études curieuses, la Cour de la maison des Inva-
lider et la Cour de la maison des Orphelines à Amsterdam, les
Femmes raccommodant des fdets â Kativick, V Échoppe de savetier
hollandais, c'est avec une âprete brutale, insistante, implacable,
que M. Liebermann se mesure en artiste qui simplifie avec l'ap-
pareil photographique qui détaille, qu'il modèle et qu'il fait saillir,
LA PEINTURE ÉTRANGÈRE A l'eXPOSITION. 155
SOUS l'éparpillement agité des reflets solaires ou le faisceau massif
d'un éclairage concentré, la vérité anguleuse des mouvemens, l'in-
dividualité osseuse des visages, le plissement saccadé des vétemens,
la netteté expressive des physionomies. Les qualités foncièrement
hollandaises, l'unité pittoresque, la fusion harmonieuse, la ten-
dresse et la souplesse dans les transitions, lui échappent absolu-
ment; il les remplace par des qualités allemandes, plus volon-
taires et plus réfléchies, et dont il ne faut pas médire, car elles
ont leur prix.
Dans l'école bavaroise, avec des restes de virtuosité plus mar-
qués, on sent moins de rigueur et de système, plus de laisser-aller
aussi et plus d'émotion, au moins chez M. Uhde. Nous avons déjà eu
l'occasion d'apprécier ici le mérite de sa Cène. Le sentiment qui l'a
inspirée nous semble toujours élevé et délicat, mais la peinture,
d'une pâte laborieuse et terne, a déjà vieilli depuis deux ans.
M. Kuehl est aussi un habitué de nos Salons annuels ; son Maître
de chapelle, ses Joueur?, de car les, ses Orpheline?, surtout, ont
gardé fort bon air. C'est du Menzel attendri, du Liebermann mo-
déré avec une finesse ingénieuse assez particuhère et une pres-
tesse de touche qui a fait vite école. Le plus personnel de tous,
le moins francisé, est pourtant M. Leibl. Celui-là est bien de son
pays, il y reste, il l'aime, il l'étudié, il le connaît. Son imagination
ne le tourmente pas ; des études de paysans et de paysannes,
quelques portraits d'amis, voilà toute son œuvre, mais c'est une
œuvre consciencieuse, poussée avec un soin extrême, avec la
patience méticuleuse d'un primitif et d'un solitaire ; la forte vo-
lonté qu'on y sent empreinte ne laisse pas d'agir sur l'esprit de
ceux qui la regardent. Son Portrait de chasseur, au bord d'un
lac, bien qu'étonnamment caractérisé, blesse trop peut-être nos
yeux français par l'excès de sécheresse et de minutie auquel la
passion de l'exactitude à outrance entraîne ce dessinateur acharné.
Dans la Paysanne du Vorarlberg et dans le Paysan et paysanne
de Dacliau, au contraire, la rigueur de l'analyse se tempère
par l'éclat simple et fort des colorations. Le talent de l'artiste
atteint son maximum de liberté et de science dans le beau mor-
ceau des deux Femmes de Dachan, enrobes noires agrémentées de
rubans rouges, avec de hautes coifies empesées et des bas à jour,
assises, l'une près de l'autre, dans leur intérieur. Ce sont-là, avec
les toiles de M. Liebermann, les ouvrages les plus intéressans de
cette petite galerie où l'on remarque encore quelques peintres de
scènes modernes assez personnels, MM. Olde, Hoecker, Firlé, Herr-
mann, Petersen, M. Claus Meyer, un miitateur tout à fait habile
des vieux Hollandais, M. Mueller, un paysagiste précis et vigoureux.
156 REVUE DES DEUX MONDES.
el même plusieurs parisianisans , MM. Van Stetten, A. Keller,
Scarbina, M"* Dora Hitz. Ces derniers suivent trop fidèlement en-
core les traces de leurs maîtres ou guides irançais, académiciens
ou boulevardiers.
III.
La Belgique occupe six salles au Champ de Mars et les occupe
bien. Depuis que Brackelaer et Leys ont dessillé les yeux de leurs
compatriotes longtemps oublieux du passé par leurs puissantes
études rétrospectives, les écoles de Bruxelles, d'Anvers et de Gand
n'ont cessé de prendre une part active au mouvement européen.
Si les exemples venus de France n'ont pas été inutiles aux Fla-
mands, les efforts des Flamands n'ont pas été non plus indifierens
aux Parisiens. Dès 1855, on lut ici frappé de la décision avec la-
quelle plusieurs Belges ressaisissaient la tradition interrompue de
leurs anciens maîtres les plus vigoureux et les plus chaleureux,
Flamands ou Hollandais, Frans Hais, Jordaens, Nicolas Maes, Van
der Meer, Pieter de Hoogh. Depuis, c'est toujours dans le même
esprit d'observation sincère et d'exécution robuste, un esprit de
réalisme toujours franc et sain, sinon toujours délicat, énergique
plutôt que raffiné, éclatant plutôt que spirituel, que tous les maî-
tres de ce pays ont lutté avec les nôtres en maintes occasions. Ce
n'est pas à dire qu'il n'y ait chez eux des groupes variés et diver-
sement influencés, les uns s'enfermant plus résolument dans ce
naturalisme vigoureux et brillant qui procède surtout de l'école
anversoise du xvii® siècle, les autres se conformant à une tendance
aussi ancienne et persistante du tempérament national, le goût de
l'ordre, de la propreté, de la minutie, et regardant au loin les maî-
tres consciencieux de Bruges, quelques autres enfin s'eftbrçant de
combiner, dans une fusion savante, des qualités qui ne sont con-
tradictoires qu'en apparence, la force de la couleur et la souplesse
du dessin, la justesse de l'observation et la finesse de l'expression,
la tradition indigène et le sentiment moderne. Néanmoins, il n'est
presque aucun d'eux qui ne conserve, malgré tout, la saveur du
terroir, c'est-à-dire un sens juste et ferme des colorations chaudes
et harmonisées, un maniement hardi et libre du pinceau, un sain
amour pour la bonne et solide matière, pour les généreuses et abon-
dantes coulées de pâtes brillantes.
C'est dans tous les genres où le peintre consulte directement la
nature, dans le portrait, dans l'étude de mœurs, dans le paysage,
que les Belges sont à l'aise et qu'ils excellent. Lorsqu'ils font de l'his-
k.
LA PEINTURE ÉTRANGÈRE A l'eXPOSITION. 157
toire,ils se compassent, veulent être trop savans et trop corrects, et
n'aboutissent, en général, qu'à des travaux de bons professeurs,
exacts et sages, mais sans originalité et le plus souvent insignifians.
Bien qu'ils possèdent beaucoup d'académies, ils n'ont point le sang
académique ; le classique et la plastique n'ont jamais été leur affaire.
Certes, il faut de la science, de l'intelligence, de la volonté pour
mener à bien une grande scène comme la TninsUition à Lonvain
du corps, du bourgmestre Van der Leyen assassiné par des nobles
bruxellois en 1379, de M. Hennebicq. L'artiste a même donné à
son cortège une dignité dans le désespoir, une simplicité dans l'in-
dignation, qui montrent chez lui une saine horreur des exagérations
mélodramatiques. Les figures sont bien comprises, les visages bien
étudiés, le parti-pris d'éclairage net, puissant et calme; néanmoins
l'ensemble, laborieusement peint dans une note égale et terne, ne
produit pas l'effet qu'on pouvait attendre de tant de qualités réunies.
M. Delpérée déploie plus de facilité, de mouvement, d'entrain dans
son Luther à la diète de Wonns, mais c'est une facilité superfi-
cielle, d'illustrateur plus que de peintre, la facilité courante, que
nous connaissons trop dans nos monumens publics. Il n'y a plus
rien là de l'intensité pénétrante et virile avec laquelle Leys s'effor-
çait d'évoquer les personnages du xvi'' siècle. La Polyxène de
M. Stallaert, la Psyché de M. Herbo, V Homme piqué pur lu fourmi
de M. Van Bisbroeck, les études vénitiennes de M. Smits, sont des
travaux estimables et distingués, mais sans accent inattendu.
Il n'en est pas de même des œuvres de MM. Wauters et Alfred
Stevens, qui, comme peintres de figures, tiennent toujours la tête.
Tout Français qu'ils soient ou par leur éducation ou par leurs habi-
tudes d'esprit (M. Stevens réside même à Paris), ils ont gardé intact
leur fonds belge de beaux coloristes et de bons ouvriers, manipu-
lant la pâte avec cette dextérité résolue et brillante qui est comme
la marque de fabrique indigène. Les sept portraits de M. Wau-
ters présentent son talent, souple et pénétrant, sous les aspects les
plus variés; on y retrouve toujours la note flamande, le coup de
brosse ferme et vibrant, visible surtout dans les accessoires. La
robe en satin bleu clair de Madame Somzée , debout, appuyée
à son piano, les meubles et les tapis qui garnissent son salon, le
cheval isabelle sur lequel est monté le jeune M. Duye, la veste
en velours de ce petit cavalier, le pelage du terrier qui lui apporte
sa cravache entre les dents, le paysage maritime qui l'entoure,
la robe grenat de M"^^ la buromie de Co/flnct, tous ces détails sont
traités avec cette exactitude vive et brillante qui est traditionnelle
dans les Flandres. Il arrive même chez M. Wauters, comme chez
plusieurs de ses compatriotes, que l'accessoire nuit quelquefois au
158 REVUE DES DEUX MONDES.
principal, que la solidité des meubles, la somptuosité des tentures,
le miroitement des étoffes prennent trop de place, surtout dans
ses portraits d'apparat; les carnations y semblent alors minces et
sèches, et c'est ,t>rand dommage, car les visages y sont traités avec
un sentiment ph\ sionomiquc très libre et très franc. On apprécie
mieux la valeur de ce sentiment loyal dans des images plus simples
comme celle de Feu M. Jamar, gouverneur de la Banque nationale^
assis dans son fauteuil, un livre rouge à la main. Entre temps,
M. Wauters fait des excursions en Afrique; il en rapporte des études
en plein air, ensoleillées et joyeuses, d'une sincérité évidente,
comme le Pont de Kaar-cl-iSil et le Pojit de Bmdaq au Caire.
L'exposition de M. Alfred Stevens, le plus Parisien des Beiges et
le plus lîelge dos Parisiens, est aussi extrêmement brillante. Nul
plus que M. Stevens n'a contribué à mettre en honneur, dans la
peinture contemporaine, la jolie femme et la femme élégante, mon-
daine ou demi-mondaine, avec tout le raffinement luxueux de ses
toilettes compliquées, sa sensibilité nerveuse d'enfant gâtée, ses
accès de coquetteries rêveuses et de dépits mélancoliques. Nos mo-
dernistes les plus hardis, les plus raffinés et les plus délicats,
MM. Duez, Gervex, Doucet, procèdent de lui par leurs meilleures
qualités, leur sentiment fin des attitudes élégantes, leur goût pour
le confortable et pour la richesse, pour les mobiliers de choix, les
étofies de prix, leur amour surtout, un amour communicatif et heu-
reux pour la belle peinture, claire et joyeuse, souple et solide,
aimable et vibrante. Les excursions de M. Stevens dans la fantai-
sie historique ne sont pas, il est vrai, des plus heureuses ; sa Ma-
deleine n'est guère plus accablée par son repentir que sa Lady Mac-
beth par ses remords ; le peintre n'a point la foi de l'apôtre ni du
justicier ; il ne pourrait voir, sans pitié, se flétrir dans la pénitence ou
dans l'insomnie, ces douces chairs de femme. Nous le retrouvons, au
contraire, tout entier, avec ses expressions de visages inquiétantes
et mystérieuses, ses pêle-mêle chatoyans de soieries et de fleurs,
de dorures et de chevelures, son orchestration subtile et vive de
tons savans, tour à tour éclatans et tendres, pénétrans et assourdis,
dans ces études originales qui portent les titres de la Bête à bon
Dieu et de Fèdora. Quelques jolis portraits, quelques hardies études
de mer portent aussi la maixjue d'un peintre de race.
Non loin de MM. Wauters et Stevens, quoi([ue d'un tempérament
moins forme, se place M. Verhas, dont la facture bien qu'un peu
mince, est pourtant libre, claire et gaie. Sa Promenade sur la plage,
des adoh'scens montés sur des ànos et sa Bcvue des écoles de petites
filles au parc de Hruxelles, sont aussi intéressantes par l'ctutle atten-
tive des physionomies enfantines que par l'aimable aisance de l'exè-
LA PEINTURE ÉTRANGÈRE A l'eXPOSITIOX. 159
cution. Avec M. Van Beers, qui continue à savonner des figurines
sèches et froides, lustrées et lissées, aux attitudes provocantes,
aux toilettes excitantes, nous tombons dans l'enluminure photo-
graphique, patiente, indilTérente, inexpressive. Sauf dans le Por-
trait de Pieter Benoit, c'est beaucoup d'habileté, une habileté im-
personnelle, presque mécanique, dépensée en pure perte. Exemple
utile, d'ailleurs, pour montrer une fois de plus que l'exacte et mi-
nutieuse imitation de la réalité n'est point du tout de l'art.
Ce qui fait l'œuvre d'art, on ne saurait trop le répéter, c'est la
force du sentiment qu'un indi\idu y fixe et y éternise ; la nature
n'est que l'arsenal toujours ouvert où il va chercher ses moyens
d'expression. Si l'on veut voir des œuvi'es d'art formant le plus
frappant contraste avec les productions de M. Van Beers, on n'a
qu'à regarder les deux toiles, tristes et sombres, de M. Struys, le
Gagne-Pain et le Mort. Dans la première, auprès d'une fenêtre, un
jeune homme, un phtisique, affaissé dans un fauteuil, pâle, ses deux
grandes mains, des mains d'ouvrier, blanches et décharnées, allon-
gées sur ses genoux, attend, d'un air accablé, la potion que sa
vieille mère, debout devant lui, verse avec précaution dans une
cuillère. Dans la seconde, la scène est plus déchirante encore : le
mort, c'est l'enfant, l'enfant de l'ouvrière, veuve ou abandonnée; il
^^ent de s'endormir de l'éternel sommeil dans le berceau qu'enve-
loppe un grand drap. La pauvre mère, assise sur une chaise, près
de ce berceau, s'affaisse en sanglotant. On ne voit pas plus son
^dsage qu'on ne voit l'enfant. Toute l'angoisse s'exprime par le ra-
masscment douloureux de cette masse noire qu'on sent vivante et
suppliciée au pied de cette masse blanchâtre sous laquelle on de-
vine la mort irréparable et incompréhensible. Nulle contorsion,
nulle déclamation. Toute cette scène poignante et silencieuse se
passe dans l'ombre; au-dessus, éclairés par la misérable lueur
d'une chandelle fixée dans un goulot de bouteille, se détachent
sur la muraille blanche tous les objets familiers soigneusement ran-
gés par la bonne ménagère flamande sur la commode ou fixes à la
paroi : les verreries dépareillées, les tableaux de sainteté, le Cru-
cifix consolateur entre les angelots de faïence peinte. La douleur
maternelle a rarement été exprimée avec plus de simplicité par des
moyens plus franchement pittoresques. M. Struys est un dessinateur
ferme et consciencieux, un coloriste grave et solide; il pourrait
être un virtuose, s'il le voulait ; c'est un rare mérite, avec ces
qualités, de s'enfermer si naturellement dans son sujet. M. Struys
n'est pas le seul qui, dans son pays, aj^porte cette grande sincérité
dans la représentation des types populaires. MM. Halkett, Meunier,
Frédéric, Impens, sont des observateurs moins touchans, mais
160 REVUE DES DEUX MONDES.
précis et convaincus. Leur manière âpre et brutale d'analyser les
figures plébéiennes est curieuse à comparer avec la manière raffi-
née jusqu'à la langueur, qui donne aux études mondaines de
M. Khnopl], .1/"* Mdrgiierilc K.., et Un Soir à Foascl, le charme
délicat et maladif d'un art distingué, mais tout prêt à s'évanouir.
Il va sans dire que, dans les paysages, surtout s'ils sont peuplés
d'animaux, les Belges continuent à employer cette pâte, grasse et
lourde, qui souvent prend l'éclat et parfois la dureté de l'émail. Des
bestiaux pacifiques et sommeillans de MM. Vervée, Stobbaerts et de
M"® Collart, c'est à qui montrera la musculature la plus ierme, l'allure
la plus solide, le poil le plus luisant. V Embouchure de l'Eîicuut
par M. Vervée caractérise bien cet amour de la force tranquille. Dans
un pâturage plantureux, à quelques pas d'une vaste nappe d'eau
jaunâtre, troublée, opaque, qui se traîne avec lenteur, plusieurs
vaches sont couchées. Allongées pesamment, les yeux troubles, il
semble qu'elles soient écrasées par l'orage qui s'approche et qui
fait tournoyer, au-dessus d'elles, un cercle noir de nuages massifs,
entraînant, dans leur mouvement en spirale, un essaim d'oiseaux
clîarés. L'air, les eaux, le ciel, les bêtes, tout est lourd, accablé,
dans cette étrange toile. Quant à M. Stobbaerts, un coloriste inégal,
mais parfois d'une intensité audacieuse et rare, il pousse l'enthou-
siasme de la solidité jusqu'à changer ses vaches en de véritables
statues de jaspe et d'agate. Ses Intérieurs d'étable ont plutôt l'as-
pect de mosaïques en pierres dures que de toiles colorées. C'est
l'excès de la consistance; chez nos impressionnistes, au contraire,
nous avons l'excès de l'inconsistance. M. Stobbaerts est plus près
qu'eux, de Rubens et de Guyp. Sa Sortie deVêtuble mérite bien, en
effet, d'appartenir au musée d'Anvers.
Parmi les paysagistes, il y a scission ; les uns tiennent pour la
clarté lumineuse, la précision des objets, la minutie des détails,
conformément aux antiques traditions ; les autres penchent vers la
facture sommaire ou compliquée, pâteuse et brouillée, pourvu
qu'elle soit large et expressive et qu'elle corresponde à une émo-
tion vive, d'ordinaire grave et triste. Ces derniers se rattachent
moins à la France qu'à l'école moderne de Hollande. Ils compren-
nent, avec un charme élevé, la mélancolie de leur climat changeant
€t pluvieux. Tels sont M. Denduyts, l'auteur du Dcgel et d'un Hiver
particulièrement saisissans, M. Verstracte avec son Soir d'été et
son Soir de noce?nbre, M. Vanderechtavec sa Neige et son Moulin de
Wesembeck. Parfois aussi ils appliquent cette liberté de brosse au
rendu d'effets plus lumineux. M. Courtens exprime, avec une
ardeur puissante, la pesanteur des ciels d'été sur les toitures en
briques des maisons peintes et les feuillages affaissés des arbres
l
I
LA PEINTURE ÉTRANGÈRE A l'eXPOSITIOX. 16]
trapus. Ses paysages trop grands font oublier qu'ils sont un peu
vides par un rayonnement intense de chaleur concentrée. Dans le
camp opposé, M. Lamorinière, travaillant au microscope sur les
écorces des sapins et comptant une à une les graminées dans les
clairières, prouve qu'on peut produire des résultats presque iden-
tiques par des moyens exactement contraires. La Stipiiàère peut ne
sembler qu'un prodige d'exécution patiente, mais X Hiver est un
paysage très ressenti. Entre MM. Courtens et Lamorinière, il y a
encore bien de la place pour de moins dégagés ou de moins poin-
tilleux; c'est celle qu'occupent MM. Asselbergs, Artan et Claus. Ce
dernier, trop influencé, à notre gré, par l'exactitude tranchante des
images photographiques, est à la fois bon peintre de figures et bon
peintre de paysages. Il exprime à merveille la transparence des
eaux fraîches sous la limpidité de l'atmosphère. Sa Vieille Lys, une
tiprrs-midi, en octobre, portant une barque avec un vieux passeur
qui allume sa pipe, donne, plus encore que son Pique-iMque, une
excellente idée de son talent.
IV.
La Hollande, malgré son voisinage, a moins de parenté avec la
Belgique qu'avec les états Scandinaves, Danemark, Suède, Norvège,
dont les organisateurs de l'exposition l'ont avec raison rapprochée.
Il court, à l'heure actuelle^ parmi les artistes de ces divers pays, un
souffle commun , parti des Pays-Bas, qui les agite et qui les pousse tous
dans le même sens. C'est là que brûle depuis quelques années le
foyer silencieux et actif de la révolution qui s'opère dans la vision des
artistes et dont nous avons suivi les progrès au Salon annuel. L'in-
fluence de climats brumeux et sombres, où les hivers sont longs, où
le soleil est rare et précieux, entre pour beaucoup dans cette tendance
marquée à chercher l'émotion poétique et pittoresque dans une ana-
lyse de plus en plus subtile des nuances de la lumière, soit naturelle,
soit artificielle. D'un autre côté, la simplicité des ma-urs, les habitudes
de vie intérieure, y préparent certainement les esprits à un travail
d'observation plus naïf et plus spontané. Le fait est que, lorsqu'on
entre dans ces sections, on est surpris par la familiarité douce et
tendre de la plupart des sujets traités, par l'étrangeté conscien-
cieuse et expressive de leur éclairage, tantôt rare et mystérieux,
tantôt aigre et papillotant, et en général, par une discrétion d'effet
qui n'a pas toujours pour cause l'insuffisance technique, mais qui
révèle souvent un sentiment délicat et profond dans la conception,
une honnêteté ferme et modeste dans l'exécution.
Les peintres familiers de Hollande, MM. Artz, Neuhuys, Sadée,
TOME xcvi. — 1889. 1 1
16'2 REVUE DES DEUX MONDES.
Kever, marchent presque tous sur les traces de M. Israëls. C'est, en*
général, la même disposition d un groupe unique, presque toujours
une femme et un enfant, ou quelque réunion de famille, dans un inté-
rieur obscur, le même procédé d'éclairage sourd et mystérieux frôlant
d'un demi-jour le visage et les parties expressives des figures, les
mêmes frottis et hachures de pâte martelée et grisâtre à travers
lesquels transperce un sentiment confus et doux de tendresse et
d'intimité. Le système n'est pas sans danger; cette incertitude des
formes, cette tristesse du coloris, qui ne sont nullement indigènes
dans le pays de liais, de Metzu, de Rembrandt, ne conduiront pas
bien loin les Hollandais s'ils s'y entêtent et s'y enferment. 11 est
plus facile, il est vrai, d'obtenir ainsi, par un ensemble d'atténua-
tions, cette fusion douce et mélancolique des tonalités qui semble
être leur principal souci et dont ils tirent, en vérité, des efiets
assez heureux. Les Trnvaillenra de hi mer^ les Paysans à table,
VEnfanl qui dort, par M. Israëls, malgré l'insuffisance et la mo-
notonie de cette technique pâteuse, se sauvent par la grandeur et
la sincérité du sentiment. Dans les Momem de peine, de M. Neu-
huys, dans la Consolation, de M. Artz, dans V Enfant malade, de
M. Kever, le sentiment est presque aussi fort, mais l'évidence de
l'imitation atténue la valeur de l'expression. Il y a plus d'efiort chez
MM. Luyten et Valkenburg pour donner du corps à leurs figures et
de l'éclat à leurs colorations. MM. Henkcs et Hubert Vos, que nous
connaissions déjà, nous paraissent aussi dans la vérité en demandant
des conseils aux maîtres plus sains du xvii® siècle.
Sans apporter dans leurs marines et dans leurs paysages l'inten-
sité d'observation des Anglais, les Hollandais s'y montrent toujours
respectueux de la vérité. S'il n'est pas aussi énergiquement saisissant
que MM. Mooro et Hood, M. Mesdag est plus intelligible pour le grand
nombre ; il sait exprimer les mouvemens, calmes ou violens, de la
mer du Nord, sous les efiusions lumineuses des crépuscules apai-
sés ou l'amoncellement des nuées menaçantes, avec une force de
poésie remarquable. Sa Marée montante et sa Nuit (ni bord de la
mer ne marquent, dans l'impression ou dans l'exécution, aucune
trace d'alTaiblissement chez ce maître vaillant. A côté de lui M. Ja-
cob Maris, fidèle, lui aussi, à la tradition nationale des formes
précises, des tonalités chaudes, de la facture solide, montre une
connaissance approfondie des ciels brouillés et inquiets de son pays
dans le Moulin, le Canal if liotterdinn et Au bord de la mer. La
même entente de l'unité lumineuse, avec moins de force dans le
lendu, mais des accens fins et variés d'une délicatesse attendrie,
donne encore du charme et du prix aux paysages de MM. Ten
Cat, Roelofs, Gabriel, Du Chattel, Tholen, Willem Maris, Mauve,
iî •">
LA PEIMURE ÉTRANGÈRE A l'EXPOSITIO.X. 16
Meulen. Les toiles des trois derniers sont habitées par des animaux
d'api>arence douce et d'iiumeur pacifique.
A mesure qu'on avance vers le nord, on se trouve en face d'ar-
tistes de moins en moins soumis aux habitudes de l'enseignement
classique, regardant les gens et les choses d'un œil plus candide et
plus hardi, et s'acharnant, avec plus de témérité, dans lem'S soli-
tudes, loin du public et de la critique, à l'étude de ces complications
du clair-obscur. Le Danemark possède en M. Krôyer un artiste qui,
presque du premier coup, a atteint, dans cet ordre d'idées, des résul-
tats qu'on ne pourra guère dépasser. Le Bèparl des pêcheurs et les
Pêcheurs sur la plage avaient déjà paru au Salon ; mais ces pein-
tures, aérées et lumineuses, d'une transparence incomparable, ga-
gnent singulièrement à se trouver dans un milieu plus homogène,
au moins pour la naïveté de la recherche et la simplicité de l'ex-
pression, car si M. Krôyer rencontre actuellement des rivaux pour
l'entente du plein air et de la sérénité atmosphérique, c'est en Suède
et en Norvège bien plus que dans son propre pays. Les peintres
danois vivent surtout dans leurs intérieurs ; ils ont beaucoup d'en-
fans, ils les aiment bien, ils les connaissent bien ; leur section
abonde en repas, conversations et discussions de famille, surtout
en scènes amusantes ou touchantes de la comédie enfantine. Le
Grand nettoyage et Apres duier ^àY M. Johansen, le Concert d'en-
fans par M. Haslund, la Parade par M. Hennigsen, Citez le curé
par M. Seligmann, sont de bons spécimens de cet art honnête et
bourgeois, dont le fonds est peu de chose, mais qui est relevé assez
souvent par une ingénieuse analyse des reflets et des ombres sur
les figui'es, jouant au milieu d'un mobilier compliqué, et par l'agré-
ment d'une touche habile et expressive. Quelques beaux portraits
d'une exécution ressentie et libre par MM. Hammershôj, Jerndoff
et M"® Vegmann, les études populaires de MM. Tuxcn, l'auteur de
la lientrce des pêcheurs au crépuscule, Michel Ancher, Irminger,
les Chevaux de labour de M. Otto Bâche, V Attelage des bœufs, de
M. Mois, les marines de MM. Niss et Locher, les paysages de M. Pe-
dcrsen, prouvent que l'école danoise est aussi à la recherche d'un
art national dans des genres plus graves et dans des genres très
dilîérens.
En Suède, en Norvège, en Finlande, le mouvement est plus dé-
cidé qu'en Danemark. C'est du côté des études en plein air, de la
poésie saine et simple des travaux rustiques et des mœurs mari-
times, que s'y tourne l'activité de trois écoles déjà nombreuses,
unies par des aspirations communes. Ici le Danois, M. Krôyer, peut
trouver en MM. Zorn, Heyerdahl, Skredsvig, Petcrsen, Otto Sin-
ding, Gallen, des émules, sinon des vainqueurs. La plupart des
16ll REVUE DES DEUX MONDES.
artistes Scandinaves ^ iennent faire leur éducation technique à Pa-
ris ; ils y conservent d'ordinaire, dans les premières années, une ver-
deur native qui se manileste, lors de leurs débuts au Salon, par des
éclats d"une originalité saisissante. C'est ainsi que nous avons tous
été charmés et surpris par les premières œuvres, si individuelles
et si délicates, de MM. Salmson et Hagborg, Smith-Hald et Edelfelt;
mais, si un premier contact avec les ateliers parisiens est utile aux
septentrionaux pour leur apprendre le métier et leur donner le tour
de main, on ne saurait dire qu'un séjour prolongé aux Batignolles,
encore moins qu'une résidence délinitive leur soit en général aussi
lavorable. 11 se passe pour eux ce qui s'est passé-, pendant plu-
sieurs siècles, pour les Flamands et les Français allant travailler à
Rome ; il était bon d'y faire ses études, il était dangereux de s'y
éterniser. Après nous avoir communiqué ce qu'ils apportaient de
chez eux. ces Scandinaves s'absorbent en nous et perdent peu à
peu, dans cette absorption, leurs qualités premières, sans s'assi-
miler suffisamment les nôtres. Certes, le talent des quatre artistes
dont nous parlons est encore en pleine floraison; les Communiant en
rl/tns im verger, les Fleura du Prùtfemps, par M. Sahnson, forment
un concert exquis de vaporeuses fraîcheurs blanches, roses et
vertes ; M. Ilagborg possède toujours ce sens des limpidités atmo-
sphériques qui donne tant de charme à sa Grande Marée, M. Smith-
llald comprend toujours en poète la soUtude et la mer, M. Edelfelt
exécute ses portraits vivans et souples avec une désinvolture de
plus en plus facile; mais il faut bien reconnaître qu'à force de
j)eindre des paysans français, des sites français, des modèles fran-
çais, ils cessent assez rapidement d'être Suédois, Norvégien, Fin-
landais; et que leur première originalité, un peu âpre et pleine de
saveur, se tourne peu à peu en une virtuosité courante qui ravit
les amateurs superficiels et les marchands de peintures, mais qui
désole tous ceux qui comprennent l'art comme une révélation in-
cessante de sensations neuves et de sentimens personnels.
L'Exposition universelle nous apporte les œuvres d'un petit
groupe nouveau d'artistes suédois qui ont dû faire aussi leur ap-
j)rentissage à Paris ; quelques-uns en portent déjà les marques
trop apparentes, quelques autres paraissent décidés à conserver
leur façon particulière de voir et de comprendre, ce dont nous ne
saurions trop les féliciter. Les artistes, comme les poètes, ne sont-
ils pas faits pour protester contre ces absurdes théories, heu-
reusement irréalisables, qui rêvent le nivellement intellectuel et
l'uni orniite physi(iue et morale pour toutes les nations civilisées?
C'est à eux à nous conserver, à nous révéler, à nous poétiser les
])nrticularit(''s fatalement persistantes de leurs pays, de leurs races,
LA PEINTURE ÉTRANGÈRE A l'eXPOSITION. 163
de leurs mœurs. Que deviendront MM. Bergh, Larsson, Zorn, les
plus habiles, au premier abord, et les plus séduisans des Sué-
dois? Tous trois habitent Paris; Dieu veuille qu'ils ne s'en re-
pentent pas! Le talent de M. Bergh, un portraitiste franc, simple,
d'une naïveté intelligente vraiment rare, nous paraît seul assez
robuste pour résister à ce milieu énervant. On peut constater
déjà, dans la virtuosité singulièrement fine et avisée de MM. Lars-
son et Zorn, une surexcitation maladive des sensations subtiles, un
besoin excessif de chifibnnages, de papillotages, de tripotages,
une aflectation boulevardière d'indifférence ou de mépris pour la
sohdité et pour l'exactitude des formes, qui semblent bien être les
symptômes de la contagion décadente. Ce seraient deux pertes
fâcheuses, car M. Larsson est un harmoniste très délicat et un
figuriste spirituel, et M. Zorn joint à un sentiment tout à fait parti-
culier des éclairages nuancés et tendres une intelligence vive et
rapide des physionomies modernes, par exemple dans ses portraits
de 31. A)ito?iin Proust et de M. Coqndin cadet. Ils sont encore
assez Suédois pour être sauvés. Chez MM. Norstrôm, Osterlind,
Liljefors, PauU,M"'^ Pauli-Hirsch, M"« Éva Bonnier, MM. Josephson,
Biorck, Ekstrôm, Schultzberg et quelques autres, on constate aussi
la présence d'un élément indigène qui cherche à se reconnaître
et à se manifester en prenant conseil soit en France, soit en Alle-
magne ; leurs maladresses et leurs témérités même sont des preuves
de leur tempérament. Peut-être vaut-il mieux être ainsi trop im-
prudens que trop sages, comme le sont tels et tels de lem*s com-
patriotes, plus expérimentés et plus Parisiens, qui feront long-
temps sans doute bonne figure à nos Salons, MM. Forsberg,
Wahlberg, Burger, Westman, Kreuger, Arsénius, mais qui ne s'y
distinguent plus guère de leurs voisins.
La INorvège paraît plus rebelle à l'assimilation. Il y a là tout un
groupe d'artistes vraiment personnels, convaincus, intéressans, qui
nous apportent sur leur pays des révélations curieuses et saisis-
santes. M. Werenskiold, parmi eux, est un modéré. Son Enterre-
ment à 1(1 rampiigne est cependant une œuvre très personnelle,
d'une émotion sincère, d'une exécution un peu atténuée, mais
grave et délicate. On remarque moins de retenue, plus d'indépen-
dance et de liberté pittoresque dans ses paysages et dans ses por-
traits. Chez MM. Peterssen, Heyerdahl, Thaulow, l'àpreté honnête
de l'observation s'accentue avec une résolution extraordinaire.
Ceux-là sont vraiment des artistes nouveaux, et, s'il y en a beau-
coup de cette valeur à Christiania, l'école norvégienne comptera
bientôt en Europe. L' Attente du suunion, par M. Peterssen, où l'on
voit, sur un îlot, quelques pêcheurs assis, dans une perspective
1
166 REVUE DES DEUX MONDES.
tranquille et profonde d'eau, de rochers et de ciel d'une clarté
admirable, est l'œuvre d'un por'te naïf et d'un paysagiste supé-
rieur. Les études de M. Heyerdahl, le Soir cVt'lc, les Deux aœurs,
la Fille aux fraixen, bien supérieures à son tableau de V Ouvrier
monr/fut, trop imprégné de dilettantisme, montrent, en lui, devant
la nature, un praticien inégal et licurté, mais étonnamment sincère
et pénétrant. Les quatre paysages d'hiver de M. Thaulow sont d'une
exactitude vive et délicate avec de l'esprit et de la dextérité
dans l'arrangement des figurines. Tandis qu'un grand nombre de
septentrionaux se fixent à Paris, quelques autres se fixent à Berlin :
M. Normann, le paysagiste minutieux et implacable des fiords nor-
végiens, gagnera-t-il , au contact de l'école allemande, le charme
harmonieux qui manque à ses panoramas si extraordinairement
clairs et véridiques? M. Otto Sinding y conservera-t-il cet enthou-
siasme presque enfantin pour les vives clartés d'un ciel bleu à tra-
vers les pommiers en fleur, ses scintillemens et ses reflets dans
une nappe d'eau transparente qui nous attirent délicieusement dans
son Prinlcmjjs et son ^^/ ? De Berlin comme de Paris, peut-être
feraient-ils bien de n'en pas tant user, et de rentrer, avec leurs
bons outils, dans leur pays qui les mspiro beaucoup mieux. Nous
avons sans doute à Paris quelques Norvégiens, thnides ou témé-
raires, d'une individualité presque intacte, MM. Skredsvig, Wentzel,
Soot : pourvu qu'ils ne se fassent pas trop à nos belles manières !
V.
Les petits états du Nord : Belgique, Hollande, Danemark, Suède,
Norvège, apportent, nous le voyons, un élément sérieux de fer-
mentation dans la peinture moderne. En est-il de même de pays
plus considérables, soit par leur histoire, soit par leur étendue,
l'Italie, l'Espagne, la Grèce, la Suisse, la Russie, les États-Unis?
Les artistes de toutes ces contrées se sont présentés en assez grand
nombre, et nous pouvons juger leurs tendances. Dans la Grèce, où
tout était à refaire, on ne perçoit encore que destàtonnemensetdes
lueurs; le plus distingué des Hellènes, M. Ralli, est un élève
fidèle de M. Gérôme, qui pourra exercer une action utile s'il ap-
plique plus constamment son talent à l'étude des mœurs locales.
En Suisse, il y a trop de contacts avec Paris ou Munich pour qu'il
s'y forme aisément une école locale ; M. Giron, le plus brillant des
portraitistes genevois, a toute la désinvolture et le brio d'un Pari-
sien ])ur-sang ou d'un Américain parisianisé; MM. JulesGirardetct
Eugène Girardet, qui, tous deux, comme peintres d'anecdotes,
I
LA PEINTURE ÉTRANGÈRE A l'eXPOSIIIOX. 167
d'histoire ou de portraits, déploient beaucoup d'esprit et de savoir-
faire, marchent à côté de nos bons peintres de genre. 11 y a plus
de couleur locale, avec une certaine familiarité un peu grosse, chez
MM. Ravel et Simon Durand, et, sous l'influence allemande com-
binée avec l'influence française, Zurich a produit deux portraitistes
de mérite : M'^® Breslau et M^'® Rœderstein. Toutefois, c'est dans le
paysage et ses annexes qu'on retrouve plus naturellement la tradi-
tion, un peu sèche et méticuleuse, mais profondément honnête, des
anciens peintres du pays. M. Eugène Burnand, M. Baud-Bovy,
M. Gaud, renouvellent et rajeunissent cette tradition par une habi-
leté pittoresque plus chaleureuse et plus large.
En Italie et en Espagne, on constate, pour le moment, beaucoup
d'activité et d'agitation, une ardeur inquiète de recherches dans tous
les sens, une mêlée de réactions séniles et d'insurrections enfan-
tines, des explosions d'ambitions énormes suivies de déceptions
profondes, en somme, un état de malaise et d'anxiété qui présage
peut-être des résurrections, mais qui, en tout cas, est bien préié-
rable à l'ancien état de prostration et d'inertie. A la suite des révé-
lations accablantes de 1855 et de 1867, l'Italie et l'Espagne n'ont
pas été les dernières à faire leur examen de conscience et à se re-
mettre en marche. C'est même avec un certain éclat que ces glo-
rieuses endormies parurent se vouloir réveiller, et les noms de
M. Morelh en Italie, de Fortuny en Espagne, s'attachent au souvenir
de cette récente tentative de renaissance. Ce mouvement n'a pas
abouti. Pourquoi? Par une raison bien simple. Au lieu de remonter
auN: véritables sources de leur grandeur passée, au lieu de reconsti-
tuer, par une étude sérieuse, un enseignement fondé sur une ob-
servation grave de la réalité et sur l'étude technique des maîtres
complets et forts, on s'est arrêté, de part et d'autre, aux brillans
artistes de décadence, aux manieurs habiles et superiiciels de la
pâte et de la couleur, à Baroccio, à Tiepolo, à Goya! Dans ces der-
niers temps, on s'est avisé de l'erreur; on parait avoir compris
que tout ce système anuisant d'effilochages polychromes et de fré-
tillemens aveuglans, fût-il soutenu par un noble sentiment drama-
tique, comme chez M. Morclli ou par une science ingénieuse d'obser-
vation, comme chez Fortuny, ne pouvait conduire à grand'chose.
Le fonds sérieux manquait trop, c'est-à-dire la fermeté du dessin, la
consistance des formes, la puissance et la simplicité de l'analyse
physiologique et psychologique.
A l'heure actuelle, on s'est remis à travailler sur nouveaux frais,
en regardant du côté de Paris, quelquefois y regardant trop. On
peut à peine prendre pour des Italiens M. Boldini, le plus pétillant
et le plus spirituel de leurs portraitistes, MM. Pittara, Ancillotti, Bos-
168 REVUE DES DEUX MONDES.
sano,Cortazzo, Marchetli, Spiridon, Detti, paysagistes, anecdotiors ou
costumiers, ayant tous de la main, quelques-uns de la finesse, mais
tous archifrancisés. M. Boldini,qui n'a plus rien de l'àpreté chaude
des vieux Ferrarais, ses compatriotes, est, il est vrai, un de nos
modernistes les plus subtils et, au besoin, les plus excentriques, si
Ton en juge par l'excessive gracilité et les contorsions javanaises
des baguettes gantées qu'il donne à ses jeunes dames en guise de
bras et de mains. Nonobstant ces bizarreries, M. Boldini est un
physionomiste des plus incisifs et un harmoniste des plus délicats,
avec des prestesses d'exécution tout à fait imprévues et raffinées.
Son Portrait de Verdi au pastel, représentant l'illustre composi-
teur, un chapeau noir, de haute forme, sur la tète, un cache-nez au-
tour du cou, n'a rien sans doute de lyrique, ni d'héroïque; mais
c'est une pochade joyeuse, vivante, familière: on y peut lire la
bienveillance et la bonhomie, sinon la force passionnée de l'auteur
du Trovdtore et de la Traviala. C'est un art amusant, ce n'est
point un art créateur. Heureusement, à Rome, à Florence, à Milan,
on semble se préoccuper d'aller plus loin dans la voie de la vérité.
Les Romains manqueraient à toutes leurs traditions, s'ils n'avaient
de hautes ambitions. Ils ont envoyé d'immenses toiles, Y Ave Marin
pendant la moisson, au moment d'un orage, dans la campagne ro-
maine, par M. CorelIi,lcs EnfansdeCaïii par M. Sartorio. V Alexandre
à Persépolis par M. Simoni. La force et l'effort sont visibles dans ces
compositions. On ne saurait refuser à M. Corelli de la franchise et de
la fermeté dans les attitudes de ses figures, à M. Sartorio un senti-
ment grandiose dans les contorsions héroïques de ses nudités mus-
culeuses, à M. Simoni, moins personnel que les premiers, de l'habileté
dans la mise en scène ; mais ces trois œuvres sont gâtées par une
lourdeur pénible de facture, une certaine opacité triste et sale, et
parfois une trivialité prétentieuse, qui montrent combien ces habiles
praticiens ont besoin de se mettre au vert et de se nettoyer les yeux
par des promenades en plein air et devant les fresquistes du xiv^et
du xv^ siècle ! M. Milanolono, imitateur de M. Cormon dans son
Sacrifice prchistoriqae, a plus de clarté et moins de caractère.
L'œuvre la plus remarquable de la section romaine est une série
de dessins par M. Maccari, représentant trois épisodes de la vie
parlementaire dans la Rome antique. Nous ne connaissons pas
les peintures que M. Maccari a exécutées, d'après ces dessins,
dans les salles du sénat à Rome; si nous en jugeons par la fer-
meté et l'habileté de ces crayons, ce doivent être des œuvres
supérieures. On y voit le principe scientifique et naturaliste appli-
qué à l'histoire romaine par un Romain, comme M. Jean-Paul
Laurcns l'applique à l'histoire de France. Chaque composition,
1
i
^
LA PEINTURE ÉTRANGÈRE A l'eXPOSITION. 169
disposée avec aisance dans un milieu architectural, restitué sans
pédantisme, mais selon la vraisemblance archéologique, réunit,
dans une action intéressante, une multitude de personnages en toges
étudiés avec le plus grand soin dans leurs types, dans leurs gestes,
dans leurs attitudes. C'est par des recherches patientes de ce genre
qu'on renouvelle un art aiïaibli, non par des pétarades de couleur
et des fantasmagories du pinceau.
A Florence, à Milan, à Venise, on se tient plus terre à terre, mais
on y observe, avec une attention plus sérieuse et plus libre qu'au-
trefois, soit le pays, soit les habitans. Les Maremmes toscanes et
le Retour du pâturage par M. Gioli, le Chœur de Sainte-Murie-
Nouvelle ])3.v M. Pesenti, la procession de jeunes filles "entourant la
bannière de la Madone de l Iinprunela par M. Faldi, les notes plus
modestes de MVI. Lega, Signorini, Fattori, marquent un mouve-
ment, trop timide encore, mais délicat et sincère, vers l'analyse
de la réaUté environnante. Dans la Haute-Italie, à Milan surtout,
l'activité dans ce sens est encore plus marquée ; c'est de là que
semble devoir se répandre la lumière. Le remarquable tableau de
M. Morbelli, les Derniers jours, représentant une salle d'hospice
où sont assis, sur des banquettes, plusieurs rangées de vieillards,
n'est point différent sans doute, par son aspect, des bons ouvrages
français ou belges représentant des scènes de ce genre: mais l'unité
grave de la coloration, la distribution discrète, juste, nuancée, de
la lumière, l'expression précise, variée, délicate des physionomies,
y apparaissent comme des qualités longtemps néghgées par la vir-
tuosité méridionale et qu'on voit rentrer avec satisfaction dans l'or-
dre de ses préoccupations nouvelles. Les tentatives de MM. Bazzaro,
Segantini, Carcano, dans le paysage animé ou vide, sont plus har-
dies, plus originales, plus italiennes. La vue d'un pont de Cliioggia
par M. Bazzaro, sur lequel passent, au coucher du soleil, plusieurs
femmes enveloppées dans leurs voiles blancs, a frappé avec raison
le public, non-seulement par l'allure recueillie des figures, mais aussi
par l'exacte et poétique entente de la lumière évanouie. Les études,
violentes et dures, parfois maladroites encore, de bestiaux et de
paysans que M. Segantinipoursuit hardiment dans les hautes réglons
des Alpes, ont un accent de sincérité résolue et un ferme éclat dans
l'air et dans la lumière tout à fait remarquables. Le dessin de M. Se-
gantini est net et tranchant jusqu'à la brutalité, mais n'est-ce pas
une réaction nécessaire après tant de fadeurs et d'amollissemens?
On remarque aussi quelque dureté, par les mêmes raisons», dans les
études panoramiques de M. Carcano, le Lac d'iseo et la Plaine
lombarde, mais l'exactitude rigoureuse de ces paysages leur donne
une grandeur âpre et réelle. Si. à côté de ces trois peintres, on
170 REVUE DES DEUX MONDES.
regarde encore MM. Ciardi, Dell'Oca Bianca, Dell'Orto, Calderini,
Gignons,Sartori,tous Vénitiens, ^Milanais ou Piémontais, on se prend
à croire que c'est par les paysagistes, et par les paysagistes de la
Haute-Italie, que l'art de la péninsule va entrer à son tour dans
les voies modernes.
En Espagne, l'habileté courante est plus grande encore qu'en
Italie. M. Domingo Marquez, dans la ligure et dans la fantaisie,
M. Rico, dans le paysage, sont des exemples frappans de cette vir-
tuosité extraordinaire qui séduit toujours des yeux peu exercés,
mais qui ne suffit pas à régénérer une école. Les Espagnols ont
conservé un goût singulier, un peu théâtral, pour les grandes
scènes tragiques, douloureuses et sanglantes. On a appelé leur ga-
lerie la salle des suppliciés, et de lait, les massacres et cadavres
y abondent. Presque toutes ces énormes toiles sont traitées en
décors, avec cet éclat un peu factice de colorations voyantes et fon-
dantes, ces encombremens de tentures, de mobilier, de draperies,
d'accessoires qui sont comme une derrière traînée du bric-à-brac
romantique. 11 s'y môle de la vivacité d'ailleurs, et de la verve, et
parfois une certaine grandeur forte et terrible dans les figures!
Telles sont la Cloche de IJucsca par M. Gasado, la Chaise de Phi-
lippe Il par M. Alvarez, la Conversion du duc de Gandia par
M.Morcro Carbonero. V Execution des Torrijosen i55ipar M. Gis-
bert est dessinée avec plus de recherche et de tenue, mais aussi
avec plus de froideur. La Prise de Grenade par M. Pradilla est une
mise en scène brillante, une noble parade historique en riches
costumes, qui ne fait point oublier pourtant le grand succès de
1878, cette douce et touchante Jeanne la Folle pleurant devant le
cercueil de son mari. Tout cela est chatoyant, scintillant, vivement
brossé, dans le véritable goût du terroir; il suffirait de donner plus
de fond à ces bariolages, à ces corps plus de consistance, aux
expressions plus de précision pour qu'il sortît de là un art sérieux
et original. Ni l'imagination, ni la verve, ni la finesse d'observation
ne manquent aux Espagnols lorsqu'ils veulent s'en donner la peine ;
nous en avons la preuve dans les dessins chaleureux et vifs de
MM. Aranda et Vierge; mais il faudrait qu'ils pussent transporter
avec une science plus sûre ces quahtés précieuses de l'illustration
lilliputienne dans la peinture héroïque et monumentale dont ils ont
la passion !
C'est donc en Espagne , selon nous , sur des modèles espagnols, dans
le paysage espagnol, que ce travail de régénération studieuse de-
vrait s'accomplir. Les Espagnols, comme les Italiens, sont si bien
doués par la nature, si facilement habiles, ils se mettent si vite
au courant de toutes les adresses techniques, que, lorsqu'ils s'in-
LA PEINTURE ÉTRANGÈRE A l'eXPOSITION. 171
stallent à Paris, ils y deviennent très vite les égaux, mais aussi les
ménechmes de nos peintres. Parmi nos portraitistes en vogue, il
n'en est guère de plus aimable, de plus séduisant, de plus spirituel
que M. Raimundo de Madrazo; mais que lui reste -t-il d'essentielle-
ment madrilène? M. Melida, dans ses charmantes et sérieuses
études, se rapproche, presque à s'y méprendi-e, de M. Bonnat; on
peut dire, il est vrai, que M. Bonnat a beaucoup du tempérament
espagnol. Et la peinture la plus nouvelle, la plus hardie. Tune
des plus importantes de la section, celle à laquelle le jury a dé-
cerné la médaille d'honneur, la Salle d'hôpital, par M. Jimenes,
n'est-elle pas toute parisienne? Que M. Jimenes, dont l'œuvre est
vraiment sincère, bien exécutée, simplement et fortement émue,"
se soit mis au courant de tous les procédés septentrionaux, qu'il
ait voulu apporter à son pays un certain nombre de révélations
utiles sur le charme des harmonies apaisées, la poésie des perspec-
tives bien aérées, la puissance de l'observation juste et de l'expres-
sion vraie, rien de mieux assurément, et c'est ainsi qu'il faut com-
mencer ; mais quel service il rendrait à son pays en appliquant son
talent à l'étude des choses indigènes, quel service il rendrait au
nôtre en développant à côté de l'art français un art espagnol !
Chez les peuples jeunes, comme les Russes et les Américains, qui
naguère avaient tout à apprendre, on comprend mieux cette sou-
mission excessive devant leurs maîtres, que chez les Italiens et les
Espagnols, dont le tempérament pittoresque est héréditaire et qui
trouvent chez eux tant d'exemples d'indépendance. Cependant chez
les Russes, dont l'exposition est fort intéressante, au milieu des
imitations françaises, bavaroises, autricliiennes qui sont dues à
MM. Makowski, Szymanowski, Swiedomski, tous trois peintres
vigoureux, mais d'un caractère indéterminé, on voit déjà poindre
un sentiment original d'observation sagace et hardie chez un cer-
tain nombre de peintres familiers. Les scènes de mœurs de M. Chel-
monski, le Marché aux chevaux et le Dimanche en Pologne, d'une
exécution triste et lourde, mais d'une force extraordinaire dans la
définition des figures, avec un mélange piquant d'ironie bien-
veillante et de grossièreté tendre, sont, à cet égard, remplies de
promesses. Il n'est pas douteux que M''" Marie Bashkirtsefi', la jeune
fille si avisée et si indépendante, que son journal posthume a ren-
due célèbre, ne fût entrée dans cette voie ; quelques-uns de ses
portraits nettement accentués l'attestent hautement. Les études de
MM. Pranishnikoiï, SokolofT, Endogouroff, Pankiewicz, Kouznetzolï
sont également intéressantes, parce qu'on y constate la recherche
sincère d'un art national.
Les États-Unis auront-ils bientôt un art à eux? C'est à quoi
172 REVUE DES DEUX MONDES.
leur exposition, très importante, la plus considérable même des
expositions étrangères, ne permet pas encore de répondre. C'est
dans la galerie américaine surtout qu'on peut se croire en pleine
galerie française. Piesque toutes les œuvres qui y sont exposées
ont déjà paru au Salon de Paris, et nous avons eu l'occasion d'en
parler. Presque toutes aussi, d'une habileté extraordinaire, d'une
technique savante et raffinée, représentant des sujets modernes dans
de grandes dimensions, se rattachent soit à l'école française, soit
à l'école hollandaise, soit aux deux écoles combinées. On v retrouve
avec un grand plaisir les toiles, si brillamment brossées, qui ont
fait la réputation de leurs auteurs, les brillans portraits de M. Sar-
gent où il se montre le rival de son maître, M. Carolus Duran, le
(Jftdtnor espagnol de M. Dannat, d'une exécution si ardente et si
\igoureuse, les Pilules de M. Melchers, le Crépuscule et lu Vague
de M. Harrison, un paysagiste vraiment hardi et original, le liciie-
dîcite de M. Gay, un certain nombre d'ouvrages de MM. Knight,
Chase, Vail, Davis, Bridgman, Boggs, Mac-Ewen, Mosler qui se rat-
tachent, presque tous, à quelqu'un de nos maîtres en renom; mais
toutes ces toiles, médaillées à nos expositions, sont trop connues
pour que nous ayons à y revenir. En général, d'ailleurs, tous ces
artistes varient peu leurs sujets et leur manière. Il serait contraire
aux lois ordinaires de l'evoluiion artistique qu'il ne sortît pas de
cette virtuosité si brillante, un mouvement d'art particulier, lorsque
cette habileté se sera transportée sur le territoire natal. La section
des aquarelles et des dessins donne, à cet égard, plus que des
espérances. Chez bon nombre d'illustrateurs habiles, tels que
MM. Abbey, Pieinhart, Lo\v,oii voit déjà s'opérer la combinaison du
naturalisme franco- hollandais et de l'imagination anglo-germanique
d'où sortira sans doute l'art du nouveau monde. Jus([u'à présent
toutefois les peintres proprement dits de la jeune Amérique ont
subi chez nous la transformation que subissaient autrefois les sep-
tentrionaux en Italie; ils sont devenus si Français que nous avons
peine à les distinguer de nous-mêmes, et leur talent nous fait trop
d'honneur pour que nous songions à nous en plaindre.
Georges Lafenestre.
A TRAVERS L'EXPOSITION
IX'.
DERNIÈRES REMARQUES.
I.
Devant « l'Histoire du siècle, » nous avons suivi à travers toute
cette histoire le travail logique des principes de 1789. Restés en
face du dernier groupe contemporain, celui des maîtres qui ont
aujourd'hui pouvoir sur notre intelligence, nous nous souniies pro-
mis d'interroger ces savans, ces historiens, pour savoir si leur
symbole actuel est toujours d'accord avec les principes qui conti-
nuent de régir l'institution sociale.
Jusqu'à une époque récente, l'autorité du dogme révolutionnaire
avaitpeu soulFert des attaques doctrinales dirigées contre lui. Depuis
Donald et deMaistre, quelques voix isolées lui opposaient la concep-
tion théologique de l'homme; guidée par des regrets politiques,
inféodée à tout un passé enseveli pour jamais, l'école tradilioniielle
ne prêchait que des convertis ; la masse du pays restait sourde à
ces voix qui criaient du fond d'une tombe des vérités éternelles,
éternellement désagréables à notre orgueil. La protestation théolo-
gique n'a pas cessé de suivre les principes triomphans; mais elle les
suivait en diligence, tandis qu'ils disposaient des chemins de 1er.
D'ailleurs la conscience religieuse avait le choix entre cette protes-
tation rigide et les transactions du catholicisme libéral, qui se ré-
(1) Voyez la Revue du 1" et du 15 juillet, du 1" et du 15 août, du l" et du 15 sep-
tembre, du 1"'' et du 15 octobre.
l7/i REVUE DES DEUX MONDES.
clamait de 1789. Quant au spiritualisme éclectique, pliilosophie
officielle de la bourgeoisie française, il fut un serviteur respectueux
du dogme national; fils du xviii^ siècle, lui aussi, il déplorait sou-
vent les écarts de son frère, mais il n'en faisait pas moins bon mé-
nage avec cet aîné. En dehors de la petite école traditionnelle,
négligée par les grands courans contemporains, toutes les opposi-
tions se bornaient à discuter quelques conséquences des principes,
en s'inclinant devant eux ; on rejetait certains fruits trop difficiles
à digérer, on se serrait de plus belle contre l'arbre qui les portait.
Cette quiétude prit fin avec Tentrce en scène d'une philosophie
moins complaisante que l'éclectisme, plus radicale dans ses démo-
litions. Des esprits qui avaient fait leurs preuves dans la liberté
de pensée se permirent de scruter la nouvelle religion laïque;
comme ceux-là n'étaient pas suspects de routine, comme ils ne
parlaient point au nom d'une autre orthodoxie, on les écouta: un
schisme naquit avec eux. L'un des premiers, il y a trente ans,
M. Renan écrivait ce qui suit, dans la préface des Essais de morale
et de critique : « J'avais encore sur la Révolution et sur la forme
de société qui en est sortie les préjugés ordinaires en France, et
que de rudes leçons devaient seules ébranler. Je croyais la Révo-
lution synonyme de libéralisme, et, comme ce dernier mot repré-
sente assez bien pour moi la formule du plus haut développement
de l'humanité, le fait qui, selon une trompeuse philosophie de l'his-
toire, en signale l'avènement m'apparaissait comme sacré. Je ne
voyais pas encore le virus caché dans le système social créé par
l'esprit français; je n'avais point aperçu comment, avec sa violence,
son code fondé sur une conception toute matérialiste de la pro-
priété, son dédain des droits personnels, sa façon de ne tenir
compte que de l'individu, et de ne voir dans l'individu qu'un être
viager et sans liens moraux, la Révolution renfermait un germe
de ruine qui devait fort promptcment amener le règne de la mé-
diocrité et de la faiblesse, l'extinction de toute grande initiative, un
bien-être apparent, mais dont -les conditions se détruisent elles-
mêmes... Ce qui importe par-dessus tout, c'est que l'attachement
fanatique aux souvenirs d'une époque ne soit point un embarras
dans l'œuvre essentielle de notre temps, la fondation de la liberté
par la régénération de laconscience individuelle. Si 89 est un obstacle
pour cela, renonçons à 89. »
Ce cri trouva de l'écho, il courut sur les sommets de l'intelli-
gence. Mais les opinions indi^^duelles, de si haut qu'elles tombent,
peuvent être mises sur le compte du dilettantisme, elles n'enta-
ment pas facilement un préjugé populaire ; il n'est jamais déraciné
que par un autre préjugé. Or ce dernier se créait lentement. A ce
moment do l'histoire des idées, les sciences expérimentales étaient
1
A TRAVERS l'eXPOSITION. 175
«n grand crédit ; elles avaient accaparé les meilleures forces intel-
lectuelles, en France et dans les autres foyers du travail européen ;
elles donnaient le branle à toutes les catégories de la pensée. Des
théories scientifiques, renfermées jusqu'alors dans le cabinet de
leurs inventeurs ou dans un petit cercle d'adeptes, se communi-
quèrent au monde civilisé et se fixèrent vers cette époque dans
quelques formules courantes. Il se créa un symbole philosophique,
commun à tous ceux qui remuaient des idées; on peut en résumer
les principaux articles en quelques lignes. J'expose, je ne discute
pas.
L'univers, cristallisation incessante d'une volonté obscure, est
le théâtre et le résultat perpétuellement changeant d'un jeu de
forces. La même définition s'applique à l'homme, cellule de ce
vaste organisme. L'homme n'est pas libre; soumis à l'empire du
déterminisme universel, il poursuit inconsciemment le développe-
ment de sa nature intime ; cette nature le mène à ses fins par une
suite de duperies ingénieuses. L'individu ne saurait être considéré
isolément; distrait de la série, il n'a pas plus de valeur et de signi-
fication que l'anneau séparé de la chaîne; produit de la race, du
milieu et du moment, il n'est explicable que par l'hérédité et la
collectivité. Son eflort personnel, ajouté à l'effort héréditaire, tend
à créer sans cesse l'inégalité par la sélection. La sélection s'opère
par la lutte implacable de tous contre tous, par le triomphe du plur-
îort, — ou, si l'on fait intervenir une notion morale, du meilleur,
les.deux mots ayant le même sens en morale naturelle, — sur le
plus faible, sur le pire. La force est de la vertu accumulée, virtm,
adaptation d'un être à sa fin particulière. Il n'y a donc pas lieu de
dire que la force prime le droit, ce qui est un non-sens, mais que
la force crée le droit. La loi de sélection est contrariée par une loi
antagoniste, l'atavisme, ou tendance du type primitif à reparaître;
dans l'honniie, le retour de l'animalité primitive est une menace
constante pour la société. En histoire comme en biologie, les états
antérieurs reviennent sous des formes nouvelles, la concurrence
illimitée est la condition du progrès, l'apparition d'un organe jus-
tifie son emploi, le droit des espèces et des individus est propor-
tionnel à leur puissance vitale.
Il serait supcrllu d'insister sur les conséquences sociales de ces
doctrines; elles pivotent autour de trois points fondamentaux, le
déterminisme, la sélection par l'hérédité, le droit de la force. —
Liberté, égalité, fraternité. Sommes-nous assez loin de la philoso-
phie qui inspira la Déclaration des droits? Gomment cette philoso-
phie a-t-elle abouti à une négation formelle de ses prémisses? Par
une marche très logique sous les contradictions apparentes. La
raison pure, lâchée dans l'univers avec des pouvoirs illimités, ne
176
REVUE DES DEUX MONDES.
devait plus s'arrêter dans son œuvre critique. Elle a ruiné l'un
a])rès l'autre tous les établissemens du passé ; elle a tout détruit,
ne respectant que l'idole en qui elle s'adorait elle-même. Un jour
est venu où cette création du rationalisme est restée seule intacte,
dans le désert de croyances fait autour d'elle; l'instrument critique,
incoercible de sa nature une fois qu'on l'a mis en mouvement, ne
trouvait plus devant lui d'autre sujet d'analyse. La raison a retourné
son scalpel contre l'idole ; qu'on me passe l'image familière, elle lui
a ouvert le ventre, et elle a vu qu'il n'y avait rien dedans. Les
phénomènes démontrés par l'expérience sont aujourd'hui la seule
source de certitude qui ait le don de persuader la raison ; c'est sa
marotte actuelle. Ces phénomènes protestaient à l'unanimité contre
la conception de l'homme et des choses humaines sur laquelle
nous avions bâti notre maison géométrique. Ainsi est née la crise
des principes de 1789; ils sont pris entre deux feux, entre la pro-
testation théologique, qui les suivait de loin, et la protestation scien-
tifique, qui s'est dressée subitement en face d'eux.
Les savans, très peu enclins de nos jours à généraliser leurs
doctrines, ne prétendent pas en tirer une philosophie sociale ; beau-
coup d'entre eux reculent devant les conséquences extrêmes énon-
cées plus haut: ceux mêmes qui les acceptent se refuseraient à les
transporter de l'histoire naturelle dans l'histoire humaine. 11 suffit
à notre propos qu'ils ne puissent pas nier la légitimité de ces con-
séquences, ni le penchant de l'esprit public à en faire la règle uni-
verselle des jugcmens. 11 y a dans l'esprit public, à toutes les
époques, une force plastique et généralisatrice ; elle tend invinci-
blement à modeler l'ensemble des idées et la conduite de la vie
sur les principes qui ont pour eux l'apparence de la certitude et
la séduction de la nouveauté. Comme le régime des eaux déter-
mine, dans chaque région d'un pays, le caractère et les pro-
ductions du sol, ainsi les idées épanchées de quelques cerveaux
donnent à chaque moment de l'histoire sa physionomie particu-
lière. Notre temps doit la sienne à l'infiltration des théories scien-
tiliques, au besoin d'imiter en tout les procédés de la nature. Poui
delinircette physionomie, on emploie tour à tour les mots de posi-
tirisme, de ?uftHr{tlisme, de ràilisme; ils sont d'une exactitude mé-
diocre ; tenons-nous au dernier, faute d'un terme plus com|)iéhcnsif.
Ce serait un regard restreint, celui qui n'a|icrcevrait la transfor-
mation réaliste que dans la littéralure et dans les arts; elle agit
partout; elle se déclare dans nos alïaires publiques par la substi-
tution croissante des ingénieurs aux avocats; elle a éclaté dans
les affaires de l'Europe par le triomphe d'un homme ; cet homme a
réussi à changer et à maîtriser l'Europe, parce qu il incarnait la
forme d'intelligence actuellement toute-puissante. La lutte de M. de
A TRAVERS l'eXPOSITION. 177
Bismarck et de Napoléon III pourrait s'appeler la lutte du réalisme
et de l'idéalisme; c'est un état d'esprit qui a succombé, pour un
temps, avec le vaincu de Sedan. Depuis la chute de l'empire, nul
n'a plus fortement agi sur notre pays que Gambetta; il eut dans
une certaine mesure le sens des temps nouveaux, il essaya d'ap-
proprier la iormule révolutionnaire aux méthodes modernes ; mais
le fond du tempérament restait classique, girondin. Je viens de
relire des discours de Gambetta en les comparant à ceux du chan-
ceher d'Allemagne ; la comparaison est d'autant plus frappante que
tous deux parlèrent quelquefois à la même heure : le discours de
Romans, par exemple, fut prononcé le surlendemain du jour où
le chancelier avait exposé au Reichstag ses vues sur le socia-
lisme. Entre la parole de l'homme d'état allemand et celle du tri-
bun français, les différences sont de même nature, tout aussi
caractérisées, qu'entre un livre ou un tableau de l'école réaliste et
l'œuvre d'art d'il y a quarante ans, entre une boutade de Scho-
penhauer et un développement oratoire de M. Cousin.
J'entends les protestations indignées: Ehl quoi! voudriez-vous
inoculer à l'esprit français, en place des généreuses ambitions
de 1789, ce qu'il y a de plus dur et de plus déplaisant dans la
pensée germanique? — ^ous retombons dans l'erreur accoutumée,
la prétention de façonner les hommes sur un idéal séduisant, au lieu
de les prendre comme ils sont. Je voudi-ais tout autre chose, mais je
constate. Je constate que depuis 1870, — en ne donnant, bien entendu,
à cette date qu'une valeur très approximative, car il est impossible
de fixer une date à l'origine des transformations morales, — l'élite
intellectuelle des jeunes générations se présente à l'observateur
avec un nouvel ensemble de qualités et de défauts ; disons, pour
ne rien préjuger, d'acquisitions et de pertes. Si ces acquisitions et
ces pertes proviennent d'influences germaniques ou américaines,
turques ou thibétaines, s'il faut s'en désoler ou s'en réjouir, la
question n'est pas là pour le moment. Dans cette éhte, tous les
espiits se sont assimilé le symbole qu'on essayait de résumer plus
haut. Pour la i)lupart, ils n'ont pas puisé aux sources, ils n'ont
jamais lu les inventeurs des doctrines qui agissent sur eux ; ils n'en
sont pas moins pénétrés, souvent à leur insu, par les idées répan-
dues dans l'au' ambiant. De même, à la fin du siècle dernier, beau-
coup de gens qui n'avaient jamais ouvert X Enryclopèdie ni le
Contrat social vivaient de la pensée générale créée par ces livres.
Acquise aux théories scientiiiques, la jeunesse règle ses jugemens
sur toutes choses d'après ces théories, en vertu de la force plas-
tique dont nous parlions. Vis-à-vis de ce qui nous occupe, les prin-
cipes de 1789, l'indifférence d'une grande partie de cette jeunesse
TOME xcvi. — 1889. 12
■178
REVUE DES DEUX MONDES.
ne saurait faire doute. Je ne prétends point qu'elle soit hostile à
l'état politique qu'on rattache aux principes, oh! pour cela non, et
nous y reviendrons tout à l'heure. Mais elle n'a plus foi dans le
dogme fondamental; les maîtres qu'elle écoute le plus volontiers
lui en ont démontré l'insuffisance, par le seul procédé de raisonne-
ment auquel elle soit sensible, la leçon des faits. A l'inauguration
de la Sorbonne, parmi ces jeunes gens qui applaudissaient de si
grand cœur la République et son premier magistrat, je gage que si
l'on eût mis en cause la valeur philosopliique de la Déclaration des
droits, elle eût trouvé bien peu de défenseurs. Les logiciens la
discutent; les autres laissent dormir en paix des erreurs histo-
riques, désormais dénuées d'intérêt pratique. 11 semble que ce soit
la disposition la plus habituelle dans nos grandes écoles; quand on
veut les stimuler sur ce chapitre, on a autant de succès que si l'on
demandait à un pommier de porter des glands. A l'occasion du
Centenaire, la Faculté de droit de Paris avait mis au concours ce
programme : « Formuler les principes de 1789 en matière de droits
publics, écrire leur histoire, examiner leur autorité en France, étu-
dier leurs destinées à l'étranger. » Les juges n'ont reçu qu'un seul
mémoire, insignifiant sans doute, puisqu'ils n'ont pu décerner ni
prix ni mention. Un éminent professeur de l'École s'en plaignait en
ces termes, dans son rapport : « Ce n'est pas la première fois que
la Faculté constate la faiblesse relative des mémoires destinés au
concours de droit constitutionnel... Tout ce que demandait la Fa-
culté, c'était de voir où en était l'édifice à l'heure actuelle. Elle
regrette encore une fois de n'avoir trouvé personne qui ait sérieu-
sement tenté cette œuvre. Peut-être sera-t-elle plus heureuse au
prochain centenaire. » — Attendons. Il y a des ormes tout proches,
au jardin du Luxembourg.
La foi est-elle plus vivace parmi les champions qui com-
battent pour les principes de 1789, à la tribune et dans la presse?
Sans être bien avant dans le secret des coulisses, il n'y a pas un
Parisien qui ne sache avec quel scepticisme facile on a lâche » les
principes, dans l'abandon d'une franche causerie, après l'article
rédigé ou le discours prononcé. La parole et la plume trouvent en-
core des argumens à leur service, on les loue comme un mort offi-
ciel ; mais dès que le cœur s'ouvre, regardez au fond : le mort est
bien mort. En marquant ici cette contradiction habituelle entre la
fermeté du langage et la faiblesse de la croyance, telle que chacun
a pu l'observer, rien n'est plus loin de ma pensée qu'un reproche
d'hypocrisie. La presse est aujourd'hui le premier pouvoir public ;
elle sent sa responsabilité, elle est tenue à ces conventions de pro-
tocole, à ces professions solennelles dont aucun pouvoir ne saurait
se dispenser ; il est très naturel qu'elle parle comme les cours et
A TRAVERS l'eXPOSITION. 179
les cabinets, où l'on se doit à soi-même, à Theure des plus cruelles
irrésolutions, d'affirmer l'unité et la continuité dos vues. Un peuple
a mis dans une arche le signe et la sauvegarde de sa nationalité ;
pour ceux qui gouvernent ce peuple ou qui ont mission de lui
parler, les bons usages et les convenances veulent qu'ils chantent
des hymnes devant l'arche, qu'ils dansent au besoin, tout en étant
renseignés sur le vide du meuble sacré. Mais le doute qui a gagné
les lévites ne tarde pas à descendre dans le peuple; il fait des
progrès rapides, quand il est aidé par l'esprit réaliste, dont c'est
la spécialité de briser les arches. Pourtant, si la foi aux principes
de 1789 devait pei-sister quelque part, c'était parmi les classes po-
pulaires; là, ils ne peuvent être l'objet d'un examen rationnel, ils
se réduisent à quelques mots cabalistiques, synonymes d'émanci-
pation et de bonheur. Le peuple commence-t-il à se détromper? Son
humeur actuelle vient de se révéler par un engouement où l'on
discerne un peu de tout, excepté le pieux souci de la Déclaration
des droits.
Ainsi, en 1889, l'année commémorative du centenaire nous re-
trouve dans un état de pertui"bation morale très semblable à celui
de 1789 ; aujourd'hui comme alors, il y a lutte entre les idées offi-
cielles et les idées réelles, entre les principes affichés dans les actes
publics et ceux qui opèrent un travail efficace dans le lor intérieur.
Nous voyons à distance comment l'ancien régime reçut un coup
mortel, le jour où l'on représenta le Mariage de Figaro; on écrira
peut-être dans cent ans que l'institution révolutionnaire fut aussi
grièvement touchée, le jour où pour la première fois on a professé
en France la doctrine de Darwm. A la veille des états-géneraux,
un observateur superficiel pouvait se méprendre sur l'ébranlement
profond de la société française; l'ancien régime subsistait, intact
en apparence ; la royauté commandait au nom du droit antique,
elle était obèie par ses organes ; le peuple idolâtrait son souverain,
les témoignages contemporains sont formels à cet égard. Cepen-
dant la majesté de l'étiquette ne cachait plus que le néant; dans
tous les esprits pensans, conducteurs de la société, la philosophie
avait détruit les racines de l'arbre encore debout. On alkdt rendre
à Versailles des hommages de bienséance, comme sous Louis XiV,
mais on rentrait à Paris en s'entretenant des changemens inévi-
tables ; chacun pressentait une révolution qui ferait passer dans la
pratique sociale les théories maîtresses des intelligences. De même
aujourd'hui. Les principes qui triomphèrent alors ont à leur tour
la possession d'état ; ils sont graves sur tous nos murs, ils prési-
dent à la confection des lois ; on les célèbre dans les cérémonies,
ils protègent des intérêts ; mais leur vertu est épuisée ; leur déca-
dence fait l'entretien public des écrivains, l'entretien secret des
180
REVUE DES DEUX MONDES.
politiques; d'autres principes, produits d'une philosophie nouvelle,
les ont remplacés dans les intelligences directrices. Chacun se de-
mande ce qui sortira de l'évolution attendue ; les uns la croient
imminente, d'autres la voient moins prochaine; mais il n'est pas
douteux que la force plastique fera son office une fois de plus,
qu'elle façonnera des institutions en harmonie avec les idées ré-
gnantes.
II.
Si rien ne devait amender ces idées, nous ne gagnerions pas au
change. Qu'on relise les articles du symbole scientifique ; ils sem-
blent inventés pour servir de préambule au code du despotisme et
de la violence ; ils peuvent justifier toutes les férocités de l'égoïsme,
tous les caprices de la force heureuse. Transportée du domaine de
la science sur le terrain des laits sociaux, l'expérience concluante
s'appelle le succès; et cette équivalence tend en eflet à s'établir
dans les esprits. Notre philosophie de la nature, dernier effort
d'une civilisation raffinée, le Grand Turc l'appliquait sans la con-
naître, f[uand il y avait encore un Grand Turc. Le rêve métaphysique
du siècle passé proposait aux hommes un idéal irréalisable ; il leur
a procuré quelque allégement, au prix de l'anarchie, del'instabihté.
d'un excès d'individualisme incompatible avec la garantie sociale et
la grandeur nationale. Le réalisme physique de notre siècle ramène
les hommes à la stricte imitation de la nature ; il rétablirait un
ordre sommaire, au prix de la servitude, du fatahsme, d'un retour
à la vie animale du troupeau. Pour conjurer ces conséquences, il
faudrait que la nouvelle théorie des rapports humains fût complétée
par le correctif qui a manqué à l'ancienne ; il faudrait qu'un prin-
cipe moral, représentant la réaction de la conscience contre la du-
reté des lois naturelles, vînt adoucir ce qu'il y aurait d'intolérable
dans une législation inspirée par les seuls enscignemens de la phy-
siologie. Ce principe moral, faute duquel la Déclaration des dioits
pend dans le vide avec tout ce qui est sorti d'elle, ce principe
({ui peut seul donner un fondement solide à la notion du devoir,
on le chercherait en vain dans tout le monde des idées rationnelles :
l'humanité ne l'a jamais ressaisi (jue dans le fort où il réside, dans
le sentiment religieux.
Je ne viendrais pas à ce sujet s'il ne donnait lieu à une consta-
tation de lait ; elle doit trouver place dans notre rapide enquête
sur ([uelques tendances du temps présent. — A côté du grand cou-
rant qui emporte les esprits, depuis tantôt un quart de siècle, vers
le réalisme théorique et pratique, les spectateurs attentifs ont vu
naître, durant ces dernières années, un courant contriiire en appa-
A TRAVERS l'eXPOSITION. 181
rence. Gomment le qualifier? Réveil religieux? L'expression est
trop affirmative, si l'on entend par là une restauration de la dis-
cipline chrétienne. Mysticisme ? Le mot a mauvaise réputation,
la littérature en fait un usage' immodéré , souvent avec peu de
discernement. Au lieu de chercher des qualifications d'une exac-
titude douteuse, consultons les maîtres que leurs fonctions mettent
en rapports constans avec la jeunesse ; tous tombent d'accord sur
les observations suivantes.
L'esprit de nos grandes écoles, de celles mêmes qui passaient
de tout temps pour les citadelles de l'irréligion, subit des modifi-
cations sensibles. Chacune d'elles compte un groupe de jeunes
gens très décidés dans leurs convictions religieuses ; pour les au-
tres, pour la majorité incrédule, ces convictions sont l'objet d'une
curiosité bienveillante. L'humeur, autrefois générale, qui s'appelait
le voltairianisme, devient un phénomène très rare. Les générations
nouvelles abordent les questions religieuses, comme les autres pro-
blèmes scientifiques, avec sérieux et sans prévention ; elles les sou-
mettent à leurs méthodes habituelles d'investigation. Là comme par-
tout, les argumens de passion ou d'ironie ont peu de prise sur elles ;
les conclusions tirées des faits déterminent seules les opinions. La
disposition la plus fréquente peut se résumer ainsi : Nos aînés écar-
taient d'une façon trop sommaire tout un ordre d'idées qu'ils jugeaient
anti-scieniifique ; il faut voir. — Les enseignemens orthodoxes ne per-
suadent guère cette jeunesse; ils commencent par condamner en
bloc tout le système de vérités provisoires sur lequel elle vil. Le
résultat serait autre, peut-être, si ces enseignemens revendiquaient
les parties les plus fermes des doctrines en faveur, s'ils montraient
comment ces doctrines rentrent, avec une transposition de voca-
bulaire, dans l'explication théologique de l'univers : le détermi-
nisme, dans les notions de grâce et de prédestination; l'hérédité,
avec toutes ses conséquences biologiques, dans le péché originel,
dans la réversibilité des mérites et des fautes ; la sélection, dans le
rachat par les œuvres ; les duperies de la nature , dans les tenta-
tions de la matière; la volonté collective de l'univers, dans le con-
cept de la Providence. Ce n'est pas le lieu d'appuyer sur ces indi-
cations ; c'est assez qu'elles suggèrent quelques titres de chapitres,
pour un livre qui doit être déjà ébauché dans un cerveau de notre
temps ; la phase intellectuelle où nous sommes l'appelle ; ce livre
ne fera que développer la page fameuse où Joseph de Maistre tra-
çait d'avance les grandes lignes du système darwinien, avec le seul
secours de la révélation théologique. — Chez un certain nombre de
nos jeunes contemporains, ces curiosités de l'esprit se doublent du
sentiment, quelque nom qu'on lui donne, qui fait fléchir la raison
182 REVUE DES DEUX MONDES.
devant l'intervention possible du divin, sans qu'elle se résolve à
se soumettre aux conséquences dogmatiques.
On admet communément qu'il faut chercher dans la littérature
les préoccupations d'une société ; à la condition de distinguer à
chaque é])oque, dans le fatras de la production courante, un petit
nombre de li^Tes documentaires par le jour qu'ils jettent sur la
marche des idées. Les opinions les plus opposées ne varient guère
sur le choix de ces livres. Pour l'année où nous sommes, tous les
critiques nommeraient en première ligne une œuvre supérieure, le
Disciple; beaucoup voudraient y joindre une étude intime d'une
rare sincérité d'accent, le Sc/is de la vie, de M. Rod. Or les deux
ouvrages finissent de même, sur la première phrase de l'oraison
dominicale ; les personnages analysés par les deux écrivains mur-
murent cette prière, comme le dernier mot de leurs angoisses dans
la poursuite de la vérité. La rencontre est significative ; elle n'éton-
nera aucun de ceux qui ont suivi de près le mouvement littéraire
depuis cinq ou six ans. — Certaines préférences en matière d'art
sont tout aussi instructives. Au Salon de cette année, le cri public
désignait pour la première recompense le tableau de M. Dagnan-
Bouveret, les Bretonnes au pardon. Quelques semaines après, VAn-
gelm de Millet, reparaissant dans une vente, soulevait des trans-
ports d'enthousiasme; les connaisseurs, qui placent plus haut
d'autres peintures du même maître, ne comprenaient rien à cet
engouement. La fortune de ces deux toiles s'exphquerait mal par
l'habileté d'exécution, égale ou supérieure dans des œuvres rivales
qui nous laissent plus froids; et il ne semble pas qu'on se soit
rendu compte du gentiment auquel obéissait le public, à son insu.
Dans l'un et l'autre cas, il acclamait le « tableau de sainteté » tel
qu'il nous le faut aujourd'hui, la représentation discrète d'une émo-
tion religieuse dans des âmes simples. — Les manifestations de
tout ordre prêteraient à des remarques pareilles pour les milieux
de haute culture. Si nous descendons dans la masse de la nation,
il n'y a qu'une voix sur la volonté qu'elle vient de signifier; elle
ne veut plus s'associer à la campagne anti-i eligieuse ; et dans le
monde politique, où l'on voit toutes choses sous un angle particu-
lier, il n'est bruit que de tolérance, de transactions.
J'avoue ne pas bien comprendre ces mots, ni les subtilités
qu'ils cou\Tent ; il est douteux qu'un grand pays, très entêté de
logique , les comprenne beaucoup mieux. La question se pose
plus franchement. D'une part, on croit à la nécessité de forti-
fier le principe de la vie morale ; les uns par attachement
traditionnel, les autres parce qu'à force de voir chanceler l'édi-
fice social, ils ont été conduits à chercher une pierre d'angle pour
A TRAVERS L EXPOSITION.
183
le consolider. D'autre part, l'un des anciens partis qui ont di-
visé la France considère ce principe comme un ennemi qu'il faut
abattre à tout prix, pour lui substituer une idée philosophique.
Quand les hommes de ce parti désavouent l'intention qu'on leur
prête, quand ils prétendent s'en tenir à des règlemens de po-
lice, c'est leur faire injure que de les prendre au mot ; de même
qu'on est injuste pour eux en ne voyant dans leurs actes qu'un
vulgaire esprit de tracasserie. Leur entreprise avait sa grandeur.
Changer l'àme d'un peuple, en remplaçant dans chaque hameau
l'église par une maison d'école, ce n'est pas une conception étroite.
Mais l'expérience l'a condamnée ; le pays se refuse à la substitu-
tion projetée. Comme le pays ne peut pas rester dans le vide,
comme une législation purement compressive du principe moral
est un non-sens et une chimère, si elle ne parvient pas à faire
triompher un principe opposé, les compromis ne sont pas viables.
Ils placent l'État dans une posture humiliante, tant elle est bizarre ;
tous les discours qu'il tenait naguère encore au clergé peuvent se
ramener à cette drôlerie : « Je vous institue et je vous paie pour
enseigner certaines doctrines, reconnues d'utihté publique ; mais
comme j'ai horreur de ces doctrines, comme j'entends travailler
contre elles, je vous casse aux gages si vous soudiez mot dans les
momens graves, ceux-là mêmes où, pour bien gagner mon argent,
vous devriez rappeler à vos ouailles cpe la doctrine comporte cer-
tains devoirs de conduite. » — L'église enseignant un talent
d'agrément, comme le piano, dont on ne doit jouer qu'aux heures de
loisir; la source même de l'éducation morale mesurée à l'enfant
comme on dose un poison, quand on est forcé de l'administrer à
un malade ; ce sont là des conditions trop artificielles pour être
durables. Proscrire ou encom-ager, il n'y a pas de milieu pour la
puissance publique, quand elle se trouve en face du principe sur
lequel est fondée toute la théorie de la vie.
Est-ce à dire qu'il faille prévoir un retour offensif de je ne sais
quelle théocratie, tyrannique pour les opinions dissidentes? L'énoncé
d'une pareille crainte fait sourire, quand on regarde la société con-
temporaine. 11 est permis de croire que beaucoup de philosophes
indépcndans, mais soucieux d'accroître la force nationale, se met-
traient facilement d'accord sur les conditions du problème, si on
les définissait de la façon suivante.
En matière d'éducation, il y a deux axiomes consentis par tous :
l'enfant doit être laissé en dehors des controverses de l'homme fait;
l'enfant doit recevoir un principe moral approprié à son intelli-
gence, très simple et très fort, avec une sanction très claire. Ces
axiomes dictent son devoir à l'État, qui est chez nous le principal
éducateur. L'État, dira-t-on, n'est pas juge des doctrines religieuses.
184 REVUE DES DEUX MONDES.
11 est encore moins bon juge des doctrines scientifiques; elles se-
ront peut-être ruinées par d'autres au siècle prochain ; cependant,
aussi longtemps qu'elles fournissent une base à l'enseignement,
l'État travaille à leur dilTusion en multipliant les chaires, les écoles;
il s'eflorce de propager des notions dont il ne garantit pas la qua-
lité, dont il accepte la discussion en dehors de l'école, mais qu'il
estime préférables à l'absence de notions, à l'ignorance. L'État ne
risque rien à raisonner comme font presque tous les particuliers.
L'homme le plus rebelle aux croyances reçues voit surgir devant
lui une responsabilité redoutable, quand vient le moment d'élever
son enfant; presque toujours, il raisonne ainsi : je n'ai pas le droit
de faire une expérience sur cet enfant; son esprit réclame des affir-
mations et non l'exercice prématuré de l'instrument critique ; n'ayant
pas de certitudes personnelles à lui oflrir, je lui dois les certitudes
qui ont satisfait jusqu'ici le commun de ses semblables ; je dois
avant tout le rattacher à la tradition humaine et nationale. Plus
tard, quand il sera homme à son tour, son intelligence livrera le
grand combat; elle choisira sa voie, suivant son degré de dévelop-
pement. Mais dans l'ignorance où je suis des vents et des soleils
qui détermineront la direction de l'arbre futur, je dois au jeune
plant le tuteur nécessaire à sa croissance normale; le désordre de
la forêt succédera assez tôt à la régularité de la pépinière. — Re-
gardons autour de nous ; instinctifs ou raisonnes, ces principes
dirigent la conduite de la plupart des pères, quels que soient leurs
sentimens, lors([u"ils n'abandonnent pas au hasard l'éducation de
leurs enfans. L'État, qui est la somme des volontés particulières, ne
peut que s'y conformer. Plus que personne, il a mission de main-
tenir la tradition humaine et nationale ; son office est de lier forte-
ment à la base la gerbe qu'on lui confie, sauf à se désintéresser
ensuite des divergences ultérieures. — Ces conclusions, je le re-
connais, vont directement contre la formule en crédit, la neutralité
de l'école; formule spécieuse, car ce mot de neutralité ne signilie
pas ici la tolérance mutuelle que se doivent les diverses conlessions :
jamais une difficulté ne s'élève de ce chef; il signifie l'éviction de
l'élément religieux. Si des conclusions défavorables à la neutralité
sont justifiées par le bon sens et par la pratique constante de presque
tous les non-croyans, est-il sage de s'attacher à une formule so-
ciale que chacun de nous transgresse dans l'habitude de la vie?
Est-il vraisemblable (jue cette formule subsiste longtemps? Je laisse
à la raison du lecteur le soin de repondre.
La première éducation terminée, chacun a la faculté de penser
et de vivre à sa guise ; mais il reste une dette envers l'éducateur.
C'est la loi fondamentale de notre société que chacun sacrifie quel-
ques-unes do ses préférences au bien du plus grand nomi>re. L'ex-
A TRAVERS L*i:X?OSITIOX. 185
périence universelle prouve que l'inslitulion religieuse, quelque
opinion qu'on se fasse sur sa valeur absolue et sur ses abus pos-
sibles, est eiïicace pour procurer ce bien ; et le vœu du plus grand
nombre en réclame le maintien. Il y a pour toutes les intelligences
un devoir de charité, et en quelque sorte de courtoisie morale, à
tenir compte de ce vœu dans leurs conceptions particulières. L'An-
gleterre nous donne à cet égard un grand exemple. C'est peut-être
le pays où la pensée indépendante a produit les plus remarquables
travaux, depuis un demi-siècle; mais dans ces travaux, la liberté
des conclusions s'allie tout naturellement avec une déférence res-
pectueuse pour les besoins religieux du corps social. Le savant
moderne ne se demande pas si un besoin est fondé en raison ;
l'existence de ce besoin en crée la légitimité. Nul ne pourra s'offus-
quer si l'État réserve une place importante à la religion dans les
services qu'il offre à tous. Et comme la pire maladresse est de
traiter en ennemi celui à qui l'on ouvre sa maison, la dignité même
de l'État veut qu'il entretienne avec son allié des rapports préve-
nans et cordiaux. Ce doivent être les rapports d'une famille avec
son médecin ; on ne le consulte pas pour chaque vétille ; on ne le
tient pas toujours pour infaillible ; quelques-uns font profession de
ne pas croire à la médecine et se passent des conseils du docteur;
néanmoins il est l'oracle du foyer, le confident de la femme, le gar-
dien de la santé des enfans; dans les cas graves, la plupart des
hommes n'hésitent pas à se remettre entre ses mains. Vis-à-vis de
cet hôte indispensable, il n'y a pour le chef de famille qu'une atti-
tude possible, la confiance amicale.
Entre toutes les raisons qui militent pour le bon accord, il en
faut signaler deux, spéciales au moment présent. La prenuère est
d'ordre intérieur. Notre société est menacée par des revendications
violentes, contre lesquelles elle n'a d'autre défense que la force
pure, en un temps où cette force se déplace lentement et s'accu-
mule dans les mains qui revendiquent. iNous venons d'examiner les
principes de la vie civile : nous avons vu que non-soulement ils
sont impuissans à protéger la société actuelle, mais qu'ils se tour-
nent fatalement contre elle, pour lui faire subir le sort qu'elle a
infligé à sa devancière, au nom de ces principes. La religion offre
son secours. On ne me fera pas l'injure de se méprendre sur l'idée
exprimée ici ; il ne s'agit pas d'utiliser l'église comme un engin
pour museler le peuple. Il s'agit de lui laisser expérimenter l'arbi-
trage où elle croit réussir. Depuis quelque temps, elle se prépare à
ce rôle, elle intervient chaque jour plus délibérément dans les ques-
tions sociales. On doute fort de la vertu de sa recette ; peut-être
avec raison. Mais en avons-nous une autre? Sauf les grandes
phrases, chacun sait bien que nous n'en avons pas. N'y eût-il dans
186 REVUE DES DEUX MONDES.
l'action religieuse qu'une chance sur cent, n'y eût-il qu'un retard
et une atténuation des secousses à prévoir, on serait impardon-
nable de paralyser cet auxiliaire.
Le second motif est d'ordre extérieur. En revenant d'inaugurer
l'Exposition, nous avons salué avec joie la force prodigieuse que la
France révélait au monde. Mais nous faisions nos réservées ; nous
disions qu'il y a plusieurs catégories de forces dans le monde.
Comptons-en trois principales. D'abord la force industrielle, éco-
nomique, celle qui provient du travail ; elle est puissante de nos
jours, et c'est la nôtre. Ensuite, la force militaire, brutale,
comme on dit souvent, et le mot n'est juste qu'à demi. J'espère
bien que nous la possédons aujourd'hui ; mais dans l'opinion de
l'Europe, et jusqu'à preuve du contraire, cette seconde force a
son maximum autre part que chez nous ; du moins l'Europe
agit comme s'il y avait chose jugée à cet égard. Reste la force
spirituelle , dont l'Eglise est dépositaire ; on est parfois tenté
de la négliger, tant ses élémens sont impalpables; et pourtant,
au cours des années récentes, elle a contre-balancé les autres;
elle a contraint ces dernières à traiter d'égal à égal avec un
rien matériel qui domine tout. L'équilibre du monde actuel re-
pose sur le jeu de ces trois forces; une politique avisée doit
fonder ses cakuls sur leurs combinaisons. La force spirituelle, un
moment sollicitée par la militaire, est redevenue libre après désil-
lusion ; nous serions maintenant dans des conditions très favora-
bles pour l'allier à la nôtre, si notre politique se faisait avec des réa-
lités et non avec des passions. Reportons-nous à l'inauguration
solennelle, au Champ de Mars ; supposons la cérémonie rehaussée
aux yeux des étrangers par le concours des dignitaires de l'église,
par la présence même du nonce romain. Ce résultat pouvait être
préparé par quelques années d'entente amicale , décidé avec un
Te Dciim après la Maraeillahe. L'hj^othèse n'a rien de chimé-
rique, les républicains de 18'j8 l'eussent réalisée, s'ils avaient fait
une exposition. Je le demande à tous ceux qiii ont l'usage du cla-
vier diplomatique : ces ambassadeurs dont l'absence nous a cha-
grinés, quel n'eût pas été leur embarras en pareil cas? L'abstention
devenait impossible pour plusieurs d'entre eux; si quelques-uns y
avaient persisté,., je ne voudrais pas risquer ici une parole aven-
turée, mais vraiment, les places laissées vides n'auraient guère
attiré les yeux.
Les considérations qui précèdent s'adressent aux esprits désin-
téressés de la foi, mais exempts de haine. Je n'ai pas la naïveté
de croire qu'elles persuadent des hommes encore chauds de la
bataille, retranchés derrière leurs partis-pris. D'autres temps et
d'autres homines viendront, peut-être très vite. Une fois déjà, dans
A TRAVERS l'eXPOSITION. 187
notre histoire, après les longs déchiremens de la conscience natio-
nale, la génération de l'édit de Nantes a rendu possible ce qui eût
paru invraisemblable aux générations de la Saint-Barthélémy et de
la Ligue. Si la jeunesse est telle qu'on la dépeint, ils ne se feront
pas beaucoup attendre, les cœurs calmes et libres qui accompli-
ront l'œuvre de demain.
III.
Tout en reconnaissant l'efficacité du principe religieux, un
grand parti préconise un autre remède pour nos maux; ce parti
met sa confiance dans une formule de politique contingente : la
monai'chie restaurée, avec les principes de 1789. Je m'incline de-
vant l'espérance robuste qui concilie les deux termes de cette pro-
position. Nous avons entendu les historiens, les philosophes, les
critiques : iavorables ou contraires aux principes de 1789, ils sont
tous d'accord sur le développement de ces principes dans notre
histoire ; soit qu'ils applaudissent aux révolutions subséquentes, soit
qu'ils les déplorent, ils concluent avec M. Goumy : « Tout cela sort
de la date que nous célébrons comme le fruit sort de l'arbre. »
Devant l'évidence du pouvoir destructif, il se trouve encore des
architectes pour essayer de reconstruire avec des blocs de dyna-
mite. Quand ils disent : Revenons à 1789, — on est toujours tenté
de leur demander : à quel mois? Et même à quelle année, car des
esprits accommodans consentent à ne couper la chaîne logique
qu'en 1790, en 1791... Le cauchemar provoque parfois une illusion
très pénible : on essaie de se retenir sur une paroi à pic, on
cherche une aspérité où s'accrocher, avec l'espoir de déjouer la loi
fatale de la pesanteur. Certains rêves pohtiques, hélas! les plus
honnêtes et- les plus beaux, donnent une sensation analogue. Le
plus grand obstacle à leur réalisation, c'est la conviction où nous
sommes tous, après une expérience séculaire, qu'un nouvel essai
peut réussir momentanément, mais qu'il aurait à bref délai le sort
des précédens. Parmi ceux-là mêmes qui mettent la main à l'ou-
vrage, combien disent dans leur for intérieur : Essayons encore
une lois de faire tenir le château de cartes. — La sagesse, la
vertu, les talens, tout ce qui promet cette lois un événement plus
heureux, tout cela ne prévaut pas dans nos esprits contre la leçon
du passé, contre une loi de chute qui semble tenir de la nécessité
des lois physiques. Si quelqu'un venait nous dire : Restaurons la
monarcliie absolue, avec toutes ses conséquences, — nous serions
surpris; nous serions peut-être moins sceptiques. Tous les revire-
mens sont possibles, avec le grain de foi qui transporte les mon-
tagnes et les trônes. Mais où est le dernier grain de foi, de la vraie
188 REVUE DES DEUX MONDES.
foi du charbonnier, depuis le 2/i août 1883? Dans les lierres de Go-
ritz. Ce qui reste de foi politique dans notre peuple est au service
de la république ; et l'on ne peut constituer un peuple qu'en utili-
sant la somnic de foi qui vit encore en lui. Pour se convaincre de l'at-
tachement des Français à cette étiquette de gouvernement, il n'était
pas besoin des dernières élections; cet ordre de démonstrations est
peu concluant, le lendemain apporte parfois une démonstration
contraire. La conviction s'est créée, chez plusieurs d'entre nous,
en observant ce peuple dans les occasions où son àme se montre
en liberté. Elles nous ont été souvent ofïertes; depuis les funé-
railles de Victor Hugo, où le sentiment général de la foule se déga-
geait avec tant de clarté, jusqu'à l'inauguration de la Sorbonne, où
le vœu de la jeunesse instruite se déclarait aussi nettement. En
d'autres circonstances, dans des manifestations populaires dirigées
à leur insu contre l'existence de la république", l'attachement à la
république ne se révélait que mieux. Apr^s chacune de ces jour-
nées, qui n'est rentré chez soi avec une impression indé-
finissable par des mots, incommunicable par des raisonnemens,
mais absolument déterminante, et que nous traduisions ainsi : la
formule est pour longtemps indestructible; on y pourra tout mettre,
même les choses les plus douloureuses aux vrais républicains; mais
on ne pourra pas la changer.
On est conduit ainsi à l'opinion exprimée par le leu duc de Bro-
glie, dans ses Vues sur le gouvernement de lu France : u S'il arrive,
disait-il, que plusieurs prétendans se rencontrent, inégaux en titres
aux yeux de la raison et de l'histoire, mais égaux ou à peu près
en chances de succès; dans ce cas, il sera sage de préférer la ré-
publique à la guerre civile; ce sera, dans ce cas encore, le gou-
vernement qui divise le moins, et qui permet le mieux à l'esprit
public de se former, à l'ascendant légitime de grandir et de triom-
pher en définitive. Il sera donc, au besoin, sage de s'y résigner. »
L'illustre homme d'état ajoutait : a II sera sage en même temps de
ne considérer le régime républicain que comme un pis-aller, comme
un état de transition. » — C'est à pou près ce que répètent au-
jourd'hui beaucoup de voix découragées ; et les échos ne nous
parlent que de résignation, d'espérances qui se réservent.
Ce langage, autorisé par des opinions considérables, répond sans
doute aux nécessités de l'heure présente, telles qu'on les voit
dans les milieux politiques. Se fera-t-il entendre sans peine en
dehors de ces milieux? Les esprits sont si divers! Ne parlons point
des soldats qui veulent rester sous les armes, en selle pour la ba-
taille. Rien de ])lus naturel et de jiliis explicable. Parlons de ceux
qui veulent bien désarmer, et qui réfléchissent autant qu'on peut
réfléchir dans une position fatigante, entre deux selles. — H y a les
1
A TRAVERS l'eXPOSITION. 189
esprits simples, inhabiles à concevoir des « espérances qui se réser-
vent. » Ceux-là se disent que la république serait vraiment bonne
fille, si elle écoutait ce doux propos : « J'aime ailleurs, mais je
réserve mes espérances; voulez-vous que nous fassions bon mé-
nage, jusqu'à l'heure où je pourrai vous jeter dehors pour intro-
duire ici celle que j'aime? » Le peuple est comme la iemme ; il a
un flair merveilleux pour pénétrer ceux qui lui cachent quelque
chose en lui parlant d'amour. — 11 y a les cœurs (iers, qui prati-
quent difficilement cette humble vertu, la résignation. Ceux-là
comprennent mal qu'on entre dans une barque pour s'asseoir
tristement à l'arrière et se laisser mener où l'on ne veut pas ; ils
comprennent qu'on y entre d'un pied ferme, pour saisir le gou-
vernail, conduire la barque où l'on veut, dans lèvent que l'on croit
bon ; mais ceci n'est possible qu'avec l'assentiment de l'équipage ;
et l'équipage ne donne son assentiment qu'à ceux qui le persua-
dent de leur loyauté, qui lui répondent du salut de l'embarcation ;
et on ne persuade qu'avec ce que l'on a de plus vrai dans le cœur.
— C'est toujours le même cercle; on y tournerait longtemps. —
11 y a les sceptiques, j'entends ceux qui ne seront pas tout à
fait damnés, parce qu'ils ont encore deux idées fixes : le souci de
la grandeur nationale, le souci des soufirances populaires; ils se
demandent si les autres opinions ne sont pas des boulets au pied,
très mal commodes à qui veut travailler pour ces deuj^ idées. —
Il y a surtout les enians. On en a quelquefois. Cela arrive encore.
On les mène à l'église, où ils entendent chanter : Domine, salvam
fac rempublicam. Pour eux, tout ce que le prêtre prononce est
véridique et sacré. Quel trouble dans ces petites têtes, quand ils
entendent maudire sur le seuil ce que le prêtre recommandait à la
bénédiction de Dieu ! Il y a bien les exi)lications complaisantes de la
philologie : vespuhliai, la chose publique, etc. Oui, mais l'enfant
est comme le peuple : il ne saisit que les notions droites et sim-
ples ; l'image de la patrie ne peut s'incarner à ses yeux que sous
une lorme concrète, présente, invariable; ce qu'il doit aimer, il
l'aime tout entier, comme cela est. Faut-il le dissuader d'aimer,
l'instruire au doute, lui apprendre à « réserver ses espérances, »
déjà? Avec celui-là, on ne biaise pas, il ne comprend pas la stra-
tégie parlementaire, lui : sa nature veut qu'il se donne ou qu'il se
refuse d'un seul coup... Oh! pour ceux qui ont déjà traîné sur la
route, ce n'est pas une afiaire de finir comme on a commencé,
dans un aimable dilettantisme, en causant avec un sourire des espé-
rances de l'hiver prochain. Mais il est permis d'hésiter avant de
dévouer encore une génération à l'isolement, à la séculaire et
lamentable procession des émigrés à l'intérieur. — Je n'ai parlé
que des difficultés soulevées par les résistances de l'esprit ou par
'J90 REVUE DES DEUX MONDES.
les angoisses de la conscience. Si nous passions au chapitre des
intérêts, ne pensez-vous pas qu'il nous retiendrait plus longtemps?
Et toujours pour arriver à la même conclusion : la république a
de beaux jours en perspective, si elle n'est menacée que par ses
adversaires.
Mais alors, diront quelques personnes, c'est la consécration des
principes de 1789. — A moins que ce ne soit un moyen de nous
en guérir. Fcrai-je partager une idée qui i)cut sembler d'abord
paradoxale? Je l'ignore, et pourtant j'avais hâte d'arriver cà ce point.
Plus d'un lecteur a dû me croire bien aveugle, s'il a pensé qu'en
dénonçant le défaut de l'instrument de réforme, je n'apercevais
pas tout ce qu'il y a de grand, de bon, et en tout cas d'irrévocable
dans le changement du monde. On pourrait discuter longtemps la
question de savoir si les gains véritables du xix*" siècle sont dus à
l'action des principes, ou s'ils ont été réalisés malgré cette action,
par la force naturelle de notre race, par le progrès nécessaire de
la civilisation, et j'ajouterai par le développement constant de l'es-
prit évangélique, la Déclaration des droits n'étant qu'un exem-
plaire déchiré et mal copié de cette déclaration antérieure. Épar-
gnons-nous une vaine discussion, accordons aux principes tous les
bons résultats que leurs défenseurs réclament pour eux. Serait-ce
donc la première fois qu'un poison aurait produit des eiïets admi-
rables, avant de détruire le corps sur lequel il agit? Mais toute
l'histoire des organismes animaux et toute l'histoire des sociétés
ne montrent pas autre chose. Il n'y a pas deux opinions, que je
sache, sur le principe du pouvoir absolu, tel que Louis XIV en avait
exagéré les conséquences: ce système luneste portait en soi son
germe de ruine rapide. Cependant il n'y a pas deux opinions sur la
grandeur de la France, telle que Louis XIV l'avait faite. Il n'est
pas un de nous qui n'admire, qui ne regrette la magnificence et
la puissance de notre pays, durant cette période. Il n'est pas
un de nous qui ne blâme le vice de l'organisation sociale, qui
ne voie comment le terrain, trop dégarni et trop foulé, s'elTondrait
sous les pieds du monarque déifié. De même pour le siècle qui
finit; malgré le vice de notre organisation ou par l'effet de ce vice,
comme on voudra, il fut grand autrement, mais il fut aussi grand,
j'ose le dire, que le siècle de Louis XIV; il marquera davantage
dans l'histoire générale. Ce que nous appelons une grande époque,
n'est-ce pas très semblable à un homme qui ne respirerait que de
l'oxygène pur? Il ferait des choses merveilleuses tant qu'il vivrait,
seulement il ne vivrait pas longtemps. Sous Louis XIV, on respi-
rait l'oxygène d'un absolutisme sans (rein; de notre temps, on a
respiré l'oxygène d'une liberté sans frein. Mettons au compte de
ce stimulant un prodigieux épanouissement scientifique, intellec-
A TRAVERS l'eXPOSITIOX. 191
tuel, économique, une facilité de "vie matérielle que l'homme n'avait
jamais connue, et l'ivresse joyeuse de l'individu complètement
émancipé. Mais il faut payer la note des terribles chimistes qui
ont procuré cette ivresse; la monnaie, ce sont des révolutions et
des provinces perdues ; ce seraient peut-être l'indépendance natio-
nale et la sécurité sociale, si nous ne savions pas nous dégriser à
temps.
Heureusement, un principe malsain ne tue pas à coup sûr. Ici
encore, la physiologie s'accorde avec l'histoire pour nous enseigner
que les virus, mortels en certains cas, s'atténuent, s'éliminent ou
se transforment en d'autres cas. Le nôtre s'épuise, le discrédit
intellectuel des principes de 1789 en est la preuve. Son opération
s'achève, avec tout ce qu'elle comportait de bon ou de mauvais.
11 reste de cette opération une substance nouvelle, produit naturel
que nul ne peut songer à modifier, et qu'il faut apprendre à trai-
ter. C'est la démocratie, une grande démocratie qui cherche con-
fusément à s'organiser. Comme elle est placée dans des conditions
que l'histoire n'avait pas encore présentées, nous ne pouvons pas
deviner ce que sera la future organisation. Nous pressentons seu-
lement qu'il faudra, durant une période assez longue, compter
avec trois élémens irréductibles : le suffrage universel, le ser\ice
militaire également universel, la forme républicaine.
Le suffrage universel, nous ne pourrions pas vivre avec lui, si
l'on en croit ce que disent tout bas ses serviteurs les plus empres-
sés; ils en parlent comme de ces despotes d'Asie qu'on maudit en
les flattant, et contre qui l'on médite toujours un coup de poignard
qu'on n'ose pas donner. J'ai moins mauvaise opinion de l'épou-
vantail; à la condition qu'on n'y cherche pas un ressort délicat de
gouvernement, mais une sorte de régulateur mystique des autres
ressorts, au sens de l'adage : vox popidi, vox Dei. A ceux que ces
mots feraient sourire, je demande humblement l'explication d'un
contraste singulier qu'ils auront certainement médité. Si l'on exa-
mine, à l'instant de la délibération, un acte isolé des pouvoirs nii-
sonnables, ministères, chambres hautes ou basses, etc., cet acte
est presque toujours justifié par des motifs plausibles, il marque
du discernement, souvent de l'habileté. Mais si Ton prend, au bout
d'un petit nombre d'années, une série de ces actes raisonnables,
c'est à n'y plus rien comprendre : tout a tourné contre les inten-
tions des gouvernans, tous leurs desseins ont échoué, le hasard
pur n'aurait pas fait pire. Dans les manifestations du suflrage uni-
versel, l'ordre de ces phénomènes est renversé. Une élection isolée
est presque toujours .baroque, tous les gens sages conviennent
qu'elle n'a pas le sens commun ; mais si l'on considère l'ensemble
des élections durant une période un peu longue, cet ensemble
192 REVCE DES DEUX MONDES.
lénioigne d'un instinct de conservation et parfois même d'un bon
sens qui rendent la raison stupide. Qu'on se rappelle les grandes
étapes du suflrage universel depuis vingt ans : il n'a cessé de cher-
cher un gouvernement, avec une bonne volonté digne d'un meil-
leur succùs. Au lendemain des catastrophes, il nomme une assem-
blée monarchique, avec blanc-seing pour faire la monarchie ou tel
autre gouvernement que les docteurs politiques jugeraient le meil-
leur. Il attend avec patience, sept ou huit ans. Rien ne vient. Je
sais combien les circonstances étaient difTiciles, je n'ai garde de
récriminer; mais enfin, on ne lui donne rien, et il est excusable,
lui qui voit si gros, de n'avoir pas saisi le fin des querelles entre
les centres. Un autre personnel lui promet un port dans la répu-
blique : le sullrage universel essaie les services de ces nouveaux
législateurs, avec sa docilité habituelle. Eirrayé de leurs impru-
dences, tourmenté par leurs vexations, il se retourne en 1885 vers
les « conservateurs. » Cette fois encore, les temps étaient si néfastes
qu'on ne put rien faire pour le malade. Il n'avait pas essayé des
vrais radicaux; il frappe à cette porte : on le plume, on blesse
son honnêteté. La grosse caisse bat ; il y court, en désespoir de
cause. Condamnez-le, si vous pouvez jurer que vous n'irez jamais
chez une somnambule ou chez un zouave, quand tous les médecins
patentés se seront déclarés impuissans à vous guérir d'une dou-
leur aiguë. Trompé une fois de plus, le suffrage universel vient de
nous crier : (( Je ne sais plus à qui m'adresser, je ne cherche même
plus; pour Dieu, qu'on me mette des cataplasmes et qu'on me laisse
travailler en paix ! » Soyons justes : le plus raisonnable et le plus
savant d'entre nous, eût-il fîut d'autres démarches, durant ces vingt
ans, eût-il cherché avec plus de méthode et d'impartialité? — Et
l'on dit que ce peuple est ingouvernable ! Comme les moutons,
qui vont bêlant après un pasteur, laissant un peu de leur laine à
chaque main ! Mais peut-être leur reproche- t-on de ne pas savoir in-
venter eux-mêmes la meilleure tondeuse.
Le service militaire universel jouera un rôle décisif dans notre
reconstitution sociale. Le legs de la défaite, le lourd présent de
l'ennemi, peut être l'instrument de notre rédemption. Seul, il peut
nous donner ce que réclamait le sage Liltré, dans les dernières
pages qu'il ait écrites avant de mourir. « Je prêche toujours la
même doctrine qui, comme je l'ai dit, m'a été inculquée par
J. Stuart Mill : c'est qu'en démocratie, il importe de reconstituer
non une aristocratie fermée, ce qui est impossible, mais une aristo-
cratie ouverte, et de lui emprunter tous les correctifs qu'exige la
domination démocratique. » Cette aristocratie indispensable à toute
société qui veut vivre, l'argent est seul à la fonder aujourd'hui ;
ce que l'argent crée à lui tout seul est mouvant, énervé d'avance.
A TRAVERS l'eXPOSITIOX. 193
Il ne faut pas compter pour cet office social sur l'élite intellectuelle;
une loi curieuse lui refuse la condition première d'une aristocratie,
la continuité héréditaire; dans toute notre histoire, si féconde en
grands noms intellectuels, on n'en compterait pas dix qui aient fait
souche. Il ne faut compter que sur les défenseurs du sol, atta-
chés à ce sol. — Il est probable que la nouvelle loi militaiie
retiendra de plus en plus sous le drapeau, dans nos provinces,
les enfans de la bourgeoisie peu enclins aux carrières libérales;
ayant la facilité de gagner promptement l'épaulette, ils pren-
dront goût au métier. Si la loi est complétée par un recrutement
régional effectif, il se formera entre ces officiers et les soldats de
leur province des liens de patronage, d'autorité durable, une hié-
rarchie continuée dans la vie civile, bref un cadre social, une pe-
tite caste terrienne et militaire pareille à celle qui a fait la grandeur
de la Prusse. — Si cette espérance ne devait pas se réaliser, il est
un autre bienfait que nous devrons certainement au service uni-
versel : un chef dans les momens difficiles, un pouvoir fort et diri-
geant, faute duquel nous sommes une victime désignée aux coups
du dehors. C'est chose inconcevable que nos chambres, avec les
sentimens qu'on leur connaît, aient pu voter une loi qui engendrait
infailliblement ce dont elles ont le plus de crainte, un chef d'état
militaire. C'est chose inconcevable qu'elles n'aient pas aperçu cette
conséquence électorale : tous les nouveaux électeurs, désormais,
sortiront de la classe; ces jeunes gens dont l'opinion se formait
jadis sous l'influence du juge de paix, de l'avocat, du médecin de
canton, ils apporteront dorénavant l'opinion de la caserne, formée
sous l'influence de l'officier. Qu'un de ces officiers sorte du
pair, qu'il acquière, pour un motif ou pour un autre, les sympa-
thies des classes qui auront servi sous ses ordres, ces classes re-
viendront dans leurs foyers en tournant les yeux vers lui : son nom
sera forcément matière à scrutins. J'aurais mauvaise grâce à insis-
ter ; la preuve est trop récente : mais pour faire saisir la transfor-
mation rapide de notre état social par la loi militaire, il faut
isoler le fait le plus significatif de notre temps : cette année, à
Paris, dans les circonscriptions les plus radicales, avec les pro-
grammes les plus avancés, deux anciens ministres de la guerre ont
brigué la députation. Qui eût prédit cela il y a dix ans aurait fait
rire à ses dépens. C'est un danger, il est terrible ; mais avec tout
ce qu'il y a de bon et de sain dans notre pays, dans notre armée,
on a autant et plus de droit d'en attendre un Washington qu'un
Soulouque. Deux fois déjà, en I8/18 et de nos jours, la n'publique
a eu des chefs militaires ; elle n'eut jamais de magistrats plus
loyaux, plus attachés au devoir. En d'autres circonstances, avec
TOME xcvi. — 1889. 13
194 REVUE DES DEUX MONDES.
des dons appropriés au moment, un chef semblable peut être l'es-
jM)ir de tous les bons citoyens.
En mot, enfin, du dernier élément qui semble irréductible dans
notre état social, la lormule républicaine. Cela nous paraît étrange,
à nous autres gens d'étude qui attachons si peu d'importance aux
formules, sachant qu'elles recouvrent la mue perpétuelle des choses.
Mais c'est ainsi. Le griei le plus sérieux contre cette étiquette,
pour les esprits non prévenus, c'est la défiance qu'elle inspirerait à
l'étranger, en ces années graves où nous devons compter avec
tous. Je puis me tromper, et très fort ; mais voulant dire ici toute
la vérité, je résume l'impression qui m'est restée d'un long séjour
à l'étranger ; une république bien conduite trouvera autant d'alliés
qu'il lui plaira; les principes de 1789 n'en trouveront jamais, du
moins parmi les puissans. Je n'oublie pas les instructions pro-
phétiques données au comte d'Arnim ; mais elles souhaitaient
nne république désorganisée par les principes de 1789. Ma dis-
tinction revient à ce dilemne ; si nous voulons garder notre
dogme de peuple messie, avec son prosélytisme et sa menace mo-
rale, il n'y a rien à faire; si nous voulons être une république
comme les autres, comme la grande sœur d'Amérique, nous aurons
audience partout. Je ne méconnais point ce qu'avait de flatteur,
pour notre orgueil, cette situation unique de prêtres du dogme;
tant que nous poti\ions l'imposer, c'était parfait. Ces jours ne sont
plus. Il faut traiter d'égal à égal. Si nous consentons à rentrer dans
le dogme fmmain, universel, on traitera. — Reste la répulsion que
la formule répubhcaine rencontre au dedans. Chez beaucoup, cette
répulsion est profonde, enracinée. Que faire? Il y a quinze ans, on
disait : « La France appartiendra au plus sage. » Je crois bien que
l'auteur du mot ajoutait tout bas : « le plus sage, ce sera moi. » Je
crois même qu'il continuait, plus bas encore : « le plus sage, et le
pins malin... » C'est souvent vrai. Néanmoins, je préfère cette
tournure : La PYance se donnera à qui l'aimera le mi^ux. A qui
l'aimera comme il faut aimer, en sacrifiant beaucoup de soi. Ce
peuple tient à un mot : c'est peut-être naïf, mais il y a aussi quelqu»'
chose de touchant et de fort dans cet attachement à un idéal. Accor-
dez-lui la formule, et il vous aidera sans peine à y mettre ce que
chacun de vous rêve de meilleur. Je vois bien venir la grande
objection : « mais la république ne s'ouvrira jamais, n Qu'eu-
tend-on par là? La défense acharnée d'un parti vainqueur? Je ne
suis pas grand clerc en politique parlementaire ; pourtant je gage-
rais tout le premier que ce parti ne cédera jamais. Cela, c'est dans
la nature des choses, et des hommes, (jui est de ne point partager
ce que l'on détient. Mais l'erreur est de ne pas aller au réservoir
des eaux profondes, et de considérer uniquement les bulles éphé-
A TRAVERS l'eXPOSITION. 195
mères qui ont émergé à sa surface. Oubliez-les donc, pour un
temps! Allez droit au peuple, demandez-lui ce que vous voulez pour
son bien, pour la patrie, pour vos croyances et vos justes intérêts ; il
vous donnera beaucoup, si vous le persuadez que vous ne tou-
cherez jamais à la formule qu'il chérit; et vous ne le persuaderez
sur ce point que si votre promesse sort du dernier repli de votre
àme. — Je reviens toujours au cercle où tourne notre raisonne-
ment; j'y reviens à satiété, dans cette page qui va manquer sous
ma plume. Mais je ne m'inquiète pas de littérature, chacun le sen-
tira, dans cette page où tombe une conviction absolue. Avant de la
traiter d'ingénue, qu'on me cite un essai complet, probant. —
Nous avons vu le semblant d'essai ; encore une fois, je ne m'éten-
drai pas sur ce triste sujet. Res sacra miser. Mais il est bien per-
mis de croire que l'essai fut tout en parade. Et cependant, au pre-
mier appel d'une voix que le peuple estimait désintéressée et
véridique, sous le tumulte des passions factices ou mauvaises,
vous vous la rappelez, la traînée de poudre, et tous les cœurs se
jetant d'eux-mêmes à celui qui semblait répudier tous les partis pour
ne connaître que le parti de la France. Si ces cœurs avaient trouvé,
non point du génie, non pas même de l'habileté, mais un cœur ferme
et sincère, digne de recevoir tous ceux qui s'offraient à lui,., qui
signerait aujourd'hui les mandats de caisse et les brevets de
croLx? — Lecteur, je ne sais qui vous êtes et ce que vous pensez ;
je ne sais ce que vous répondrez si vous me lisez tout haut, devant
un autre; mais si vous lisez tout bas, lecteur de France, votre
réponse m'est connue.
Nous voici loin de la tour Eiffel et de la galeiie des machines.
Avant la clôture du Centenaire, il fallait étudier autour de l'Exposi-
tion les transformations d'idées qu'elle a traduites aux yeux. Elle
nous les a montrées dans les choses, dans les sciences, dans l'ar-
chitecture, dans les efforts du travail. La belle féerie va s'évanouir.
11 en restera l'admirable preuve de force que la France s'est donnée
à elle-même, qu'elle a donnée au monde. L'Europe est unanime à
saluer notre triomphe. Jouissons-en, sans oublier ce qui lui manque.
Remercions tant d'ouvriers dévaués qui l'ont fait, depuis ceux qui
en furent l'âme jusqu'am: plus humbles bras. J'ai bien senti ce que
nous leur devions, en causant avec les étrangers nos hôtes : pour
la première fois depuis vingt ans, il nous revenait, ce sentiment de
vie et de fierté que dut éprouver Lazare en remontant du tom-
beau. Nous ne dirons pas adieu sans regret à l'Exposition qui nous
Ta rendu.
Eugène-Melcuior de VOGIJÉ.
LES
MÉMOIRES DU COMTE VITZTHUM
La littérature diplomatique est une plante qui a pris dans ces der-
nières années urr prodigieux accroissement ; elle a fleuri, fructifié avec
abondance, et de jour en jour elle pousse de nouveaux rejetons. Les
hommes d'état, les diplomates qui s'étaient trouvés mêlés à quelque
négociation et ceux mêmes qui n'avaient jamais négocié ont vidé leurs
portefeuilles, public leurs dépêches, raconté tout ce qu'ils avaient fait,
ce qu'ils avaient vu, ce qu'on leur avait dit et ce qu'ils avaient répondu.
Cette littérature, comme toute autre, a produit des œuvres excellentes,
qui resteront, d'autres fort médiocres ou tout à fait insignifiantes. Mais
bonnes ou médiocres, toutes ces publications, si inégales de valeur,
ont modifié singulièrement l'idée superstitieuse que les profanes se
faisaient de la politique et du gouvernement des choses humaines. Ils
étaient disposés à ranger la diplomatie parmi ces sciences mystérieuses,
telles que la cabale et l'alchimie, dont les secrets ne sont connus que
des initiés, des adeptes parvenus au grand œuvre. Les diplomates qui
se sont obligeamment chargés de nous instruire nous ont prouvé que
leur science n'a rien de mystérieux, qu'elle est très simple dans ses
principes, et que c'est précisément pour cela qu'elle est si difficile à
acquérir et qu'elle demande un long et laborieux apprentissage. De
quoi qu'il s'agisse, les idées simples sont les dernières qui viennent à
l'esprit, il faut aller jusqu'au fond des choses pour les trouver.
Balzac, qui était à la fois un grand et profond observateur et le plus
irnaginalif dos hommes, croyait avec ferveur aux sciences occultes,
LES MÉMOIRES DU COMTE VITZTHUM. 197
qu'il aurait voulu voir enseigner au Collège de France. II mettait les
voyans au-dessus des sages, il pensait que les idées projettent leurs
spectres dans l'atmosphère spirituelle qui nous enveloppe, et que cer-
taines créatures exceptionnellement douées ont seules la faculté d'aper-
cevoir ces fantômes. Il pensait aussi que les sociétés sont gouvernées
par des puissances cachées, qui ne sont aperçues que des devins et
des devineresses, que ce qu'on voit est moins important que ce qu'on
ne voit pas, que les grands cvénemens s'expliquent par de sombres
conspirations ignorées des historiens, que la véritable histoire est une
affaire ténébreuse. Ce puissant esprit avait ses chimères, et le mé-
lange d'une étonnante sagacité et d'un mysticisme amoureux de ses
illusions donne un charme singulier à certaines de ses œuvres.
La littérature diplomatique, étrangère à tout mysticisme, nous ap-
prend qu'il n'y a pas tant de ténèbres ni de sorcellerie dans ce qui se
passe ici-bas, que dans le gouvernement des sociétés comme dans la
vie il y a beaucoup de hasards, que le grand homme d'état est celui
qui sait le mieux et le plus vite calculer ses chances, que les grandes
combinaisons politiques réussissent par les mêmes procédés qui font
prospérer une boutique, une maison de commerce, une banque, une
entreprise financière quelconque. La seule différence est que, les calculs
de probabilité de l'homme d'état s'appliquant à des objets plus vastes,
plus complexes, il est tenu d'avoir cette ampleur d'esprit qu'on appelle
le génie et dont un petit négociant peut se passer. A la ménagère qui
tient bien ses comptes l'arithmétique suflit; l'astronome recourt au
calcul infinitésimal; ce sont deux choses très différentes, et dans le
fond c'est la même chose. La qualité la plus nécessaire à l'homme
d'état est ce souverain bon sens qui, s'exerçant sur de grands objets,
suppose une connaissance aussi étendue qu'approfondie des situations
et des hommes. Au bon sens il doit ajouter cette vigueur d'âme,
cette puissance de caractère qui rend capable d'agir malgré l'in-
certitude des événemens. Les étourdis entreprennent à la légère et se
perdent; les faibles, les indécis ont peur et ne font rien. L'homme fort
ose et se risque à propos, il sait que la politique est une science con-
jecturale, il a formé ses conjectures, il a fait d'avance son compte, il a
pris ses précautions contre les accidens et la malice de ses ennemis,
et autant qu'il est en lui, il gouverne la fortune : elle a toujours montré
du goût pour l'audace qui sait prévoir. Malheureusement rien n'est moins
ordinaire que de joindre le caractère au bon sens, et les vrais hommes
d'état sont aussi rares que les grands généraux et les grands poètes.
Un gentilhomme saxon, le comte Frédéric Vitzthum d'Eckstaedt, qui,
après avoir été secrétaire de la légation de Saxe à Vienne, fut nommé
ministre plénipotentiaire auprès de la cour de la Grande-Bretagne, n'a
pu résister à la tentation de vider, lui aussi, ses portefeuilles, et aux
198 REVUE DES DEUX MONDES.
trois volumes déjà parus de ses mémoires il vient d'en ajouter un
quatrième, où il raconte la grande crise de 1866, les phases diverses
du contlit austro-prussien et les événemens qui l'ont préparé (1). Les
mémoires du comte Vitzthum ne figureront pas parmi les chefs-d'œuvre
de la littérature diplomati{(ue. 11 a de l'esprit, de la pénétration, et,
quand il s'en donne la peine, il conte avec agrément; mais l'art de
composer lui est inconnu. « Le père Gaillard, écrivait M""^ de Sévigné,
reprit son discours avec tant de prospérité que, mêlant sur la fin Hhi-
lisbourg, Monseigneur, le bonheur du roi et les grâces de Dieu sur sa
personne et sur tous ses desseins, il fit de tout cela une si bonne sauce
que tout le monde pleurait; le roi et la cour l'ont loué et admiré. » Le
comte Vitzthum mêle aussi beaucoup de choses dans son discours,
mais sa sauce n'est pas si bonne que celle du père Gaillard, et nous ne
pouvons lui promettre la même prospérité. 11 n'est pas l'ennemi du
fatras, il n'omet rien, n'abrège rien, ne nous fait grâce ni d'une pièce
de vers trochaïques qu'il composa en 1865, à son retour d'un voyage à
Rome, et que publia le Journal <lc Dresde, ni du toast qu'il aurait porté
à la reine d'Angleterre, le 26 août de la même année, si son souverain
l'avait envoyé à Cobourgpoury assister à l'inauguration du monument
du prince Albert ; par malheur, le roi Jean lui donna l'ordre de n'y pas
aller. 11 dut garder pour lui son toast fort éloquent, mais un peu long,
il nous le sert.
Cela dit, il faut convenir que, dans ce gros volume de 520 pages, il
y en a une centaine au moins d'où l'on peut tirer quelque instruction,
et qui sont des os pleins de moelle. En écrivant les meilleurs chapitres
de son livre, M. Vitzthum se proposait sans doute de prouver, une fois
de plus, qu'en 1866 la victoire est restée à ceux qui étaient prêts, avi-
sés, prévoyans, résolus ; que d'un côté on savait nettement ce qu'on
voulait et qu'on le voulait bien, que de l'autre on n'avait que des vo-
lontés flottantes et qu'on faisait le plus souvent le contraire de ce
qu'on avait décidé. Des dieux bénins avaient donné à M. de Bismarck
des ennemis tels qu'il les pouv-ait souhaiter, c'était à croire qu'il les
avait fait faire sur mesure. A Paris, il avait trouvé un complice invo-
lontaire dans un rêveur inappliqué, auquel il avait tàtè le pouls à Biar-
ritz, et le cabinet devienne lui venait en aide par sa politique ambiguë
et louche, par la confusion et le désordre de ses conseils, par ses hési-
tations, par ses lenteurs et par ces imprudences que commettent les
timides à bout de voie.
En ce qui concerne la politique française en 1866, les mémoires du
comte \ itzthum n'ajoutent rien à ce que nous avait appris le livre si
(i) London, Gastein und Sadoua. 186i-l806. DonkwQrdig-kciten von Karl FViedrich
Graf Vifzthnm von Erk«tîkdt. Stuttpart, 1889; Cotta.
LES MÉMOIRES DU COMTE VITZJHUM. 199
solide et si agréable de M. Rothan, qui a sur le diplomate saxon Tavan
tage d'avoir jugé Napoléon III avec plus d'équité et en véritable histo-
rien. Personne n'a mieux exposé que lui les erreurs de ce souverain,
mais il a tenu à montrer aussi ce qui se mêlait d'illusions humani-
taires à ses ruses et à ses faux calculs. Le comte Vitzthum ne voit
dans l'empereur, selon sa propre expression, « qu'une grande arai-
gnée étendant partout les fils de sa toile, où il a fini par se prendre
lui-même. » 11 ne nous dit pas que cette araignée avait une imagi-
nation généreuse, qu'elle s'était fait un certain idéal de la civilisa-
tion, du droit public au xix" siècle. Napoléon III n'admettait pas qu'on
traitât les peuples comme des troupeaux; il sentait vivement la néces-
sité de les consulter en réglant leur sort ou de leur faire agréer le
régime qu'on leur impose. On peut être certain que, si jamais il avait
conquis les provinces rhénanes, il les eût traitées tout autrement que
l'Allemagne ne traite les malheureuses populations de l'Alsace-Lor-
raine. Il a toujours pensé que, si la force a des droits, elle a aussi des
devoirs à remplir, et qu'elle se déshonore quand elle y manque.
A son machiavélisme, dont il a tiré peu de profit, Napoléon III joi-
gnait une sorte de romantisme politique qui l'a fait tomber dans plus
d^un piège. La politique romantique conduit fatalement aux déceptions.
Elle aime les coups de théâtre et sacrifie souvent la pièce au décor;
tout lui semble ])Ossible, elle prête aux choses une souplesse, une
promptitude d'obéissance qu'elles n'ont que dans les rêves; emportée
par son goût pour les improvisations brillantes et hâtives, elle néglige
de préparer ses entreprises; elle oublie que le monde appartient aux
habiles, et, comme le dit le proverbe italien, aux inquiets, toujours
attentifs, à ceux qui, dormant peu, sont tout entiers à leur affaire : il
mondo è de' solleciti.
H est difficile de dire si l'empereur a été plus desservi par ses qua-
lités ou par ses défauts, s'il s'est nui davantage par d'astucieux projets,
qu'il était incapable d'exécuter, ou par les entraînemens d'une sympa-
thie inconsidérée qui lui a fait sacrifier plus d'une fois ses intérêts à
ceux d'autrui. C'est ainsi qu'au lendemain de Sadowa, après l'amère
déception que lui avait attirée sa politique allemande, il usait de ce qui
lui restait d'iniluence pour protéger la Saxe humiliée et battue contre
les convoitises du vainqueur, sans que la France eût rien à gagner
dans cette affaire. 11 est vrai que M. Vitzhum s'efforce d'atténuer, de
rabaisser, de contester le service rendu par l'empereur au roi Jean,
qui avait sollicité ses bons offices. M. de Beust s'en est expliqué tout
autrement dans ses mémoires : il jugeait que l'intervention française
avait sauvé la Saxe. « Avec quelque chaleur, écrivait-il, que du côté de
l'Autriche on s'entremît en faveur de la monarchie saxonne, celui qui
au jour des négociations de Nikolsbourg a vu comme moi au Ballplatz
200 REVUE DES DEUX MONDES.
les deux nuMiciirs du ministère des affaires étrangères, et qui a connu
le caractère et les dispositions des négociateurs, est en droit de douter
que le cabinet de Vienne eût persisté dans son bon vouloir s'il n'avait
eu la France derrière lui. » 11 paraît qu'il en coûte beaucoup de recon-
naître une dette contractée envers un souverain malheureux, et qu'il
faut être deux fois gentilhomme pour ne pas battre le chien devant le
lion.
Depuis la guerre de (Irimèe, l'hégémonie de l'Europe avait appartenu
dix ans durant à Napoléon 111 ; il en avait dépossédé l'empereur Nico-
las, et le roi Guillaume devait la lui prendre. En 1866, on croyait en-
core à sa puissance: on s'abusait et sur l'état d'une constitution pro-
fondément atteinte, qui avait affaibli ses facultés, et sur la force de
son gouvernement miné par une fièvre lente. La maison commençait à
se crevasser : mais la foule n'apercevait pas les lézardes. Quelques
esprits clairvoyans avaient seuls deviné les misères cachées du second
empire et pressenti la destinée qui l'attendait. Nous trouvons à ce su-
jet d'intéressans et curieux témoignages dans les mémoires du comte
Vitzthum.
Le ministre du roi de Saxe à Londres recevait quelquefois la visite
d'un de ces agenssecretsque les gouvernemens emploient avec défiance,
mais non sans profit, et qui vivent sous terre comme les taupes. Ils
s'exagèrent beaucoup leur importance, mais quand ils ont de l'esprit,
ils fournissent quelquefois aux diplomates d'utiles informations. Sou-
vent les braconniers savent mieux que les garde-chasses ce qui se passe
dans les forêts: ils ne craignent pas de déranger les faisans en péné-
trant dans les fourrés. Cet agent, que M. de Beust appelait l'homme
mystérieux, mangeait à tous les râteliers ; on se gardait bien de croire
tout ce qu'il disait, mais on ne laissait pas de l'écouter. Il rédigeait
des rapports, des mémoires, que lord Palmerston lui payait grassement.
Plus d'un souverain et M. de Bismarck lui-même le recevaient et le
faisaient causer; on l'introduisait par l'escalier dérobé et par la petite
porte. « Comme l'Atta Troll de Heine, nous dit M. Vitzthum, ce n'était
pas un caractère, mais il ne manquait pas de sagacité et de talent. »
Au mois de mars 1866, il disait à l'auteur des mémoires : « Soyez
sûr que pour Napoléon la question du dedans a aujourd'hui beaucoup
plus d'importance que toutes les questions étrangères. Il ne peut se
dissimuler que l'eau lui monte jusqu'au cou. Il ressemble à ces ma-
lades {}ui savent assez de médecine pour compter leurs pulsations. 11
est aussi comme un homme dont la montre retarde, et qui sait
l'heure où elle s'arrêtera ; il cherche vainement la clé pour la 'remon-
ter. Morny est mort, Walewski n'est pas un Morny. L'empereur n'est
pas un homme de guerre, il l'a appris à Solférino. 11 n'a pas de géné-
raux, et ceux qui se donnent pour tels n'ont pas sa confiance. Ses mi-
LES MÉMOIRES DL' COMTE VITZTHL'M. 201
nistres ne peuvent s'entendre, et chacun d'eux se méfie des autres.
C'est le règne de l'anarchie. S'il se résigne à faire des concessions
libérales, pourra-t-il se maintenir quelques années encore? C'est pos-
sible, mais invraisemblable. Il est malade, très malade, et les diplo-
mates accrédités à Paris ne s'en doutent pas. »
Plus significatif encore était le jugement que portait Disraeli sur ce
propriétaire malade, usé, vieilli, qui sentait crouler sa maison. Dés le
mois d'août 1866, il annonçait que Napoléon III était un homme perdu.
Quelques semaines plus tard, pendant un séjour que le comte Vitzthum
faisait au manoir d'Hughenden, l'ingénieux auteur de Tanrrhde, reve-
nant sur ce sujet, prophétisait avec assurance « la lin prochaine de la
tragi-comédie du second empire. » — « La banqueroute morale de
l'empereur, disait-il, est évidente. Il est du nombre de ceux qui, pour
prolonger leur vie, sont condamnés à agir sans cesse. Un homme qui,
comme lui, est forcé de toujours agir, doit se créer artificiellement des
occasions à exploiter. Dans ce jeu continuel, les faux calculs ne peu-
vent manquer. Dans l'action, tous les hommes font des fautes, en ne
différant que du plus ou du moins. Napoléon III, durant de longues
années, a accoutumé les Français à le rendre responsable de tout.
Maintenant l'heure du reflux est venue. Tout s'est passé au Mexique et
en Allemagne autrement qu'il ne l'avait cru et souhaité ; les consé-
quences ne tarderont pas à se produire. Il lui est également impos-
sible d'échapper à la guerre avec la Prusse et d'en sortir avec succès. »
Les gouvernemens vraiment forts ne se croient pas tenus d'agir tou-
jours, de donner sans cesse des preuves de force; mais ils sont capa-
bles de commettre des erreurs et des fautes sans se perdre. L'empe-
reur s'était condamné lui-même à l'infaillibilité perpétuelle. Ce fut en
vain que, par l'organe de M. de La Valette, il essaya de donner le change
à la France en l'assurant que le système des grandes agglomérations
et la disparition des états secondaires n'avaient rien d'inquiétant pour
elle, u qu'il fallait renoncer aux préjugés étroits et mesquins d'un autre
âge, que, grâce à son imposante unité, grâce au rayonnement de son
génie, elle n'était pas moins grande ni moins respectée. » Cette circu-
laire fameuse, que le futur lord Beaconsfield appelait un testimonium
paupertatis, et dont il disait que jamais les mots et les phrases n'ont
pu servir à déguiser la défaite diplomatique d'un souverain qui, après
avoir poussé à la guerre, en revient les mains vides, cette circulaire
par laquelle on déclarait tout à la fois qu'on était content, mais qu'on
n'avait pas assez de soldats pour se mettre en défense, ne fit illusion
à personne.
La France savait qu'un pays diminue quand ses \oisins s'accroissent,
et que l'empereur s'était gravement trompé dans ses calculs. Elle disait
avec le marquis de Gallifet : « Nous avons été battus à Sadowa, et si
202 REVUE DES DEUX MONDES.
nous donnons à M. de Bisnnarck le temps de refaire son armée, qui doit
avoir diablement souffert, nous sommes perdus, et c'est nous qui paye-
rons les pots cassés.» De son côté, notre chargé d'affaires à Londres, le
baron Baude, s'écriait avec un singulier sans-gêne : « Ils sont à Paris
dans une fichue position. » L'empereur ne vivait plus que de prestige,
et ce prestige s'était évanoui dans les fumées d'un champ de bataille où
il ne s'était pas battu. On attribuait au roi de l'russe ce mot aussi carac-
téristique que l'exclamation du baron Baude : « Que ÎSapoléon est de-
venu petit! Personne ne le craint plus, nous surtout. » Cri de soulage-
ment d'un homme qui, après avoir pris un épouvantail au sérieux et
en avoir eu grand'peur, le reconnaît pour ce qu'il est, en constatant
que les maraudeurs ont pu piller le jardin sous ses yeux sans qu'il
bougeât.
Une femme d'esprit avait dit à M. Vitzthum « que quand la vertueuse
Autriche se résolut enfin à accorder ses faveurs à Napoléon III, elle eut
affaire à un Abélard... après l'opération. » Il est permis de douter que
ce lut par un scrupule de conscience que la vertueuse Autriche eût re-
fusé si longtemps ses faveurs au neveu du grand Napoléon. Il en est
des gouvernemens comme des particuliers, ceux qui manquent d'in-
dustrie se font une vertu de leur maladresse, mais le monde ne s'y
trompe pas. 11 faut avouer pourtant que la politique embarrassée de
l'Autriche trouvait son excuse dans les embarras d'une situation diffi-
cile et compliquée; Depuis la malheureuse guerre de 1859, cette vaste
monarchie, composée d'éiémens hétérogènes, ne pouvait plus subsister
telle qu'elle était; il fallait tout changer, et on ne savait comment s'y
prendre.
On était résolu à se rattacher les provinces non allemandes, mais
elles étaient fort exigeantes. Les Hongrois surtout se montraient intrai-
tables; ils demandaient de grandes concessions et refusaient d'en faire.
Dès le commencement de 1866, l'empereur Fran(;ois- Joseph était dé-
terminé à se faire couronner comme roi de Hongrie. On inclinait déjà
vers le système dualiste qui fut adopté depuis; restait à découvrir le
mode d'exécution. On se pliait aux circonstances, on renoni^ait à ses
vieilles prétentions et à ses habitudes séculaires, mais on entendait
que l'armée et les affaires extérieures demeurassent sous la dépen-
dance du gouvernement central. Les faiseurs de projets, les donneurs
d'avis abondaient; auquel fallait-il entendre? On désirait le maintien
eu statu ([uo en Allemagne jusqu'à ce que les difficultés intérieures fus-
sent réglées; n'avait-on pas besoin de la paix pour arranger son mé-
nage? Tout serait devenu plus facile si on a\ait trouvé dans le roi de
Prusse un allié suret fidèle; mais cet allié était le plus dangereux, le
plus perfide des ennemis. Il se souvenait d'Olmiitz et méditait sa
revanche.
LES MÉMOIRES OU CoMTE VITZTHUM. 203
Aux ennemis du dedans et du dehors s'ajoutaient les faux amis, qai
de Paris ou de Londres conseillaient de jeter du lest pour alléger le
navire. L'Autriche avait perdu à Solférino ses plus riches provinces
italiennes; ses faux amis l'engageaient à renoncer aux autres, ils lui
représentaient qu'elle s'affranchirait ainsi de grands ennuis. M. de
Beust a raconté qu'en 1878, au dîner du lord-maire, lord Beaconsfield,
revenu de Berlin, prononça un brillant discours pour glorifier l'œuvre
du congrès; il déclara qu'on avait fortifié la Turquie en la débarrassant
du soin de faire la police en Bulgarie et en Bosnie. Après le banquet,
M. de Beust lui dit : « La pensée que vous venez d'exprimer avec tant
d'éloquence est géniale, mais pas neuve. Jadis, on nous a dit la même
chose à nous autres Autrichiens après nous avoir débarrassés de nos
soucis italiens, et pour faire mieux encore, on nous a débarrassés en-
suite de nos soucis allemands, de telle sorte que nous voilà tout à fait
délivrés. » A toutes les propositions captieuses qu'on lui faisait, le ca-
binet de Vienne répondait qu'il y a pour un grand pays des questions
d'honneur sur lesquelles il ne transige pas, qu'il ne peut céder une
portion de son territoire, sans se manquer à lui-même, que par né-
cessité, après une guerre malheureuse, ou volontairement, après une
guerre très heureuse, qui lui permet de se procurer ailleurs des com-
pensations et des indemnités à sa bienséance.
Dans les situations difficiles, la conduite la plus correcte est
presque toujours la plus sûre ou la moins dangereuse. Un gouverne-
ment qui passe pour avoir des principes et se fait une réputation
d'exacte probité inspire la confiance, et la confiance est une force mo-
rale dont on peut tirer de grands secours. Tout le monde se défiait de
l'Autriche, de sa politique hésitante ou équivoque. Après avoir tra-
vaillé au démembrement du Danemark, il eût été de son intérêt de
s'assurer l'appui de l'Allemagne, qui considérait le prince Frédéric
d'Augustenbourg comme le propriétaire légitime des provinces déta-
chées de la monarchie danoise. Si au lendemain de la paix de Vienne,
l'Autriche, comme ses vrais amis le lui conseillaient, avait adopté le
prince pour son candidat et pesé sur lui pour qu'il déférât aux désirs
de la Prusse en lui cédant le port de Kiel et en se liant avec elle par
une convention militaire, les plans du grand conspirateur de Berlin
eussent été, sinon déjoués, du moins fort dérangés.
M. de Beust se rendit à Vienne tout exprès pour présenter un mé-
moire à ce sujet, et M. Vitzthum a été bien aise de nous faire savoir
que c'était lui qui l'avait composé et rédigé, à la demande de son chef.
Le mémoire fut lu, approuvé, jeté au panier, et quelques jours après,
on ordonnait au comte Blome de signer avec M. de Bismarck, la funeste
convention de Gastein, en vertu de laquelle, au grand scandale de tous
les patriotes allemands, on se partageait avec la Prusse l'administra-
20ll BEVUE DES DEUX MONDES.
lion des deux provinces de l'Elbe et on se rendait complice d'un acte
de spoliation, dont tous les bénéfices étaient pour le cabinet de Berlin.
L'encre n'était pas encore sèche que M. de Bismarck disait au comte
Blome avec sa cynique franchise : « En vérité, je n'aurais jamais cru
trouver un diplomate autrichien qui consentît à me signer ce papier. »
L'Autriche s'avisa bientôt qu'elle avait été dupe, et se retournant vers
rAllemagne, elle lui dit: «Nous sommes avec vous. » 11 était trop tard.
On jouait le rôle d'un voleur qui se trouve fraudé dans le partage du bu-
tin et qui invoque la saintejustice. 11 n'est pas dans ce monde de plus
piteux personnage que celui d'un trompeur trompé, d'un renard qui a
laissé sa queue dans quelque trôbuchet où il flairait une bonne au-
baine.
Il y avait à Vienne des hommes d'état qui désiraient sincèrement la
paix et pensaient que le seul moyen d'éviter la guerre était l'entente
intime avec la diète de Francfort. D'autres se disaient, au contraire,
que si jamais il fallait en découdre, ce ne serait pas un grand mal-
heur, qu'après des avantages balancés cette guerre indécise se termi-
nerait par un accord, par un partage, qu'on donnerait aux Prussiens
tout le nord de l'Allemagne et qu'on prendrait le sud. Les royaumes
secondaires et les petits états avaient eu vent de ces projets; faut-il
s'étonner que leur zèle en fût refroidi ? Au jour du danger, ils n'ont
prêté à l'Autriclie, à l'exception de la Saxe, qu'une tiède et molle assis-
tance; n'avait-on pas tout fait pour les inquiéter? La Bavière avait i)ro-
mis 100,000 hommes: ce fut à grand'peine qu'elle en mit /tO,000 sur
pied, et les affûts manquaient aux canons, les chevaux à la cavalerie.
M. de Beust a toujours pensé que. si elle avait été prête et résolue, si
elle avait envoyé 30,000 soldats en Bohême, le général Benedek aurait
gagné la bataille de Kœnigsgraetz, qu'il perdit |)ar la faiblesse de son
aile gauche. Mais si la Bavière haïssait la Prusse, elle se défiait de
lAutriche. Elle ne prit que des demi-mesures, et les demi-mesures
sont de la graine de malheurs. â
Comment, dans ces années critiques, la politique autrichienne n'eût-
elle pas été indécise et changeante, équivoque et louche? Si à Paris la
politique officielle, que représentaient les ministres, était sans cesse
contrariée, traversée par la politique personnelle et secrète du souve-
rain, il y avait à Vienne deux ministres des affaires étrangères, celui
qu'on voyait et qui était responsable, celui qu'on ne voyait pas et qui
ne répondait de rien, et c'était celui qu'on ne voyait pas qui décidait
de tout. Quelques années après la catastro|)he de Sadowa, le comte
Mensdorff disait à M. Vitzthum : « Que voulez-vous? J'étais général de
cavalerie, l'empereur m'avait appelé aux affaires étrangères, j'acceptai
à contre-cœur, et on mit à mes côtés un diplomate qui avait de l'école,
.-^ans avoir le courage d'assumer les responsabilités. »
LES MÉMOIRES DU COMTE VITZ,THUM. 205
Il se trouva que ce général de cavalerie, qui avait représenté respec-
tueusement à son souverain qu'il n'était qu'un soldat, sans vocation
pour la diplomatie, sans aucune des qualités de l'emploi qu'on lui
imposait, avait beaucoup de bon sens, de jugement; il ne tarda pas
à se débrouiller : tout aurait mieux marché si on l'avait laissé à ses
propres inspirations. Il estimait que l'Autriche n'était pas prête,
qu'elle avait besoin de la paix ou tout au moins de gagner du temps,
et il s'était prononcé contre la convention de Gastein, dont il avait
prévu les fatales conséquences. Malheureusement, il était atteint d'une
incurable défiance de lui-même, et il se soumettait aux décisions qu'il
condamnait. Plus d'une fois il fut tenté de donner sa démission, mais
il aurait craint de manquer à son devoir, et à ceux qui lui disaient :
« Allez-vous-en ! » il répondait : « On voit bien que vous n'êtes pas
soldat. »
Le second ((u'on lui avait adjoint pour le réconcilier avec ses fonc-
tions et lui alléger son fardeau était le comte Esterhazy, le mystérieux
Moritz, qui passait pour avoir pris des leçons du prince de Metternich.
11 se flattait d'avoir le génie de la politique, se faisait la plus haute
idée de sa perspicacité et de ses talens. M. de Beust raconte dans ses
mémoires qu'un jour qu'il conférait avec le comte Mensdorff, la porte
s'ouvrit et qu'à son grand étonnement, un petit homme entra, avança
une chaise et vint s'asseoir à côté du ministre, « comme un professeur
de musique s'assied au piano à côté de son élève. »
Ce professeur de musique était fort inférieur en jugement à son dis-
ciple. L'un démêlait sans peine le nœud des questions et voyait tout
de suite ce qu'il y avait à faire. L'autre était tout négatif, abondait en
objections, en difficultés, grossissait comme à plaisir les plus petits in-
convéniens, dont il se faisait des monstres. Un Ragusain, attaché à la
légation d'Autriche à Dresde, prétendait « que le comte Esterhazy
passait sa vie à examiner au microscope une goutte d'eau, pour y dé-
couvrir toute sorte de vermine que le créateur a voulu dérober à ja-
mais à nos yeux. « Après avoir rejeté ce qu'on lui proposait, il recom-
mandait les expédiens les plus dangereux, les plus propres à gâter les
affaires. Ce fut lui qui par ses fausses mesures rendit inévitable la
convention de Gastein, ce fut lui qui plus tard empêcha le comte Mens-
dorff d'accepter la conférence, qui eût procuré trois semaines de répit
à l'Autriche pour compléter ses armemens. 11 avait l'influence, le cré-
dit, l'oreille de l'empereur. 11 ne montrait à son souverain que les pa-
piers qui lui plaisaient, il escamotait les autres, et le très sensé géné-
ral de cavalerie en était réduit à signer, en les désapprouvant, les
dépêches les plus néfastes, qui étaient de nature à aggraver la situa-
tion ou à précipiter les événemens qu'il redoutait. Si on avait réussi à
lui donner un peu plus d'assurance, de hardiesse et d'estime de lui-
506 REVUE DES DEUX MOiVBES.
même ou à désiiifatuer le comte Esterhaz), TAuiriche aurait eu sans
doute de meilleures destinées.
Quel contraste entre la façon doTit les affaires étaient conduites à
Vienne et ce qui se passait à Berlin ! Là un homme prodigieusement
avisé et prévoyant, homme de conseil et de main, dirigeait tout, répon-
dait de tout. Que lui importait d'avoir contre lui le prince impérial, le
landtag prussien, la landweln- prussienne, l'Allemagne et les puis-
sances neutres de l'Europe ? Son unique souci était de persuader son
roi, dont il avait peine, disaient les naïfs, à endormir la conscience.
Le prince Gortchakof s'était promis, paraît-il, que si la conférence avait
lieu, le jour même où M. de Bismarck partirait pour Paris, un aide-de-
camp du tsar apporterait à Berlin une lettre d'Alexandre II suppliant
son oncle de profiter de Tabsence du grand boute-feu pour se débar-
rasser à jamais de son mauvais génie.
On s'abusait étrangement. Le grand boute-feu, qui était un très grand
magicien, avait jeté un charme sur son maître en déroulant devant
ses yeux des perspectives de gloire, d'agrandissemens et de conquêtes
qui lui faisaient battre le cœur. Lord John Russell rapporta un jour à
M. Vitzthum que la reine Victoria ayant écrit au roi Guillaume pour lui
prêcher une politique de paix, il avait répondu qu'il voulait et devait
avoir les provinces de l'Elbe, que c'était le désir de son peuple et que
son devoir était de faire ce que son peuphî désirait, que ses sujets lui
reprochaient avec raison d'avoir dépensé trop de sang et d'argent pour
la délivrance des duchés sans que la Prusse en retirât le moindre avan-
tage : «Je n'ai jamais vu une lettre pareille, disait lord Russell, elle ne
contient pas un grain de vérité.» M. Vitzthum se plaît à croire qu'en
l'écrivant le roi Guillaume était sincère. Longtemps le monde s'est laissé
séduire par sa fausse bonhomie. Non, .e n'étaient pas ses scrupules
que M. de Bismarck eut tant de peine à combattre, c'étaient ses craintes.
11 ne se faisait aucune conscience de troubler la paix de l'Europe, mais
il n'osait pas, et sans son ministre, il n'eût jamais osé : « Que de mal
ne me suis-je pas donné, disait M. de Bismarck, pour lui faire sauter
le fossé 1 » Quelques mois plus tard, au lendemain de la victoire, il ne
comprenait pas qu'on l'empêchât de démembrer l'Autriche, qu'on l'en-
gageât à se contenter du beau butin qu'il avait gagné dans cette affaire;
il en pleurait. Ce remarquable souverain, qui a joué avec tant d'art et
de naturel le rôle du conquérant malgré lui, dissimulait plus facile-
ment son désir de prendre que son chagrin de ne pas prendre assez.
Le comte Vitzthum se trouvait à Vienne dans la nuit du h juil-
let 1866, et ce fut de Tempereur Franrois-Joseph lui-même qu'il apprit
le désastre de Sadowa. 11 eut en même temps la douleur de voir arri-
ver à la gare son souverain, le roi de Saxe, qui, ignorant encore la fou-
droyante nouvelle, avait le sourire aux èvres. Pendant quelques mois,
LES MÉMOIRES DU COMTE MTZTHCM. 207
le diplomate saxon considéra M. de Bismarck comme un fléau, et il le
ménageait peu dans ses entretiens. Aujourd'hui, il est absolument con-
solé : « Tout patriote allemand, nous dit-il dans sa préface, ne peut
que se réjouir du fond de l'àme de ce qu'on est parvenu à rétablir
Funité de l'Allemagne, sa puissance et sa grandeur sur de solides fon-
demens. Allemands et Autrichiens sont tenus de rendre les plus sin-
cères actions de grâces à l'homme de génie qui dirige depuis vingt-cinq
ans les destinées de notre patrie. Le prince de Bismarck a fait de l'Al-
lemagne le bouclier de la paix de TEurope, et il a couronné sa création
par l'alliance qui unit l'Allemagne à l'Autriche et qui est l'honneur et
le salut des deux empires. » Peu s'en faut qu'il n'accuse cet homme de
génie d'avoir usé trop modérément de sa victoire, trop ménagé les con-
fédérés de la Prusse, leurs droits de souveraineté et ce qui peut leur
rester de prestige. Il lui reproche de n'avoir pas créé une chambre
haute, composée de rois et de grands-ducs siégeant en personne ou
votant par procuration. Le chancelier de l'empire a plus de respect et
d'égards pour les petites couronnes que l'ancien envoyé du roi Jean. II
a déclaré un jour qu'il considérait trop un roi de Saxe pour vouloir le
réduire à la condition de simple pair.
On ne peut passer condamnation de meilleure grâce, et jamais
homme ne fut plus heureux que M. Vitzthum d'avoir été battu. On au-
rait tort de dire un mot qui pût troubler son bonheur. Mais pourquoi,
en 1866, l'empereur Napoléon III a-t-il voulu empêcher la Prusse de
s'annexer la Saxe ou de lui imposer des conditions trop dures? De l'aveu
même de M. de Bismarck, il s'est attiré par sa chevaleresque interces-
sion l'âpre malveillance et les rancunes du vainqueur. M. Robert se
trouva mal d'avoir pensé qu'il n'y a que les coquins qui battent leur
femme et de s'être mis en tête de protéger Martine contre Sganarelle
et son bâton, u De quoi vous mêlez-vous ? lui dit-elle. Est-ce là votre
affaire ? Qu'avez-vous à voir là dedans ? Voyez un peu cet impertinent
qui veut empêcher les maris de battre leurs femmes ! Et si je veux,
moi, qu'il me batte ! Et s'il me plaît d'être battue ! » La politique de
M. Robert est précisément cette politique romanesque qui nous a été
si pernicieuse. La France a cru plus d'une fois qu'il était de son devoir
d'empêcher les maris de battre leur femme. Que lui en est-il revenu ?
Des déconvenues, des mécomptes, des inquiétudes, des chagrins. Un
Fran(^ais assez aveugle pour n'être pas dégoûté à jamais du roman-
tisme mérite qu'on le condamne à lire d'un bout à l'autre, sans sauter
une ligne, les instructifs, mais prolixes mémoires du comte Vitzthum.
G. Valbert.
REVUE LITTÉRAIRE
Voltaire, Bibliographie de ses œuvres, par M. George Bengesco. Paris. 188"2-I889:
Rouve\re et Perrin.
Parmi nos grands écrivains, s'il en est un dont la Bibliographie soit
indispensable à l'intelligence entière de ses œuvres, c'est assurément
Voltaire, — et on en voit aisément les raisons. 11 a d'abord , lui tout
seul, autant ou plus écrit que Montesquieu, Rousseau, et Diderot en-
semble. En second lieu , s'il a comme eux écrit quelquefois sous son
nom, il a peut-être écrit encore davantage sous des noms supposés ;
— et Quérard, qui jadis, dans sa Bibliographie voUairienne, ne rele-
vait pas moins de cent trente-sept pseudonymes du grand homme, en
a certainement oublié quelques-uns. Enfin, son œuvre est plus ou moins
qu'une œuvre, c'est une action, et tout le monde sait que la littérature,
pendant plus de soixante ans, n'a pas été pour l'auteur de VEssai sur
les mœurs et du Dictionnaire philosophique un art, mais proprement une
arme. 11 en résulte que, s'il \ a des écrits qu'on ne puisse pas détacher
de leur cause ou de leur occasion, dont le sens et la portée ne dépen-
dent pas moins de la date et des circonstances de leur publication, en
dépendent même davantage, que de l'effet qu'ils peuvent produire en-
core aujourd'hui sur nous, ce sont les siens. Un seul exemple le fera
bien voir. En quelle année les grands comédiens, ceux de l'Hôtel de
Bourgogne, ont-ils joué le Polyeuclc de Corneillc?en 16/|0 ou en lf)i!j3?La
question est intéressante, sans doute, et, à la réponse qu'on en donne,
plusieurs autres questions sont liées; elle n'est pas importante, je
veux dire qu'elle ne fait rien, ou peu de chose, à l'histoire du théâtre
français et à la connaissance du génie de Corneille. Mais, en quelle
année précise, ou plutôt en quel mois de l'année 1762 a paru le
Sermon des cinquante? avant ou après la Profession de foi du Vicaire
Savoya)dy La (luestion n'est pas intéressante seulement, elle est
REVUE LITTÉRAIRE. ^O 9
presque capitale pour l'histoire des idées de Rousseau, pour la con-
naissance du caractère ou de la politique de Voltaire, et pour l'his-
toire même du mouvement philosophique au xviii'' siècle, si, comme
Condorcet l'assure, « le Sermon des cinquante est le premier ouvrage
où M. de Voltaire, qui n'avait jusqu'alors porté à la religion chrétienne
que des attaques indirectes, ait osé l'attaquer de front. » Et, en réa-
lité, sur ce point particulier, je crois que Condorcet se trompe: mais
s'il se trompe, c'est faute justement de connaître assez bien la Biblio-
graphie des œuvres de son maître; et nous, si nous sommes en mesure
de rectifier son erreur, c'est qu'après cent ans écoulés, nous commen-
çons à la connaître mieux.
Nous ne saurions donc trop remercier M. Georges Bengesco du ser-
vice qu'il vient de rendre à l'histoire de la littérature française en com-
posant une Bibliographie des œuvres de Voltaire, dont l'intérêt, pour être
autre et moins piquant au premier abord, n'est pas moindre que celui
des Éludes sur Voltaire, de M. Gustave Desnoiresterres, ou des précieux
commentaires de Beuchot dans sa monumentale édition des Œuvres.
Ce que d'ailleurs les bibliographes de profession pourront penser des
trois volumes présentement parus de l'ouvrage de M. Bengesco, ce
qu'ils y trouveront à reprendre ou à critiquer, je l'ignore; et même je
ne veux pas le savoir. Mais ce que je puis dire, comme sachant un peu
les difficultés et surtout l'étendue de la tâche, c'est que, pour aucun de
nos grands écrivains, nous n'avons àe Bibliographie comparable à celle
de M. Bengesco. Le savant et laborieux auteur lui-même de la Biblio-
graphie cornélienne, M. Emile Picot, ne m'en démentirait pas au besoin.
Heureux en éditeurs, et heureux en biographes, car depuis Condorcet
jus ju'à M. Desnoiresterres presque toutes les biographies de Voltaire
participent de l'intérêt de sa vie, - ce qu'on ne pourrait pas dire des
biographies de Rousseau, — Voltaire ne l'aura pas été moins en fait
de bibliographe.
On peut diviser l'œuvre entière de Voltaire en trois parts d'inégal
volume, d'inégale importance, et d'inégal intérêt. La première, et à
tous égards la moins considérable, s'enfonce tous les jours plus pro-
fondément dans l'oubli : on peut prévoir avec assurance que de son
Théâtre entier, — qui ne fait pas moins d'une cinquantaine de tragé-
dies, de comédies, d'opéras, — et de ses Poésies, il ne surnagera plus
dansquelques années, que Zrti/r, une douzaine d'épigrammes, autant de
madrigaux, et quelques vers passés en proverbes. La troisième, — c'est
la Correspondance, — est aujourd'hui la seule, ou à peu près, que Ton
lise ; et, au fait, quand on la lit bien, quand on sait la lire, car il y faut
tout un apprentissage, on y retrouve tout Voltaire, et les plus fameux
de ses contemporains avec lui. Mais la seconde, — les Histoires et les
Contes, le Dictionnaire philosophique et les Mélanges, les Mélanges sur-
TOME xcvi. — 1889. 14
210 REVUE DES DEUX MONDES.
tout, — voilà de beaucoup la plus volumineuse, comme aussi la plus
importante, celle qu'il faut ne pas se lasser de lire et de relire, si l'on
veut savoir et mesurer la nature, la grandeur, et la direction de l'ac-
lion que Voltaire a exercée sur son siècle. La tâche en est au surplus
beaucoup moins fatigante, et plus profitable aussi qu'on ne le croit- Si
Voltaire est en effet souvent superficiel, il ne l'est pas au moins faute
devoir ou de comprendre ; et, sans jamais l'affecter, il a souvent atteint,
par la seule et merveilleuse agilité de sa compréhension, la véritable
profondeur. En proposant, d'ailleurs, pour les problèmes que nous agi-
tons encore entre nous, des solutions trop simples, et par cela même,
si l'on peut ainsi dire, éminemment contestables, il n'en a pas moins
fait le tour des idées. Et puis, et enfin, Voltairiens que nous sommes
sans le savoir ou même en voulant ne pas l'être, c'est là que nous
avons nos origines; et l'on est étonné, pour peu qu'on les lise avec
quelque attention, de tout ce qu'il y a dans le Dictionnaire philosophique,
par exemple, — moins encore que cela, dans une simple facétie, comme
la Conversation d'un Intendant des Menns avec l'abbè Grizd, ou comme
VHistoire d'un bon Bramin, — de choses que nous croyons avoir inven-
tées ou trouvées depuis hier.
Conformément à cette division, M. George Bengesco qous a donc
donné, dans son premier volume, la Bibliographie des œuvres drama-
tiques, poétiques, et historiques de Voltaire. 11 a consacré le second
aux Mélanges. Enfin , dans le troisième, qui vient de paraître, il s'oc-
cupe uniquement de la Correspondance. Le quatrième et dernier con-
tiendra la description des collections d^Œuvres complètes, et l'examen
des nombreux écrits plus ou moins faussement attribués à Voltaire.
Mais nous nous reprocherions d'attendre pour parler de l'ouvrage qu'il soit
entièrement terminé, puisque aussi bien nous n'avons pas attendu
jusque-là pour nous en servir; et, parmi les questions qu'il décide,
nous avons choisi deux où l'on verra clairement, je crois, le genre d'in-
térêt qu'il y avait à l'écrire.
La première est relative à l'influence que plus de trois années
de séjour en Angleterre auraient exercée sur la formation ou le
développement des idées de Voltaire. Si l'on en croyait effective-
ment la plupart des biographes, les Allemands, les Anglais surtout,
M. John Churton CoUins, par exemple, dans son VoUaire en Angle-
terre (188G), ou M. Edouard llerz dans son Voltaire et la procédure cri-
minelle au xvui'' siècle (1887), — pour ne parler que des plui> récens, —
— c'est à Bacon et à Locke, c'est à Newton et à Clarke, c'est à GoUins,
à Toland, àWoolston que Voltaire devrait les principes au moins de sa
philosophie, de sa science, de sa théologie surtout; et son œuvre polé-
mique, sous nne forme assurément fran(;aise, — aussi française qu'il y
en ait au monde, — on veut bien l'accorder, serait cependant, dans son
fond, tout anglaise. Aux environs de 1726, nous aurions donc député
REVUl' LITTERAIRE. 211
dans la patrie de la tolérance, du déisme, et de la libre pensée, un
poète, une façon de gentilhomme, un bel esprit de salon et de cour,
l'auteur d'Œdipe, de Mariamne, de la Ilenrlade; et l'Aagleterre, trois
ans plus tard, nous aurait rendu un philosophe, un sage, l'homme qui
devait un jour au nom de la libre pensée, du déisme, et de la tolérance»
porter à l'ancien édifice religieux -les coups les plus sensibles et les plus
retentissans qui l'eussent ébranlé depuis le temps de Calvin et celui
de Luther. J'aimerais autant que l'on dît que c'est l'Angleterre qui a
fait la Révolution française ; et que ce qu'il y a de louable et de bon
dans le long effort de l'homme qui n'en fut pas le moindre ouvrier,
c'est ce qu'il doit à ses maîtres anglais, mais que ce qu'il y a de moins
bon, et même de condamnable, c'est ce qu'il y a mis de lui-même et
du génie de sa race. Sans aller jusque-là, les biographes français de
Voltaire, avec cette étrange manie que nous avons d'en croire les étran-
gers sur eux-mêmes et sur nous, me paraissent pourtant avoir beaucoup
exagéré la dette de Voltaire envers les philosophes et les libres-pen-
seurs anglais du commencement du xvni'' siècle. 11 était homme à se
passer d'eux; et s'il lui fallait absolument des maîtres, il en avait eu
de français qui valaient bien Woolston, Toland, Collins et Bolingbroke
à la fois.
Rappelons-nous en effet l'état des esprits, même au xvii® siècle : «Dans
Paris seulement, écrivait le père Mersenne en 1623, dans ses Questions
sur la Genèse, je ne compte pas moins de 50,000 athées, et l'on peut dire
en vérité que cette superbe ville n'est pas plus infectée de l'odeur de ses
boues que de celle de son athéisme; Si lulo plurimum, muUo magis
alheismo fœtet. » On connaît également la phrase de Nicole, quelques
années plus tard : « Il faut donc que vous sachiez que la grande héré-
sie du monde n'est pas le calvinisme ou le luthéranisme , que c'est
l'athéisme, et qu'il y a toute sorte d'athées, de bonne foi, de mauva-ise
foi, de déterminés, de vacillans et de tentés. » Et Leibniz s'écriait à son
tour, en 10% : « Plût à Dieu que tout le monde fût au moins déiste,
c'est-à-dire bien persuadé que tout est gouverné par une souveraine
sagesse. » Mais déjà Bossuet avait mis le doigt sur l'origine du mal,
sur sa cause toujours subsistante, et sur celle de ses progrès futurs
quand il disait : « Je vois un grand combat se préparer contre l'église
sous le nom de la philosophie cartésienne. » Sainte-Beuve a raison de
faire observer à ce propos que le nsif siècle, considéré selon une cer-
taine perspective, laisse voir l'incrédulité dans une tradition directe et
ininterrompue. Les Libres penseurs français ont précédé dans l'histoire
de la pensée moderne les F ree-lhinhcrs anglais, si même on ne doit
dire qu'ils les ont inspirés, et, dans Bolingbroke ou dans Shaftesbury,
mais surtout dans Toland et dans Collins, qui me paraissent tous deux
absolument médiocres, je doute que l'on trouvât rien que quelqu'un
des nôtres n'eût dit avant eux.
^12 REVUE DES DEUX MONDES.
Il est surtout un livre et un homme dont on a méconnu dans cette
question riinporlance vraiment européenne, et qui nous appartiennent
tous les deux tout entiers: l'homme, c'est lierre Bayle, et le livre, c'est
son Dictionnaire, trois ou quatre énormes in-folio dont il ne s'est pas
succédé, — si je l'ai dit, il faut le redire, — de 169G à ilkO, en moins
de cinquante ans, moins de douze éditions, y compris deux adaptations
ou traductions anglaises. Entre Spinosa, que le wu" siècle a d'ailleurs
peu connu, et \oltaire, dont nous parlons, Bayle a été non-seulement
en France, mais en Europe, Tapôtre de la tolérance; ei son Dictionnaire,
entre le Trailr ihèologico-fiolilique et le Dictionnaire plnlosophique, a été
le bréviaire de la libre pensée. Toutes les thèses que la philosophie du
xviii'' siècle a développées, ou presque toutes, — car il en faut excepter
celle de la bonté originelle de l'homme, — c'est Bayle qui les a pro-
posées, définies, et enseignées le premier. Avant que Locke eût écrit
son Essai sur la tolcrance, Bayle avait publié sa France toute calho-
lique sous le rbjne de Louis le Grand, et son Commentaire philosophique
sur le Compelle Intrarc, dont le titre même ressemble à celui d'un pam-
phlet de Voltaire. Avant que Collins eût composé ses Discours sur l'usage
de la raison et sur la Liberté de penser, Bayle avait donné ses Pensées sur
la comète; et, dans son Dictionnaire, il avait épuisé tout ce qu'on a ja-
mais produit d'argumens sur l'incompatibilité de la raison et de la foi.
Avant que Toland eût écrit son Pantheisticon, qui est le compendium de
l'athéisme anglais de ce temps, Bayle enfin avait osé dire « que la reli-
gion chasse tellement les idées naturelles de l'équité qu'on devient
incapable de discerner les bonnes actions d'avec les mauvaises » et, en
conséquence, que, catholique ou protestante, musulmane ou païenne,
elle ne sert « qu'à ruiner le peu de bon sens que nous avions rec;u de
la nature. » Il exprime ailleurs la même idée d'une façon presque plus
énergique, dont aucun des « philosophes » du xvni*' siècle, anglais ou
français, n'a dépassé la singulière et tranquille audace : « Les senti-
mens d'honnêteté qu'il y a parmi les chrétiens, dit-il, ne leur vien-
nent pas de la religion qu'ils professent, et la nature les donnerait à
une société d'athées, si l'Évanqilc ne la contrecarrait pas. »
Mais peut-être que ces idées n'étaient pas sorties du cabinet des
érudits ou des philosophes, et qu'en les reprenant à Bayle ou en les
exprimant après lui, ce sont les libres penseurs anglais qui les auraient
répandues et popularisées en France. Tout au contraire ; et quand les
Œuvres, quand le Dictionnaire de Bayle n'auraient pas été pour Voltaire
ce que nous savons qu'ils étaient alors pour une jeunesse avide de
nouveautés, des livres où l'on apprenait pour ainsi dire à lire, et l'arse-
nal dialectique où lui-même devait toujours puiser plus tard de pré-
férence aux livres anglais, il en eût encore retrouvé l'esprit tout entier
dans la conversation des sociétés qu'il fréquentait. On oublie trop, en effet ,
que, lorsque Voltaire débarqua pour la première fois en Angleterre, au
REVUE LITTÉRAIRE. 213
mois de mai 1726, il avait passé la trentaine, et que depuis déjà plus
de vingt ans, alors, il n'était guère de monde où son extraordinaire pré-
cocité ne l'eût familièrement mêlé. Chez la vieille Ninon deLenclos, où
son parrain, l'abbé de Châteauneuf, le menait aux jours de congé ; au
Temple, chez les Vendôme, où l'on tenait, après boire, académie de
libertinage; ailleurs encore, chez les Maisons, où Dumarsais faisait
le philosophe; au café Gradot, au café Procope, où Boindin donnait
des leçons d'athéisme; à la cour du Régent ou chez M""'" de Prie, tous
ces audacieux paradoxes, toutes ces idées que Bayle avait insinuées
sous le couvert de son érudition, Voltaire les avait entendu soutenir
et discuter, il les avait discutées lui même, il les avait mises en vers
faute d'oser encore les mettre en prose. Ou si peut-être enfin on aimait
mieux cette autre manière de dire la même chose : avant qu'il fût Vol-
taire, il avait déjà trouvé, dans la France du temps de la Régence
et de M. le Duc, une traditionde voltairianisme établie; — bien loin
d'avoir aucun besoin de passer le détruit pour la rapporter d'Angle-
terre.
C'est ici qu'intervient le renseignement bibliographique pour complé-
ter et achever la preuve. On peut lire, en effet, dans les Poésies de Vol-
taire, une pièce intitulée, selon les éditions, ÉpUre à Uvanie ou le Pour
et le Contre, qu'il faut prendre d'abord grand soin de ne pas confondre
avec deux autres pièces qui portent bien aussi le titre d'ÉpUre à Uranie,
mais qui sont adressées à M"'' du Châtelet, et dont la date est d'ail-
leurs certaine. Celle dont nous parlons commence par ces vers :
Tu veux donc, charmante Uranie,
Qu'érigé par ton ordre en Lucrèce nouveau,
Devant toi d'une main hardie
Aux superstitions j'arrache le bandeau...
La suite ré|:ond au début :
Entends, Dieu que j'implore, entends du haut des cieux
Une voix plaintive et sincère,
Mon incrédulité ne doit pas te déplaire,
Je ne suis pas chrétien, mais c'est pour t'aimer mieux.
Et l'épître finit sur ces mots, dont le sens est sans doute assez clair :
Un Dieu n'a pas besoin de nos soins assidus.
Si l'on peut l'otlcnser. c'est par des injustices,
Il nous juge sur nos vertus
Et non pas sur nos sacrifices.
Les éditeurs de Kehl ne s'y sont pas trompés. Ils ont très bien vu que
le déisme voltairien était déjà tout entier dans cette courte pièce, et ils
21A REVUE DES DEUX MONDES.
Tont rapprochée de ïdi Profession de foi dv vicaire sacoyard. « Cet ou-
vrage, dit Condorcet, a le mérite singulier de renfermer en quelques
pages et en très beaux vers les objections les plus fortes contre la reli-
gion chrétienne. » Mais quelle en est la date? C'est ce qu'il a négligé
de rechercher, et c'est ce qui importe.
La plus ancienne édition qu'on en connaisse est de 1738, mais on
croit communément qu'elle dut paraître en 1734, ou en 1733 : Beuchot
disait en 1732, et il est certain qu'elle courait manuscrite en 1731. Il y
avait alors deux ans que Voltaire était revenu d'Angleterre. Mais,
d'autre part, on lit, dans un factura de Jean-Baptiste Rousseau : Au sujet
des calomnies répandues contre lui par le sieur Aroact de Voltaire, et daté
de 1736 : « Tout allait bien entre nous, lorsqu'un jour, m'a^ant invité
à une promenade hors de la ville, il s'avisa de me réciter une pièce de
vers de sa faron, portant le titre d''Éprtre à Julie, si remplie d'horreurs
contre ce que nous avons de plus saint dans la religion, et contre la
personne môme de Jésus-Christ; enfin si marquée au coin de l'impiété
la plus noire... que je l'interrompis, en prenant tout à coup mon
sérieux. » Quelle est cette Èpître à Julie? 11 semble bien que ce ne
puisse être que le Pour et le Contre, dont la composition se trouverait
ainsi reportée jusqu'en 1722, puisque c'est en cette année-là que les
deux poètes sévirent, à Bruxelles, pour la dernière fois. Mais si ce n'est
pas le Pour et le Contre, alors, à en j-uger d'après le langage de Rous-
seau, c'est quelque pièce encore plus hardie, qui n'a pas été recueillie
dans les œuvres de Voltaire. Et dans l'un comme dans l'autre cas, une
telle pièce étant de 1722, ou de 1721 peut-être, clic est antérieure de
quatre ou cinq ans pour le moins au départ de Voltaire pour l'Angle-
terre. Avant d'avoir lu ni ïoland ni Collins, avant même de connaître
Bolingbroke, Voltaire était donc en possession des principaux argumens
de sa polémique antichrétienne. Et puisqu'on ne veut pas qu'il fut ca-
pable de les trouver tout seul, nous avons indiqué à quelle source
il les avait empruntés.
On demandera pour quelle raison il attendit à les produire. Si la
discussion de la première question a jeté quelque jour sur l'origine de
ses idées, la discussion de la seconde fera peut-être quelque lumière
sur la vérité de son rôle et de son caractère.
Un an de Bastille, trois ans d'exil, et le bruit soulevé par ses Lettres
anglaises en 173/j l'avaient rendu prudent. Nous n'avons pour nous en
convaincre qu'à parcourir le second volume de la Bibliographie de
M. Bengesco, dont les quatre cents pages, comme nous l'avons dit, sont
uniquement consacrées aux Mélanges. Les Mélanges de Voltaire, si l'on
veut se faire une idée du contenu des quatorze tomes qu'ils remplissent
dans Tédition Beuchot, peuvent se diviser en littéraires, comme VÉlogc
de Crébillon, ou les Lettres sur la Nouvelle Héloïse; en scientifiques, tels
que les Élcmens de la philosophie de Newton ou VEssai sur la nature du
REVUE LITTÉRAIRE. 215
ftu; et en polémiques enfin ou philosophiques, — puisque c'est alors
ain'Si qu'on les appelait, — comme les Queutions sur les Miracles ou le
Dîner du comte de Boulainvillicrs. Ces derniers, qui sont les plus nom-
breux et aussi les plus importans, roulent un peu sur toutes les ques-
tions que le xvin'' siècle ait agitées, depuis celle du « produit net » et
de la liberté du commerce des grains, jusqu'à celle de l'authenticité des
Evangiles ou des rapports de la morale et de la religion. Enfin, parmi
ces questions, à dater de 1760, il en est surtout deux où Voltaire ne se
lasse pas de revenir, sans autrement se soucier de se voir accusé de
(i rabâchage » par le baron de Grimm : l'une est la question de l'admi-
nistration de la justice criminelle; et l'autre la question, non pas pré-
cisément de la divinité, ou de la vérité du christianisme, mais de sa
conformité à la raison.
Je dis : à dater de 1760 ; et c'est ce que confirme l'examen biblio-
graphique. Tandis qu'en effet, dans le second volume de M. Bengesco, les
Mélanges antérieurs à 1760 s'inscrivent sous quatre-vingt-douze numé-
ros seulement, — de 1548 à 16/iO, — dont la description n'occupe pas plus
de soixante-quinze pages; les Mélanges postérieurs à 1760 se classent
sous deux cent trente-huit numéros, — de 16^1 à 1879, — dont la descrip-
tion remplit tout près de trois cents pages. On remarquera que cela
fait environ ti'eize ou quatorze pamphlets par an, dont quelques-uns
sont de gros livres, comme le Traite de la tolérance, ou la Bible enfin
expliquée. Encore, je ne parle ni des Contes, — l'Ingénu est de 1767,
et l'Homme aux quarante écus de 1768; — ni des tragédies que l'infa-
tigable rimeur continue de brocher, — Tancrède est précisément de
1760 ; — .ni des Épitres enfin ou des Contes en vers, — VÉpïtre à Boileau
est de 1769, et la Bégueule de 1772 ; — ni du Dictionnaire philosophique ,
ni du Commentaire sur Corneille. Mais je crois devoir ajouter qu'il en
est de la Correspondance comme des Mélanges, et que dans l'édition de
M. Moland, par exemple, tandis que, de 1711 à 1760, pour un demi-
siécle, nous n'avons que 4,011 pièces, nous en avons 6,250 pour les
dix-huit années seulement de Ferney, de 1760 à 1778. Les pertes
ou les manques se compensent ; et si, pour la première période, nous
n'avons plus les lettres de Voltaire à M'"" du Ghâtelet, ni l'espérance
qu'on les retrouve un jour, on publiera sans doute les six ou sept cents
lettres de Voltaire au banquier Tronchin, mais elles ne sont pas encore
dans nos éditions. Évidemment, à cette suractivité du « vieillard de
Ferney, » il doit y avoir d'autres raisons que son éloignement de Paris;
et la bibliographie, qui nous aidait tout à l'heure a besoin, maintenant,
que nous l'aidions à son tour.
Oui, dès l'époque où Voltaire écrivait VEpïtre à Crnnic, si ses idées
n'étaient pas encore arrêtées, comme l'on dit, il en avait au moin^ les
commencemens de toutes ; et c'était bien celles que, dans ses Mélanges
ou dans le Dictionnaire philosophique, il devait un jour développer.
216 REVUE DES DEUX MONDES.
Même on pourrait observer, puisque VÉpîlre à Uranie ne parut publique-
ment qu'en 1732 au plus tôt, que, par où le vieillard devait finir, par là
aussi le jeune homme avait commencé. En effet, le dernier ouvrage de
Voltaire est une suite de Remarques sur les Pensées de Pascal, datée de
1777 ; et, dans ses Lettres an;/laises, qui parurent en 173/(, mais qui
sont de 1728, rien n'avait tant ému l'opinion qu'une Vingt-cinquième
Lettre sur les Pensées de Pascal. Autre preuve en passant que la polé-
mique antireligieuse de Voltaire, pour être d'un goût généralement
douteux, n'est pas du moins aussi superficielle qu'on l'a bien voulu
dire. Kclairc par l'instinct, et aussi par la vive antipathie qu'il ressen-
tait pour Armand Arouet, son « janséniste de frère, » il a bien pu n'op-
poser que de médiocres raisons à l'auteur des Pensées, mais il a re-
connu en lui l'ennemi qu'il fallait vaincre d'abord, ou écarter, pour
arriver au but qu'il entrevoyait. La « philosophie » de Voltaire ne
pouvait s'établir que sur les débris de celle de Pascal ; et c'est ce que
personne, au wiif siècle, adversaire ou allié de sa cause, n'a discerné
plus clairement que Voltaire, ni surtout avant lui. Cependant, après
le premier éclat de 173/», il paraît un moment s'assagir. 11 écrit bien,
dans une lettre à son ami d'Argental, après la condamnation et le
brûlement des Lettres anglaises, une phrase qui semble annoncer l'in-
tention de redoubler d'audace: « Va, va, Pascal, laisse-moi faire! tu
as un chapitre sur les Prophéties où il n'y a pas l'ombre du bon sens.
Attends, attends;» mais cette menace, il n'y donne pas suite; et, selon
l'expression de COndorcet, il attendra maintenant, pour « attaquer de
front la religion chrétienne» dans son Sermon des Cinquante, plus d'un
long quart de siècle. Quelle en est la raison? Car il a l'esprit hardi,
s'il a le cœur timide, et, tout en calculant de loin les conséquences de
ses actes, la vivacité de son imagination l'a rarement empêché d'en
courir tous les risques.
C'est qu'il vient de contracter alors, avec M'"^ du Chàtelet, une liai-
son où l'amour-propre semble d'ailleurs avoir autant ou plus de part
que l'amour ou les sens; et, du bel esprit de salon et de cour, du
libertin ou du philosophe son Kmilie a fait un géomètre. Dans le
château de Cirey, restauré, meublé, entretenu à ses frais, « il y a
des chapelles pour quelques divinités subalternes, » et il écrit Alzire;
il ébauche VEssai sur les 7nœurs ; mais le « Dieu à qui l'on sacrifie, »
c'est Nevv^ton, et la grande affaire, c'est la physique. Elle remplit la
plu|)art de ses lettres à l'abbé Moussinot. De bons juges estiment d'ail-
leurs que, si les Èlémcns de la philosophie de Neicton ne sont guère que
ce qu'on appelle une œuvre de vulgarisation, VEssai sur la nature, du
feu est un travail original, où peu s'en faut qu'on ne discerne un
pressentiment au moins de la théorie mécaniciue de la chaleur. Nous
pouvons ajouter que sans ses travaux scientifiques. Voltaire, quelques
années plus tard, n'aurait jamais exercé l'inHuence qu'il devait avoir
REVUE LITTÉRAIRE. 217
sur les Diderot et les d'Alembert. Ces physiciens et ces géomètres, qui
n'auraient jamais reconnu l'autorité du poète de Zaïre et d^Œclipe, fei-
gnirent de se soumettre au commentateur de Newton. Pour lui, en atten-
dant, comme il ne séparait jamais la pensée de l'action, ni la théorie
de la pratique, il comptait bien que VEssai sur la nature du feu ou les
Doutes sur la mesure des forces motrices lui ouvriraient l'Académie des
sciences, et cette espérance, aussitôt que formée, lui avait inspiré toute
une politique, à laquelle, autant que sa naturelle mobilité le souffrait,
il essayait de conformer sa conduite.
L'épisode, si je pouvais ici le raconter en détail, n'est pas l'un des
moins curieux de l'histoire de sa vie, et de l'histoire même du xvni*^ siècle.
En réalité, pendant prés de quinze ans, sans vouloir ni l'un ni l'autre
s'engager à fond et se compromettre, mais en se réservant soigneuse-
ment le droit de se haïr et de se combattre, le pouvoir s'est efforcé de
conquérir Voltaire, et Voltaire d'embrigader avec lui, si je puis ainsi
dire, un pouvoir qui n'avait pas alors moins d'affaires que lui-même
avec ses parlemens et avec son clergé. On sait la légende ou l'histoire
de ces contre-Provinciales qu'il faillit écrire à la requête ou sur l'invita-
tion de Fleury. On connaît celle de ses missions diplomatiques, et le
rôle d'intermédiaire qu'avant d'en être prié seulement il voulut jouer
entre Frédéric et Louis XV. On se rappelle encore les espérances qu'il
fonda sur « l'avènement » de M'"" de Pompadour à la charge de maî-
tresse en titre ; sa nomination d'historiographe de France et de gen-
tilhomme ordinaire de la chambre du roi. Tout cela se rapporte à cette
politique, et se confond ensemble dans la duplicité de la même partie.
Pendant quinze ou vingt ans, le pouvoir, en cela fidèle à la tradition
de Louis XIV, s'est efforcé, mais sans en prendre tous les moyens qu'il
eût fallu, d'absorber la réputation de Voltaire au profit de la gloire du
règne; et Voltaire s'est flatté que par le moyen des maîtresses, dont les
ennemis, disait-il, étaient effectivement les mêmes que les siens, on
inoculerait à Louis XV cette impiété théorique, cette insouciance rela-
tive, et ce mépris politique des choses de la religion qu'il a tant célé-
brés dans les rois « philosophes, » dans son grand Frédéric ou dans sa
grande Catherine.
Joignez enfin que, si Voltaire aimait à parler et à écrire librement, il
y avait une chose dont il était plus avide encore que de liberté : c'était
la popularité, .lamais homme, — si ce n'est dans ses dernières an-
nées, — n'a été plus soucieux que Voltaire, et pour la mieux diriger,
d'être en intime et perpétuel contact avec l'opinion, ni d'ailleurs plus
habile, en lui rendant ce qu'il lui empruntait, à lui faire croire qu'il
le lui donnait. Or, jusqu'aux environs de 1750 ou 1755, jusqu'en 1758,
— si l'on veut bien prendre pour époque décisive du siècle la date de
la suppression de V Encyclopédie, — l'opinion hésitait, fiottait encore,
quoi qu'on en ait pu dire, et n'était déjà plus du côté du pouvoir, mais
218 REVUE DES DEUX MONDES.
n'était pas encore passée tout entière aux philosophes et à l'opposi-
tion. On s'en était bien aperçu, dans les premiers jours de l'année
précédente, où l'attentat de Damiens avait ramené à Louis XV presque
autant de sympathies qu'en avait jadis émues, douze ou treize ans
auparavant, la nouvelle qu'il était malade et mourant à Metz. D'un
autre côté, l'interminable querelle du jansénisme venait alors de
s'éteindre ou de se transformer. En dépit des convulsionnaires et du
ridicule ou de l'odieux qu'ils avaient jeté sur la religion, la société
française, légère dans ses mœurs, cynique en ses propos, semblait ne
l'être qu'en surface, et demeurer vraiment chrétienne en son fond.
Ceux que l'on commençait d'appeler les philosophes, tous pauvres,
tous inconnus, tous étrangers à l'usage du monde, d'Alembert, Diderot,
Rousseau, scandalisaient l'opinion, l'étonnaient, si l'on veut, mais ne
l'avaient pas encore convertie. Il fallait pour cela l'espèce de persé-
cution, plus apparente que réelle, mais maladroite surtout, dont ils
allaient être victimes. Et voilà pourquoi Voltaire, avant de se ranger
pour eux, attendit qu'ils eussent l'opinion avec eux : il ne se sentait
point né pour le martyre, mais encore bien moins pour l'impopula-
rité; et je n'ose point dire qu'il eût gardé ses idées, mais assurément
ii n'en eût point donné les expressions hardies qu'il en a données
dans ses Mélanges, s'il ne s'était piqué, quand il les vit en faveur,
de surpasser les encyclopédistes en audace, « comme il les surpassait
en génie. »
J'ai choisi ces deux questions parmi les plus importantes que sou-
lève naturellement une Bibliographie des Œuvres de Voltaire. Ai-je
besoin de dire qu'il y en a bien d'autres encore? Je ne parle pas ici
des moindres, comme de savoir si Voltaire est effectivement l'auteur
des Anecdotes sur Fréron, puisque, quand on déchargerait sa mémoire
de ce fâcheux et malpropre pamphlet, il serait encore l'auteur de
V Écossaise. Est-il aussi l'auteur d'une LeXlre au docteur Pansophe, assez
célèbre dans l'histoire de ses démêlés avec Jean-Jacques Rousseau ?
Les uns le croient, dont M, Bcngesco; et les autres non. Mais il est
assurément l'auteur des Lettres sur ta Nouvelle lUb'ise, qu'il fit
signer au marquis de Ximencs; et cela nous sunit. Des renseignemcns
bibliographiviues nouveaux, qui peuvent nous apprendre beaucoup de
faits nouveaux de la vie de Voltaire, ne changeront rien, ou bien peu
de chose, à ce que l'on sait de son caractère ; ils nous le rendront
seulement mieux connu; et la ressemblance ne s'accroîtra pas, mais,
au lieu de l'esquisse, nous aurons le portrait. Si l'acquisition a sans
doute son i)rix, je ne voudrais pourtant jtas qu'on en exagérât l'impor-
tance.
Autant en dirai-je d'un souhait que je forme d'ailleurs avec M. Ben-
gesco, mais dont la réalisation n'intéresse pas beaucoup le jugement
définitif à porter sur la Correspondance de Voltaire. Imprimée pour la
REVUE LITTÉRAIRE. 219
première fois, dans son ensemble, en 1789, à la veille de la Révolu-
tion, par les éditeurs de Kehl, — Beaumarchais, Condorcet et De-
croix, — on sait peut-être que, pour diverses raisons, la Cerresfon-
dance de Voltaire ne l'a pas été très fidèlement, avec le scrupule
d'exactitude que nous apportons aujourd'hui dans ce genre de publica-
tions, et qu'aussi bien, en ce temps-là, nous pouvons dire que les édi-
teurs tenaient pour injurieux à la mémoire d'un grand écrivaiin. S'il
avait laissé passer dans ses lettres familières quelque négligence et
surtout quelque incorrection, on croyait lui rendre hommage en re-
dressant les unes, et l'honorer en effaçant les autres. Nous le regret-
tons; et toutes les fois que l'existence des originaiLX permettra de réta-
blir dans son authenticité le texte de Voltaire, nous nous féliciterons
qna'on le fasse. M.ai&, après cela, ne croyons pas, — si nous y gagnons
toujours quelque chose, ne fût-ce que de mieux connaître l'histoire du
« ménage » et des « finances » de Voltaire, — ne croyons pas que sur la
plus diverse, sur la plus vivante, sur la plus amusante, sur la plus
naturelle surtout des Correspondances qui nous soient parvenues, ces
« restitutions » nous apprennent rien que nous ne sachions. Je ne dirai
pas, avec Rivarol, que deux vers ou deux lignes de prose classent un
écrivain sans retour, mais nous possédons aujourd'hui plusieurs mil-
liers de lettres de Voltaire, dont il me suffirait qu'une centaine fussent
authentiques pour me faire sur sa Correspondance une opinion mo-
tivée. Sous ce rapport, il en est du jugement littéraire comme de la
vérité scientifique, dont la certitude, une fois acquise et démontrée, ne
s'accroît point du nombre des vérifications qu'on en fait.
On entend bien au moins que ce que j'en dis n'est pas pour détour-
ner un libraire, s'il s'en rencontrait un, de nous donner quelque jour,
de la Correspondance de Voltaire, une édition plus complète, plus au-
thentique, et surtout plus copieusement annotée qiU'C celles de Beu-
chot et de M. Moland. Un éditeur qui prendrait en effet pour modèle
le Saint-Simon de M. de Boislisle ferait aisément de la Correspcmdance
de Voltaire, — je me trompe, il ne le ferait pas aisément, — mais
enfin il en ferait pour l'histoire du xviii'" siècle un répertoire de ren-
seignemens aussi précieux, et plus abondant encore que ne le sont
pour l'histoire du xvu'^ siècle les Mémoires de Sahnt-Simon. Car Saint-
Simon enfin n'a guère connu que la cour; mais de qui et de quoi n'est-
il pas question dans la Correspondance de Voltaire? et en hommes oa
en femmes, depuis le grand Frédéric jusqu'à ce bohème de Thieriot,
et depuis M""" Denis jusqu'à la grande Catherine, avec qui n'a-t-il pas
été en relations? Même, si c'est le triomphe de sa souplesse que d'avoir
su pendant soixante ans accommoder la diversité de son langage à
toute sorte de gens, c'est le tour de force de sa politique que d'avoir
su se garder, dans les cafés comme dans les salons, dans les taudis
220 REVUE DES DEUX MONDES.
comme à la cour, et à l'étranger comme en France, des amis, des com-
plaisans, des admirateurs, — et au besoin des complices. Une édition
bien annotée de la Correspondance de Voltaire formerait donc un ta-
bleau de l'histoire du xvm'' siècle, et, sans compter qu'elle tiendrait
lieu toute seule de la lecture de ses Œuvres, je ne vois pas de quel
événement du temps elle ne serait pas le vivant commentaire.
Si jamais on l'entreprenait, cette édition nouvelle, c'est alors qu'on
sentirait le prix du troisième volume de la Bibliographie de M. Bengesco.
Année par année, en effet, avec une patience et un dévoûment à son
œuvre que l'on ne saurait trop louer, M. Bengesco a dressé la liste de
toutes les lettres qui nous sont parvenues de Voltaire, en indiquant
pour chacune où l'on en retrouverait au besoin l'original, et, à défaut
de l'original, la première édition. A mesure donc que l'on découvrira de
nouvelles lettres de Voltaire, —et comme le disait Beuchot, on en décou-
vrira jusqu'au jugement dernier, — elles s'intercaleront d'elles-mêmes,
à leur date et à leur place, dans la liste de M. Bengesco. C'est ici le
cadre de l'édition que nous voudrions ; et en attendant que M. Ben-
gesco nous la donne peut-être lui-même, c'est la trame d'une bio-
graphie de Voltaire plus complète et surtout plus exacte qu'aucune
de celles que nous possédions. Toutes ces questions de chronologie,
dont chacune est de soi assez indifférente ou assez ingrate, mais qui
n'en ont pas moins ensemble une importance capitale, nous avons en
effet, dès à présent, tout ce qu'il faut pour les discuter, sinon toujours
pour les résoudre, dans le travail de M. Bengesco.
Nous ne saurions donc trop recommander, en terminant, cette Bi-
bliographie des œuvres de Voltaire à tous ceux qui s'intéressent à Vol-
taire, en particulier, et, plus généralement, à l'histoire de la littérature
française. A peine avons-nous pu montrer ce qu'elle contenait de
renseignemens utiles et d'indications précieuses. Pour faire mieux,
ou davantage, il nous aurait malheureusement fallu entrer dans des
détails dont la sécheresse aurait risqué de déguiser l'importance réelle.
Œuvre de patience, de précision, et de plus d'ingéniosité souvent qu'on
ne le croit, la bibliographie n'est pas l'histoire littéraire, mais elle en
est pourtant la base. Et, de tous nos grands écrivains, comme nous le
disions en commençant, si Voltaire est peut-être celui dont la bibliogra-
phie est le plus indispensable à la connaissance entière de son œuvre,
sa fortune, constante encore après cent ans, aura voulu, répétons-le,
qu'aucun aulro n'ait trouvé un bibliographe plus consciencieux, plus sa-
vant, et d'ailleurs plus modeste ([ue M. George Bengesco.
F. BRUNEïlîinE.
REVUE DRAMATIQUE
Le Père Lebonnard, pièce en 4 actes, en vers, de M, Jean Aicard.
Si je regrette vivement que la Comédie française, faute d'avoir pu
s'entendre avec l'auteur, ait laissé le Père Lebonnard émigrer de la rue
de Richelieu au boulevard de Strasbourg, ce n'est pas, à vrai dire, que
la pièce soit bonne, ou seulement passable, ni, puisqu'elle est en vers,
que les vers en soient de nature à faire illusion sur la sentimentalité
puérile et déclamatoire du fond. Bien loin d'être étonné qu'après l'avoir
reçue on ait demandé à M. Jean Aicard des suppressions, des conces-
sions, et des corrections qui ne pouvaient être, à tous égards, que des
améliorations, je m'étonnerais même plutôt qu'on l'ait reçue. Et si
d'ailleurs on me disait que la Comédie française, en ces dernières an-
nées, a joué plus d'une pièce qui ne valait guère mieux que le P'cre
Lebonnard, je commencerais par en tomber d'accord, et je répondrais
que, justement, c'était une excellente raison de n'en pas jouer une de
plus. Mais je suis fâché, dans l'intérêt des lettres, que la Comédie
française ait donné prise à ses nombreux ennemis, en rompant elle-
même, ou en laissant rompre à l'auteur, — le détail n'a pas d'impor-
tance, — le contrat qu'on peut dire qu'elle passe quand elle reçoit une
pièce « à l'unanimité, » comme elle avait fait le Père Lebonnard. Je ne
crains pas moins, d'un autre côté, que l'apparent succès du Théâtre
libre, — où l'on eût cru, l'autre soir, que la direction avait interdit à
la porte «les gants, les cannes, et tout ce qui ne produit que des ap-
plaudissemens sourds, d — en trompant M. Jean Aicard sur la valeur
■222 REVUE DES DEUX MONDES.
de sa pièce, lui fasse prendre pour elle et pour lui des ballemens de
mains qui ne s'adressaient qu'à leur commune mésaventure. C'est au
surplus le moindre inconvénient des représentations uniques du Théâtre
libre. Comme elles n'ont pas de lendemain, elles n'ont pas de sanction ;
du public restreint et trié des premicrrs, à un public plus étendu, ni les
auteurs ne peuvent appeler d'une chute, ni la critique d'un succès;
et les acclamations d'une coterie finissent par faire croire à de bons
jeunes gens que l'originalité dans l'art ne consiste qu'à ignorer l'ortho-
graphe et la grammaire de l'art. Et, certes, c'est quelque chose, mais
ce n'est pas assez.
Passons rapidement sur l'espèce de prologue : Dans le Guignol, dont
M. Jean Aicard a cru devoir faire précéder la représentation du Père
Lehonnard. On y voit un auteur cruellement déçu, que l'honneur d'être
interprété « par la vaillante troupe » du Théâtre libre a mal consolé
de ne pas l'être par celle du Théâtre français, ce que je conçois de
reste, mais à qui, par malheur, sa déception n'a rien inspiré qui ne
la justifie. Avec l'évidente et assez naturelle intention de se donner
le beau rôle, celui d'un défenseur de « l'art dramatique nouveau »
contre la routine des gens de théâtre, — lesquels, il est vrai, ne lais-
sent pas de confondre souvent l'art avec le métier, si les autres ne le
distinguent pas assez du désir d'avoir du talent, — M. Jean Aicard n'y
a pas du tout réussi. Des objections à sa pièce, qu'il a mises dans la
bouche du « directeur » et du « principal acteur, » et qu'il a crues sans
doute assez déclaratives de l'étroitesse de leurs préjugés, ou de la pro-
fondeur de leur incompétence, il y en a bien la moitié qui sont justes,
et l'autre, que l'on se demande s'il a lui-même, Jean Aicard, comprises.
Tout le mal qu'il s'est donné pour nous expliquer, par l'intermédiaire de
M. Antoine, l'idée intérieure du P>re Lcbonnard, n'aurait vraiment pu
servir, si l'on s'était souvenu de l'explication, qu'à rendre la pièce
plus obscure et plus incertaine. Et, s'il est possible enfin que l'indigna-
tion ait quelquefois inspiré de beaux vers, on s'est bien aperçu, l'autre
soir, que sa vertu s'arrêtait à la prose... Faisons donc au prologue la
grâce de n'en rien dire de plus; et. sortant du « guignol », arrivoas
tout de suite à la pièce.
On y trouve de tout un peu : des vers, d'abord, que je n'ai reconnus,
si j'ose l'avouer, vers le milieu du premier acte, qu'à la fréquence
des chevilles dont ils sont remplis, mais parmi lesquels il y en a cinq
ou six en tout, d'assez habilement tournés et surtout d'assez habile-
ment placés pour accrocher, si je puis ainsi dire, les applaudissemens
au passage. On y trouve ensuite les sentimens les plus nobles et les
plus généreux, mêlés d'ailleurs à d'e vilaines histoires, qui en font res-
sortir d'autant la beauté chevaleresque; des commencemens d'idées,
REVUE DRAMATIQUE. 223
dont M. Jean Aicard n'a pas eu le courage d'en choisir aucune pour
la « pousser, » comme l'on dit, et pour en faire celle de sa pièce;
une espèce de mysticisme, qui s'exprime couramment en des termes
d'une violence ou d'une crudité toute naturaliste : « Les doux vain-
cront, n dit le père Lebonnard ; et je vous dirai dans un instant comme
il entend la « douceur. » Enfin, on y trouve jusqu'à deux ou trois scènes
qui seraient assez belles ou plutôt assez fortes, si l'on ne voyait
trop clairement l'artifice des moyens ou des ressorts d'horlogerie qui
leur communiquent une apparence de mouvement et de vie. Je ne parle
pas des caractères : s'il y en a un d'assez bien tracé, je crains en
effet qu'on n'en doive rapporter l'honneur au talent de M. Antoine plu-
tôt qu'à la netteté, qu'à la précision, qu'à la vigueur du trait de M. Jean
Aicard. J'oubliais le sujet, dont je sais bien que je vais inutilement
essayer de faire sentir, en l'analysant, ce que la conception a de peu
naturel et pourtant de naïf.
Il y avait une fois, dans une ville de province, un vieil horloger-
bijoutier retiré des affaires après « fortune faite. » Il n'avait pas
été toujours heureux; et, à soixante ans, il était si blanc et si cassé
qu'on lui en eût donné quatre-vingts. Cela n'empêchait pas qu'il eût
un fils et une fille, et il était la bonté même : aussi, pour ces raisons,
l'appelait-on le père Lebonnard. Le seul défaut qu'on lui connût était
de remonter trop souvent ses pendules, et sa femme le lui reprochait
quelquefois avec une aigreur méprisante. On eût pu croii'e qu'elle rou-
gissait de sa modeste origine, « la belle bijoutière: » et le fait est
qu'elle n'avait maintenant à la bouche que comtes et marquis. Comme
dans le Gendre de monsieur Poirier, elle commandait à sa cuisinière
des menus compliqués, savans et aristocratiques, avec des choses « à
la royale, » que le père Lebonnard effaçait pour les remplacer par du
« bœuf saignant n et des « œufs à la coque : »
Je veux du bœuf saignant et des oeufs à la cocpie,
criait-il à tue- tête; et c'était sa manière d'être doux. Il faut aussi savoir
qu'en ce temps-là, sa fille Jeanne, qu'il aimait beaucoup, relevait d'une
longue maladie, et il ne voulait pas qu'avec des sauces encore plus
indigestes que nobles on lui abîmât l'estomac. Pour son fils Ro-bert,
qu'il aimait moins, et qui se portait mieux, il l'avait laissé fiancer par
M"'*' Lebonnard à la fille d'un marquis voisin. Et ce n'était pas un mau-
vais enfant que Robert, mais, jeune encore, naturellement fier et même
un peu dur, on peut penser si la joie de ce prochain mai-iage avait
enflé son orgueil.
Or, — voyez comme la vie est étrange, — il advint que Jeanne, pen-
dant sa maladie, s'était éprise du jeune médecin qui la soignait, et « la
224 REVUE DES DEUX MONDES.
première ordonnance » les avait liés pour la vie. Malheureusement, la
mère de ce jeune homme avait jadis un peu fait parler d'elle ; même,
son mari s'en était séparé bruyamment ; et il n'avait pas pu, je crois,
désavouer l'enfant, parce qu'il y a des lois là-dessus, mais enfin il
l'avait renié. Cette considération n'eût pas empêché le père Le-
bonnard de faire le bonheur de sa fille en la donnant à son médecin;
il avait ses idées; et, puisque sa femme avait marié son fils à son
gré, il pensait que ce fût à son tour, à lui, de marier sa fille comme il
l'entendrait, et il agissait selon (pi'il pensait. C'était un homme doux,
mais ferme.
Croiriez-vous cependant qu'aussitôt qu'elle apprit les intentions de
son mari, M'"" Lebonnard, assez étonnée, commen(;a d'entrer dans une
violente fureur? Oui; elle déclara qu'elle avait fait choix d'un autre
mari pour sa fille, mit fort impertineniment le médecin à la porte, et
jura ses grands dieux que, de son vivant, un pareil mariage n'aurait
jamais lieu. De son côté, la petite marquise, qui aimait pourtant bien
son petit Lebonnard, lui signifia nettement que « ses préjugés » de
noblesse et d'honneur, — car elle savait très bien que ce n'étaient que
des préjugés, — lui défendraient toujours d'accepter un pareil beau-
frère. Elle essaya vainement de les faire partager à Jeanne Lebon-
nard. Le marquis lui-même parla fort bien de l'hérédité, mais ne
gagna rien sur l'esprit du père. Et enfin, le fils Lebonnard, atteint du
même coup plus profondément qu'on ne l'eût cru dans son amour
et dans son orgueil, après avoir aussi lui, sans succès, essayé de
provoquer en duel le médecin de sa sœur, et défaire renoncer sa sœur
à son médecin, il prit contre son père, avec une violence outrageuse,
le parti de sa mère et de sa fiancée, — et le sien.
La situation devenait embarrassante, et le père Lebonnard, avec
toute sa douceur, s'en serait malaisément tiré, si, par un hasard qu'on
pourrait appeler presque providentiel, sa femme ne l'eût trompé lui-
même, avec un comte, quinze ou seize ans auparavant, et qu'il ne dé-
pendît ainsi que de lui de mettre le
Fils du comte d'Aubly, — dit Robert Lebonnard,
dans la situation du prétendu beau-frère que ce fier jeune homme avait
si insolemment repoussé. 11 s'y résolut donc. Seulement, tandis qu'un
autre eût fait discrètement entendre à sa femme qu'il « savait tout, »
et l'eût chargée de faire entendre raison à son fils, lui, comme il était
très doux, il leur fit à tous deux, en leur prodiguant les noms d'adultère
et de bâtard, une scène effroyable. Et le moyen s'en trouva bon. Ac-
cablé sous le poids de cette révélation, le jeune Lebonnard en fit une
maladie; et, quand il fut guéri, il voulut s'engager. On le loua fort de
REVUE DRAMATIQUE. "l'io
cette résolution; puis, lorsqu'elle fut bien prise, on le dissuada de la
suivre, et il goûta ce conseil. Comme d'ailleurs le scandale n'avait pas
éclaté publiquement, et qu'il était de « bonne race, » on lui ramena sa
petite marquise, et, tous les deux, renonçant à leurs anciens préjugés,
ils consentirent au mariage de leur sœur avec son médecin. Était-ce
bien la peine d'y résister si longtemps ? Moralité : Quand vous vou-
drez marier votre fille avec un fils naturel, précautionnez -vous
d'une femme qui vous en ait donné un adultérin.
Qui donc a raconté — ne serait-ce pas M. Jean Aicard lui-même —
qu'à la Comédie française on lui avait conseillé de mettre cette fable
en prose? Conseil perfide, ironique peut-être, et qu'en tout cas M. Jean
Aicard a bien fait de ne pas suivre : son Pcre Lebonnard y eût péri tout
entier. Non que j'en aime les vers, et j'ai eu soin de le dire d'abord :
ce sont ce qu'on appelle des vers d'improvisateur, — comme tous les
vers de M. Jean Aicard, d'ailleurs, — et moins lyriques, moins chan-
tans, moins sonores seulement, une prose rimée, qui n'a ni la splen-
deur du vers, ni la vulgaire probité de la prose. Aussi bien est-ce là
le danger que courent tous ceux qui tentent aujourd'hui d'exprimer
en vers les détails de la vie commune: l'alexandrin est ainsi fait
qu'il leur faut, pour le remplir, y admettre, je ne dis pas des vulga-
rités, je dis des platitudes que l'on a bannies de la prose.
Je veux du bœuf saignant et des œufs à la coque.
Mais, débarrassé de cette phraséologie, et réduit à ce qu'il a d'es-
sentiel, le Père Lebonnard eût apparu à son auteur comme plus vide
encore qu'invraisemblable. Où en est l'intérêt? A quoi ou à qui, dans
ces quatre actes, M. Jean Aicard a-t-il prétendu que nous nous atta-
chions? L'analyse de la pièce, oia je ne crois pas avoir omis aucun dé-
tail de quelque importance, — je n'en ai négligé que les plus malen-
contreux, — a répondu sufiisamment pour lui.
On peut juger en même temps si elle valait tout le bruit qu'on a
fait autour d'elle, et que je ne déplore, en vérité, pour personne plus
que pour M. Aicard. Nous et le public, le public et nous, il nous a plu-
tôt amusés. Mais, non content d'avoir crayonné celte espèce de pro-
logue où les acteurs du Théâtre libre nous ont régalé de la carica-
ture de M. Got et de celle de M. Claretie, M. Jean Aicard, dès le len-
demain même de la représentation du Père Libonnard, nous a livré
toute sa correspondance, à nous, ou, pour mieux dire, à M. Rodolphe
Darzens, qui s'est empressé de la publier dans le premier numéro du
Théâtre libre illustre. Et, on pensera d'abord que c'est avoir la ran-
cune un peu bien tenace, mais, après lecture, on trouvera que c'est
l'avoir plus maladroite encore. Je ne veux pas entrer à ce propos
TOME XGM. — 1889. 15
226 REVUE DES DEUX MONDES.
dans « l'histoire anecdotique de la pièce, » elle est trop claire : les co-
médiens, qui devraient être pourtant en garde contre de pareilles sur-
prises, ont cru voir dans le Père Lebonnard la pièce que M. Aicard, en
la déclamant avec « sa voix chaude et comme dorée de soleil, » leur a
fait croire qu'il avait faite, jusqu'au jour où, voulant y regarder de
plus près, ils se sont aperçus qu'elle n'y était pas. Je comprends leur
fureur. Mais, dans toute cette affaire, s'ils ont manqué de flair, pour
commencer, et de netteté, par la suite, M. Jean Aicard, lui, a fait
preuve d'une confiance en soi-même et d'une naïveté véritablement
réjouissantes... Je serais trop cruel si j'en mettais les exemples ?'^us
les yeux du lecteur.
Quant à transformer maintenant le Père Lebonnard en je ne sais
quelle manifestation d'un « art dramatique nouveau, » ce serait vou-
loir nous faire croire que la « nouveauté » consiste uniquement ou
principalement, à ne pas être « ancien; » et cela peut bien être vrai
en fait d'habits ou de modes, mais non pas de langue ni d'art. Je ne
suis pas fâché de trouver l'occasion de le dire aux auteurs du Théâtre
libre. L'originalité serait donc à trop bon marché, s'il suffisait, pour
y prétendre, de ne pas ressembler à ceux qui nous ont précédés ; et la
question est de savoir en quoi, comment, et par où nous en différons.
Si, par exemple, ils avaient de l'esprit, nous croirons-nous originaux
parce que nous serons plats? S'ils savaient tracer un caracicre, nous
congratulerons-nous, entre nous, d'en être incapables? Et s'ils étaient
habiles à construire une pièce, nous croirons-nous plus habiles parce
que nous y serons maladroits? C'est aujourd'hui le défaut des jeunes
gens : ils changent les vrais noms des choses, et ils s'imaginent avoir
changé les choses. J'en dirais davantage si, l'an dernier surtout, j'avais
régulièrement suivi les représentations du Théâtre libre, ou plutôt si
j'avais gardé le souvenir fidèle de ce que j'y ai vu, de la Casserole ou
de la Fin de Lucie Peliegrin, mais le Père Lebonnard me suffit pour jus-
tifier ces réflexions. Ni caractères, ni sujet, ni forme; rien n'y est nou-
veau que les défauts que j'ai dits; et, de toutes les parties de l'art dra-
matique, s'il faut décidément qu'on en accorde une à M. Jean Aicard :
c'est celle qui consiste à faire autour d'une pièce, dans les journaux et
dans les coulisses, avant, pendant et après, tout le bruit qu'on a peur
qu'elle ne fasse pas toute seule.
CHRONIOUE DE LA QUINZALNE
31 octobre.
A mesure qu'on s'éloigne des élections dernières, expression souve-
raine des senlimens, des instincts ou des vœux du pays, et qu'on ap-
proche du jour où se réunira l'assemblée sortie de ce scrutin, il y a
visiblement un effort pour dégager la vérité, la moralité de cette grande
manifestation publique. Comme après toutes les batailles électorales,
on cherche à se reconnaître entre vainqueurs et vaincus, les uns et les
autres interprétant à leur façon leur victoire ou leur défaite, au de-
meurant des résultats encore indistincts.
On tâtonne, c'est bien clair, on se sent sur un terrain nouveau, au
milieu de contradictions de toute sorte. On regarde du côté du minis-
tère, dont on ne connaît pas encore les intentions définitives, et du côté
de ceux qui ont de l'autorité par leur parole ou par leurs conseils, qui
peuvent avoir une influence sur la direction des affaires publiques. On
interroge, on recherche ou l'on écoute les confidences; on veut savoir
ce que pense M. Léon Say d'une situation où il a accepté de prendre un
rôle le jour où il a quitté le sénat pour aller relever dans les Pyrénées
le drapeau de la république modérée. On veut avoir l'opinion de M. Henri
Germain, qui ne se fait faute de répondre aussi simplement que possible
aux questions qu'on lui adresse. M. Ribot, lui, sans être interrogé, se
hâte de donner dans un banquet sa consultation, une consultation peut-
être assez prématurée, qui pourrait être compromettante si elle n'est
pas inutile. Puis viennent les journaux, s'emparant de l'opinion de
M. Léon Say, de l'opinion de M. Henri Germain, du discours de M. Ri-
bot, brouillant tout, ravivant les vieilles querelles, remettant en scène
l'opportunisme, le radicalisme, le centre gauche, la concentration, la
réaction, le cléricalisme. Tant il y a qu'après toutes les explications,
les conversations ou les polémiques, on en vient à ne plus s'entendre,
et que plus on s'éloigne des élections, plus on semble en obscurcir le
caractère et la portée. A la veille du scrutin de septembre, on a vécu
228 RÉVuE DES DEUX MONDES.
un instant dans une telle atmosphère de violences, d'excitations et
d'outrages qu'il était vraiment temps d'en finir par le jugement souve-
rain du pays. Aujourd'hui, il est plus que temps d'arriver à l'ouverture
du nouveau parlement, — et cette ouverture est maintenant fixée au
12 novembre, — pour en finir avec les vaines interprétations, pour se
retrouver en face de réalités palpables et saisissables, d'une situation
où la France puisse se reconnaître.
Au demeurant, quel que soit le dénombrement des partis, dans la
chambre nouvelle, quels que soient les artifices des polémiques, s'il y
a une chose claire et visible, c'est le caractère de ces élections qui da-
lentd'un mois à peine, Évidemmentce malheureux pays, livré pendant
quelques semaines à toutes les excitations, a su en définitive ce qu'il
voulait; il a eu sa pensée et il l'a exprimée autant qu'il l'a pu. Il a
donné une sanction nouvelle à la république, cela est certain. Il a dé-
savoué tout désir de révolution, même d'une revision qui n'eût été que
le prélude d'agitations indéfinies. Il a voté pour la république et pour
la constitution. 11 a en même temps, c'est tout aussi certain, manifesté
le vœu de vivre tranquille, d'avoir un gouvernement sensé et honnête,
d'être délivré des délations locales, des persécutions religieuses, de
voir reparaître l'ordre et la vigilance dans son administration comme
dans ses finances. Il a demandé à être protégé et respecté dans sa li-
berté, dans ses intérêts comme dans ses croyances. Il a voté le plus
souvent, presque sans distinction de parti, pour ceux qui lui parlaient
de ces premières garanties d'une société civilisée. Le pays, en un mot,
a voté pour un ordre libéral et conservateur dans la république. Voilà
qui est clair, et M. Léon Say n'a fait après tout que dégager le sens et
la moralité du dernier scrutin, lorsque dans ses conversations il a af-
firmé la nécessité d'une politique nouvelle répondant à cette situation,
bannissant l'esprit de secte de l'administration et des lois, assurant
au pays le respect de ses croyances et l'ordre dans ses finances, accep-
tant ou même recherchant au besoin le concours de toutes les bonnes
volontés sincères. M. Léon Say, s'il a tenu en effet le langage qu'on lui
a prêté, n'a dit manifestement que la vérité la plus simple. Les élec-
tions dernières ont cette signification, ou elles n'ont aucun sens; elles
sont un appel à une politique nouvelle, à un esprit nouveau dans la
direction des affaires du pays, ou elles ne sont qu'un piétinement dans
une impuissance irrémédiable et indéfinie. Qu'esl-il arrivé cependant?
11 a suin d'une parole claire et nette dissipant toute équivoque, allant
droit au point vif de la situation pour réveiller toutes les colères* op-
portunistes et radicales. Peu s'en faut que M. Léon Say n'ait été excom-
munie, traité en hérétique ou en transfuge pour avoir manqué de res-
pect à la concentration républicaine toujours vivante, à ce qu'il paraît,
pour avoir osé avouer qu'il ne serait peut-être que juste de tenir compte
des scntimcns conservateurs du pays, d'adoucir ce qu'il y a eu d'ex<'cs-
REVUE. — CHROMQDE. 229
sif dans les laïcisations, dans le régime des écoles ou dans la loi mili-
taire. Et du coup M. Ribot lui-même, en sa qualité de modéré, n'a trouvé
rien de mieux que de passer au camp des radicaux pour s'élever avec
eux contre toute alliance avec les conservateurs, contre toute conces-
sion à la réaction !
Évidemment, une fraction des républicains s'est sentie atteinte par
cette simple apparition d'une politique modérée. On dirait, en vérité,
qu'opportunistes et radicaux n'ont rien appris ni rien oublié, qu'ils n'ont
rien vu dans le scrutin de septembre, et qu'à peine remis de l'émotion
des dernières luttes ils ne songent qu'à reprendre une expérience qui a
si bien réussi. Il en est peut-être, il est vrai, qui ne se font faute de par-
ler de tolérance, de conciliation, d'apaisement, qui ne refuseraient pas,
à l'occasion, le vote des conservateurs. A la rigueur, on ne repousse pas
les conservateurs. Qu'ils entrent dans la république, la porte leur est
ouverte ! Seulement il est entendu qu'ils n'ont rien à réclamer, qu'ils
n'ont aucune condition à faire. On ne traite pas avec eux, on recevra
leur soumission, et au besoin on les traitera encore après en ennemis,
ou tout au moins en amis suspects. Cest la tradition! Ces républicains
sont de plaisans politiques. Ils nous rappellent toujours une circulaire
naïve de M. de Persigny démontrant que l'empire était le plus tolérant
et le plus large des gouvernemens, qu'il ne demandait pas mieux que
d'accorder toutes les libertés et d'accueillir tout le monde, — à condition
que tout le monde commençât par se soumettre et qu'il n'y eût plus
d'anciens partis. Les anciens partis, ce sont les conservateurs d'au-
jourd'hui : on les admettra pourvu qu'ils cessent d'exister! Seulement
les républicains ne s'aperçoivent pas que les situations ne sont pas les
mêmes. Ils ne voient pas que ces conservateurs, qui ne sont qu'une
minorité dans le parlement, avec lesquels ils affectent de ne pas vou-
loir traiter, sont, dans le pays, au nombre de trois millions de Français,
qui, après tout, ne sont pas tous des ennemis, et que cette masse con-
servatrice a le droit de faire ses conditions, de réclamer une politique
qui respecte ses vœux, ses sentimens, ses croyances, ses intérêts. C'est
là toute la question entre M. Léon Say et les républicains qui le pour-
suivent de leurs violences ou de leurs sarcasmes. M. Léon Say et ceux
qui soutiennent avec lui la nécessité d'une politique modérée veulent
qu'on tienne compte des manifestations évidentes du pays, des senti-
mens et des intéTêts d'une minorité puissante sous un régime qui est, en
définitive, le gouvernement de toutle monde. Les opportunistes et les ra-
dicaux, provisoirement coalisés encore une fois, semblent n'avoir d'autre
idée que de profiter des élections dernières pour recommencer leurs
exclusions et leurs concentrations, pour prolonger une domination de
parti, pour jouer, si l'on veut, le même air, en essayant tout au plus
de le jouer mieux.
Que sortira-t-il définitivement de tout ceci? Quel est le système qui
230 REVUE DES DEDX MONDES.
prévaudra? On commencera sans doute à le voir dès la session qui va
s'ouvrir, dès l'entrée en scène de cette chambre nouvelle pour qui la
vériûcation des pouvoirs va être une première épreuve peut-être déci-
sive. Pour le moment, il est bien clair qu'il ne s'agit pas de com-
biner des ministères, de signer des traités entre les partis, de pro-
poser à l'improviste, avec précipitation, des mesures et des réformes
dont les passions mal apaisées pourraient compromettre le succès. Il
s'agit, avant tout, de remettre un peu de clarté là où tout est encore
obscur, de préparer une situation moins tourmentée, de dégager de
cette situation une politique qui puisse rallier les bonnes volontés,
trouver au besoin une majorité dans le parlement comme dans le
pays. Qu'il y ait de singulières difficultés à entreprendre ou à réaliser
une œuvre qui consiste à raffermir la constitution, à refaire un gou-
vernement, à pacifier les esprits, par le respect de tous les droits,
à faire rentrer l'ordre et l'impartialité dans l'administration, à re-
prendre la réorganisation financière, c'est mallieureusement trop évi-
dent. C'est cependant aujourd'hui le programme nécessaire de toute
politique sérieuse. On retombera fatalement dans toutes les confusions,
dans des crises nouvelles, ou l'on se mettra à cette œuvre sans esprit
de réaction, sans faiblesse et sans crainte. M. Ribot,qui, dans son em-
pressement à désavouer toute pensée d'entente avec les conservateurs
et à donner des gages de son orthodoxie républicaine, s'est fait l'allié
de M. Barodet, M. Ribot s'est un peu pressé l'autre jour en prétendant
qu'on ne pouvait toucher aux lois scolaires et à la loi militaire. C'est
une question; mais ce qui n'est pas une question, c'est que ce n'est
plus seulement ici une affaire de parti, c'est une affaire d'équité
libérale, de paix intérieure, d'intérêt public, même de nécessité. Il
s'est échappé de ces élections dernières une sorte de protestation
impatiente contre toutes les laïcisations à outrance , les vexations
religieuses, les tyrannies d'écoles qui ont fini par fatiguer tout le
monde, et le moins qu'on puisse faire, certainement, est de suspendre
cette guerre à tout ce qui est religieux, de rendre aux communes un
droit sur leurs écoles. A plus forte raison, sera-t-on obligé de revoir
cette loi militaire dont l'application devient un danger pour l'éducation
intellectuelle du pays et menace dans son organisation, en ce moment
même, la première de nos écoles, l'École normale, exposée à perdre
une partie de ses élèves.
On ne touchera pas à la loi militaire, aux lois scolaires, dit-on. C'est
là justement le point vif; c'est là que les partis vont donner leur me-
sure, et si c'est en s'obstinant dans leur politique de secte et dans leurs
préjugés, en y ajoutant aujourd'hui des répressions contre la presse
que les républicains opportunistes et radicaux se flattent de prolonger
leur règne, de dérober, comme ils le disent, les masses conservatrices
aux chefs qui les conduisent, ils se trompent étrangement. Ce qui
41
REVUE. — CHRONIQUE. 231
n'est point douteux, c'est que le moment est venu de fixer ses idées,
de décider de la direction des affaires du pays, à cette heure où l'Ex-
position va se clore et où le nouveau parlement va s'ouvrir. Cette Expo-
sition, qui en est à ses derniers jours, elle a été assurément depuis six
mois une éclatante merveille. Elle a été le rendez-vous du monde, elle
a offert le rassurant et fortifiant spectacle des ressources et de la vita-
lité d'une nation qui, dans ses épreuves, n'a pas perdu son génie. Par
son succès elle a eu certainement une sérieuse influence sur les élec-
tions, et peut-être n'a-t-elle pas peu contribué à adoucir la crise dans
laquelle les passions avaient entraîné la république. Aujourd'hui, c'est
à peu près fini, la toile tombe sur le grand spectacle du Champ de
Mars. On se retrouve en face des difficiles, des dures réalités de la
politique, et c'est au parlement, aux partis de montrer que la nation
qui a fait l'Exposition de 1889 peut aussi trouver en elle-même les élé-
mens essentiels d'un gouvernement fait pour assurer à la France,
avec la paix intérieure, la dignité devant le monde.
Le malheur est que ni les splendeurs de l'Exposition ni les excita-
tions de la politique n'interrompent le cours, le triste cours des des-
tinées humaines, et qu'à travers tout, les deuils ne nous sont point
épargnés. La mort, l'éternelle destructrice qui poursuit son œuvre à
travers tout ce qui vit ou tout ce qui se renouvelle, la mort ne suspend
pas ses coups. Elle enlevait hier encore à la France un de ces esprits
rares qui sont l'honneur de leur pays et de leur génération. M. Emile
Augier vient de s'éteindre dans son aimable résidence de Croissy,
vaincu par un mal implacable, dont on s'est déguisé, tant qu'on l'a pu,
les progrès et l'irréparable gravité. Comme s'il avait eu lui-même, à
travers sa bonne humeur et sa confiance dans la vie, le vague senti-
ment qu'il ne serait plus longtemps de ce monde, il s'était arrêté de-
puis quelques années. Il n'avait plus voulu rien ajouter aux ouvrages
qui l'avaient illustré, prétendant, avec une modestie enjouée, qu'il ne
voulait pas s'exposer à s'entendre dire qu'il se retirait trop tard ; il
s'était retiré sans avoir connu le déclin du talent et du succès. Il dis-
paraît aujourd'hui dans l'éclat de sa pure renommée, après avoir par-
couru une carrière de près d'un demi-siècle qui se confond avec l'his-
toire des lettres françaises et du théâtre de notre temps. M. Emile
Augier était d'une génération qui succédait à celle de la restauration et
de 1830. Au temps où il débutait, il y a quarante-cinq ans, par la plus
gracieuse et la plus charmante des comédies, on se plaisait à le clas-
ser dans ce qu'on appelait alors l'école du bon sens, en mettant l'au-
teur de la Ciguë à côté de l'auteur de Lucrèce. En réalité, ces classifica-
tions ne sont qu'une illusion du temps. M. Emile Augier n'a été
d'aucune école; il a pu subir des influences, il a échappé aux servi-
tudes. Il s'est formé et développé dans la liberté de sa nature, franc et
sans contrainte, s'inspirant de son temps sans le diffamer et sans le
2Ô2 REVUE DES DEUX MONDES.
flatter, allant de la Cigui à l' Aventurière ou à Gahrielle, de l'Aventu-
rière au Mariage d'Olympe et au Gendre de M. Poirier, pour arriver enfin
à toutes ces œuvres de sa forte maturité, les Effrontés, Maitre Guérin,
la Conlaf/ion, la Jeunesse, les FourchambauU. Il a commencé par la
poésie, il a fini par la comédie de mœurs, où il a pu déployer tous les
dons d'un observateur sagacc, pénétrant et hardi, habile à saisir les
travers, les ridicules, les hypocrisies et les vices de la société où il a
vécu.
Les œuvres de M. Emile Augier sont certes singulièrement variées.
Elles vont de la fantaisie de Philiberle ou du Joueur de flûte aux crudi-
tés réalistes du bonhomme Guérin ou d'un Giboyer; mais ce qu'il y a
de frappant dans toutes ces créations, à travers les diversités du talent,
c'est que cet inventeur reste avant tout, entre tous ses contemporains,
un esprit de la véritable lignée française. Ce qui fait son originalité,
c'est ce tempérament partout sensible d'un écrivain à la fois robuste et
sain, vigoureux et mesuré, peu enclin aux subtilités et aux excentricités,
railleur et sarcastique sans amertume, libre et hardi de propos sans dé-
l)ravation, réunissant, en un mot, dans un juste équilibre les qualités
et peut-être les défauts de ce qui s'est toujours appelé l'esprit français.
M. Emile Augier était visiblement de la race des continuateurs de la
vieille comédie française; il en avait l'esprit, il en avait aussi la langue.
Et l'homme chez lui n'était pas moins attachant que l'écrivain. Tout
dans cette nature respirait la cordialité, la franchise, la droiture et le
plaisir de vivre. Il avait été heureux, il avait mérité de l'être, n'ayant
jamais connu les mécomptes de l'ambition déçue pas plus que les tour-
mens de l'envie. Ses succès, qui ne coûtaient rien au bon goût, ni
à la dignité morale, suffisaient à ses vœux, et les succès des autres ne
l'empêchaient pas de dormir. Ce maître de la scène était le plus bien-
veillant, le plus simple, le plus loyal des hommes, et si la mort, qui
nous l'enlève, semble plus cruelle, c'est que nous vivons dans des
temps où la France n'a pas trop de tout ce qui fait sa force et sa no-
blesse ou même sa parure devant le monde; plus que jamais elle a
besoin de tous ceux qui représentent, dans les lettres comme dans la
politique, le bon sens, la modération et l'honneur.
Où donc en est maintenant l'Europe après tous les voyages et les
entrevues princières de ces derniers temps? Que reste-t-il de ces inci-
dens d'un jour? L'empereur Alexandre III de Russie est rentré à Saint-
Pétersbourg. L'empereur Guillaume, laissant son parlement s'ouvrir
tout seul à Berlin, discuter tout seul, même en l'absence du chance-
lier, sur la loi contre les socialistes, sur le budget ou sur les nouveaux
arméniens, l'empereur Guillaume s'est hâté de partir pour Athènes, où
il vient de présider au mariage de sa sœur, et avant peu il sera à
Cuustantinuple. L'empereur François-Joseph n'a point quitté son em-
pire; mais son chancelier, le comte Kalnoky, va maintenant à Fried-
REVUE. — CHRONIQUE. 235
richsruhe, sans doute pour remettre au point, comme on dit, la poli-
tique de l'Allemagne et de l'Autriche, les affaires de la triple alliance.
Au demeurant, en est-on plus avancé? Que sait-on de plus sur la visite
de l'empereur Alexandre à Berlin, sur les résultats de l'entrevue, de la
conférence de M. de Bismarck avec le tsar? C'est toujours la question
qui se débat entre les médecins Tant pis et les médecins Tant mieux
de l'Europe, entre ceux qui veulent voir toute sorte de combinaisons et
de mvstères dans la conversation d'un diplomate avec un souverain, et
les sceptiques, à demi optimistes, assez disposés à ne point croire aux
mauvais présages. En réalité, on pourrait peut-être soupçonner que la
visite du tsar à Berlin et les explications de M. de Bismarck, sans avoir
cliangé sensiblement la situation, ont pu dissiper quelques ombrages,
adoucir quelques aspérités et donner quelques chances de plus à la
paix, au moins à la paix du moment. Ce serait un effort nouveau pour
prolonger la trêve en Orient comme dans l'Occident. Seulement quel
serait le prix de cette trêve? Comment M. de Bismarck aurait-il réussi
à rassurer l'empereur Alexandre sur les intentions de la triple alliance,
sur ce travail qui tend à enlacer l'Europe dans une coalition formi-
dable, sur les affaires des Balkans, de la Bulgarie et de la Serbie? Le
comte Kalnoky va sans doute avoir l'occasion d'être fixé à Friedrichs-
ruhe ; il pourra savoir ce qui s'est passé réellement à Berlin dans l'en-
trevue du chancelier avec le tsar, si on s'est entendu à demi ou si l'on
ne s'est pas entendu du tout, si l'Autriche n'aurait pas été appelée, par
hasard, à payer les frais d'un accord de circonstance, s'il n'y aurait pas
eu des concessions dans les affaires d'Orient, en Bulgarie. On semble,
pour le moment, n'être plus trop sûr de rien à Vienne et soupçonner
que, par des calculs probablement profonds, il pourrait y avoir eu des
gages donnés ou promis, ne fût-ce que pour neutraliser aussi long-
temps que possible la Russie.
Ce qu'il y a de sensible, c'est que, si rien n'est changé dans le fond
depuis le passage du tsar à Berlin, il y a au moins tous les signes,
toutes les apparences d'une politique d'expectative et de suspension.
On ne veut rien pousser à bout, on s'enveloppe d'une savante stratégie
nécessitée sans doute par les circonstances, par l'état général de
l'Europe. Le mot d'ordre est donné, et le discours lu tout récemment
au nom de Guillaume II à l'ouverture du Reichstag à Berlin ne se borne
pas seulement à déclarer que les espérances pacifiques manifestées il
y a un an par l'empereur se sont réalisées; il ajoute avec une confiante
assurance que toutes les relations permettent de croire au maintien de
la paix de l'Europe durant l'année prochaine. Si ce n'est qu'un langage
officiel, il prouve du moins qu'on a jugé utile pour le moment de re-
nouveler cette déclaration pacifique. D'un autre côté, on commence à
moins parler de la signification et des conséquences possibles du voyage
de l'empereur Guillaume à Constantinople. Un instant on aurait dit que
M
234 REVUE DES DEUX MONDES.
ce voyage n'avait été conçu que dans la pensée d'entraîner la Porte
dans des engagemens périlleux, et il est certain que l'entrée de la
Porte dans la triple alliance, si elle eût été possible, si elle n'eût ren-
contré l'invincible résistance du sultan lui-même, eût ressemblé à une
manifestation d'hostilité contre la Russie. Aujourd'hui on semble se
défendre d'avoir voulu donner une si grave portée à un simple voyage
d'agrément. L'empereur Guillaume va à Constantinople, il visitera le
sultan, puisque tel est son bon plaisir. On parlera peu de politique sans
doute, il est plus que vraisemblable qu'on n'aura ni la tentation ni
l'occasion d'étendre la triple alliance jusqu'au Bosphore. Les Turcs sont
des diplomates trop avisés pour s'y prêter, et l'habile homme qui dirige
la politique allemande sent bien qu'un tel acte serait par trop signifi-
catif, qu'il ne pourrait que précipiter une crise inévitable.
Évidemment cette triple alliance, au nom de laquelle on agite l'Eu-
rope en prétendant la pacifier, cette alliance, sans être ébranlée, subit
une sorte d'arrêt ou d'épreuve; elle ne paraît pas pour le moment des-
tinée à s'étendre, à enrôler de nouveaux alliés, et là même où elle a
semblé un instant être vue avec faveur, elle rencontrerait, sans doute, de
sérieuses difficultés. Que lord Salisbury ait eu la velléité ou la fantaisie
de lier partie avec elle, qu'il se soit laissé aller à s'engager plus ou
moins par des paroles, par des promesses, par des déclarations de
sympathies, à défaut de traités, c'est possible, puisque des Anglais le
croient et le disent; mais il est clair que l'opinion anglaise est loin
d'être tout entière avec le premier ministre de la reine et qu'elle ne se
livrerait pas sans résistance à une coalition préparée et conçue dans
un tout autre intérêt que l'intérêt britannique. On a pu le voir il y a
quelques semaines par cet article qui a retenti en Europe, que
M. Gladstone, déguisé sous le nom d'Oulidanos, a publié sur la poli-
tique de l'Italie, sur la politique présumée du ministère, et plus ré-
cemment encore un homme au langage mesuré, qui a été chef du
Forci gn-officc, lord Derby exprimait les mêmes opinions ou les mêmes
réserves. Or, à considérer les élections qui se succèdent, la politique
de M. Gladstone et de lord Derby n'est point sans avoir quelques
chances de succès. De sorte que par le fait, après tous les voyages et
toutes les entrevues, il n'y arien de changé, que la triple alliance reste
ce qu'elle est, une alliance restreinte, et que même M. de Bismarck est
obligé de la sacrifier quelque peu ou de la limiter s'il veut se rappro-
cher de la Russie.
Ouellc peut être maintenant, dans ces conditions, dans cette phase
diplomatique que nous traversons, l'intluence des affaires des Balkans,
de la Bulgarie ou de la Serbie? Évidemment ces affaires n'ont qu'une
importance relative, qui varie selon les circonstances, surtout selon les
combinaisons dont le chancelier d'Allemagne peut se faire le puissant
promoteur ou le négociateur. C'est là toute la question. Elle a été sans
REVUE. — CHRONIQUE. 235
doute agitée à Berlin; elle se débat aujourd'hui à Friedrichsruhe, dans
les entretiens de M. de Kalnoky avec M. de Bismarck, et on ne voit pas
bien ce que le prince Ferdinand provisoirement régnant en Bulgarie a
cru gagner pour sa cause en mêlant à ces négociations la petite aven-
ture de sa promenade presque clandestine en Europe. Le prince Ferdi-
nand a passé à la dérobée par Vienne, il est allé à Munich et à Genève.
Il est venu à Paris, oii il a visité l'Exposition et fait l'ascension de la
tour Eiffel. Il est allé à Londres; on ne dit pas qu'il soit allé à Berlin
ni surtout qu'il ait poussé jusqu'à Pétersbourg. Il est aujourd'hui à
Pesth, il ne semble pas pressé de regagner sa principauté. Il rentrera
à Sofia comme devant, sans avoir trouvé sur son chemin ce qu'il cher-
chait, la sanction de sa souveraineté, la reconnaissance de l'Europe,
toujours ballotté entre la Russie, qui le traite comme un usurpateur,
l'Autriche, qui ne demanderait pas mieux que de le reconnaître, et le
chancelier d'Allemagne, occupé à chercher le moyen de toutconcilier,de
donner raison à l'Autriche sans donner tort à la Russie, — dans l'intérêt
de la paix. En attendant que M. de Bismarck ait résolu le problème,
voilà la Bulgarie bien garantie, bien assurée du lendemain ! Voilà l'Eu-
rope bien tranquillisée sur ce qui peut se passer à Sofia ou à Philippo-
poli, dans ces régions où règne M. Stamboulof au nom du prince Fer-
dinand, que personne n'a reconnu ! S'il n'y a pas en Serbie la même
question de souveraineté indécise, si de plus les démêlés conjugaux du
roi Milan et de la reine Nathalie ont été quelque peu apaisés par une
transaction qui a permis au jeune roi Alexandre de voir sa mère, la
situation n'est peut-être pas bien meilleure. Quelques précautions di-
plomatiques que prenne la régence pour paraître indépendante des
influences extérieures, l'assemblée nationale, la Skouptchina récem-
ment réunie, n'a pas moins saisi l'occasion de la réponse au discours
de la couronne pour faire une manifestation en faveur de la Russie.
Soit, rien de plus simple peut-être que le souvenir des Serbes pour la
grande protectrice des Slaves; seulement si les sympathies pour la
Russie deviennent trop bruyantes, l'Autriche se sent menacée, — et
voilà M. de Bismarck qui a encore un problème à résoudre, sa média-
tion à exercer!
Décidément ces états des Balkans, dont on avait cru fixer la condi-
tion par le traité de Berlin, sont destinés à ménager plus d'une sur-
prise, plus d'un péril à l'Europe; mais si les Balkans ont toujours un
aspect un peu sombre, il y a heureusement une autre partie de l'orient
qui est aujourd'hui en fête : c'est la Grèce, où vient d'être célébré, au
milieu de toutes les pompes, le mariage du duc de Sparte, héritier de
la couronne hellénique avec la jeune princesse Sophie, sœur de l'em-
pereur d'Allemagne. »■
Ici tout se réunit pour offrir spus le plus beau ciel du monde, dans
une contrée privilégiée de l'histoire, en présence du Parthénon, le plus
236 REVUE DES DEUX MONDES.
curieux des spectacles, le plus étrange assemblage de grandeurs mon-
daines attirées par un mariage. On pourrait dire que c'est la fête de
cette honnête et digne maison de Danemark, si bien apparentée qu'elle
a des princes et des princesses sur tous les trônes ou près de tous les
trônes en Angleterre avec la princesse de Galles, en Russie avec
l'impératrice, en Grèce avec le roi George, marié lui-même à une fille
du grand-duc Constantin. Aussi tous les princes possibles se sont-ils
donné rendez-vous pour un jour à Athènes. Le vieux roi de Danemark
a fait le voyage pour présider au mariage de son petit-fils, de même
que l'impératrice Frédéric, malgré son deuil, a tenu à accompagner sa
(ille, appelée à être l'héritière de la couronne de Grèce. On a vu dé-
barquer au Pirée le tsarewitch, le prince et la princesse de Galles, bien
d'autres encore, — et entre tous l'empereur Guillaume lui-même, qui a
tenu à annoncer son arrivée à M. de Bismarck par un télégramme en-
thousiaste, où il lui envoie son salut et ses premières paroles « de la
ville de Périclès et des colonnes du Parthénon. » Et le mariage s'est
fait avec ce cortège de princes, au milieu d'une population flattée de
voir tant d'uniformes, tant de grandeurs de la terre. A la vérité, il y
avait dans tout cela un contraste qui a été peut-être secrètement senti.
Ce jeune duc de Sparte, dont on célébrait l'union, c'est le petit-fils du
roi de Danemark, dépouillé par l'Allemagne, et cette jeune princesse
Sophie, unie aujourd'hui au duc de Sparte, c'est la petite-fille du sou-
verain qui a dépouillé le Danemark! Il y a eu aussi une particularité
au moins bizarre. 0 vicissitude humaine! la voiture qui a servi au
jeune couple grec serait tout simplement le carrosse préparé il y a plus
de quinze ans pour l'entrée de M. le comte de Chambord dans sa bonne
ville de Paris. Qui aurait dit que le carrosse destiné à l'entrée du roi de
France à Paris devait servir quinze ans plus tard au mariage de l'hé-
ritier de la couronne hellénique avec une princesse allemande dans
« la ville de Périclès? »
Aujourd'hui, ces fêtes grecques sont passées comme un rêve de féerie.
Elles ne sont point assurément sans intérêt pour un état nouveau que
tant de princes viennent saluer. On sait bien cependant, et ce qui s'est
passé à Athènes aurait pu le rappeler une fois de plus, que les alliances
de famille ne changent pas la politique des états. Témoin le petit et
honnête Danemark si agrandi par les alliances et si mal protégé contre
la conquête ; témoin le roi George lui-même, qui, malgré l'origine
russe de la reine, n'a pas moins vu il y a quelques années la Russie
joindre ses navires aux navires de l'Europe pour contenir l'ambition
un peu trop impatiente de la Grèce. Rattachée à la Russie, à l'Alle-
magne, à l'Angleterre par les liens de famille, à la France par de
vieilles et irrésistibles sympathies, la Grèce a droit à toutes les espé-
rances sans doute; c'est surtout et avant tout par une bonne poliJque
qu'elle peut préparer avec sécurité l'avenir auquel elle aspire en Orient.
REVUE. — CHRONIQUE. 237
C'est le destin des peuples et des princes. Pour les uns, les fêtes des
mariages; pour les autres, l'épreuve des deuils publics. Au moment où
le peuple grec s'associait à un événement heureux pour sa dynastie, la
nation portugaise était frappée par la mort de son roi dom Luiz, qui
vient de succomber peu après son frère enlevé tout récemment. Le roi
dom Luiz, qui était marié avec une fille du roi Victor-Emmanuel, Maria-
Pia, était encore presque jeune ; il avait à peine dépassé cinquante
ans. 11 était le second fils de la reine dona Maria, si éprouvée autrefois,
et du prince Ferdinand de Cobourg, qui, depuis, a vécu longtemps dans
la retraite, étranger à toute ambition, adonné à ses goûts de savant et
d'artiste. Dom Luiz n'avait pas d'abord semblé fait pour le règne. Il
n'était arrivé à la couronne, en 1861, que par la mort prématurée de
son frère dom Pedro V, qui a laissé le souvenir mélancolique d'un
prince sérieux, sévère pour lui-même, préoccupé de problèmes sociaux,
un peu philosophe et frappé pour ainsi dire dans l'accomplissement de
ses devoirs. Dom Luiz était en effet devenu roi dans des circonstances
tragiques et presque mystérieuses. Son frère, dom Pedro, venait de
succomber à vingt-quatre ans, victime d'un mal qu'il avait contracté
dans un voyage à travers des provinces envahies par les fièvres, et
avec lui coup sur coup deux de ses frères étaient frappés ! Dom Luiz
héritait de tous ces deuils. Le nouveau souverain, qui différait de son
frère par la vivacité de son esprit et sa gaîté expansive, a été aussi plus
heureux : il a régné vingt-huit ans. On ne peut pas dire que son règne
ait été marqué par des événemens éclatans, il a du moins, pendant ces
vingt-huit ans, dirigé avec une intelligence prévoyante et déliée les
affaires du Portugal, respectant fidèlement les institutions, laissant
toute liberté aux partis, à son parlement, n'intervenant que pour sti-
muler les travaux, les progrès dont le pays pouvait profiter. Il a eu un
jour l'occasion de faire preuve d'une raison éclairée et ferme. C'était
au temps où l'Espagne, jetée dans une révolution, rêvait l'union ibé-
rique ou demandait un roi au Portugal. Ni dom Luiz, ni son père, le
roi Ferdinand, ne se laissaient tenter par ce rêve, et, dans leur résis-
tance, ils avaient certainement pour complice le bon sens national.
Ce qu'on peut dire de mieux, c'est que le roi dom Luiz laisse le Por-
tugal intact dans son indépendance et guéri des révolutions par la
liberté toujours respectée. Il a aujourd'hui pour successeur son fils, le
duc de Bragance, qui arrive au trône dans la fieur de l'âge, qui est
lui-même marié avec une princesse française, fille de M. le comte de
Paris, et ce nouveau règne qui s'ouvre ne peut qu'assurer au Portugal
la continuation de la paix intérieure sous la protection et la garantie
des institutions libérales.
Ch. de Mazade.
238 REVUE DES DEUX MONDES.
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.
^
Le mois d'octobre s'achève en laissant une assez forte déception aux
optimistes, qui comptaient voir s'ouvrir immédiatement une longue et
brillante campagne d'affaires. L'accès d'enthousiasme auquel avait
donné lieu, dans certains cercles financiers, le résultat des élections
générales, a été de courte durée. Dès le milieu du mois, la rente fran-
çaise, que l'on croyait partie pour des cours inconnus jusqu'ici, était
ramenée de 87.90 à 87.37. Dans la quinzaine qui a suivi, les affaires
ont été languissantes, et notre 3 pour 100, sur les mouvemens duquel
se règle toute la Bourse, a oscillé entre les cours extrêmes de 87.50
et 87.10. Il reste à ce dernier cours, soit à 0 fr. 40 seulement au-dessus
du dernier cours de compensation. L'Amortissable, coté il y a deux
semaines 90.70, a reculé à 90.55. Le k 1/2 a été porté de 105.67 à
105.85 par quelques achats de l'épargne.
La spéculation, surprise par le marasme du marché, a cherché de
tous côtés des explications à une attitude qu'elle ne comprenait pas
tout d'abord et qui dérangeait ses calculs. On a invoqué tour à tour les
demandes considérables de crédits présentées au Reichstag allemand
pour dépenses militaires, la persistance d'une situation troublée dans
l'Ile de Crète, la disposition présumée de quelques puissances à hâter
la reconnaissance officielle du prince de Bulgarie, de prétendus mou-
vemens de troupes russes sur la frontière autrichienne, l'entrée de
l'Angleterre dans la triple alliance ; puis, en ce qui touche nos affaires
intérieures, un projet d'emprunt que préparerait le ministre des finan-
ces, la prolongation des grèves dans le Nord et dans le Pas-de-Calais,
la probabilité d'une crise ministérielle à la rentrée des chambres, de
mauvaises nouvelles du Tonkin, une certaine mésintelligence entre
quelques-unes de nos sociétés de crédit.
La raison la plus sérieuse, celle qui a pesé pendant toute cette pé-
riode sur le marché et ralenti l'activité des transactions, est le resser-
rement de l'argent à Londres, à Berlin et presque sur toutes les places,
phénomène économique parfaitement étudié et connu, puisqu'il se re-
produit invariablement chaque année à la même période, et qui semble
cependant causer toujours une égale surprise au monde de la Bourse.
La préoccupation constante de la place a été la question du maintien
actuel des taux de l'escompte par les deux Banques d'Angleterre et de
France ou de leur élévation d'une unité. De plus, la liquidation men-
suelle s'approchant, rapprèhension des reports chers a paralysé toute
REVUE. — CHRONIQUE. 239
initiative. En fait, il n'y a pas eu élévation de l'escompte, mais les
acheteurs ont été soumis à des conditions fort dures pour la proroga-
tion de leurs engagemens, surtout à Berlin et à Vienne, à Londres
aussi, mais dans une moindre mesure.
Les fonds russes à Berlin sont restés très calmes, le k pour 100 1880
à 9k fr. 40, la dernière émission (mai 1889) à 91.90, en hausse de près
deO fr. 50. La situation budgétaire delaRussiejustifie ces cours élevés.
La rente italienne s'est négociée aux environs du cours rond de
9k francs, plus souvent au-dessous qu'au-dessus. Le dernier cours est
93.85. Le gouvernement de M. Crispi a enfin réussi à conclure avec un
syndicat italo-anglo-allemand une opération financière portant sur
/|25,000 obligations de chemins de fer, cédées à 282.50. Il y a un peu
moins de deux ans une vente d'obligations de chemins de fer avait été
conclue au prix de 285 francs. Il est vrai qu'à cette époque les cours de
la rente italienne étaient également plus élevés. Il est probable qu'une
partie au moins du nouvel emprunt va être mise en souscription pu-
blique en Allemagne dans la première quinzaine de novembre.
L'Extérieure a oscillé autour de 75 francs, le Portugais autour de 68,
le Turc autour de 17.20; l'Unifiée a gagné deux unités à /i72.50.
Le Hongrois k pour 100 or a été porté de 86 à 86 o/k ; les marchés du
|Continent ont fait bon accueil au projet de budget du royaume de Hon-
grie, présenté au Reichstag de Pesth parle ministre des finances, M. de
Weckerle. Ce projet accuse un excédent de 17 millions de florins des
recettes ordinaires sur les dépenses ordinaires, et un déficit insigni-
fiant de 400,000 florins sur la totalité des dépenses ordinaires et ex-
traordinaires. C'est l'équilibre obtenu enfin pour la première fois de-
puis 1867, c'est-à-dire depuis l'établissement du dualisme.
L'emprunt du Brésil, émis ce mois-ci. à Londres et à Paris, en rente
k pour 100, au taux de 90 pour 100, a complètement réussi et se né-
gocie en banque avec une prime de 1 à 1/4 pour 100. On sait que le
produit de cette opération doit être affecté à la conversion d'anciens
emprunts 5 pour 100.
Les fonds argentins se sont assez bien tenus et quelques-uns même
ont légèrement repris, bien que la prime sur l'or, après avoir fléchi à
100 pour 100, se b^it, depuis, relevée à 115 pour 100.
Les titres des sociétés de crédit ont donné lieu à très peu d'affaires
et la plupart ont à peu près conservé leurs cours du milieu du mois.
L'action du Comptoir national d'escompte avait été portée de 665 à
700 francs sur la convocation d'une assemblée générale extraordi-
naire appelée à statuer sur l'augmentation du capital, rendue néces-
saire par l'accroissement rapide des dépôts. Le Conseil d'administra-
tion a cru devoir publier une note pour rappeler les actionnaires trop
enthousiastes à une appréciation plus modérée de la situation. Les
titres ont été aussitôt ramenés aux environs de 660.
2Û0 REVUE DES DEUX MONDES.
Le Crédit mobilier se tient à /|80. Cet établissement, de concert avec
la Société générale et la Société de Dépôts, a mis en souscription pu-
blique le 28 courant, au prix de 290 francs, 96,000 obligations de
500 francs 3 pour 100 d'une compagnie espagnole qui se propose de
construire une ligne de chemins de fer de Linarés au port d'Almeria,
à l'aide d'une forte subvention du gouvernement espagnol et d'un
traité de construction à forfait avec la Compagnie française de Fives-
Lille.
Le Crédit foncier a été attaqué par un groupe de spéculateurs et a
vu ses titres rétrograder de 1,312.50 à 1,295. Les obligations à lots de
cet établissement n'ont pas encore regagné entièrement la faveur du
public.
Malgré leurs brillantes recettes, les Omnibus et les Voitures ont re-
culé de 1,300 à 1,285 et de 790 à 780. L'augmentation de recettes de-
puis le commencement de l'exercice atteint jusqu'ici k millions pour la
première de ces sociétés et /j, 330, 000 francs pour la seconde. La Com-
pagnie transatlantique s'est tenue à 600 francs, le Gaz à 1,423.75, le
Suez a reculé de 2,320 à 2,307.50.
La Compagnie de Rio-Tinto distribue à ses actionnaires un acompte
de 10 schillings sur le dividende de 1889. L'action s'est tenue entre
305 et 316. Le télégraphe de Paris à New-York, porté brusquement de
120 à 150, reste à 142. 50. Un mouvement analogue s'est produit sur les
allumettes.
La Laenderbank d'Autriche, qui s'est élevée de 535 à 565 francs, va
procéder, à partir du 6 novembre prochain, à la distribution des
sommes portées à son bilan au compte réserves, sous la rubrique :
agio de l'or sur le capital. Ces sommes s'élèvent à 7,700,000 llorins,
soit 38 1/2 florins par action, ou, en francs au cours du change ac-
tuel, 81.40.
Cette institution a traité définitivement avec le gouvernement (hi
prince Ferdinand de Cobourg pour un emprunt bulgare de 30 millions
de florins, à 6 pour 100, dont 25 millions ferme et 5 à option, le ser-
vice étant garanti par un gage spécial, les lignes de chemins de fer de
Zaribrod à Vakarel et de Yamboli à Burgas. L'émission sera lancée en
Autriche, en Belgique, en Hollande et probablement aussi en Suisse.
Des considérations politiques n'ont pas permis de songer à une émis-
sion en France ou en Allemagne.
La faiblesse du marché des rentes a amené des réalisations corres-
pondantes en actions de nos grandes Compagnies de chemins de fer,
surtout sur le Nord et le Lyon. Les Chemins étrangers se sont assez
bien tenus; le Saragosse toutefois a reculé à 310 francs.
Le directeur-gérant : C. Buloz.
IDYLLE ET DRAME DE SALON
DERNIERE PARTIE (1).
XI.
Ils ne s'étaient plus revus. — Régis savait Béatrix à Laverdun,
c'est-à-dire tout près de lui, car il avait rejoint son père à Monli-
gnan. Mais il ne faisait rien pour la rencontrer. Une communica-
tion, qui lui était parvenue par l'entremise deM"*^ Amelot, lui avait
imposé un surcroît de patience. Et, d'ailleurs, une grave maladie
de l'abbé Cordiac, son ex-prccepteur, l'occupait pieusement : il
tenait compagnie au vieux prêtre agonisant, pendant la majeure
partie de ces longues et cruelles journées d'été.
Mais le digne vieillard, au bout de la seconde semaine, mourut
ou s'éteignit sans secousse.
Les préparatifs de ses obsèques ne furent pas des plus compli-
qués, car il avait demandé un enterrement de pauvre. Seulement,
la reconnaissance et la sympathie de ses anciens paroissiens se
chargèrent, quand même, de lui faire de belles funérailles : le
monde afflua autour de ce modeste cercueil, que n'étoilait même
pas la croix d'honneur, jadis gagnée sur un champ de bataille; et
la petite église fut vite pleine.
Le deuil était conduit par MM. de Montignan, aucun paient ne
s'étant trouvé là pour réclamer la première place.
(i) Voyez la Hevue du 15 octobre et du 1" novembre.
TOME XCVI. — 15 iNOVEMBUK 1889. 16
2/i2 REVUE DES DEUX MONDES.
Pendant la cérémonie, aussi simple et aussi brève que le véné-
rable défunt l'avait souhaité, Régis, absorbé par les souvenirs
qu'une piété quasi filiale évoquait en foule du fond de sa mémoire,
et peut-être aussi par les préoccupations d'autre source qui s'as-
sociaient naturellomont à la meilleure part tie ces souvenirs, IRégis
ne remanjua personne parmi les noml3reux assistans.
Mais, quand l'humble cortège se mit en route pour gagner le ci-
metière, sous le grand soleil de midi, le jeune homme aperçut, au
milieu des femmes du pays, M""® et M"^ de Laverdun, vêtues de
noir. Entourées d'un cercle respectueux, elles marchaient presque
isolées et, par cela même, mieux désignées aux regards de tous.
Régis, avec autant de gratitude que d'émotion, les salua. Et,
derrière le cercueil porté à bras, les deux files de campagnards en
vêtemens de deuil ou du dimanche s'allongèrent sur la blanche
route poussiéreuse.
Le cimetière étant situé à moitié chemin entre Montignan et La-
verdun, — car les deux localités fraternisent dans la mort et n'ont
qu'un même champ de repos, — il fallait, pour s'y rendre, monter
une assez rude côte en bordure du parc très étendu qui entoure le
château de Laverdun.
On allait lentement, sous l'ardeur méridienne d'un soleil de
juillet. D'abord, on s'était entretenu à voix basse; puis, on avait
un peu haussé le ton des causeries entre voisins. Et, finalement,
chacun s'occupait de ses petites affaires, pensant de moins en
moins au défunt : la vie fait toujours tort à la mort. Cependant,
l'instinct de religiosité et de superstition de la plupart des
bonnes gens qui suivaient la bière maintenait lun certain ordi'e dans
le cortège et une certaine décence dans les conversations : c'était
beaucoup plus imposant et plus recueilli que le convoi funèbre d'un
citadin. On se relâchait un peu, mais sans oublier tout il fait le mort,
ni surtout la mort.
Comme on arrivait à l'intersection de la grand'route et d'un che-
min aboutissant en face du parc, un cavalier, qui allait déboucher
sur la route, rangea son cheval contre le talus, à l'angle du che-
min, et, se découvrant avec gravité, céda le pas au convoi. — Ce
cavalier, c'était le comte de Laverdun.
Du haut de son .grand cheval bai, il assistait impassible, ayant
remis son chapeau sur sa tête,. au lent défilé du cortège. Son vi-
sage, qui s'était iiuperceptiblement contracté au moment où lepère
et le fils avaient passé devant lui, venait de reprendre cette immo-
bilité rigide dont la persistance donnait, d'habitude, à ses beaux
traits réguliers une apparence vraiment marmoréenne. Du reste, il
avait eu soin de ne se couvrir qu'après le passage de MM. de Mon-
IDYLLE ET DRAME DE SALON. 243^
tignan, lesquels, à sa vue, s'étaient légèrement inclinés. Mais, peu'
connu- dans la contrée, où, depuis tant d'années, il ne séjournait'
plus, il n'était guère salué et pouvait contempler avec indifférence
la funèbre procession. Son regard terne et sévère errait donc dis-
traitement sur toutes ces faces paysannesques, tannées ou rubi-
condeSj lorsque, parmi elles, il reconnut soudain la tête encore
charmante de sa femme et le gracieux visage de sa fille.
Ses sourcils se froncèrent, un pli dur marqua son front comme
d'une balafi-e; et, d'un geste ironique, où il semblait vouloir allier-
des félicitations à son salut, il souleva son chapeau. Puis, d'un
mouvement brusque, il tourna bride, renonçant, pour le moment,
à rentrer au château.
Il n'y rentra que vers le soir, et pour monter tout droit chez'
sa femme.
Celle-ci travaillait paisiblement avec sa fille à l'arrangement
d'une corbeille de fleurs destinée à la table du château.
— Vous avez enfreint ma défense, leur dit-il avec une froideur
voulue. Pourquoi?.. Si je ne vous l'ai pas demandé plus tôt, si je-
no suis pas revenu, ce matin, pour le déjeuner, c'est que j'ai craint
de me laisser emporter à des reproches violons, qu'il m'eût ré-
pugné de vous infliger alors que vous sortiez à peine de l'église
et du cimetière.
— De quelle défense parlez-vous? demanda M'"^ de Laverdun.
— De celle qui a trait aux Montignan, bien entendu... Il ne
vous est certes pas interdit d'assister aux enterremens, mais-
sous cette réserve que le deuil ne sera point conduit par ces
gens-là.
— Nous avons connu l'abbé Cordiac, répliqua la comtesse sans
se troubler. Béatrix surtout a été longtemps dans les meilleurs
termes avec lui; elle a eu recours à son ministère comme péni-
tente et comme donatrice. On nous avait envoyé un billet de part,
une lettre d'invitation qui a, du reste, passé sous vos yeux; nous
no pouvions faire autrement que d'accompagner le cercueil- de cet
excellent homme jusqu'au cimetière... Il nous a plu dé le faire
simplement, à pied. Est-ce là ce que vous nous reprochez?
— Vous savez bien que non, dit le comte avec rudesse. Co n'est'
pas le goût des choses simples que vous m'avez habitué à vous
reprocher... Ce que je vous reproche, c'est d'avoir contrevenu à
l'ordre formel et général que je vous avais donné, une fois pour:
toutes, de rompre désormais toute espèce de relations de voisin
nage et autres avec MM. de Montignan père et fils... Avez-vous
oublié cette consigne... que je vous ai imposée dtms votre intérêt?-'
Car la rupture n'entrait pas dans mes vues primitives; je voulais;
2 64 REVUE DES DEUX MONDES.
que M. Régis de Montignan vous fréquentât librement, sauf à
se voir interdire certains tête-à-tête. Je le voulais pour lui permettre
de se mieux édifier quant à mes projets sur ma fille... Mais je me
suis ravisé... par miséricorde, après sa dernière visite, à Paris. Ne
vous en souvenez-vous pas?
— iNous n'avons pas été voir ces messieurs, répondit la comtesse
en se levant avec un commencement d'agitation. Et ils ne sont pas
venus nous rendre visite, que nous sachions... Donc, la consigne,
quoique nous ne soyons point à la caserne, a été respectée.
— Vous n'avez pas été les voir, et ils ne sont pas venus vous
voir. Toujours est-il que vous les avez vus, et en une circonstance
où vous (''tiez parfaitement certaines, à l'avance, que vous les
verriez.
— Si le hasard même des rencontres, s'écria M™" de Laverdun,
dont l'impatience s'aggravait à vue d'oeil, doit nous être imputé à
crime, il ne fallait pas nous faire venir ici.
— Je vous ai fait venir ici, parce que c'est ici, dans cette terre
dont je porte le nom et qui n'est jamais sortie du patrimoine de
ma famille, que je suis vraiment chez moi... Or, ayant à recevoir
les hôtes que vous savez...
— Voilà qui ne m'intéresse guère ! interrompit la comtesse. Et
ces hôtes-lcà ne seront les miens que dans les limites où la politesse
m'infligera la corvée de leur faire honneur.
— Gela suffira, dit le comte avec hauteur. Le reste me re-
garde... Dans huit jours, le duc et la duchesse de Losne, accom-
pagnés de leur fils, seront ici. Veuillez vous préparer à les bien re-
cevoir.
— Béatrix, mon enfant, laisse-nous... C'est mon tour de te le
demander... l^t ne te désole pas trop : ta mère est et sera toujours
de ton parti.
M"*® de Laverdun avait parlé avec émotion, et il était aisé de
voir que sa résolution était prise d'en finir. La jeune fille, qui avait
les yeux gros de larmes, se retira sans dire un mot, mais non sans
avoir adressé à sa mère un regard valant un baiser. — Celle-ci,
évidemment à bout de patience, allait et venait par la chambre,
sorte de terrain neutre entre les appartcmens du comte et ceux
de la comtesse, salon d'été orné de tentures claires, garni de meu-
bles bas et légers, qui attestaient des goûts de jeune fille et rap-
pelaient que Béatrix avait été, avant sa mère, et plus qu'elle, la
châtelaine de Laverdun.
— Monsieur, dit la comtesse à son mari en s'arrêtant assez loin
de lui, votre changement d'attitude a été si brusque, vous avez
passé si rapidement d'une indilTérence méprisante à une odieuse et
IDYLLE ET DRAME DE SALON. 245
tyranniqiie ingérence, qiie vos nouvelles prétentions m'ont prise
au dépourvu, je l'avoue... Provisoirement, je me suis résignée à
subir, sinon vos exigences, du moins votre présence... Mais vous
ne vous attendez pas, je suppose, à ce que je tende tardivement le
col à votre joug, ni surtout à ce que je vous immole ma fille...
Comment se fait-il, d'abord, que vous ne vous contentiez plus de
votre droit de veto et qu'il vous faille aller jusqu'au plus criant
des abus de pouvoir?
— Je vous avais accordé un délai d'un an, me réservant, passé
ce délai, de prononcer sur le sort de Béatrix, dans le cas prévu où
vous négligeriez de m'obéir. Il vous a plu de pousser votre fille en
avant, pour donner l'assaut à mes résistances... J'ai dû prendre,
sans plus attendre, une décision énergique.
— J'aurais compris des menaces, un châtiment même... le cou-
vent, à la rigueur, jusqu'au jour où Béatrix aura atteint l'âge de
disposer d'elle-même... Mais le mariage, un mariage qu'elle ré-
prouve... c'est d'une brutalité... superflue. Car vous n'espérez pas
mon consentement?.. Vous refusez le vôtre au projet de mon choix.
Je refuse le mien à vos combinaisons... Et après? Nous sommes
quittes.
— Soit. Mais vous paraissez ignorer que, en cas de dissentiment,
le consentement du père suffit.
— Ah!.. Réflexions faites, cela ne m'étonne pas. Il suffit de voir
un homme en plein exercice de son autorité pour comprendre que
les lois rédigées par les hommes ne peuvent être qu'iniques à l'en-
droit des femmes... Mais le consentement de Béatrix? La loi est-
elle donc si parfaite que vous puissiez aussi vous en passer?
— Béatrix est une enfant, qu'amusera la perspective d'être prin-
cesse, puis duchesse, et très riche... Or, à cet àge-là, quand une
perspective vous amuse, elle est bien près de vous séduire... D'ail-
leurs, votre fille aime le monde.
— Qu'en savez-vous?.. En tout cas, si elle l'aime, ce n'est ni
votre faute ni la mienne. Étant données l'éducation qu'elle a reçue
et la vie qu'elle a menée...
— Elle tient de vous. Elle est mondaine, vous dis-je.
— Encore une fois, qu'en savez-vous?
— On me l'a dit.
— Qui cela ?
— Qui?.. Une personne... plusieurs personnes, qui l'ont vue à
l'œuvre et qui ont pu la juger.
M. de Laverdun eût pu nommer M"*^ Mac-Fregor sans se com-
promettre aux yeux de la comtesse, laquelle avait toujours dédaigné
de s'occuper des relations de son mari.
— Cette personne ou ces personnes ne se sont peut-être trom-
2!l6 REVUE DES DEUX MONDES.
pées qu'à moilié. Mais vous vous trompez tout à fait lorsque vous
supposez Béatrix capable de renoncer à l'homme qu'elle aime de-
puis renfancc, pour un princo, pour un duc embryonnaire qu'elle
ne connaît pas.
— Elle le connaît, et ne le déteste point.
— On vous a dit cela aussi?.. Les- mêmes gens?
— Oui. Et d'autres encore, plus directement intéressés à le
savoir.
— M™* de Losne, peut-être?
— Justement... Elle a ce projet à cœur. Et elle m'a parlé de
toutes ces choses...
— Elle-même? Son témoignage est suspect, vous en convien»-
drez !
— Elle-même, mais d'abord par l'intermédiaire d" autres per-
sonnes.
— Ah! oui, toujours ces mêmes personnes...
— Oh! mon Dieu, je n'ai pas à faire autrement mystère du non*
de celle qui s'est entremise avec le plus d'obligeance et d'activité :
il s'agit de W^^ Mac-Fregor, une amie de ma jeunesse...
— Peut-être un souvenir aussi? ou de votre âge mûr? Car sa
réputation... Et voilà vos intermédiaires ! Et c'est du haut de votre
vertu, accouplée à ces vertus-là, que vous continuerez de manquer
au respect que vous me devez !.. Ecoutez-moi, monsieur. Vous vous
rappelez, sans doute, que je vous ai menacé de vous obliger à dire
tout haut pourquoi v^ous ne voulez pas de Régis de Montignan
comme gendre. Eh bien ! puisque le temps et les raénagemens n'ont
eu d'autre effet que de vous rendre plus exigeant et plus injuste,
je saurai vous bra-M?r en face... J'annoncerai hautement mon choix
et celui de ma lille, et je commencerai par en faire part à ceux qui
seront nos hôtes dans huit jours, ayant soin d'ajouter que je ne
suis pas plus que vous en humeur de céder.
— Essayez!.. Si vous osez cela, j'oserai, moi aussi, mettre à
exécution ma menace.
— Eh bien ! je serai aise de voir si voas- aurez enfin le courage
de votre opinion... Voilà des années que vous m'insultez, dans
votre esprit, d'un doute infamant, rendu plus infamant par la con-
naissance que vous avez de mes intentions à l'égard de ma fille.
Nous verrons si vous avez la logique de vos erreurs et de votre
mépris !
C'était dit avec une si superbe indignation, avec une telle assu-
rance de regard et de maintien, une telle hautour de ton. que le
comte de Laverdun, une fois encore, sentit fléchir sa cruelle con-
viction.
— Vous savez ce que je vous ai écrit, répliqua-t-il, il y a quel-
IDYLLE ET DRAME DE SALOX. '2U7
ques mois. Alors même que je me sentirais disposé à abandonner
mes longues préventions, trop justifiées, je ne pourrais négliger
tout à fait, dans une question qui intéresse mon nom et l'avenir
de ma fdle, l'opinion du monde. Quoi que vous fassiez, quoi r[ue
vous disiez, cette opinion vous condamne ou vous accuse... ce qui
revient au même.
— Mais vous, s'écria la comtesse en marchant sur son mari,
vous, monsieur, oui ou, non, me croyez-vous coupable?
Ses yeux, habituellement doux et indifférens, ou un peu dédai-
gneux, étincelaient de resolution et de colère.
— Ne me forcez pas à vous redire, murmura M. de Laverdun
dont la voix avait beaucoup baissé tout à coup, que, rien n'étant
venu modifier les elémens de ma conviction, je ne puis que me re-
porter en pensée à toutes les soulTrances que vous m'avez infligées
jadis... Coupable? A présent? Non, sans doute. Mais, autrefois!..
Y a-t-il eu, d'ailleurs, quelqu'un ou quelque chose pour influer,
depuis peu, sur ma croyance?
S'il ne mentait pas tout à fait, il ne disait pas non plus l'exacte
vérité. Car il avait beaucoup causé avec M"*^ Laura Mac-Fregor, la-
quelle, intéressée, par amour ou rancune, à faire manquer le mariage
de Régis, n'avait rien épargné pour replanter plus avant dans le
cœur de son interlocuteur bien des doutes, ou plutôt bien des cer-
titudes meurtrières. En sorte qu'il se hérissait de plus en plus contre
toute velléité de faiblesse ou d'apaisement.
Quoi qu'il en fût, le comte avait laissé fléchir sa voix. L'émotion
qui le ressaisissait, chaque fois qu'il avait à rappeler ce passé que
sa jalousie avait fait si douloureux, s'était, malgré lui, de nouveau
révélée. Et la comtesse, avec son instinct de femme, ne pouvait
hésiter à se croire toujours aimée, — aimée, du moins, de cet
amour mêlé de haine qu'attisent encore les rancunes. — Peut-être
eût-il suffi d'un mot pour amener une explication décisive, où les
anciens griefs se fussent dissous dans les larmes.
Mais l'orgueil fut le plus fort. Et M""" de Laverdun se contenta
de formuler cette conclusion :
— Nous avons tout dit l'un et l'autre... Puisque nous ne devons
céder ni l'un ni l'autre, ne discutons plus : agissons.
Sur quoi, traversant la pièce, elle gagna sa chambre, qui était
voisine.
Là, elle réfléchit. Et, ayant réfléchi, elle sentit tout ce que sa
situation avait d'inextricable. La menace qu'elle avait, par deux
fois, lancée à son mari, était de celles que l'on n'exécute point, par
la raison que l'on serait la première victime de l'exécution. En
outre, il y a des choses qu'une mère ne peut dire à sa fille, ni sup-
porter qu'on lui dise ou qu'on lui laisse eiitendie.
248 REVUE DES DEUX xMONDES.
L'angoisse el la colère dérivant du sentiment de son impuissance
amenèrent M*"® de Laverdun à un état de surexcitation nerveuse qui
finit ])ar se résoudre en des larmes brûlantes. Elle pleura silencieu-
sement, accoudée à son prie-Dieu.
Mais, bientôt, l'une des deux portes de la chambre grinça dou-
cement sur ses gonds ; et Béatrix, dont l'apjjartement n'était séparé
de celui de sa mère que par cette porte, s'avança jusqu'au prie-
Dieu. — Ayant dévisagé M"''' de Laverdun, la jeune fille l'embrassa
longuement. Puis :
— Mère, lui dit-elle, il y a quelque chose entre vous et mon
père, quelque chose que j'ignore, mais qui pèse sur moi comme
sur vous... Ne pourrai-je jamais en être instruite?
^ Que veux-tu qu'il y ait, mon enfant, outre la rancune d'une
mésintelligence déjà ancienne?.. Ton père ne m'aime pas, parce
que je lui ai résisté jadis. Et il a la cruauté de ne pas séparer ta
cause de la mienne.
— Vous lui avez résisté?.. En quoi?
— Mais... tout simplement en lui refusant de rompre avec le
monde, pour aller m'enterrer avec lui à Laverdun ou ailleurs.
— Il prétendait vous priver à tout jamais du séjour de Paris?
— A tout jamais... je ne sais trop. Il avait, en tout cas, la pré-
tention de m'imposer, pendant les trois quarts, au moins, de l'an-
née, une existence de véritable recluse.
— Et ce fut la seule cause de votre désaccord ?
— La seule que je sache.
— C'est bizarre.
— Pourquoi dis-tu cela?.. A quoi penses-tu?
La jeune fille semblait, en efïet, toute songeuse. Ce n'était plus
la rieuse et vive enfant, dont l'exubérance de vie et l'ardeur au
plaisir avaient alarmé Régis après l'avoir charmé. Dans son œil bleu,
naguère si mobile et si hardi ou si curieux, un reflet de mélancolie
s'était fixé; entre les paupières, que des pleurs récens avaient
gonflées, le regard glissait sans cesse à terre, affligé et terni.
— Oui, à quoi penses-tu? répéta la comtesse.
— Je pense, répondit Béatrix avec lenteur, qu'il est étrange que
Régis, pour qui mon père a tant d'antipathie, ait précisément les
idées et les goûts de mon père.
— S'il t'a fait part de pareilles idées et de pareils goûts, ma chère
petite, que ne lui as-tu, tout de suite, mis le marché à la main?
Vous ne vous entendrez jamais, crois-moi!
M""® de Laverdun avait j)arlé avec élan. On eût dit qu'elle était
aise, après avoir constaté la mélancolie de sa lille, de pouvoir rat-
tacher celte mélancolie à une première déception d'amour. — C'est
que les difficultés de sa situation se fussent bien singulièrement
IDYLLE ET DRAME DE SALON. 2'i9
aplanies, si, du fait de Béatrix elle-même, l'épineux projet de ma-
riage se fût trouvé compromis.
Mais la jeune fille, tout à coup, releva fièrement la tête, et :
— Je ne serai jamais parjure ! s'écria-t-elle. D'ailleurs, Régis a
raison : le monde est malsain...
— Quoi ! Tu y renoncerais?
— J'espère en avoir le courage... Et, quand je vois un ménage
comme le vôtre, ma chère maman, saccagé par des dissentimens
d'origine pm'emeni mondaine, je sens que la vérité est aux anti-
podes de cette existence toute factice... Car vous êtes bonne, ma
mère, et vous êtes belle. Mon père est beau, et il est bon, comme
vous...
— Oh! bon! fit la comtesse avec amertume.
— Oui, bon, répéta avec conviction la jeune fille. Je le devine,
si je ne puis, hélas! en avoir encore la preuve. 11 est fier, entier,
absolu, jaloux peut-être... Que sais-je? mais surtout incompris,
méconnu... Oh! pardon!
— C'est cela ! Accuse-moi pour le mieux délendre!
— Oh! non, jamais cela! — s'écria Béatrix en prenant sa mère
par la taille, comme une amie, et en mettant un baiser sur les
beaux cheveux de la comtesse, que l'âge n'avait pas encore déco-
lorés. — Mais on peut ne pas s'entendre, faute de parler la même
langue ou de donner aux mots la même signification, sans être cà
tout jamais incapables de se comprendre... Il suffirait, je crois,
quelquefois, d'un interprète... ou d'un trait d'union... Ah! si j'avais
été là, toujours, entre vous!.. Je me rappelle avoir entendu dire
que mon père, pendant quelque temps, a beaucoup aimé à. me re-
garder jouer ; qu'il me prenait sur ses genoux et m'embrassait,
attendri; qu'il semblait joyeux de me revoir, ému en me quittant...
Puis, ses visites se sont espacées, il a paru se désintéresser de ce qui
me concernait, il est venu de moins en moins jusqu'au jour où il a
cessé tout à fait de venir. Pourquoi? je ne le sais. Mais je sais bien
que, si j'eusse été près de lui, je lui aurais appris à vous comprendre,
à vous aimer... Je vous ai bien aimée de loin, moi!.. Oh! si j'avais
vécu près de vous deux, que tout serait différent ici î
— Mais, ma chère enfant, si tu as été élevée loin de ton père et
loin de moi, c'est qu'il l'a voulu.
— Je le sais. Mais n'a-t-il jamais donné d'autre raison que son
désir de me soustraire aux influences plus ou moins pernicieuses
de la vie de Paris et des habitudes mondaines?
— Aucune... à ma connaissance.
M™® de Laverdun semblait au supplice. Les circonstances l'ini-
tiaient au plus douloureux malaise moral qu'il y ait peut-être en ce
250 REVUE DES DEUX MONDES.
monde : l'obligation de rougir devant son enfant, sans la honte
intime d'aucun forfait vérilable et sans la ])0ssibilité de se justifier..
— Alors, reprit bientôt Béatrix, comment se fait-il que mon père
veuille aujourd'hui me faire contracter un mariage dont le premier
eflet serait de me jeter en pleine dissipation mondaine? Il y a là
une contradiction flagrante que je voudrais bien que l'on m'expli-
quât.
Elle avait repris sa mine songeuse. Sa mère voulut essayer de
clore l'entretien.
— Mon enfant, lui dit-elle, ton père ne cherche, pour le mo-
ment, qu'à rompre la trame que nous avons ourdie de concert. Le
prince de Poigny était là; il s'est avancé, ou l'on s'est avancé pour.
lui : ton père s'en sert comme d'un instrument... Au fond, sois
sûre qu'il lui est parfaitement égal que tu épouses celui-là on un
autre , ou même que tu n'épouses personne , pourvu que tu
n'épouses pas Régis , qui a le tort d'être patronné par moi.
— Je me refuse à croire que mon père, si hautain, si fier,
s'abaisse à une si mesquine vexation.
— Eh bien! si tu veux t'en convaincre, ma chère petite, renonce
à Régis et va le dire à ton père. Tu verras qu'il te tiendra quitte
du reste.
— Je ne puis renoncer à Régis, dit avec gravité Béatrix.
Puis, le visage éclairé soudain par un sourire :
— Mais je puis faire mine d'y renoncer, ajouta-t-elle.
Et, ayant poussé sa mère avec douceur vers un siège, elle lui
prit les mains et se pelotonna gracieusement à ses pieds.
— Voyez-vous, mère, reprit-elle en levant ses yeux clairs, il ne
faut pas trop de fierté... Oh! ayant dans les veines le sang de
deux personnes qui n'abusèrent jamais des concessions, j'ai quelque
mérite, croyez-le, à prêcher l'emploi de la douceur et de la ruse...
Mais à quoi arriverons-nous, je vous le demande, en continuant de
heurter ainsi de front le parti-pris de mon père? Ce qui serait ha-
bile, et même glorieux, ce serait de tourner la position et d'obliger
celui qui s'y est si bien retranché et fortifié, derrière son entête-
ment ou ses préventions, à l'abandonner sans coup férir.
— Tu rêves!.. Tu as entendu ton père, tu las vu.
— Vous ne voulez pas être de moitié avec moi dans cette entre-
prise ?
M'"^ de Laverdun secoua la tête on signe de refus.
— Eh bien! reprit Béatrix, laissez-moi agir seule, à ma guise,
voulez-vous?
— Tu n'obtiendras rien de ton père; et, si tu l'impatientes, il te
brisera tout comme si tu l'avais iirité.
IDYLLE ET DRAME DE SALOX, 231
— Bah ! on ne brise que ce qui résiste ; on est entraîné par ce
qui ploie.
— Essaie, fit la comtesse avec lassitude.
— C'est dit! s'écria Béatrix, qui, d'un bond, se retrouva debout.
J'ai mon idée.
— D'ailleurs, lui dit encore sa mère, je ne t'abandonnerai jamais.
■Et, tant que tu n'auras pas renoncé à Régis, je lutterai avec toi jus-
qu'à ce que ton âge ou notre fermeté nous ait assuré gain de cause.
— Bon ; il sera temps de reprendre la lutte quand ma diploma-
tie aura définitivement échoué.
A ces mots, la jeune fille embrassa sa mère et rentra dans sa
chambre, non sans s'être retournée sur le seuil pour faire un geste
qui recommandait le silence, et qui s'acheva en un baiser jeté du
bout des doigts à travers la pièce.
Dans la soirée, rien ne trahit, chez la jeune fille, un changement
d'attitude. Et la silencieuse contrainte qui régnait à Laverdun plana
sur le dîner, comme de coutume. Mais, dès le lendemain, il fut visible
que Béatrix avait à cœur de modifier sa manière d'être, sinon à
l'égard de son père en particulier, du moins dans ses rapports avec
tous. De triste ou boudeuse qu'elle s'était montrée depuis son arri-
vée, elle redevint alerte et avenante comme autrefois. Elle annonça
très haut son intention de se distraire, et, notamment, de se remettre
à l'équitation , qu'elle avait négligée pendant son long séjour à Paris,
faute surtout d'un compagnon qui fût, en même temps, un profes-
seur et aussi un porte-respect. Sans aucune invite apparente, elle
sut obliger son père à lui offrir de l'accompagner après que l'on se
serait assuré pour elle d'une monture sage.
Et, comme son ancienne petite jument, complice de ses débuts,
était encore dans l'écurie de Laverdun, le délai n'excéda pas vingt-
quatre heures, passé lesquelles le père et la fille firent leur première
promenade à deux.
M. de Laverdun avait été agréablement surpris de voir, alors
qu'il s'attendait à une recrudescence de méchante humeur, que
Béatrix semblait transposer l'expression de son mauvais vouloir.
Résistance pour résistance, il préférait une lutte courtoise. Car il
n'était pas sans avoir ressenti quelque honte de ses rogues remon-
trances et de ses injonctions brutales : on l'avait fait sortir de son
caractère, qui était plutôt entier que violent, et plus impérieux
qu'emporté, il s'étudia donc à être galant pour sa fille, juste dans
la mesure où il l'avait été jadis pour les femmes et où il l'était en-
core à l'occasion, — ce qui ne pouvait l'entraîner à rien d'excessif.
Le père et la fille se livrèrent, dès lors, à une série de petites
manœuvres dont l'objet était pour eux de se convaincre réciproque-
252 REVUE DES DEUX MONDES.
ment que leur antagonisme n'était plus que dans des circonstances
futures, et, comme telles, incertaines. — On peut toujours s'entre-
tenir d'un camp à l'autre en attendant la reprise des hostilités. Et
autant le faire sans aigreur.
Du reste, Béatrix apparaissait, cha({ue matin, si charmante aux
yeux du comte, en sa courte amazone bleue et sous son chapeau
gris, avec sa rose mousseuse au corsage, qu'il eût fallu être de fer
ou d'acier pour lui faire grise mine. Et l'on sait que le comte de
Laverdun n'était que cuirassé, et que, sous sa cuirasse, battait un
cœur sensible.
A compter de la troisième promenade, la conversation se sou-
tint comme d'elle-même sur un ton naturel et simple. De brèves et
très peu pédantes démonstrations techniques alternaient avec des
propos tout à fait étrangers à l'équitation. Et la chevauchée sem-
blait courte. On allait, toujours à l'opposite de Montignan, par des
collines boisées et des vallons ombreux, montant les côtes au galop,
descendant au pas les pentes accidentées. Et l'on rentrait sans avoir
soufflé mot des hôtes attendus, quoique l'on eût beaucoup causé.
Le cinquième ou le sixième jour pourtant, comme le mur de clô-
ture du parc commençait à se montrer au loin parmi les arbres,
Béatrix arrêta sa bète docile, qui marchait, à petits pas pressés,
l'encolui'e allongée, aspirant déjà l'avoine. En même temps, la main
fine de la jeune fille se posait sur celle de son père et l'obligeait à
marquer aussi un temps d'arrêt.
— C'est après-demain qu'arriveront le duc et la duchesse de
Losne? demanda-t-elle d'un ton tranquille.
— Je le crois, répondit M. de Laverdun avec un certain embar-
ras. Leur fils les accompagnera sans doute... à moins qu'il ne vienne
les rejoindre.
— Mais pourquoi n'avoir invité qu'eux? C'est me mettre à la
gêne.
M. de Laverdun regarda sa fille avec surprise, pressentant, grâce
au ton doux, affectueux, presque câlin, dont elle venait de faire
usage, qu'elle n'était plus éloignée des concessions suprêmes.
— Oui, — reprit la jeune fille en accentuant sa voix conciliante
d'une pointe de mutinerie, à la façon des enfans gâtés qui sollici-
citent une faveur, — vous devez bien comprendre que c'est très
gênant de se trouver sans cesse en tête-à-tête avec un jeune
homme dont le but avoué est de vous conquérir... surtout quand
on n'y met pas de complaisance. Car, pour peu que l'on y apporte
de bienveillance... Enfin, ça m'ennuie beaucoup, cette perspec-
tive. Or, je sais bien que, si vous avez droit à ma bonne volonté,
pour le genre d'épreuve auquel vous m'avez ordonné de me pré-
IDYLLE ET DRAME DE SALON. 253
parer et de me soumettre, vous ne pouvez avoir compté sur ma com-
plaisance à en assurer le succès... Je veux bien essayer des hom-
mages du prince de Poigny, qui ne me déplaît pas autrement... Je
veux bien en essayer, à seule fin de vous démontrer que je suis
incapable d'y prendre goût, si ce n'est au bal, sur un air de valse;
à cheval, entre deux temps de galop; ou à table, entre deux ser-
vices. Mais, pour cela, il me faudrait un petit entourage d'amis,
qui m'empêchât d'être toujours seule en scène avec le même pro-
tagoniste... 11 me faut, sinon tout un personnel de figurans et de
comparses, qui serait peut-être encombrant, du moins un ou deux
confidens... tenez, deux, en tout : un de chaque côté, pour rompre
la monotonie des tête-à-tête et occuper les intervalles des grandes
scènes...
— Vous n'allez pas me demander...
— Mais pas du tout! se hâta de dire en riant la jeune fille. Là!
Vous aviez déjà le front plissé... Marchons, voulez-vous?
Et, abaissant un peu sa main gauche, qui tenait les rênes et la
cravache, elle retirait, en même temps, sa main droite pour rendre
toute liberté au comte et à sa monture. — Les chevaux se remirent
d'eux-mêmes à leur précédente allure : un pas très allongé pour
le grand cheval de M. de Laverdun ; un trottinement de haquenée
pour la petite jument de Béatrix.
— Je ne veux rien vous demander, reprit-elle, qui puisse vous
contrarier. Rassurez-vous. Je vous demande seulement d'inviter
Suzanne Bernier, mon amie, et le comte de Triseuil , qui est le
compagnon ordinaire du prince de Poigny. Vous voyez que ce
n'est point exorbitant. Je ne voudrais pas de cette situation fausse
et ridicule de la jeune fille à marier en face du jeune homme qui
projette de l'épouser... ou à qui l'on a persuadé qu'il ne ferait pas
mal d'y songer. C'est bon dans une loge de l'Opéra-Gomique, cela!
— Je veux bien inviter M^" Bernier etM.de Triseuil, — dit le comte
avec une évidente satisfaction de voir se terminer au mieux un
entretien dont il avait, un moment, redouté la conclusion.
— A la bonne heure I Vous m'accordez mes deux invités, moven-
liant quoi je fais tous mes efforts pour me laisser séduire par le
prince de Poigny, futur duc de Losne... Lh! qui sait?.. Le nom est
tentant, et celui qui le porte a bien des qualités ! Il est on ne peut
plus mondain, d'abord; et, dame! j'adore le monde, moi aussi.
<j'était même^ soit dit en passant, le point noir de mon horizon de
fiancée; car Régis de Montignan est un vrai Huron, ou, ce qui
revient au même, un moraliste sévère... oh! incomparablement
plus sévère que mon confesseur, lequel j)rétend qu'on peut tou-
jours emporter le bon Dieu dans son cœur, fût-ce pour le mener
254 REVUE DES DEUX MONDES.
au bal... A propos, pourquoi, m'ayant fait élever à la campagne,
me deslinez-vous à une union archimondaine?.. Enfin, la logique
■ n'est pas de ce monde, je lésais. Trottons donc, maintenant que
lia chaleur augmente et que nous n'avons plus assez de temps pour
rentrer au pas... Mais, avant, embrassez-moi, mon père, et promet-
tez-moi de me tutoyer. Vous avez toujours l'air de me bouder par
le I fait seul de ce « vous » d'un autre siècle.
Le. comte, se penchant sur le cou de sa fille, l'embrassa comme
un amoureux. Et, sous le soleil montant, lequel, n'ayant guère que
deux I mois de toute-puissance en ces régions pyrénéennes, y. abuse
un peu de sa souveraineté temporaire, le cavalier et l'amazone rega-
gnèrent le château de Laverdun à une allure rapide, qui semblait
être aussi une allure joyeuse.
XII.
Tandis que les châtelains de Laverdun se disposaient à recevoir
leurs hôtes, — y compris Suzanne Bernier et le comte.deTriseuil,—
Régis et son père étaient assez mélancoliquement occupés à ronger
leur frein dans leur pittoresque, mais modeste pigeonnier seigneu-
rial.
Ge domaine de Montignan, bien que le voisinage de la seigneurie
de Laverdun lui fasse quelque tort, au point de vue décoratif, n'est
pas sans importance. Plusieurs fermes, des mines et des carrières
en dépendent. Par malheur, le propriétaire de tout cela ayant pré-
féré aller végéter noblement à Paris, au lieu de vivre plus noble-
ment, et surtout plus largement, sur ses terres, l'exploitaiion lais-
sait fort à désirer lorsque Régis, initié à bien des détails qu'ignorait
son père, fut admis à y mettre le nez, — et un peu la main.
L'habitation, quoique délabrée, était facilement réparable. Seu-
lement, M. de Montignan, toujours en quête d'argent pour son
usage personnel, n'avait jamais pu trouver le^s■ quelques billets de
mille francs dont cette opération eût nécessité l'emploi. — Sis au
fond d'une combe et isolé sur un pic bas, dans une des parties
les moins montagneuses de ce département si accidente de l'Ariège,
le château de Montignan semble une réduction mignonne de quel-
qu'un de ces terribles repaires féodaux, comme Lordat, Miglos,
Mirepoix, ou l'ancien château de Laverdun, d'où < les émules, plu-
tôt que les vassaux, des comtes de Foix exerçaient leur suzeraineté
de.grand chemin sur le pays environnant. C'est un petit édifice à
tourelles, plusieurs fois restauré, mais qui, daiis ses proportions
modestes, a conservé un caractère ou une appaience historique
IDYLLE ET DRAME DE SALON. 255'
des moins contestables. Sauf l'exiguïté, on dirait le siège d'une
ancienne chàtellenie ayant son nom dans l'histoire; en réalité, il
s'agit simplement d'une construction, de la fin du dix-septième
siècle, élevée d'après des plans plus anciens, et dont la lamille
bourgeoise des Le Prat ne devait pas tarder à faire son fief, pour
en tirer sa prétendue noblesse. Des jardins, des vergers, un po-
tager, flanquent ce donjon en miniature, et, comme répandus au
pied de ses murailles, l'entourent d'un lac de verdure.
Mais ce qui constituait ou eût dû constituer la richesse du do^
maine, c'étaient les fermes, et surtout les mines et les carrières. On,
les fermes ayant été confiées à de mauvaises mains, les fermages
rentraient mal ; les mines étaient exploitées à la diable, et les car-
rières ne l'étaient pas du tout. Bref, la terre de Montignan, avec
toutes ses appartenances et dépendances, proches ou lointaines^
ne rendait pas quinze mille fi^ancs, bon an mal an, tandis qu'elle en
pouvait rendre trente-cinq mille, grâce aux gisemens de manga-
nèse et de kaoUn épars dans le sous-sol d'une des exploitations
agricoles les moins prospères du domaine, grâce encore à une carv-
rière de baryte et à une autre de marbre statuaire, dont on ne
s'était jamais occupé, — grâce enfin à des mines de fer assezi
éloignées et tout à fait inexploitées. — Régis se doutait bien que la^
gestion paternelle laissait à désirer, et d'autant plus qu'elle n'était
presque jamais pratiquée qu'à distance. Mais le jeune homme,
témoin, depuis son enfance, de ce gaspillage indolent, n'avait pas
cru, jusque-là^ que le mal fût si grand, ni que le remède fût si
simple. Une enquête de quelques jours suffit à le convaincre que
rien n'était plus facile que de faire de Montignan le centre d'une
exploitation très importante et très prospère, à la condition de
sacrifier un peu l'agriculture à l'industrie. On avait fait, jusqu'alors,
tout le contraire. Or, le sous-sol étant incomparablement plus riche
que le sol, on négligeait des sources de revenus certains pour
courir après des fermages récalcitrans : c'est-à-dire qu'on avait
lâché la proie pour l'ombre.
Régis n'avait pas seulement trouvé, dans ces méditations d'ordre
pratique, une diversion utile à son ennui et à son impatience ou à
son chagrin; il y avait rencontré le germe d'une idée fort hono-
rable, qui était de se débarrasser du fardeau de l'oisiveté qu'on
lui avait imposée, mais qu'il n'avait jamais goûtée. Et, par surcroit,
il entrevoyait la possibilité de doubler les revenus de son père, tout
en entrant tête haute dans la famille de Béatrix, — si décidément
le Destin voulait qu'il y entrât, — comme un gentilhomme campa-
gnard riche de son travail en même temps que de son fonds, au
lieu d'y pénétrer humilié connue un pauvre hère sans sou ni
256 REVUE DES DEUX MONDES.
maille, sans fonction ni emploi, tout gueusant et prêt à vivre aux
crochets de sa femme.
Sans tarder, le jeune homme s'ouvrit à son père. M. de Monti-
gnan approuva fort les vues de Régis ; et, très ennuyé, très désœu-
vré, très inquiet lui-même, dans son aire isolée d'où il n'osait
presque plus sortir, de peur de nuire à son fils par quelque ren-
contre inopportune, il prit le parti de l'accompagner en ces tour-
nées qui devaient achever de porter la lumière jusque dans les
sources cachées de la future opulence des Montignan. Le roussin
fut attelé à la carriole ; et l'on se mit à battre le pays, s'informant
partout, scrutant le fonds et le tréfonds. — Le résultat de cette
seconde enquête fut que le département de l'Ariège, en général,
et la partie où se trouve Montignan, en particulier, sont d'une
richesse minière aussi indiscutable que mal exploitée. Dans la con-
trée, ce ne sont que gisemens et carrières. 11 y a de tout : des
métaux et du marbre, des ardoisières et de la pierre de taille, des
terres argileuses et du talc. Il y a même de l'or, ainsi que l'in-
dique le nom de la rivière qui a baptisé le département. Malheu-
reusement, s'il y a de tout, tout est un peu clairsemé, à l'exception
du fer. Et presque tout est livré aux erremens d'une industrie rou-
tinière et tâtonnante.
Il devint donc évident, pour le père et le fils, que, si les tré-
sors de Golconde n'étaient pas sous leurs pieds, ils n'en avaient
pas moins foulé longtemps, d'un pied dédaigneux ou ignorant, de
fort estimables richesses minéralogiques qu'il ne tenait qu'à eux
de faire surgir du sol. — Et la vocation de Régis se dessina, en
même temps que sa peine s'atténua ou s'engourdit.
Il y avait quelques semaines que durait cette accalmie morale
procédant d'une activité physi([ue et intellectuelle un peu désap-
prise, lorsqu'une rencontre trop prévue, mais qui avait pu être
évitée jusque-là, y mit fin brutalement.
Les projets de Régis étaient entrés, en partie, dans la voie de la
réalisation, par le fait de nombreux sondages pratiqués çà et là,
comme aussi par différens contrats passés avec des entrepreneurs
d'extraction, — sans parler d'une meilleure administration géné-
rale, ni du prochain retour des fonds de terre mal afiermés au
régime du faire-valoir direct, redevenu possible par suite de la
résiliation amiable des baux, qu'avait obtenue l'habileté du jeune
homme. — Dans son ardeur et dans sa hâte, voulant tout voir pour
tout améliorer, heureux d'ailleurs de dépenser ses forces et de
renouveler connaissance avec ce pays où s'était écoulée son en-
fance, le fiancé de Béatrix abordait chaque jour une tâche nou-
velle.
IDYLLE ET DRAME DE SALON. 257
Or, ce jour-là, il lui avait fallu, contre son habitude et contre
son gré, se diriger vers Laverdun. Les carrières qu'il avait à
explorer, en effet, étant situées de l'autre côté d'une des collines
qui entourent Montignan et faisant face à l'ancien chef-lieu du
comté, qu'elles dominent et commandent, le but de son excursion
devait forcément le rapprocher des lieux qu'il redoutait. Malgré le
très proche voisinage de ces carrières, il en avait différé l'explora-
tion, donnant la préférence à des inspections plus lointaines et
moins urgentes. Enfin, la veille, une circonstance s'était produite,
qui ne permettait guère de remettre encore à plus tard la décision
à prendre.
Vêtu comme un montagnard, solidement chaussé et guêtre,
Régis, ayant sifflé les deux bassets qui représentaient, à eux seuls,
la meute et tout le chenil de Montignan, s'était mis en route, au
coup de midi, le bâton en main, la pipe à la bouche. Il avait cal-
culé que c'était à peu près le moment du repas des habitans de
Laverdun ; et, comme l'affaire à traiter ne devait pas le retenir au-
delà de la durée probable de ce repas, il avait assigné à l'entre-
preneur qui lui faisait des olïres un rendez-vous en conséquence :
midi et demi pour une heure.
Il gravit donc la pente boisée qui sépare Montignan des car-
rières. Mais, comme il arriva le premier à l'endroit du rendez-
vous, il eut tout loisir de contempler la terre promise. Or, la terre
promise, ce n'étaient point les carrières, mais la demeure de
Béatrix.
En contre-bas des hauts talus couronnés de sapins et de mé-
lèzes, où Régis s'était arrêté, et de l'autre côté de la grand'route,
le parc et le château de Laverdun s'étendaient sous les yeux du
jeune homme, dans leurs dimensions imposantes et la majesté pai-
sible des domaines opulens. Tout y était entretenu avec un soin
méticuleux, et pourtant on n'y voyait jamais aucune trace d'aucun
travail récent. Nulle part il n'y avait ni outils ni brouettes, ni terres
fraîchement remuées ou amoncelées, ni rien qui rappelât le labeur
humain : on eût dit que ce chef-d'œuvre artificiel fût l'œuvre de
la nature, d'une nature perfectionnée faisant pousser ses arbres tout
taillés et disposant ses fleurs en guirlandes. Tout était donc splen-
deur, richesse, mais non peut-être harmonie et noblesse, dans cet
ensemble où le château ayant remplacé le vieux donjon féodal datait
du siècle dernier, tandis que le parc, sans cesse peigné, léché, ra-
jeuni, ne semblait jamais dater que de la veille. Les allées qui ser-
pentaient, en nombre infini, à travers les pelouses, étaient partout
désertes, à cette heure de repos ; la grande paix rurale de midi pla-
nait sur cette végétation si variée, si riche, exotique çà et là, et à
TOME xcvi. — 1889. 17
258 RE\T]E DES DEUX MONDES.
peine teintée d'or vers le faîte de ses frondaisons luxuriantes ou
étranges par l'automne commençant. Et les toits superbes du châ-
teau, s'irisant un peu au soleil roux, déjà voilé, de septembre, pa-
raissaient devoir abriter, sous leurs ardoises bizarrement imbriquées
et scintillantes, l'insolence heureuse de gens repus et hers, plutôt
que le bonheur discret et recueilli de privilégiés bienveillans. — Telle
était du moins l'impression résultant de la physionomie des choses
(aussi souvent trompeuse que celle des gens), et tel fut bien le sen-
timent de Régis : l'aspect de ce domaine était trop splendide pour
encourager la confiance envers ses possesseurs.
En se retournant et en redescendant un peu la pente qu'il venait
de gravir, le jeune homme put apercevoir entre les arbres, dans le
fond du vallon, le manoir pat(îrnel,qui, par une fantaisie ou une re-
vanche ironique du sort, ressemblait maintenant, bien plus que son
reluisant voisin, au nid authentique de quelque ancienne lamille
appartenant à la noblesse de race, à la noblesse de proie, — la seule
vraie. — Des cultures maraîchères avaient eu beau remplacer peu à
peu les fossés inutiles et comblés ; toute une basse-cour avait beau
grouiller sous les tourelles, et des chèvres brouter le revêtement de
verdure des bastions abandonnés, cette demeure-là sentait d'une
lieue sa gentilhommière. Et sa noble détresse présente semblait
faite pour mieux souligner sa gloire d'autrefois.
Mais le fiancé malheureux de Béatrix n'eut pas le temps de s'at-
tarder à une comparaison, d'ailleurs amère, en dépit de toutes les
compensations d'esthétique. Un cliquetis de chaînes d'attelage et
de gourmettes, argentin et clair comme un bruit de clochettes, tra-
versa soudain l'atmosphère calme, le silence de la route et des car-
rières. Puis,, un roulement de voiture sur le gravier d'une cour se
fit entendre au loin. — En quelques enjambées, le jeune homme
lut de retour à son observatoire.
Là-bas, dans la cour d'honneur, et seulement à demi caché par
la saillie d'un angle de muraille, un équipage attendait devant le
perron du château. Les chevaux secouaient leurs mors, dont la
stridente et intermittente chanson montait jusqu'à Régis, comme
un rehain sans couplets. Et bientôt la voiture lit grincer encore
une fois le gravier, franchit la grille et roula sur la route.
Elle allait passer au pied même des cariières. Or, elle contenait,
outre le comte de Laverdun et une dame assez forte que Régis
n'avait point reconnue, deux jeunes filles qu'il n'avait pas eu be-
soin de regarder longtemps poui- les recoimaîtrc et deux jeunes
messieurs qu'il reconnut par réflexion. Son premier mouvement
fut do s'effacer derrière les arbres. Mais une sorte de colère su-
bite contre Beatrix le poussa à faire tout le contraire. Il dégrinr-
gola le long de la pente abrupte et rocailleuse qui aboutissait à la
I
IDYLLE ET DRAME DE SAXON. 259
route, :ayant sur les talons ses deux bassets, lesquels donnaient de
la voix à qui mieux mieux. Etal arriva en bas, juste au moment
où la voiture, un char-à-bancs nouveau modèle, verni, tout neuf et
supérieurement attelé de deux demi-mng enragés d'ardeur, appa-
raissait au tournant. Le comte était sur le siège, avec Suzanne à
côté de lui; Béatrix, entre MM. de Triseuil et de Poigny ; la dame
inconnue, en face d'eux sur l'autre banquette, qu'elle occupait
dignement à elle seule.
En voyant de près cette jeunesse élégante, parmi laquelle se
trouvait son rival, pomponné comme à l'ordinaire, le jeune homme
se sentit humihé de son accoutrement, de sa pipe et du bruit que
menaient ses chiems. Il se faisait l'effet d'un braconnier cherchant à
se donner des airs indifïérens. Et pourtant, s'il avait négligé, ce
jour-là, toute recherche d'ajustement, c'avait été de propos déli-
béré, pour se mieux mettre en garde contre le désir secret d'aper-
cevoir Béatrix. Mais, au moment d'affronter les regards de sa fiancée
et des compagnons de celle-ci, une honte le prenait, qui aggravait
-son mécontentement intérieur.
Cependant, le char-à-bancs avançait grand train. On entendait les
rires des jeunes gens et, dominant ces voix juvéniles, les éclats
d'une gaîté plus bruyante ou plus sonore. Du coup, Régis recon-
naissait la duchesse de Losne, présidant aux vocalises 'du trio, —
et surtout aux fiançailles de son fils.
Quand il vit Béatrix rire et plaisanter avec ses compagnons, il la
jugea ,tout de suite oublieuse de ses promesses et de son amour,
en tout cas peu soucieuse des souffrances ou des inquiétudes de
celui qui l'attendait dans la retraite, dans la solitude, dans la tris-
tesse d'une mélancohque demeure que nulle espérance, nul encou-
ragement n'était venu visiter depuis six ou sept semaines qu'il \
était rentré, l'angoisse au cœur. Et le puéril sentiment de -honte
qui avait étreint l'âme du jeune homme s'évanouit soudain, pour
faire place à une nouvelle et sourde colère, à un besoin déraison-
nable, irraisonné plutôt, de rendre instantanément injure pour
injure, mépris pour mépris à celle dont la gaîté hitcmpestive pa-
raissait vouloir le braver. — Que Béatrix fût, par instinct, légère,
naturellement entraînée au rire et à la joie, il le savait depuis long-
temps et avait pu le lui pardonner, soutenu dans son indulgence
par l'espoir d'une conversion future dont l'honneur etleprofu lui
reviendraient sans partage. Mais que, non contente de s'amuser
maigri' elle, elle provoquât aux galans manèges deux jeunes fats,
dont l'un était le rival avoué de son fiancé, voilà qui dépassait
les bornes de toute indulgence. Or, M"° de Lavcrduu, pour le quart
d'heure, était fort gracieusement occupée à partager entre ses
deux voisins quelques fleurs, brins de muguet blanc et roses mous-
!!
260 REVUE DES DEUX MONDES.
seuses, qu'elle avait cueillies, sans doute, dans une des serres du
château, avant de monter en voiture. Et même, venant en aide,
avec obligeance, à M. de Triseuil, lequel ne pouvait parvenir à
loger dans sa boutonnière la part un peu volumineuse qui lui était
échue, elle attachait de ses mains au revers du veston le muguet
et les roses.
Régis ne se demanda pas pourquoi tant d'amabilité se détournait
du prince de Poigny pour aller au comte de Triseuil, ni même si la
jeune lille avait pu l'apercevoir avant que la voilure passât à côté
de lui. — La vérité est que, coquetant éperdument, ou avec osten-
tation, elle ne l'avait pas vu.
Et la preuve qu'elle ne l'avait pas vu, c'est qu'elle se troubla
sur-le-champ et perdit toute contenance dès qu'elle fut sur le
point de le croiser. Mais le jeune homme ne distinguait plus rien,
hors sa peine et son alîront.
Aussi, au lieu de saluer simplement et poliment, ce qui eût été
naturel et de bon goût, s'assit-il à terre en sifflotant et en détour-
nant la tête avec affectation. La voilure passa. S'il l'eût suivie du
regard, l'attitude navrée et interrogative des deux jeunes filles lui
eût donné autant de curiosité que de remords. Pareillement, la mine
satisfaite des autres personnages n'eût pas laissé de lui inspu'er des
regrets sérieux.
Mais il ne regarda rien, pas même ses chiens, dont les honnêtes
et sympathiques, physionomies, — comme en ont seuls les bassets,
— exprimaient la stupeur qu'ils éprouvaient à se voir condamner
à l'immobilité après une si belle course, et si imprévue, si folle,
où leurs petites pattes torses s'étaient si merveilleusement allon-
gées. Ce furent eux pourtant qui le rappelèrent au sentiment de la
réalité. Il prononça alors distraitement l'onomatopée familière qui
réunissait leurs noms jumeaux : Flic-Flac. Et il regagna, avec eux,
le sommet des carrières.
Le soir, Régis ne parla pas à son père de la rencontre qu'il avait
faite dans la journée. Mais, le lendemain, il était résolu à écrire deux
lettres : l'une à M"" de Laverdun et l'autre à Béatrix elle-même,
])Our leur rendre leur parole, sans explications d'aucune sorte.
Heureusement, le lendemain, il reçut une double visite, qui le
dispensa d'écrire sa double épître.
On vint lui dire, au milieu du jour, que M"*' de Laverdun, accom-
pagnée d'une amie, demandait à visiter la maison où était mort
l'abbé Cordiac. — 11 parut évident à Régis que les explications qu'il
ne voulait pas solliciter lui arri\aient, toutes franches et toutes
spontanées. Restait à savoir ce qu'elles valaient.
Aussi le jeune homme, s'armant lui-même des clés de la maison
(|ui avait longtemps ser\i d'asile au vieux prêtre, prolita-l-il de
IDYLLE ET DRAME DE SALON. '261
l'absence de son père pour se porter seul, et sans hésiter, à la ren-
contre des jeunes filles.
Toutes deux, dans leurs robes simples et claires, avec leurs cha-
peaux entourés de gaze blanche, avaient un air fort peu rassuré.
On les eût soupçonnées d'escapade, rien que sur la mine.
Et, en effet, leur pèlerinage, qui n'était pas pour plaire à M. de
Laverdun, devait rester secret, ainsi que l'expliqua Suzanne, à peine
entrée dans la maison.
— Oui, dit-elle, nous avons bien compris qu'un grave malen-
tendu devait fatalement résulter de la rencontre d'hier se combi-
nant avec le long silence qui l'a précédée. Vous vous êtes cru ou-
blié, trahi... que sais-je? Or on travaille à votre bonheur. Cela
vaut la peine que l'on s'explique, n'est-il pas vrai?.. Mais ne vous
expliquez pas trop copieusement. 11 nous fallait venir; il ne faut
pas qu'on sache que nous sommes venues : tout serait compromis,
Devinant votre chagrin, Béatrix n'a pas cru devoir recourir à ma
sœur, ce qui eût été interminable. Quant à vous écrire directement,
autant valait venir vous voir, n'est-ce pas? Aous avons pensé que
ce ne serait pas plus mal de notre part et que nous vous ferions
plus de bien... Mais surtout faisons vite...
Elle parlait avec une volubilité distraite. Il semblait que son hu-
meur serviable fût désormais le résultat d'un effort, plutôt que l'ex-
pression de sa nature même ou la suite d'une conviction.
Ils traversèrent l'humble et agreste maison, où rien n'avait été
dérangé ni remué depuis la mort de l'abbé, et ils arrivèrent dans
le verger. Pendant cette courte visite, ou plutôt pendant ce court
trajet, Béatrix fit observer, en souriant, mais non sans quelque mé-
lancolie, que la demeure du défunt était vouée au service de leurs
amours. — Régis attendit pour sourire qu'on l'eût un peu mieux
édifié, ce qui ne fut pas long.
— Alors, vous avez cru tout de suite à la trahison? lui demanda
Béatrix. C'est plus simple, en efiet, mais ce n'est guère flatteur
pour moi.
Elle s'était arrêtée, sérieuse et pensive, sous un vieux pommier
tordu; et, s'appuyant au bras de sa compagne, elle avait fiché en
terre le bout de sa longue ombrelle. Régis tut frappé, et doulou-
reusement frappé, du contraste de son attitude présente avec celle
de la veille, alors qu'elle s'ébattait joyeusement dans le char-à-
bancs, au milieu de ses compagnons de promenade et de plaisir.
11 lui dit crûment :
— Il n'y a pas eu d'outrage, s'il y a eu méprise; mais savez-vous
bien que votre tristesse... très intermittente, et qui attend ma
présence pour se manifester, n'est pas de natm*e à me guérir de
mon aveuglement ?
?l
202 REVUE DES DEUX MONDES.
— Quand on joue la comédie contre son gré, l'esprit plein de
pai)ilioiis noirs, on a bien le droit d'être un peu triste, même les
jours de relâche.
— De quelle comédie parlez-vous ?
— De celle que j'improvise, chaque jour, à Laverdun, pom*
triompher, par la ruse, du mauvais vouloir de mon père... Vous
vous plaignez que je sois triste devant vous. Mais je le suis souvent
un peu, maintenant. Je m'aperçois que tout n'est pas gai dans la
vie... ni facile. Heureusement, ce qui est difficile n'est pas impos-
sible.
— Et vous espérez réuisair? Gomment?
— En faisant peur à mon père, qui m'aime... Car il m'aime. Et
c'est bien là, avec l'espoir de gagner, à la fin, votre cause et la
mienne, la seule douceur de mon rôle. Je l'ai intiensiblemenl con-
quis, subjugué, ce père imprenable... et sans hypocrisie, je vous
le jure, car j'avais deviné son cœur, avant de le connaître. 11 a
soufiert... Mais ne parlons que de vous, de nous. Je veux que mon
père Unisse par mettre son affection pour moi au-dessus de ses
rancunes ou de ses préventions contre votre père et vous... 11
y viendra : dans une àme quelconque, mais surtout dans une âme
noble, l'amour, en se développant, finit toujours par étoufifer la
haine, parce qu'il tend toujours à occuper tout l'espace...
— 11 ne faut pas beaucoup de place à une vieille rancune, mur-
mura Régis, pour faire son œuvre. Votre père vous aimora, et il
continuera de me détester. Or, il n'en faut pas davantage poiu* nous
empêcher à tout jamais d'être heureux.
— Nous verrons s'il n'hésitera pointa se déjuger lorsqu'il s'agira
de me condamner à être aujourd'hui ce qu'il ne voulait pas autre-
fois que je devinsse.
— Et quand verrons-nous cela?'
— En vérité, bientôt.
— Ne précipitez rien, dit Suzanne en intervenant pour lu se-
conde fois sur le ton de la prudence. Ne précipitez rien quant à
l'action... mais abrégez les commentaires... Sûrs l'un de l'autre,
attendez votre heure : elle sonnera.
En attendant, ils causèrent, liéatrix raconta ses espérances. Ré-
gis exposa ses projets. Et cela dura longtemps.
XIII.
•Régis, qui savait des choses que Béairix devait ignorer, avait le
droit de se demander, malgré l'assurance vraie ou feinte de sa fian-
cée, -si vraiment cette heure de bénédiction, dont avait parlé Su-
zanne, sonnerait jamais. Se défaire d'un prétendant pouvah n'être
IDYLLE ET DRAME DE SALOX. 263
qu'oia jeu pour la fille du comte de Laverdun, surtout si elle avait
réussi, autfnt qu'elle le disait, à se faire chérir de son père. Quant
à imposer à celui-ci le fils de M. de Montignan, aux lieu et place de
son candidat évincé, il fallait ne rien savoir de ce que savait Régis
pour y songer.
Cependant, quiconque eût suivi avec attention, depuis quelque
temps, tous les manèges de la jeune fille n'eût pu douter qu'elle
ne fût parvenue à découvrir une partie du secret qu'on lui cachait
et qui se di-essait entre elle et Régis, comme entre son père et sa
mère. Elle n'était plus gaie que par accès, fébrilement, et aux
heures où, il lui fallait l'être pour ne pas compromettre le succès-
daplan qu'elle s'était tracé.
Ce plan consistait essentiellement à exagérer ses tendances mon-
daines, après avoir captivé l'affection de M. de Laverdun ; en sorte
qu'il en vînt à s'alarmer de l'avenir de sa fille. Car Béatrix avait
toujours présente à l'esprit la haine ou la défiance de son père en-
vers le monde ; et elle ne pouvait croire qu'il dût persister dans son
projet de la marier à un jeune mondain, de la fau-e entrer dans une
famille mondaine par excellence, lorsque, l'aimant, il la verrait au
bord de ce qu'il considérait sans doute encore comme un abîme ou
un gouiïre de perdition.
La première partie de ce programme avait été exécutée sans en-
combre. Béatrix: n'avait pas eu de peine à se faire adorer de son
père, dont l'àme assombrie ne s'était fermée à la tendresse que
sous l'étreinte d'une rebutante désillusion. M. de Laverdun, qui
avait beaucoup aimé sa femme, ne pouvait manquer d'aimer sa
fille en apprenant à la connaître sous le jour particulièrement ai-
mable où il plut cà celle-ci de se montrer d'abord. Avec une entente
suprême de l'art des gradations, elle s'étudiait à ne pénétrer que
pas à pas dans l'intimité du comte, se gardant bien de pai-aître
vouloir en forcer l'entrée. Elle obligeait même son père à lui faire
toutes les avances. Et les promenades à cheval, avec les conseils
pratiques et les mille petits soins galans qu'elles comportaient de la
part de M. de Laverdun, ne furent pas sans influence sur la marche
prompte et décisive de cette familiale intrigue. Au bout d'une se-
maine, M. de Laverdun était sous le charme. Abstraction faite
même du sentiment paternel qui recommençait à se manifester en
lui, il avait besoin désormais de cette gracieuse enfont, besoin de
la, voir, besoin de l'entendre, besoin de lui parler. Cette beauté
mignonne était l'astre tardif aux rayons du([uel se ranimait son
vieux cœur endolori, et sans fureur à craindio, ni délire, ni lièvre,
ni amertume... Tout ce qu'il avait gardé dans l'àme de tendresse
inemployée, il le reporta sur sa fille.
26 i REVUE DES DEUX MONDES.
Mais celle-ci, aussitôt dans la place, s'ingénia à tirer le meilleur
parti possible de sa victoire. Elle commença par provoquer l'éton-
nement de son père, pour entretenir ensuite son inquiétude.
Les invités du comte venaient d'arriver. Aimable pour M. de
Poigny, Béatrix fut agaçante envers M. de Triseuil, qu'elle alTecta
de traiter vraiment en ami, on camarade préféré. Elle lui donnait
des fleurs, le recherchait ou le choisissait comme partenaire dans
les jeux qui se jouaient au jardin ou dans le salon, comme écuyer
ser\ ant dans les cavalcades, et comme voisin de nappe ou de ban-
quette dans les déjeuners sur l'herbe et les promenades en voiture;
mais cela sans décourager l'autre, qu'elle maintenait, au contraire,
sur le pied de cour, d'officielle galanterie, où il s'était mis d'abord,
lui laissant entendre qu'il représentait le sérieux et qu'il aurait
son tour. — Tout cela était d'une eflrénée coquetterie et d'une
science ou d'une perversité terrifiante. Triseuil en fut gêné; Poi-
gny, décontenancé; la duchesse, ofïusquée; et M. de Laverdun,
ébahi d'abord, puis atterré. Quant à W" de Laverdun, elle ne com-
prenait pas encore la tactique de sa fille, qui s'était relusée à la
lui expliquer. Et, pour ce qui est du duc de Losne, simple clair de
lune de sa femme, il ne pouvait qu'être oflusqué, puisque sa femme
l'était et ne l'était pas facilement.
Il fallut bien enfin, vers la troisième ou la quatrième semaine,
que M. de Laverdun fît des observations à sa fille, M"'® de Laver-
dun ne lui en faisant aucune et se bornant au strict nécessaire en
fait de conversation. Il l'appela donc, un matin, dans son cabinet.
— C'était la veille même du jour où l'on devait rencontrer Régis.
— Ma chère Béatrix, lui dit-il, je ne suis pas content de vous.
— De toi, fit la jeune fille en rectifiant sur un ton câlin. C'est
convenu, vous savez !
— De toi... si tu veux... Eh bien! je ne suis pas content de
toi.
— Bah ! vous m'étonnez, mon père. Est-ce que je ne serais pas
assez aimable, pas assez accueillante?
— Tu l'es trop .
— Non. J'exécute loyalement nos conventions, ni plus, ni moins.
— D'abord, M. de Triseuil n'a jamais figuré dans nos conven-
tions... dans nos conventions principales.
— Aussi n'est-ce qu'un accessoire. Mais enfin, j'ai stipulé sa
présence. 11 figure donc au contrat... Il figurera même au contrat
do mariage, si je me marie. Car c'est le plus intime ami de M.^de
Poigny...
— J'avoue ne pas comprendre...
— C'est bien simple, pourt<uit. Vous voulez que je devienne
IDYLLE ET DRAME DE SALON. 265
princesse de Poigny, c'est-à-dire une des reines de la mode, comme
disent les braves gens et les courriéristes... Or, une reine de la
mode a toujours un favori. Je m'exerce, voilà tout.
— Béatrix !
Courroucé, M. de Laverdun s'était dressé devant sa fille. Mais,
quoique pâle et résolue, celle-ci regardait son père sans bravade.
Sous ce regard clair et scrutateur, le comte se calma comme par
enchantement.
— Est-il possible, repril-il d'un ton beaucoup plus conciliant, que
quelques mois de la vie de Paris aient suffi, je ne dirai pas pour
vous pervertir à ce point, mais pour pervertir à ce point vos idées
et votre langage?
— Que voulez-vous, mon père? Une jeune fille choisit, ou l'on
choisit pour elle, par le mariage, sa condition. Vous avez répudié
mon choix; je tâche de m'habituer au vôtre. Qu'y a-t-il là de sur-
prenant?
— Je n'ai jamais eu l'idée, comme bien vous pensez, de faire de
vous une de ces femmes qu'on appelle des femmes lancées, pro-
bablement parce qu'on est sûr qu'elles tomberont un jour ou
l'autre...
— Pourtant, mon cher père, vous ne pouvez pas me demander,
si je fais un mariage mondain paur vous plaire, d'y apporter une
soif de respectabihté que je chercherais vainement à satisfaire dans
le monde. De quoi sommes-nous convenus? Nous sommes conve-
nus qu'il y aurait une épreuve dont l'issue déciderait du sort de
votre projet. Or, il se trouve que, toutes réflexions faites, si je ne
puis pas épouser la personne que vous savez, je crois pouvoir
m'accommoder de M. de Poigny... mais à la condition de donner
fibre carrière à des goûts de plaisir que rien ne contre-balancera
plus...
— Vous ne savez ce que vous dites, interrompit M. de Laverdun
avec emportement, ou vous ne dites pas ce que vous pensez!
— Pardon, mon père. Gomme certain personnage historique, je
ne dis pas toujours ce que je pense, mais je pense toujours ce que
je dis.
— Eh bien ! ce mariage ne se fera pas ! s'écria le comte avec
force.
— Celui-là non plus? dit Béatrix sur un ton d'ironique surprise.
Tant pis!.. Mais vous aurez peut-être plus de mal à rompre ce pro-
jet que l'autre.
— Au train dont vous allez, il pourra bien arriver que ce soient
nos partenaires qui le rompent.
~ Soit. Mais moi, je ne le romprai point ; et je crois que, en-
266 REVUE DES DEUX MONDES.
gàgv comme vous l'êtes, vous trouverez liiiitialive peu commode
à prendre.
Cet entretien jeta du froid, pour une demi-journée, entre le père
et la fille. Mais, dès le lendemain malin, celle-ci avait reconquis le
terrain perdu. Seulement, elle avait repris, en même temps, ses
affectations de mauvais genre, lesquelles, grâce à l'apparition de
Régis sur le grand chemin et au trouble qui en était résulte pour
la jeune fille, donnèrent fort à penser à la duchesse de Losne. « J'y
•^suis! s'écria la bonne dame en forme de conclusion. Cette petite
masque veut nous détourner de sa personne. Son jeune Montignan
-est évidemment de connivence avec elle. Parbleu! je gage qu'ils
s'entendent comme larrons en foire... Ils ne se sont pas seulement
regardés en se rencontrant. Comme c'est vraisemblable ! Comme si
l'on pouvait passer ainsi à côté l'un de l'autre, sans se voir ou
sans se reconnaître... quand on se connaît si bien, et cela tout en
devenant, l'un et l'autre, blancs comme des linges!.. Oui, oui,
'C'est une comédie qu'on nous joue. Une tille de cet âge-là ne se
transforme pas ainsi, du jour au lendemain. Elle était très gen-
tilleet très convenable, quoique franche... Maintenant, c'est comme
une Américaine mal élevée. Pour un peu, je me serais désistée
sans tarder, tant j'entrevoyais sinistrement le sort de mon pauvre
fils... Mais, patience ! En l'observant, je finirai bien par la prendre
en flagrant délit d'imposture, cette M"*^ Machiavel ! »
Ainsi fut fait, et pas plus tard que le jour suivant, par suite de
la fiiguc malencontreuse exécutée en cachette vers Montignan par
Béatrix et Suzanne. Les deux pauvrettes ne se doutaient guère,
en cheminant pédestrement dans la campagne, qu'elles avaient à
leurs trousses cette gaillarde duchesse, qui était un fin limier, mal-
-gré ses dehors un peu lourds de gendarme et sa verve un peu
épaisse de matrone.
— Je la tiens, la bonne pièce ! le petit monstre!
Telle avait été, en sa forme familière et un i>eu triviale, la pre-
mière appréciation de M*"^ de Losne après sa découverte. Elle y
ajouta bientôt ce commentaire :
— 11 y a même deux monstres au lieu d'un. Car, que dire de
cette autre demoiselle, de cette benoîte jouvencelle (jui accepte un
rôle de duègne, à son âge!
Mais, poursuivant le cours de ses réflexions, la duchesse fit la
grimace. « Je disais la tenir, pensa-t-elie. Bien au contraire, elle
m'échappe. Malgré son nom et son argent, je ne vais pas en faire
ma bru, quand je sais qu'elle court les champs pour aller rendre
visite aux petits Montignan du voisinage... Sans compter que c'était
pour son éducation que je la voulais, non moins (pie pour le reste...
f
IDYLLE ET DRAME DE SALON. 267
,\ii! la peste soit des éducations champêtres ! Décidément, plus on
est près de la nature, plus on est loin des convenances, qui ne
sont, après toat,. que des conventions. A force de regarder les
bêles... Parbleu! il n!y a qu'à ouvrir les yeux pour recevoir le
mauvais exemple... G'esti égal, je vais toujours prévenir le père.
Ce sera ma vengeance... et ma flèche de Parthe. Car, après cela,
nous pouiTons pher bagage et nous remettre en quête d'une perle
ducale. »
Son devoir, et non sa vengeance, comme elle se l'était dit à
elle-même, — on ne se dit pas toujours la vérité à soi-même, ni
pour le bien ni pour le mal, — son devoir lui avait paru clair
comme de l'eau de roche. M. de Laverdun était trompé, bafoué par
sa fille. Même sans mettre les choses au pis et sans croire que Béa-
triï eût avec Régis des entrevues vraiment criminelles, on ne pou-
vait contester l'étrange perversité, la dépravation précoce de cette
péronnelle qui donnait des rendez-vous à son amoureux, non loin
de chez elle, pendant que, sous son propre toit, un fiancé agréé
par son père l'attendait, la bouche en cœur, — et n'était pas seul à
l'attendre, puisqu'il était accompagné de ses parens, venus avec lui
en grande pompel — Donc, il fallait dénoncer lacoupable; ne pas le
faire, c'eût été trahir l'hospitaUté... Et puis, il n'eût pas été com-
mode d'explicpier le départ et la rupture sans révéler les esca-
pades.
Toutefois, la besogne, à mesure que l'instant approchait de l'ac-
complir, devenait, aux yeux de la bonne M"^® de Losne, moins
ragoûtante et plus scabreuse. A la fm, les scrupules de la du-
chesse prirent un tel développement que, n'ayant encore rien dit,
ni à son mari, ni à son fds, elle résolut de prendre directement à
partie d'^ibord la coupable elle-même.
A la chute du jour donc, ayant séparé Béatrix de son amie Su-
zanne, elle l'entraîna dans un salon désert du rez-de-chaussée.
L'obscurité était presque complète ; aussi la jeune fille avait-elle
voulu demander une lampe. Mais la duchesse l'en avait empêchée,
la faisant asseoir sur, un siège d'encoignure. Et là, entre chien et
loup, sans chercher à la dévisager :
— Ma chère petite, lui dit-elle, je vois de reste que vous n'êtes
pas sous l'influence magique d'une grande ]iassion.
— A quoi voyez-vous cela, madame? demanda en riant Béatrix.
— Vou& n'êtes jamais seule, même quand vous n'êtes pas avec
mon fils-. Et vous n'aimez pas l'obscurité.
— Ah! c'est donc sous l'empire d'une grandepassionpourM.de
Poigny que je devrais être... et que je ne suis pas?
Puis, cédant à l'envie assez naturelle de taquiner la duchesse,
268 REVUE DES DEUX MONDES.
qui l'assassinait journellement de ses exclamations laudatives sur
les mérites de son fils :
— Mais l'induence magique, ajouta-t-elle, opère peut-être sur
moi tout autrement que sur le commun des mortels. Je suis com-
municative, j'ai besoin de parler... Le moyen avec cela de recher
cher la solitude et l'ombre !
— Voulez-vous que nous causions sérieusement, mon enfant?
— Sérieusement? fit Béatrix étonnée du ton plus que de la de-
mande. Mais, oui, madame.
— Et vous serez franche? ;f
— Oh ! bien franche.
— Aimez-vous mon fils? i
*
— Non.
— A la bonne heure!.. Mais alors, qu'est-ce que nous faisons
ici, lui et moi, et son père?
— Dame ! je me suis laissé dire que vous désiriez que votre fils
m'épousât.
— Et vous-même, que faites-vous ?
La voix forte de M""" de Losne s'accentuait. Et, à l'entendre, on
devinait qu'un orage allait éclater. Béatrix, tout interdite, s'était
levée.
— Oui, que faites-vous? répéta la duchesse avec énergie. Que
faites-vous, mademoiselle de Laverdun?
— Mais... je tâche d'aimer votre fils, madame, puisqu'on m'a
commandé d'essayer.
— Vous tâchez d'aimer mon fils! L'euphémisme est délicieux!..
Et c'est à Montignan, quand il demeure à Laverdun, que vous vous
exercez à l'aimer? Et, pour ces essais-là, il vous faut le concours
d'un jeune monsieur qui arrive à votre rencontre, porteur d'un
trousseau de clés et vous ouvre la porte d'une petite maison où
vous disparaissez avec lui!., pour n'en ressortir qu'après un temps
très long!.. Ah! c'est trop fort, cela, voyez-vous, ma chère petite,
c'est trop fort !
Béatrix, un moment démontée, ne tarda pas à se remettre et ré-
pliqua :
— Avec lui et avec l'amie qui m'accompagnait... Car, si vous
m'avez épiée ou fait épier, madame, vous savez que je n'étais pas
seule.
— Oui, un fameux porte-respect ! une jeune fille de votre âge!
— Mais, madame, je n'avais nul besoin d'un porte-respect,
n'ayant cà voir qu'une personne qui m'a toujours fort respectée...
— Et toujours fort aimée!
— C'est vrai.
IDYLLE ET DRAME DE SALON. 269
— Si pourtant j'avais suivi ma première inspiration, qui était de
vous dénoncer à votre papa, avouez que j'aurais pu vous attirer
bien du désagrément...
— Je ne le nie pas, madame. Mais je n'ai à me reprocher qu'une
simple désobéissance. Et ce n'est pas de là que me serait venu le
désagrément.
— Et si, maintenant, je persistais à vouloir informer votre
père?
— Je vous demanderais, madame, comme un service et comme
une grâce, de n'en rien faire.
La jeune fille avait parlé avec une simplicité, une émotion, et
une noblesse qui touchèrent profondément l'excellente femme
qu'était la duchesse de Losne. Si bien que Béatrix se sentit attirée,
tout à coup, par deux bras vigoureux, qui l'incrustèrent sur une
solide poitrine, tandis qu'une voix vibrante, mais très adoucie, lui
jetait ces mots dans l'oreille :
— Voyons, mon enfant, confessez-vous... C'est donc un roman
bien mystérieux, que le vôtre? Je me rappelle qu'il y a là-dedans
un amour contrarié, et je n'ignore pas que j'ai contribué à le con-
trarier. Mais, si c'est sérieux à ce point-là, je suis avec vous, vous
savez, contre mon fils et contre moi-même... Voulez-vous que je
parle à votre père... oh ! sans lui raconter le petit épisode...
— Vous êtes bonne, madame, et je vous remercie. Mais la men-
tion de ce que vous appelez le petit épisode n'est pas ce qui m'ef-
fraierait le plus... Je vous en prie, ne dites rien.
— C'est bon, c'est bon... Pourtant, vous avez tort de repousser
mon intervention. Je vous regretterai comme belle-fille; mais cela
ne m'empêcherait pas de vous bien servir comme amie.
— Ah! si vous pouviez quelque chose, malgré Tétrangeté de la
situation, je n'hésiterais pas à vous confier mes intérêts, je vous le
jure!
— Et vous auriez raison.
Elles se quittèrent sur ces mots, après un baiser. Jlais la du-
chesse avait son idée, qu'elle mit à exécution, le soir même.
— Mon cher monsieur de Laverdun, dit-elle au comte en le pre-
nant à part, je vous suis personnellement fort reconnaissante de
votre bon vouloir. Mais il ne faut point s'entêter. Votre fille n'ai-
mera jamais mon fils : il convient que nous en prenions notre
parti.
— Ma foi! répondit avec philosophie le père de Béatrix, si tel
est votre avis, je n'y contredirai pas. Il est mauvais de contraindre
les sentimens des enfans.
— D'accord... Seulement, quand on les veut respecter, il ne
270 REVUE DES DEUX MONDES-.
faut les contiaindre en rien... Croyez-moi, mon cher ami, donnez
votre fille à ce. pelit Moniignan, qu'elle aime depuis l'enfance....
— Que me pariez-vous de M. de Montignan? intemompit. le
comte avec une subite irritation.
— Et pourquoi ne vous en parlerais-je point?.. Voyons, entre
nous, qu'avcz-voiis à lui reprocher? A lui, rien, sans doute. Mais à
son prre? Pas beaucoup plus : les médisances et les cancans qu'on
a répandus sur son intimité avec votre femme... Or il n'y apas une
femme du monde vraiment mondaine, à qui l'on ne prête un ou
plusieurs galans... C'est forcé, cela, quand on a des amis ou tout;
simplement des cavaliers préférés... Et savez-vous à quoi l'on re-
connaît qu'une femme du monde est honnête? C'est quand on ne
lui prête qu'une seule intrigue de ce genre.
— U ne s'agit pas de iW"'' de Laverdun en ce moment, riposta le
comte qui. se dominait. Il s'agit de ma fdle. Elle vous a parlé?
Elle vous a priée d'intercéder pour elle?
— Ahl Dieu, non ! La pauvre petite m'amême bien suppliée de
ne vous rien dire.
— Comment cela est-il venu, alors?
— Je m'étais aperçue que nous faisions fausse route... Je l'ai
interrogée... et voilà.
— C'est, bien, duchesse. Merci... Le reste est affaire entre moi,
ma iille et ma femme.
XIV.
Ainsi que se l'étaitpromis M'"'' de Losne, elle ne tarda guère à plier
bagage. Son mari, qui finissait toujours par trouver qu'elle avait
raison (( en prijicipe, » se contenta volontiers de l'argumcntalion à
laquelle elle recom-ut pour lui démontrer que leur place n'était plus
à Laverdun. Les motifs allégués étaient, d'ailleurs, péremptoires :
les deux jeunes gens ne se convenaient décidément pas; et, si la
position est déjà fausse avant qu'on ait acquis- pareille certitude,
elle devient intenable après. Tout ce que regretta le duc, qui s'en-
nuyait à mort et que l'on avait vainement essayé de distraire en
lui montrant, au cours de diverses excursions plus ou moins loin^-
tainrs,— aux grottes de lllerm et du 3Ias-d'Azil, par exemple, —
des fossiles et des stalactites, des monumens mégalithiques et
des fontaines incrustantes, ce fut la perspective d'une série de
chasses ài l'izard et au coq de bruyère, dans les- montagnes voi-
sines, chasses que la saison allait bientôt rendre possibles. Mais il
avait assez de gibier sur ses terres du jNivcrnais et dans ses pro-
priétés de Seine-et-Marne, pour se consoler de l'absence de l'izard
IDYLLE ET DRAME DE SALON. 271
et du coq de bruyère, auxquels on peut reprocher de gîter, en gé-
néral, assez loin du boulevard, des grands cercles, et de l'Opéra.
Quant au jeune prince de Poigny, il fit preuve d'une philosophie
supérieure, — supérieure à son âge, — lorsque sa mère lui annonça
qu'elle avait questionné jVP'^ de Laverdun et avait reçu de sa bouche
même l'assurance que l'inclination attendue ne s'était pas pro-
duite ou suffisamment accusée. « Ma foi, tant mieux! s'écria-t-il.
Elle m'inquiétait, cette petite, vous savez... Je ne demandais pas
mieux que d'essayer de lui plaire, pour vous faire plaisir, puisque
vous affirmiez que c'était une occasion unique, l'argent et la nais-
sance se trouvant réunis là par hasard. Mais, vrai ! il vaut décidé-
ment mieux, en cette matière, n'aller sur les brisées de personne,
surtout quand ces brisées ne sont pas toutes fraîches : le gibier
virginal n'aurait qu'à ne pas l'être ! » M"^^ de Losne, par générosité,
et peut-être aussi par amour-propre, crut ne devoir rien révéler
de ce qu'elle avait appris outre le manque d'enthousiasme de Béa-
trix. Et le futur duc de Losne suivit ses parens sans manifester
d'autre désespoir. Il s'en alla comme il était venu : indifférent ou
résigné.
Les adieux furent d'autant moins pathétiques que chacun mettait
plus de hâte à s'en acquitter, la situation ne laissant pas que d'être
embarrassante pour tous.
Seul, avec ou après la duchesse de Losne, le comte de Triseuil
fut sincèrement marri d'avoir à battre en retraite. L'amitié lui avait
fait un devoir de ne se prêter qu'avec une demi-complaisance aux
agaceries de M^'° de Laverdun; et, plus d'une fois, le voisinage de
Suzanne Bernier lui avait été d'un véritable secours en lui procu-
rant une contenance. Peu à peu, il avait pris goût à ce voisinage
et à cette contenance : le charme doux et voilé de l'amie de Béatrix
l'avait lentement pénétré. Mais il ne pouvait pas se tenir pour as-
suré que la jeune fille s'en fût aperçue. Et il devait remettre à plus
tard le soin de se renseigner.
M. de Laverdun, enveloppé, drapé dans sa hautaine et froide
politesse, subit, sans donner aucun signe de gêne ni d'ennui, le
cérémonial des adieux. — Depuis son conciliabule avec la duchesse
de Losne, il n'avait adressé la parole à sa femme et à sa fille que
par nécessité.
Mais tout le monde, à l'exception de Suzanne, étant parti, le mo-
ment était venu de régler les comptes arriérés.
Dès le lendemain du départ, M. de Laverdun manda près de lui,
dans son petit appartement particulier du second étage, sa i femme
et sa fille. Béatrix arriva d'abord et entra seule chez son père.
— Mon enfant, lui dit-il sans préambule, vous voilà débarrassée
d'un prétondant qui vous importunait. Cela s'est fait sans fracas,
19
272 REVUE DES DEUX MONDES. fi
avec décence, M°"^ de Losnc ayant pris l'initiative de la chose et
ayant reconnu qu'il n'y avait pas lieu de pousser plus loin l'expé-
rience... Fort bien. Mais vous avez à me rendre compte de votre
conduite à un double point de vue. Vous avez à me dire, d'abord,
pourquoi vous n'avez pas craint de vous compromettre en rebu-
tant, par vos excentricités voulues, ceux que vous étiez libre, à
coup sûr, de ne pas séduire, mais que vous n'aviez certes point
le droit de scandaliser. Vous avez à m'apprendre, ensuite, com-
ment M"^^ de Losne en est venue à vous interroger et quelle a été
la cause déterminante de l'explication que vous avez eue avec
elle. Car j'ai peine à comprendre que cette explication se soit pro-
duite de but en blanc... et j'ajoute que j'ai des raisons particu-
lières de croire tout le contraire... J'attends.
Béatrix avait écouté, sérieuse et calme. Ce n'était évidem-
ment ni à l'enfant insouciante qu'il avait à peine connue, ni à la
jeune fille tour à tour aflectueuse et inconsidérée, avec laquelle il
venait à peine de faire connaissance, que M. de Laverdun allait avoir
aflaire. C'était une femme qu'il avait devant lui, une petite femme
un peu grave, un jx'u triste, mais surtout résolue, hardie, fière et
courageuse.
— Voici, dit-elle, ma double réponse. J'ai feint des inconsé-
quences de tenue et de langage, qui ne sont ni dans mes habitudes
ni dans mes goûts, parce que je voulais, mon père, éloigner vos
amis, devenus mes ennemis par le fait seul qu'ils prétendaient con-
fisquer ma personne... Je les ai donc trompés, mais je vous ai
surtout trompé vous-même, parce que mon dessein était de vous
amènera rompre spontanément ces fausses accordailles dont, seule,
votre haine pour celui que j'aimais avait été l'inspiratrice. Mon
excuse, c'est que j'ai cru pouvoir compter sur votre affection, pé-
niblement reconquise, et que j'avais conscience d'agir en conformité
de vos idées et de vos convictions les plus chères. Je voulais vous
mettre en contradiction avec vous-même en vous faisant toucher du
doigt le danger auquel j'eusse été exposée, si je me fusse sincère-
ment prêtée à l'accomplissemenl de votre projet... Et voici qui me
conduit à la seconde partie de ma réponse. Je voulais vous con-
vaincre de contradiction pour vous crier ensuite : Mais l'homme
que j'aime est précisément tel que vous l'eussiez pu choisir pour
moi! lia vos idées, vos principes, vos goûts. Pourquoi donc le re-
poussez-vous sans le connaître? Voyez-le, jugez-le... Or, comme,
en attendant, je ne pouvais pas le désespérer par le spectacle de
ma conduite, pour lui bien inexplicable, j'ai été le rassurer...
— Vous avez vu M. de Montignan!.. Chez lui?
— Oui; accompagnée de Suzanne, j'ai été voir Régis. Kt M"* de
Losne, qui me surveillait, paraît-il, ma surprise...
invrXE ET DRAME DE SALOX. 273
— Je comprends, alors! fit le comte avec une conviction sarcas-
lique. Je comprends qu'elle ait songé, la première, à se dédire!
— Je vous dis tout, mon père, sans peur et sans honte... même ce
que je pourrais vous cacher, parce que je dois tout vous dire pour
arriver à ceci : Je veux être la femme de Régis... Je le veux plus
que jamais, maintenant que je connais le monde pour l'avoir de-
viné : ce qu'il coûte ne vaut pas ce qu'il rapporte...
— Vous avez été chez ces gens-là! s'écria M. de Laverdun comme
s'il n'avait pas entendu ce que lui avait dit sa fille après cet aveu
formidable. Vous!.. Vous êtes partie de chez moi, moi présent!..
Et j'avais la suprême niaiserie de me reprendre de tendresse pour
vous!.. Ah! tenez, c'est bien toujours la même duperie, et vous
êtes bien la digne fille de votre mère!.. Il était écrit que ce sang-là
devait toujours me tromper ! . .
Le mot lui était échappé dans l'emportement de la colère. Il
voulut se rétracter en balbutiant.
— Mais non, interrompit douloureusement Béatrix, vous avez
eu raison de le dire... ditesr-le donc encore, ce mot, qui vous étouf-
fait. J'ai assez vieilli pour l'entendre... .le me doutais d'un terrible
malentendu entre ma mère et vous. Qu'importe que mes soupçons
se précisent!.. Ah! mon père, vous vous plaignez de nous... mais
vous nous aurez fait bien du mal à toutes les deux !
Dégrisé de sa courte fureur, M. de Laverdun baissa la tête
comme un coupable, oubliant qu'il avait voulu sévir comme un
juge.
— Béatrix, murraura-t-il, mon enfant, vous vous êtes méprise
sur le sens et la portée de mes paroles. Votre mère a droit à votre
respect...
— Je le sais bien, dit avec fierté la jeune fille. Et je le croirais
contre toute vraisemblance même... A plus forte raison, quand les
faits me le crient. M'aurait-elle promise à Régis...
Au même instant, la porte s'ouvrit, et M™'' de Laverdun, se ren-
dant à l'appel de son mari, pénétra, à son tour, dans l'étroit cabinet
de travail, sévèrement décoré et soigneusement clos, où le comte
aimait à se tenir, loin du bruit et des importuns, près des combles
du château.
D'un coup d'oeil, la comtesse, sans juger la scène, en sentit la
gravité :
— Arrivé-je trop tôt ou trop tard? demanda-t-elle. Et suis-je de
trop?
Sa fille lui dit en l'embrassant, après avoir essuyé ses yeux
humides :
— C'est moi, mère, qui vais être de trop... Mais que mon père
TOME xcvi. — 1889. 18
274 REVUE DES DEUX MONDES.
VOUS dise ce qui s'est passé entre nous. Il faut que cela serve à
quelque chose et que nous sachions si nous devons quitter son
toit. Car nous sommes solidaires. 11 n'a pas le droit de séparer mon
sort du vôtre, do me condamner s'il vous absout, ni de m'absoudre
s'il vous condamne.
Eéatrix, ayant encore une (ois embrassé sa mère, passa devant
son père en inclinant légèrement la tête et sortit.
M"^ de Laverdun, plus émue qu'elle ne l'avait jamais été en face
de son mari, interrogeait celui-ci du regard. Mais lui, muet et dé-
contenancé, comme mortifié, ne relevait pas son front, que, depuis
un moment, il tenait courbé vers le parquet. Enlin, il se redressa,
ayant dans le regard une expression de vague humilité et d'incer-
taine contrition.
— Il vient de se passer, dii-il, une scène regrettable,., et que je
déplore du fond du cœur. En voici le point de départ.
Il raconta la démarche et les aveux de Béatiix. Puis : j
— Entraîné par une irritation terrible, j'ai laissé échapper un mot
qui vous accusait.
jljme (jç Laverdun se tourna vers la porte par où sa fille venait de
sortir, et, toute frémissante :
— Vous n'avez pas craint!.. Quelle ignominie et quelle lâcheté
ce serait, même si vos griefs ressemblaient moins à des calomnies!
Mais, étant ce qu'ils sont, quel forfait!
— C'est vrai... Ce serait vrai, du moins, si j'avais été en pos-
session de moi-même. Mais il y a en moi tout un levain de fureur
jalouse dont les bouillonnemens échappent à l'empire de ma vo-
lonté, lorsque les circonstances me remettent aux prises avec ce
passé qui m'a coûté tant de honte et de souffrances!.. Enfin, tenez,
puisque le mal est fait, je vous laisse juge. Si vous croyez encore
pouvoir marier votre fille dans les conditions que vous savez, faites-
le... Je lève mon veto, et je me retire, ce qui équivaut à une ré-
tractation.
La voix sourde et brisée, le regard honteux et presque sournois,
M. de Laverdun était méconnaissable. 11 semblait se repentir de ce
qu'il avait dit, de ce qu'il avait cru, et il guettait encore, il quê-
tait des indices! Sa femme le contempla un instant avec une espèce
de pitié, puis s'écria :
— Si je crois encore pouvoir le faire! Mais certainement, pauvre
lou!.. Que vous ayez douté de la femme, passe encore! Mais de la
mère, voilà ce que je ne puis comprendre ni pardonner.
— Hélas ! qu'il est tard pour vous croire!
— Dieu tard, en eflet... Trop tard!
— Yolande, je vous adjure de prendre en considération, pour
me juger à votre tour, le souvenir de ce que j'ai enduré jadis,.
IDYLLE ET DRAME DE SALON. 275
■épiant mon malheur, le guettant pour ainsi dire au passage, en
lisant le récit dans tous les yeux, en apercevant le reflet sur tous
les visages, en devinant la dérision derrière tous les sourires!..
Rappelez-vous comme vous étiez belle et courtisée, et combien indif-
férente, en apparence, à tous les hommages, sauf à ceux d'un homme,
toujours le même, toujours empressé et radieux...
— Mais cet homme, c'est vous qui m'avez contrainte d'y songer!
— Soit! J'étais autoritaire autant qu'il était docile, maladroit
autant qu'il était souple... Mais les circonstances qui expliquent,
<[m même excusent la faute, ne l'effacent pas, ne la font point dis-
paraître. Le suprême eflbrt de ma justice ne devait donc aller qu'à
pallier vos torts... Et je vous aimais! Comprenez que je vous aimais !
— Il fallait me prendre les mains, me regarder au visage en me
demandant pardon de vos pensées mauvaises. Vous auriez bien vu
que je ne vous trompais point... Les femmes mentent par leurs sou-
rires et par leurs actes comme par leurs paroles, quelquefois ; mais
à moins d'avoir été dressées au vice et au crime, elles ne mentent
jamais quand elles regardent droit... tenez, comme ceci!
— Ah ! pardon , pardon !
M. de Laverdun avait fléchi le genou devant sa femme. Et cet
homme fier, si faible, avait des larmes plein les yeux. — La jalou-
sie dans un cœur noble et fort est comme une paille dans l'acier
bien trempé : elle suffit à lui ôter sa vertu.
— C'est à votre fille qu'il faut porter cette tardive amende hono-
rable, dit tristement M'"^ de Laverdun. Qu'en ferais-je, moi?
— Venez, dit le comte en entraînant sa femme.
Il la conduisit jusqu'au seuil des appartemens du premier étage.
Et, là :
— Dites à Béatrix que je consens à tout, que nous nous sommes
réciproquement pardonné les torts que nous pouvions avoir lun
envers l'autre, et qui étaient surtout imaginaires... et que je veux
l'embrasser avant de partir... Car je vais reprendre ma vie errante.
C'est ce que j'ai de mieux à faire, et cela satisfera tout le monde...
même moi, qui, tout en vous sachant enfin peu coupable, ne pour-
rais oublier... Dites à votre fille... ce que vous pouvez lui dire,
tout de suite, dites-le en l'arrangeant pour le mieux. J'ai hâte de
réparer... ce qui est réparable.
— Attendez-la ici, dit la comtesse. Je vais la chercher.
La jeune fille arriva bientôt dans la chambre de sa mère. Mise
au fait en quelques mots très discrets, qu'un seul terme résumait :
malentendu d'ancienne date, elle s'élança au cou de son père; puis,
gardant une des mains du comte dans les siennes :
— Je disais bien que, si l'on m'eût consultée plus tôt, il n'y eût
jamais eu le moindre malentendu!.. Seulement, il faut rester,
276 REVUE DES DEUX MONDES.
mon père, si vous ne voulez pas que le pauvre trait d'union, si
longtemps méconnu, redevienne inutile...
D'un coup d'oeil involontaire, M. de Laverdun consulta sa femme.
Celle-ci, avec un peu d'effort, sourit en prenant la main que lui
tendait sa fille, laquelle se trouvait de la sorte entre son père et sa
mère, les unissant l'un à l'autre par sa personne. Et :
— Restez, dit-elle simplement, puisqu'on vous retient.
XV.
Le comte de Laverdun resta. Ce fut M. de Montignan qui partit.
Il se tint à l'écart, confiné dans son existence parisienne, dont la
comtesse n'était plus là pour l'aider à combler le vide tumultueux
ou sonore, et se consolant, comme il pouvait, par la pensée que
soïî fils serait heureux et que M. de La^erdun ne le serait jamais.
Suzanne n'a pas épousé i\L de Triseuil, qu'en un jour de gaîté
elle avait surnommé « le jeune homme frais », par allusion à la
mine ronde et rose, poupine et fraîche du jeune comte. C'était une
raison comme une autre pour le refuser. Mais la vérité est qu'elle
s'était trop intéressée à Régis et de trop près. Sa sœur lui expliqua
dans la suite, et à merveille, que l'amitié est impraticable entre
personnes de sexe différent, à moins d'obstacles à l'amour, existant
des deux parts. Or il n'y avait eu d'obstacle que d'un seul côté. —
Suzanne Bernier n'a donc épousé personne. Et M™'' Amelot, qui
couchait entre les deux petits lits de ses fillettes, en fut quitte
pour faire placer l'un de ces petits lits dans la chambre de sa
sœur.
Mais Régis et Béatrix, eux, se marièrent, — ce qui est assez la
fin de toutes les idylles, si c'est aussi le commencement de bien
des drames. — Quant à l'épilogue, il fut l'œuvre de la jeune femme
elle-même, un soir du printemps suivant, un soir que son mari,
longtemps après le premier quartier réglementaire de la lune de
miel, et pendant un court séjour à Paris, lui tendait deux cartes
d'invitation pour ce même soir, toutes deux arrivées en leur
absence et oubliées dans un coin, quoiqu'elles fussent toutes deux
de provenance illustre.
— 11 est encore de bonne heure, faisait observer Régis. Vou>s
avez des toilettes toutes prêtes, et c'est votre fenmie de chambre
qui vous coiffe. Ainsi...
— Demandez donc les lampes, interrompit doucement Béatrix
en déchirant les deux invitations, et restons chez nous.
'5
Henry Rabusson.
CURIOSITES
HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
SIR JOHN MAUNDEVILLE.
I.
L'HOMME ET LE CONTEUR.
Le premier aphorisme du vieil Hippocrate est justement célèbre:
« l'art est long, le temps est court, l'expérience trompeuse, le juge-
ment difficile. » On pourrait y ajouter u et l'attention souvent ab-
sente, » et, ainsi complété, le recommander à l'érudition et à la
critique plus particulièrement encore qu'à toute autre branche du
savoir humain. Lire beaucoup, en effet, et par conséquent vite y
est indispensable, cependant lire vite y est un péril ; tâtonner long-
temps y est un devoir, et cependant les longs tàtonnemens ne vont
pas sans engendrer quelque distraction d'esprit, et toute distrac-
tion fausse aisément la piste poursuivie. S'en tenir aux faits exté-
rieurs y est la règle la plus prudente, cependant il se peut aisément
278 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'on soii ainsi la dupe des apparences ; la complexité des détails
y est inlinie, et si on s'y engage trop avant, on ne parvient plus à!
en saisir l'unité; c'est le phénomène des arbres qui empêchent de
voir la forêt. Cette inattention est presque forcée, quasi fatale, et
c'est là sans doute ce qui explique comment l'érudition est amenée
à changer ses conclusions tous les vingt-cinq ans. Pour les époques
de pleine lumière, ces distractions inévitables n'ont qu'une faible
imj)ortance ; mais elles en ont une extrême pour les époques de
lumière incertaine, de crépuscule ou de première aube, pour les
siècles entre chien et loup, comme ont été pour l'Europe moderne
les XIV* et XV* siècles. Gomme les formes des choses sont encore
indécises et tremblotantes à de telles époques, comme l'esprit
humain, mal rassuré encore contre les terreurs de la nuit qui
s'éloigne, y use de prudence et de retards calculés afin d'attendre
le plein jour, avançant d'un pas circonspect pour éviter d'aller à la
rencontre d'un péril possible et étoud'ant le son de ses paroles pour
ne pas éveiller un ennemi peut-être tout proche, il se peut très
aisément que le critique, s'il ne tient pas assez grand compte de
ces précautions, prenne un déguisement pour l'homme véritable,
une imposture avisée pour l'expression d'une croyance sérieuse,
et une pensée profonde pour une opinion de vieille femme. Nous
avons fait tout récemment à cet égard une expérience curieuse dont
les résultats nous ont paru assez amusans pour mériter d'être
présentés à nos lecteurS;, et en même temps assez importans pour
mériter d'être proposés à l'examen des érudits en matière de litté-
rature du moyen âge, M. Gaston Paris, M. Léon Gautier, M. Louis
Moland, et tels autres que vous voudrez y ajouter selon vos sym-
pathies et vos préférences.
Sir John Maundevilie est le nom d'un fort singulier écrivain do la
seconde moitié du xiv° siècle, qui lit le pèlerinage de Terre-sainte,
et, à la suite d'un séjour prolongé en Kgypte et en Syrie, préten-
dit avoir exécuté dans les autres régions de la vaste Asie des
voyages qu'il poussa jusqu'aux portes du paradis terrestre. A son
retour, il publia en trois langues (latin, français, anglais), et avec
un succès prodigieux, le récit des merveilles qu'il avait vues ; nul
livre, nous dit un de ses modernes éditeurs, Thomas \\'right, ne
fut plus lu à la fin du xiv*" siècle, ce qui prouve que les contempo-
rains ont souvent bien de l'esprit. Jusqu'à une date très récente,
nous devons l'avouer, nous ne coimaissions sir John Maundevilie
que par extraits, et cet aveu nous est d'autant plus facile que,
quel que soit l'intérêt de son livre, il est de ceux qu'il n'est pas
indispensable d'avoir lus avant de quitter ce monde; mais, il y a
quelques semaines, notre imagination se trouvant en appétit de
SIR JOHN MAUNDEVILLE. 279
merveilleux, nous eûmes l'idée, pour en émousser la pointe, de
nous adresser à lui sur la réputation qui lui a été faite universel-
lement d'être plus crédule que le moine le plus superstitieux du
moyen âge. C'est à son égard la phrase consacrée, et les extraits
que nous connaissions n'étaient pas pour la démentir. Nous avons
donc à peine besoin de dire que notre imagination a trouvé dans
son livre toute la pâture qu'elle cherchait; des merveilles, il y en
a une par chaque page, bien mieux, par chaque ligne, abondance
fort explicable, quand on sait que, non content de celles qui lui ap-
partiennent en propre, il y a ajouté toutes celles qui appartiennent
à ses prédécesseurs, plus toutes celles que les compilateurs du
moyen âge avaient tirées des naturalistes de l'antiquité. Mais de
toutes ces merveilles la plus extraordinaire, assurément, est la
surprise qu'il nous réservait. Jugez si elle a été grande, lorsque
par derrière cet amas de fables nous nous sommes trouvé en pré-
sence d'un homme à la fois hardi et prudent, d'une raison saine et
droite, d'une liberté d'esprit presque complète, et qui, s'il est
superstitieux, l'est à peu près comme son contemporain Boccace,
ou si vous trouvez le nom trop gros, comme son autre contempo-
rain Chauccr, ce qui n'est pas encore l'être beaucoup. Du même
coup la raison d'être de cet entassement de choses extraordinaires
nous est apparue. Maundeville démontre par des contes, prouve
par des fables, insinue par des miracles, suggère par des histoires
à dormir debout, appliquant ainsi sous cette forme du récit de
voyage, moins usée que les formes de l'apologue et de la parabole,
la vieille méthode qu'ont suivie tant de moralistes, prédicateurs
populaires, orateurs et philosophes pour se faire entendre des mul-
titudes. Le voyageur s'efface en partie pour faire place à une sorte
de Lucien compilateur sans impiété ni irrévérence, ou de Rabelais
sans verve comique ni talent d'invention, qui a écrit un livre des
plus amusans à l'effet d'insinuer la vérité sous la forme de l'erreur
et d'enseigner la vraie religion par le moyen même de la supersti-
tion.
Ce qu'il y a déplus singulier, c'est que cet homme, que des yeux
autrement exercés que les nôtres n'ont pas aperçu, n'a pris aucune
peine pour se dissimuler. 11 ne met, il est vrai, aucune ostentation
à s'étaler; mais il reste présent d'un bout à l'autre de son livre,
modestement, discrètement, et peut le voir qui veut. L'idée qui
fait l'âme de ses récits, idée assez large et assez haute pour avoir
suffi, même de nos jours, aux aspirations d'esprits d'une indépendance
certaine, circule à travers toutes ces fables en méandres inlinis,
mais jamais souterraine ou cachée. Maundeville a dit, non pas une
iois, mais dix, mais vingt fois ce qu'il pensait, ce qui prouve que ce
2î>0 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'on laisse à découvert et à la portée de la vue de tous est sou-]
vent ce qui est le mieux à l'abri. Disons tout de suite sommaire-
ment quelle est cette idée afin que la valeur en apparaisse claire-
ment. Le genre humain est un, l'esprit humain est un, et, par
conséquent, la vérité est nécessairement une. La vérité est donc
l'héritage du genre humain par nature et don divin, il n'y a donc
pas de race d'honmies qui ne puisse y atteindre ou mériter d'en être
privée, et la diversité des religions, loin de contredire cette unité,
la confirme au contraire. Assurément il n'y a rien là que le christia-
nisme bien compris n'accepte, et. qui plus est, ne proclame; mais
il n'y a rien là non plus dont la philosophie la plus indépendante
ne puisse s'accommoder, et opposer au besoin aux intolérances d'un
dogmatisme trop étroit ou aux myopies d'une foi trop exclusive.
Et puis n'est-il pas vrai que pour les idées tout dépend de l'époque
où elles sont prêchées? que telle idée parfaitement orthodoxe de
nos jours pouvait être au xiv* siècle de la plus parfaite hétérodoxie?
Je crois fort que l'idée de sir John Maundevillc était dans ce cas-là,
et qu'elle était mieux faite pour être approu^ éc par un lîoccace que
par un théologien de la cour d'Avignon, et par un Poggio que par
un docteur du concile de Constance.
Je prévois l'objection : comment une idée aussi considérable
a-t-elle pu échapper? C'est que, si apparente qu'elle soit, elle n'est
pas aisément reconnaissable, si quelque chose ne vous a pas pré-
venu, et les raisons en sont nombreuses. En premier lieu, l'entas-
sement de merveilles dont elle est flanquée, et qui ne la prouvent
qu'en l'ctoulïïmt; je lépète à dessein l'expression dont je me suis
déjà servi: c'est le phénomène des arbres qui empêchent de voir la
forêt. Ensuite la prudence et la discrétion que l'époque exigeait; nous
allons voir dans un instant que Maundc\ille a cru devoir prendre
la précaution de placer son livre sous le couvert de l'orthodoxie.
Autre obstacle, celui-là très fort; l'idée se présente à son premier
état de syncrétisme rudimcntaire, brut, enveloppé, elle n'a pas tra-
versé l'état analytique, et n'a pas atteint de déduction en déduc-
tion sa synthèse dernière. C'est une larve où tous les organes futurs
sont repliés, une germination, non une végétation et floraison.
Enfin aux épociues de transition, surtout lorsque la société décli-
nante a duré aussi longtemps et aussi puissamment que celle du
moyen âge, il se produit un état moral très particulier qui vaut la
peine d'être expliqué.
A de telles époques, l'indépendance de l'esprit ne peut jamais
être entière, écrasée qu'elle est par le poids des richesses morales
de ce passé qui décline, et dont l'individu ne se sépare qu'à contre-
cœur, maigre lui, avec déchiremcns ; quelquefois même c'est à son
SIR JOHN MAUXDEVILLE. 281
insu qu'il s'en éloigne, innovant comme M. Jourdain faisait de la
prose, et ces indépendans involontaires ne sont pas souvent les moins
hardis. C'est là le secret de la faiblesse des premiers réformateurs et de
tous les esprits indépendans à cette fin du xiv* siècle. Cette faiblesse
ne vient pas de timidité, mais de ce que l'éducation première reste
trop riche et trop encombrante. Songez à ce que le moyen âge avait
entassé d'élémens de tout genre dans les esprits et dans quel
inextricable filet d'habitudes et de pratiques la vie morale se trou-
vait engagée. Aussi, à ces dates-là, l'indépendance de l'esprit ne
porte jamais sur un ensemble, mais sur un point particulier, qu'on
peut facilement ne pas apercevoir, perdu qu'il est dans l'amas de no-
tions transmises et acceptées. Les plus hardis n'y ont point quan-
tité d'idées, ils en ont une seule, et, pour tout le reste, ils gardent
celles des siècles qui les ont précédés. Cette idée ainsi isolée et
soUtaire ne peut se faire jour qu'au moyen des formes du passé, et
ces formes se trouvent par la longue habitude si étroitement asso-
ciées avec des croyances qui n'ont jamais été mises en doute qu'elles
trompent sur l'idée qu'elles présentent ou la masquent tout en la
montrant. Pour comprendre à quel point est lourd ce poids des
richesses du passé, prenez tel autre des illustres de l'époque, Chaucer,
par exemple, et voyez au milieu de quel fatras de mauvaise théo-
logie, de leçons apprises par cœur dans les manuels scolastiques,
de fausse science et de fausses opinions, d'astrologie, d'alcliimie,
d'abus des formes allégoriques, de pédanterie syllogistique, de pro-
cédés oratoires venus des sermonnaires, cet admirable poète est
contraint de se démener; il traîne après lui les habitudes d'esprit
de quatre siècles ou davantage. Je ne connais qu'une exception à
ce fait au xiv^ siècle, celle des grands Italiens d'alors, et très par-
licuhèrement de Boccace. Pour celui-là, par exemple, quel que soit
le fardeau dont le moyen âge l'a chargé, il le porte si légèrement
ou le secoue de ses mâles épaules d'un mouvement si facile qu'il
semble n'en avoir jamais senti le poids. C'est peut-être dans toute
l'histoire httéraire le seul écrivain qu'on puisse imaginer se réveil-
lant à la façon d'Épiménide dans une autre société que la sienr.c
sans se sentir dépaysé, ce qu'on ne pourrait pas dire de beaucoup
plus grands que lui. Nous le voyons aisément entrant dans un salon
parisien de nos jours comme s'il sortait des appartemens de la
princesse Marie, causant avec nos lettrés comme il causait avec
Pétrarque ou Léon Pilate, offrant sa Ginialogie des Dieii.v à M. Le-
conte de Lisle en exprimant le souhait (|ue ce Uvre puisse inté-
resser un esprit aussi éminent et à qui la hardiesse ne coûte pas,
ou prenant congé de M. Renan, en l'assurant que tout ce qu'il lui a
communiqué l'a d'autant plus intéressé qu'il avait lui-même soup-
282 * REVLE DES DEUX MONDES.
çonné vaguement quoique chose de pareil. 11 va sans dire qu'une
telle souplesse n'est pas dans les moyens de sir John Maunde^ille,
qu'on ne peut le sf'parer du cadre de son époque, qu'il traîne après
lui comme Chaucer, et plus que Ghaucer, tout le bagage du moyen
âge, et que ce bagage encombrant est l'obstacle qui empêche de
reconnaître la hardiesse d'esprit discrète, mais certaine, dont té-
moigne son livre.
Cette hardiesse d'esprit le sépare nettement de tous les autres
voyageurs du moyen âge qu'il nous a été donné de lire, lui crée
une place à part, et en fait à la fois mieux et moins qu'un voya-
geur. Ses prédécesseurs méritent à coup sûr plus de confiance, —
encore y a-t-il à faire certaines réserves à cet égard, — mais on con-
cevra sans peine que la valeur de sii* John Maundeville comme voya-
geur n'a plus qu'une importance fort secondaire, si l'idée que
notis avons exposée sommairement est réellement l'âme de sou
li\Te. Elle y circule, avons-nous dit, en méandres infinis; mais
puisqu'on la connaît déjà en substance, qu'il nous soit permis de
ne labordcr directement qu'après avoir suivi quelques-uns de ces
méandres. Us sont si fertiles en surprises amusantes et en curio-
sités poétiques que ce sera notre faute assurément si notre lecteur
se plaint du retard que nous lui imposons.
I.
Quoique né à Saint-Albans, sir John Maundevillc est presque
pour nous un compatriote. Par l'origine d'abord, — son nom indi-
quant sans conteste qu'il descendait de quelqu'un de ces Français
des provinces de l'ouest venus avec Guillaume de Normandie, ou
plus récemment encore avec Henri Plantagenet. Il n'y avait pas
assez longtemps que cette noblesse était établie en Angleterre,
pour qu'elle eût perdu le langage du pays natal ; aussi le français
du Nord était-il la langue que parlaient encore entre eux les cheva-
liers, quoique la moderne langue anglaise fût déjà née. Ge fut si
bien, en tout cas, celle de sir Jolm Maundeville, qu'il composa son
livre en français en môme temps qu'en anglais, et que les érudits
les plus compétens considèrent la version française comme la pre-
mière en date. Enfin dirai-je qu'on découvre en lui quelques ves-
tiges d'amuur pour son pays d'origine, quelque chose comme un
levain de patriotisme français? Pendant qu'il exécutait son voyage,
la guerre de cent ans entre la France et l'Angleterre avait éclaté,
et 1356, date de son retour, est aussi celle de la bataille de Poi-
tiers ; mais les exploits qui se sont accomplis en son absence ne
SIR JOHN MAUNDEVILLÏÏ. 283
semblent lui inspirer qu'une médiocre admiration, car il blâme
vertement dans sa préface ces seigneurs temporels qui, au lieu de
chercher à reconquérir la terre sainte, héritage commun des chré-
tiens, se montrent beaucoup plus empressés de déshériter leurs
voisins. Voilà bien des titres à^notre intérêt ; essayons donc de nous
le représenter à peu près. La tâche n'est pas impossible, quoique
difficile et aventureuse; nous ne savons en effet sur lui que ce
qu'il nous a appris lui-même, et cela se réduit à peu de chose.
Il est parti de Saint-Albans, nous dit-il, en 1322, le jour de la
Saint-Michel, et il est revenu en 1356. Trente-quatre ans! plus de
deux fois le temps que Tacite considère comme un long espace de
la vie humaine! Eh bien! vraiment, ce n'était pas trop pour les
projets très divers qu'il semble s'être proposés au départ. Il se
présente à nous sous le triple aspect de pèlerin, d'aventurier mili-
litaire, et d'observateur curieux des peuples et des mœurs. Voilà
des stimulans bien variés dévie errante, mais il nous a donné indi-
rectement une explication de cet appétit de voir et de savoir qui
est trop de son époque pour que nous l'omettions. Maundeville,
comme Chaucer, croyait fermement à l'astrologie judiciaire, et
parlant des peuples de l'Inde, il donne pour raison de leur amour
du repos et de leur inertie presque extatique, qu'ils habitent le
premier chmat, qui est celui de Saturne, a Saturne est lent et de
mouvement insensible, car il traîne trente ans à accomplir sa
course à travers les douze signes, tandis que la lune passe à tra-
vers les douze signes en un seul mois. Et comme Saturne est si
lent de mouvement, le peuple de cette contrée qui se trouve dans
son climat n'a ni inclination ni volonté à se mouvoir, et à désirer
connaître les étrangers. Notre pays est tout le contraire, car nous
sommes dans le septième climat qui est celui de la lune, et la lune
se meut rapidement, et est une planète de progression. Pour cette
raison elle nous donne une volonté de nous mouvoir activement,
d'aller par différentes routes, de chercher les choses étrangères et
les diversités de ce monde ; car la lune va autour de la terre plus
rapidement qu'aucune autre planète. » C'est la première et non la
moins originale explication de l'instinct nomade qui distingue les
insulaires de la Grande-Bretagne, et son auteur peut être pris
comme le premier en date aussi de ces modernes Anglais qui parcou-
rent la terre en tous sens, sans que leur caractère national en soit al-
téré, tournant ainsi en éloge et à leur profit le trait philosophique
qu'Horace décochait aux esprits inquiets piqués de la tarentule des
voyages :
Cœluin, non auiiuuiu niutaut, qui Irans mare currunt.
1
28i REVUE DES DEUX MONDES.
Des trentc-quaire années qu'il a passées hors de son pays, sir John
Maundeville semble avoir employé les dix-neuf premières au service
du sultan d'Egypte qu'il aurait assisté dans ses expéditions contre
les Bédouins dont il trace en quelques lignes un portrait presque
magistral. Le sultan, nous dit-il, l'avait pris en si grande amitié
qu'il l'aurait fait marier avec la fille d'un des grands de sa cour
s'il avait voulu changer de religion. Ce prince avait dû l'avoir, en
effet, en haute estime pour lui tenir dans l'intimité le discours
sur l'opposition qui existe chez les chrétiens entre leur religion
et leurs mœurs, propos d'une sérieuse importance et qui portent
tous les caractères de l'authenticité. Il est probable que. pen-
dant ce long séjour auprès du sultan, il a eu occasion de faire des
excursions répétées dans toutes les régions de la Mésopotamie, de
la Syrie et de la Palestine, ce qui expliquerait pourquoi la partie de
son livre qui se rapporte à ces contrées est moins sommaire, mieux
circonstanciée, et, en définitive, moins fabuleuse que le reste. En
quittant l'Egypte, il dit être entré par les régions de l'Inde dans
les Ktats du grand khan du Cathay auprès duquel il aurait rempli
pendant quinze mois les mêmes oflices militaires qu'il avait remplis
auprès du sultan.
C'est à peu près tout ce qu'il a cru devoir nous apprendie de
ses aventures de chevalier errant (I), soit par réelle modestie, soit
qu'il ait eu crainte de nuire par trop de détails personnels à l'unité
de son récit, car il y a en lui des élémens d'artiste, et le souci de
(1) Il aurait pu cependant nous en apprendre davantage sans manquer aucunement
à la modestie, tant certains détails sont naturels à tout voyageur. Ainsi, il est remar-
quable qu'il n'indique jamai< se« références dans ces lointains paj'S, — appuis natio-
naux ou chrétiens, lieux naturels de refuge, maisons de crédit, — comme l'ont fait
ses prédécesseurs et successeurs. Nous n'entendons pas seulement les voyageurs
célèbres du moyen âge, Plan de Carpin, Rubruquis, Marco Polo, dont nous con-
naissons exactement les voies et moyens, mais les voyageurs plus modestes, qui,
après et avant lui, ont fait ce pèlerinage de terre sainte qu'il présente comme son
premier et principal but. Nous venons d'en lire deux à son occasion, Benjamin do
Tudèla et Bertrandon de la Brocquière. Rien de plus aisé à comprendre que le voyage
de Benjamin de Tudèla, allant de communauté juive en communauté juive, se rensei-
gnant partout où il séjourne, sûr d'avance de son gîte à chaque étape. De môme pour
Bertrandon de la Brocquière. Nous savons les noms de tous les chevaliers de Bourgogne
avec lesquels il a fait voyage, à quels momens il s'est séparé d'eux et pour quelles rai-
sons, à quels marchands français, génois, vénitiens, florentins, catalans, il a eu recours
pour les renseignemens , les questions d'argent, quels périls il a courus et dans
quelles villes sa qualité de chrétien lui a valu le plus d'insultes de la part de la
canaille musulmane. Mais pour sir John Maundeville, nous sommes obligés d'imagi-
ner ses voies et moyens, de supposer que le sultan d'Egypte aura été suffisamment
généreux avec lui, ou que le grand khan du Cathay l'aura traité avec un peu de cette
Imunificence dont son aïeul Kubla-Khan avait été prodigue, au siècle précédent, enver»
les Polo.
SIR JOHN MAUNDEVILLL. 285
la composition se laisse aisément apercevoir au milieu de beau-
coup de gaucheries et d'inexpériences. Malgré la rareté de ces
informations, nous avons cependant un moyen indirect de nous
le représenter assez exactement dans ce rôle de condottiere chré-
tien. Son contemporain Chaucer, qui, de tous les hommes du
xiv^ siècle, fut peut-être le mieux renseigné sur les trois littéra-
tures européennes de l'époque (France, Angleterre, Italie), avait
certainement lu son livre lorsqu'il écrivit les Contes de Cantorbéry
qu'on ne peut placer avant 1382, et il n'y a pas grande témérité à
supposer qu'il a pu y puiser quelques-uns des principaux traits du
plus noble de ses pèlerins, le chevalier qui ouvre la série de ses
contes par l'admirable histoire à'Arcile et Palémon.
Il y avait un chevalier, un très digne homme qui, du premier jour
où il monta en selle, aima la chevalerie, la vérité et l'honneur, la
liberté et la courtoisie,., il avait voyagé aussi loin qu'aucun homme
vivant tant en pays chrétien qu'en terre païenne, et toujours honoré
pour sa parfaite noblesse. Il était à Alexandrie lorsque la ville fut em-
portée ; bien souvent il avait tenu le haut bout de la table en Prusse
avant les hommes de toute autre nation, et nul chrétien de sa condition
n'avait si souvent voyagé en Lithuanie et en Russie. Dans le royaume
de Grenade, il avait assisté au siège d'Algésiras,.. il était à Layaz et à
Satalie, lorsque ces villes furent emportées, et dans les mers de Grèce
il avait fait partie de plus d'une noble armée. Il avait pris part à quinze
batailles meurtrières. Il avait combattu pour notre foi à Tramissene dans
trois passes d'armes, et il avait toujours tué son adversaire. Ce digne
chevalier avait aussi vécu quelque temps auprès du seigneur de Palatie,
encore un autre païen de Turquie, et toujours tenu en souveraine es-
time. En même temps qu'il était vaillant il était sage, et dans sa façon
d'être aussi doux qu'une lille; jamais dans sa vie il ne dit chose vilaine
et malséante à son rang. C'était enfin un parfait gentil chevalier,., il
était récemment revenu de ses voyages, et il s'était mis en route pour
accomplir son pèlerinage.
Voilà bien sir John Maundeville, tel qu'il se présente à nous, à
la fois pieux et aventureux, passant partout sans périls, grùcc sans
doute à son bon renom, s'introduisant auprès des grands de toutes
ces contrées lointaines, et, à coup sur, le chevalier de Chaucer
n'avait pas parcouru plus de pays qu'il ne prétend en avoir tra-
versés. Toute supposition mise à part, le portrait peut être tenu en
un certain sens pour celui de notre voyageur, car ce n'est certaine-
ment pas une exception que Chaucer a voulu peindre dans son cheva-
lier, et ce portrait prouve que de tels caractères étaient fréqucns au
1
286 REVUE DES DEUX MONDES.
xn^ siècle. Si donc Cliaucer n'a pas peint lindividu nommé Maunde-
villc, il a peint le ^cnre dans lequel il rentrait. Un des bons com-
mentateurs de Cliaucer, Tyrwhitt, sétoime que le poète ait fait
venir son chevalier d'Alexandrie et de Lithuanie plutôt que de
Grécy et de Poitiers : « Cela ne peut s'expliquer, dit-il, qu'en sup-
posant qu'à cette époque le moindre service contre les infidèles
était estimé plus haut que les plus splendides victoires rempor-
tées sur des chrétiens. » Si l'érudil Tyrwhitt s'était mieux rappelé
Maundeville, il se serait dispensé de poser cette question sinp^u-
lière, car le voyageur y a répondu dans la prélkce de son livre
exactement j)ar la raison que suppose leconmientateur. Nous avons
dit qu'il déplore ouvertement que les princes chrétiens entrepren-
nent de se voler leurs héritages au lieu de conquérir cette terre
sainte qui est l'héritage commun des chrétiens. Et puis, piété à
part, il n'y avait pas assez longtemps que les croisades avaient
cessé pour que les guerres en pays infidèle ne fussent pas restées
les guerres par excellence pour toutes les imaginations aventu-
reuses. Or ces imaginations devaient être fort nombreuses et fort
inquiètes à ce moment du siècle où Maundeville partait d'Angle-
terre. Dix ans, en elTet, ne s'étaient pas écoulés depuis qu'avait
péri cet illustre et puissant ordre du temple , qui , pendant deux
siècles, avait englobé dans ses rangs tout ce que l'humanité chré-
tienne contenait d'aventuriers dans la meilleure et dans la pire
acception du mot. Cette disposition éternelle de la nature humaine
avait-elle donc disparu tout à coup avec le bûcher de Jactjues
Molay ? Et, si elle n'avait pas disparu, comment pouvait-elle trou-
ver satisfaction si celui qu'elle tourmentait n'allait pas guerroyer
avec quelque Lusignan de Chypre ou prendre part avec les che-
vahers teutoniques à quelque expédition contre les païens du Nord.
11 y a vraiment beaucoup de choses chez sir John Maundeville.
Si le coureur d'aventures ne craint pas de se commettre avec les
princes musulmans ou païens, en revanche le pèlerin est sincère-
ment chrétien, et bien de son époque. 11 en représente, avec une
ardeur qui atteint souvent presque l'éloquence, un des sentimens
les plus élevés. Ce sentiment, qui parcourt tout le xiv* siècle comme
une ])lainte étoulVee, condamnée à rester sans écho, mais auquel
tel illustre d'alors, un Pétrarque par exemple, n'a pas dédîdgné, à
certains jours, de prêter sa voix, c'est le regret qu'inspire la ces-
sation dos croisades et l'espérance de les voir renaître. Tout autre
em[)loi de l'ardeur belliqueuse et des talens militaiies semble illé-
gitime à Maundeville, et il considère connue fratricides les guerres
que se font les princes chrétiens, oublieux de la foi qu'ils pro-
fessent, il s'alllige cependant plus (|u"il ne s'étonne, puisque le
SIR JOHN MAUXDEVILLE. 287
<:entre commun des âmes chrétiennes, c'est-à-dire les lieux saints,
leur manque désormais ; n'ayant plus ce qui réunit, elles tombent
fatalement à ce qui divise. Jamais, en effet, on ne sentit plus le
besoin des croisades, et elles ne furent plus réellement nécessaires
que loi-squ'elles eurent pris fin. Dès que le royaume chrétien d'Asie
eut disparu, l'Europe se vit à son tour entamée. Saint-Jean-d'Acre
a succombé en 129Zi, et la disparition de ce dernier vestige de la
domination chrétienne coïncide avec l'agression destinée à être si
rapidement victorieuse des fds d'Othman. Le temps n'est plus où
Constantinople avait pu soutenir victorieusement deux sièges contre
les xVrabes, encore animés de l'irrésistible ferveur de la première
époque de l'islam. Les siècles, en passant, ont usé ses dernières
forces ; lorsque hier encore elle applaudissait à la chute de ces
maîtres latins qui l'avaient dominée soixante ans et s'était remise
sous le joug de ses tyrans grecs, elle avait cru reprendre posses-
sion d'elle-même; en réahté, avec ces maîtres latins, disparais-
saient ses derniers soutiens. Maintenant que cet empire n'a plus
que des Byzantins pour défenseurs, il se sent mourir chaque jour
de son indépendance reconquise. Au moment où sir John Maun-
deville se mettait en route, les Turcs étaient déjà maîtres de toute
l'Asie-Minem-e ; et, pendant le cours de son long voyage, Orchan et
Amurat s'introduisaient dans les provinces européennes de l'empire
et y jetaient les fondemens dune domination autrement sohde que
la tyrannie passagère des Mongols de Batou un siècle auparavant.
Un passage de son livre rend, avec vivacité de sentiment, relief et cou-
leur, la tristesse de ce fantôme d'empire. « Devant l'église de Sainte-
Sophie se dresse la statue, entièrement dorée, de l'empereur Justi-
nien ; il est à cheval, couronne en tête, et primitivement il tenait
dans sa main un globe doré ; mais ce globe est tombé, et les gens
de là-bas disent que c'est un signe (jue l'empereur a perdu une
grande partie de ses terres et seigneuiies, car il était empereur de
Romanie et de Grèce, de toute l' Asie-Mineure, de la Judée où est
Jérusalem, de l'Egypte, de la Perse et de l'Arabie; mais il a tout
perdu, sauf la Grèce, et plusieurs fois on a essayé de replacer le
globe dans la main de la statue, mais elle n'a jamais pu le tenir.
Ce globe signifie la souveiainete qu'il avait sur le monde entier,
lequel est rond ; l'autre main est levée du côté de l'Orient, en signe
de menace contre les agresseurs malfaisans. »
Le monde latin aura-t-il le sort du monde grec? De toutes parts
on se pose la question, et on s'inquiète parfois des moyens de dé-
tourner le péril, moyens dont le principal et presque l'unique se-
rait dans le rétablissement de l'unité chrétienne par l'union des
deux grandes éghses. Aussi est-ce l'époque où commencent les né-
288 REVUE DES DEUX MONDES.
gociations si souvent interrompues et si souvent reprises entre
Rome et Gonslantinoj)lc, mais que les haines têtues des théologiens
ne laisseront jamais aboutir. On trouve dans Maundeville une ex-
pression assez forte de l'insolence de ces haines : « Ils ne sont pas
obeissans à l'église de Rome, ni au pape,., et c'est pourquoi le
pape Jean XXII leur envoya des lettres poui' leur rappeler que la
foi chrétienne devait être une, et qu'ils lui devaient obéissance,
comme étant le vicaire de Dieu sur terre et ayant reçu de Dieu le
pouvoir de lier et de délier ; mais ils lui envoyèrent diverses ré-
ponses disant ceci entre autres choses : « Nous ne pouvons pas
suiilfrir ton grand orgueil, nous n'avons pas envie d'assouvir tu
grande convoitise. Le Seigneur soit avec toi, car Notre-Seigneur
est avec nous. Adieu. » Et il ne put avoir d'eux d'autre réponse...
Ils ne soulï'rent pas que les Latins chantent à lem's autels; et, s'ils
le font par hasard, immédiatement ils lavent l'autel avec de l'eau
bénite. » Les Turcs peuvent donc faire leur œuvre en toute sécu-
rité ; toute la résistance qu'ils rencontreront du côté de l'Occident
so bornera, à la lin du siècle, à la croisade des chevaliers français
contre Bajazet et à leur glorieuse, mais stérile défaite à Nicopolis.
C'est avec ces sentimens de croisé rétrospectif que Maundeville
a fait le voyage de Terre-sainte, et ce sont eux, probablement, qui
lui ont inspiré le procédé tout de piété et de respect qu'il a em-
ployé pour la décrire. 11 parcourt la Palestine pas à pas, bourgade
par bourgade, hameau par hameau, et à chacune de ces étapes il
nomme le souvenir historique, religieux, légendaire ou fabuleux
qui est attaché à la motte de terre sur la(|uelle son pied est posé.
Lue impression de grandeur dont on ne saurait se défendre sort
do celte nomenclature qui, pour tout autre pays, paraîtrait peut-
être aride ; mais la nature particulière de ces souvenirs dissipe
toute sécheresse, et peu de choses nous ont fait mieux sentir à
quel point l'histoire de ce petit pays est mêlée à notre vie mo-
rale que les pages consacrées à cet itinéraire. C'est pour les
lieux saints qu'il réserve toute sa ferveur; mais, dès qu'il sort de
Palestine, cette ferveur s'attiédit beaucoup, et il se présente sous
un aspect quelque peu inattendu. Il a toute sorte de réserves, de
sous-entendus, qui sont d'un demi-sceptique. 11 décrit sans tro[)
d'étonnement ni même trop d'horreur les idolâtries qu'il rencontre
sur sa route, queUpie monstrueuses qu'elles soient. 11 compare
les crovances les unes aux autres; et, non content d'établir leurs
dilférences, il cherche leurs ressemblances, et il les trouve. Bref,
Maundeville devient, dans cette seconde j)artie de son voyage, un
parlait latitudinaire, aussi est-ce surtout dans cette partie qu'ap-
parail l'idée capitale que nous avons indiquée au début de ces
^
SIR JOHN MAU-NDEVILLE. 289
pages. 11 avait si bien conscience du chemin qu'avait fait sa pen-
sée, et se sentait si peu rassuré sur les résultats de son voyage,
qu'il nous dit qu'à son retour, en 1356, il passa par Rome (1) et
soumit son livre à l'examen du pape, « afin de faire absoudre sa
conscience de nombre de points scabreux comme il doit s'en en-
gendrer beaucoup chez les hommes qui ont vu beaucoup dépeuples
de diverses sectes et de diverses croyances. » Le pape, paraît-il,
examina le livre et le couvrit de son approbation; aussi Maunde-
ville le présente-t-il tout triomphant à ses lecteurs en leiu- disant
que, s'il se trouve dans le nombre quelques-uns de ces incrédules
réfractaires qui ne croient qu'à ce qu'ils voient de leurs yeux, ils
devront se tenir pour avertis que sa véracité est affirmée et prou-
vée par le saint-père lui-même. Il est permis de croire que sir John
Maundeville a soumis son livre à l'approbation du saint-père, un
peu avec les sentimens qui furent ceux de Voltaire, lorsqu'il dédia
son Mahomet à Benoit Xl\ . La précaution n'était peut-être pas inu-
tile. Le plus ancien manuscrit connu du livre est de 1371 ; c'est
justement l'époque où commençait cette poursuite des partisans de
Wiclef, qui allait durer si longtemps, et où l'épiscopat anglais devait
se montrer si rigoureux. Quoique les idées de Maundeville eussent
peu de chose à démêler avec celles de Wiclef, il n'eût peut-être
pas été sans danger, à un pareil moment, de passer pour entretenir
des opinions non orthodoxes, de quelque nature qu'elles fussent.
Par cette approbation papale, il obtenait deux résultats : il se met-
tait à l'abri de tout soupçon et faisait passer ses conclusions phi-
losophiques sous les yeux du public avec l'estampille même du
saint-siège.
A noter aussi comme signiticatil le soin qu'a eu Maundeville de
publier son livre en trois langues. A vrai dire, la chose avait des
précédens; c'est ce qu'avait fait déjà Marco Polo, mais les raisons
que donne Maundeville de cette multiplicité de traductions, tant
(1) Il n'y a pas de raisons de douter que Maundeville ait soumis son livre au pape,
seulement nous nous demandons comment il s'j' est pris pour le trouver à Rome
en 1356, ainsi qu'il le prétend. A cette époque nous sommes en pleine papauté d'Avi-
enon, sous le pontificat du mas:niflque Clément VI, le premier Rogier de Maumont.
A Rome, on est au surlendemain de Rienzi, au lendemain de la visite de l'empereur
Charles IV, et il n'y a dans la ville éternelle que les Orsini et les Colonna qui y conti-
nuent leur guerre acharnée, et se soucient du khan du Cathay et du sultan d'Egypte
beaucoup moins que d'Alburnoz ou de tel autre belliqueux légat qui met à profit l'ab-
sence de la papauté pour lui constituer son futur domaine temporel. Mais celte diffi-
culté à laquelle nous ne trouvons de réponse dans aucune des éditions qui sont à notre
portée tient peut-être à une maladresse de rédaction, et il i-st probable que la présen-
tation du livre a eu lieu à l'époque du retour définitif à Rome, sous le second Rogier
de Maumont, Grégoire XI. Seulement le texte est formel, « à mon retour, j'allai à
Rome, et je montrai ma vie à notre saint-pére le pape. »
TOME xcvi. — 1889. l'J
fl
^90 REVDE DES DEUX MONDES.
<lans la copie franraise que dans la copie anglaise de son livre, n'en
sont pas moins curieuses à citer : « Pour ce que plusieurs enten-
dent mieux français que latin, ai-je mis ce livre en roman à cette
fin que chacun l'entende, et les seigneurs et clievaliers et autres
qui nentendent pas le latin, » dit-il dans sa copie française. « Et
sachez que j'ai traduit ce livre du latin en français, et que je l'ai
traduit encore du français en anglais, afin que tout homme de ma
nation puisse le comprendre, et que les seigneurs, chevaliers, et
autres nobles et dignes hommes qui connaissent peu le latin, et ont
fait le voyage d'outre-mer, puissent voir si j'ai erré par défaut de
mémoire, et par suite me redresser et me corriger, n dit-il dans
la préface de sa copie anglaise. Une version à l'usage exclusif des
clercs en langue latine, une version en français pour la noblesse
de tout pays chrétien, et une version en anglais pour les gens de
toute condition de son pays natal. Outre le désir d'être lu qui
est naturel à tout auteur, il est permis de supposer qu'il s'en ca-
chait encore un autre sous cette multiplicité de versions, à savoir
celui de faire à ses idées une propagande aussi étendue que pos-
sible par des moyens discrets, mais sûrs. Il semble avoir su très
bien que les mêmes choses qui sont exprimées dans une langue
savante et morte prennent une tout autre physionomie, révèlent
une tout autre portée et vont autrement loin, lorsqu'elles sont
exprimées dans une langue vulgaire et vivante.
Tout reste obscur et quelque peu équivoque chez ce singulier
personnage. Après son retour, il ne semble pas avoir habité l'An-
gleterre. Une tradition assez bien établie veut qu'il se soit fixé à
Liège où il aurait exercé la médecine, mettant ainsi à profit les
nombreux secrets qu'il avait rapportés d'Urient. Le choix de Liège
s'expUque par son origine française, par les rapports intimes qui
existaient alors entre l'Angleterre et les Pays-Bas, peut-être aussi
par l'esprit doucement hardi et le mysticisme populaire qui distin-
guaient alors cette contrée où commençait l'institution des bégui-
nages. C'est dans cette ville qu'il aurait composé son livre, et qu'il
l'aurait traduit du français et de l'anglais en latin, ce qui justifie
l'opinion que nous avons émise sur l'époque où il le soumit à
l'examen du pajje. 11 y mourut selon quelques érudits en 1371, et
selon un des manuscrits du xv* siècle en 1382 seulement.
II.
Maintenant que nous sommes parvenus à apercevoir une ombre
de riionnne, arrêtons-nous devant le coiueur de fables. 11 en vaut
la peine à tous égards, d'abord ])arce qu'il a en ce genre un vrai
SIR JOHN MAUXDEVILLE. 291
talent, ensuite parce qu'il nous permet de reconnaître quelques-
unes des provinces de ce vaste royaume de féerie que Michelet
appelait si justement le i)lus puissant du moyen âge, enfin parce
([u'il nous semble découvrir qu'il a laissé des traces assez pro-
fondes chez les hommes d'imagination de son pays. D'ailleurs, l'exa-
men de ses qualités de contour intéresse directement la thèse que
nous avons soulevée, à savoir qu'il faut moins chercher dans son
livre un voyageur qu'un philosophe qui protège ses opinions des
mœurs et des croyances des pays qu'il a ou prétend avoir traversés.
Quel degré de confiance convient-il de lui accorder? Il n'y a pas
eu à son sujet de question plus controversée parmi les érudits de
son pays, les uns le tenant pour plus digne de foi qu'on ne veut
bien le dire, d'autres pour un mystificateur habile qui a eu l'art
de servir à ses contemporains un plat conforme au goût qu'il leur
avait reconnu, d'autres enfin pour un simple imposteur et son
livre pour un tissu de mensonges. Crédule et menteur, telles sont
les deux épithètes invariablement accolées à son nom ; mais quoi-
qu'il soit assurément l'un et l'autre, il est beaucoup plus dcHeat
qu'on ne le croirait de se prononcer sur la créance qu'il mérite à
moins qu'on ne se range à ra\is que nous proposons. Si, en efïet,
il s'est proposé un but philosophique, tout s'explique. II importe
peu alors que les choses qu'il raconte soient en partie vraies, en
partie compilées et en partie inventées, que non content de parler
des mœurs des pays qu'il a vus, et de celles des pays où il n'a visi-
blement jamais mis le pied, il y ajoute des îles de son invention
qu'il baptise des noms d'Oxydrate et de Gymnosophe, en souve-
nir de ses lectures de Quinte-Gurce. Mais si, comme on l'a toujours
fait, on le tient pour un simple voyageur, la question devient de
solution beaucoup plus difficile, et cette solution, quelle qu'elle
soit, restera toujours douteuse et laissera le jugement mal satis-
fait, — ce que nous allons essayer de montrer.
Si Maundeville est un simple voyageur, on ne voit pas pourquoi
on ne le ferait pas bénéficier de ces circonstances atténuantes ((ue
l'on accorde libéralement à tous ses prédécesseurs. Jl est crédule,
mais tous ces vieux voyageurs du moyen âge le sont terriblement,
et leur crédulité ne nous choque pas plus qu'il ne faut, parce que
nous en comprenons aisément les raisons. Us sortaient de civilisa-
tions naïves où la religion, suprême magicienne, faisait le tout de
la vie morale, et les pays ({u'ils quittaient pour aller au-devant des
merveilles qu'ils racontent avaient eux-mêmes un stock de fables,
superstitions, croyances traditionnelles assez bien approvisionné,
ils en avaient été nourris, amuses, effrayés; ([uelque esprit qu'ils
eussent, et souvent même en proportion de l'esprit qu'ils avaient,
•292 REVUE DES DEUX MONDES,
ils avaient retenu une bonne partie de ces croyances, de là une
disposition latente à acquiescer à tout ce qu'on leiu' racontait de
merveilleux. Cette disposition était bien plus forte encore si le voya-
geur était un religieux, car pour ceux-là le merveilleux était l'élé-
ment même dans lequel ils vivaient, et il n'était certes pas de mi-
racle dont ils ne crussent les démons capables pour tenir en leur
possession les parties non rachetées de la pauvre humanité. Avec
cette disposition invincible est-il bien extraordinaire que Maunde-
ville n'ait pas été mieux protégé par son esprit éveillé d'aventu-
rier militaire que ne l'avait été Marco Polo par son sens pratique
de marchand vénitien?
S'il n'est pas plus crédule que ses prédécesseurs, il est certain
cependant qu'il le paraît davantage ; mais cette illusion tient à la
nature particulière de cette crédulité qui mérite d'être expliquée. Il
est fabuleux moins par les choses qu'il raconte que par la manière
dont il les raconte. Les pays qu'il prétend avoir parcourus après
son départ de Palestine sont les mêmes où Marco Polo avant lui
avait vécu de si longues années, l'Arménie, le Turkestan, la Mon-
gohe, le Cathay ou Chine septentrionale. Eh bien! que l'on com-
pare les deux récits et on verra que celui de Marco Polo ne le
cède presque en rien pour le merveilleux à celui de Maundeville.
Tout y est, et les esprits invisibles dans l'air des steppes tartares
qui vous appellent par votre nom poiu- ^ ous perdre, et les diables
qui parlent par les idoles, et les populations qui, du premier au
dernier, sont adonnées à la magie, et le mystérieux prêtre Jean
au royaume plus flottant que l'île de Laputa de Gulliver, et les mille
particularités étranges des mœurs et des superstitions de ces loin-
tains pays. Il y a même chez Marco Polo des fables dont on ne
trouve pas trace dans Maundeville, qui ne les aurait pas omises
s'il l'avait plagié autant qu'on le dit, par exemple cette manière de
tirer les diamans du fond de vallées habitées par des serpens au
moyen de quartiers de viande que des aigles viennent enlever,
histoire à la Munchausen, qui est au nombre des aventures de
Sindbad le marin (1). Cependant, toutes ces singularités, quand on
les lit chez Marco Polo, paraissent presque simples, et l'on en re-
trouve sans trop de peine la réalité, tandis que la moindre cir-
constance, et la plus facilement explicable, prend chez Maundeville
un air de féerie. C'est (ju'il a naturellement le goût des fables, qu'il
met à les raconter autant de ])laisir qu'il en a eu à les entendre,
(I) CeUe histoire est bien plus vieille que Marco Polo et Sindbad le marin, car elle
se rencoiUrc dans Hérodote. Seulement cliez l'Iiistorion grec, le lieu de la scène est
l'Arabie et non pas l'Inde, et cVst la réculte du cinnamome et non plus celle des dia-
mans qui se fait par cet étrange moyen.
SIR JOHN MADNDEVILLE. 293
et que s'il s'en rencontre chez lui en plus grande quantité que chez
ses devanciers, c'est qu'il a l'imagination plus forte et la curiosité
plus active. Il a la crédulité volontaire de l'artiste et du poète, en
sorte qu'il est en réalité moins crédule que ses devanciers tout en
le paraissant davantage.
Non-seulement cette crédulité est volontaire, mais elle est très
souvent feinte. Il a des momens où il laisse très finement entre-
voir qu'il n'est pas dupe des choses qu'il raconte, mais qu'il les
raconte tout de même, parce qu'elles amuseront le commun de
ses lecteurs comme elles l'ont amusé, et que le jugement des plus
sagaces saura bien les prendre pour ce qu'elles valent. « Croira
qui voudra ce que je vais rapporter et ne le croira pas qui ne vou-
dra pas, » dit-il avant de commencer son récit des merveilles du
Cathay. En Arménie, on lui a raconté que souvent, par un temps
clair, on voit l'arche de Noé au sommet du mont Ararat, mais qu'il
n'y a jamais eu qu'un moine qui ait pu y atteindre, et cela par une
faveur particulière de Dieu ; il y en a d'autres qui se flattent d'y
être montés, mais il ne faut pas croire ces choses-là, ajoute-t-il
sournoisement. Son histoire de la génération merveilleuse des har-
naches est célèbre ; mais quand on la lit attentivement, on s'aper-
çoit que, loin d'être une preuve de crédulité, elle est une preuve
du contraire. « Dans le royaume de Caldilhe, qui est un très beau
pays, il croit une espèce de fruits semblables à des grenades. Lors-
qu'ils sont mûrs, on les coupe en deux, et on trouve dedans une
petite bête en chair et en os, comme qui dirait un petit agneau sans
laine. On mange à la fois le fruit et la bête, ce qui est une grande
merveille. J'en ai mangé, et je leur racontai qu'il se produit chez
nous une aussi grande merveille qui est celle des harnaches. Je
leur dis qu'il y avait dans notre pays des arbres qui portent des
fruits qui deviennent oiseaux ; ceux qui tombent dans l'eau vivent,
et ceux qui tombent à terre meurent aussitôt, et ils sont très bons
à manger. Là-dessus ils s'émerveillèrent beaucoup à leur tour, tel-
lement que quelques-uns dirent que c'était une impossibilité. »
Est-il bien difficile d'apercevoir la discrète ironie cachée sous ce
petit récit? Des habitans gausseurs de ce royaume de Caldilhe
lui ont fait probablement manger d'un agneau arraché avant terme
du sein de sa mère, tout enveloppé de sa membrane prolectrice à
la manière de l'horrible industrie d'Astrakan, et voulant s'amuser
aux dépens de sa candeur d'étranger, ont essayé de lui persuader
que c'était un fruit du pays. Avec la politesse naturelle à un cheva-
lier, Maundeville a feint de les croire, et leur a rendu immédiate-
ment la monnaie de leur mensonge, ce que le vieux proverbe anglais
appelle rendre un Roland pour un Olivier.
294 REVUE DES DEUX MOxNDES.
Crédule ! il l'est si peu qu'il y a au moins un point pour lequel
répithrtc contraire lui convient parfaitement, celui des pratiques
ecclésiastiques. Ce n'est pas qu'il s'emporte à ce sujet, ni qu'il
s'y étende jamais longuement ; une réserve discrète n'abandonne
jamais Maundeville, et il ne dit les choses scabreuses que \ite, à la
dérobée, ou comme en cachette, sournoisement ; mais il en dit as-
sez pour permettre de reconnaître un véritable contemporain de
Wiclef, de Chaucer, et du poète de la Vhion de Pierre Plougk-
man. Écoutez -le contre la simonie : « Les Grecs disent que
l'usure n'est pas un péché mortel, et ils vendent les bénéfices de la
sainte église. Et ainsi /ont d'uulres ailleurs (que Dieu amende ce
vice lorsqu'il en aura volonté), et c'est un grand scandale; car
maintenant la simonie est couronnée reine dans la sainte église,
que Dieu dans sa grâce y porte remède ! » C'est ainsi que parle
Wiclel', ainsi que va tout à l'heure parler Jean Huss. Lorsqu'il se
trouve en face de quelque fait mbaculeux qui lui semble difficile à
comprendre, la réserve qu'il observe est tout à lait significative.
Les moines du Sinaï lui ont raconté que, lorsque le supérieur du
monastère vient à mourir, celui qui officie trouve écrit sur l'autel
le nom de son successeur. « Un jour je demandai à quelques-uns
des moines comment cela se faisait. Mais ils ne voulurent pas me
le dire, si bien qu'à la fin je leur dis qu'ils ne devraient pas cacher
ainsi la grâce que Dieu leur faisait, mais qu'ils devraient la publier
pour donner au peuple plus de dévotion, et qu'il me paraissait
qu'ils péchaient en aichant ainsi le miracle de Dieu. Alors ils me
dirent que le fait se passait souvent, mais je ne pus en obtenir
rien de plus. » Comme tous ses contemporains à tendances rélor-
malrices, il est très ardent contre les fausses reliques et le trafic qui
s'en tire. Crédule tant qu'on voudra, mais sur cet article, on ne le
trompe pas. Ou a beau lui montrer les mêmes en divers heux, il
sait où est le bon endroit. Les habitans de Chypre ne prétendent-ils
pas qu'ils possèdent la croix de Notre-Seigneur ! mais ce n'est pas
vrai, et ils savent lort bien que ce n'est que celle de Dismas, le
bon larron. « Mais tous ne le savent pas, observe-t-il, et ils font
une mauvaise action, ceux qui lont croire cela aux gens pour le
profit des olfrandes. » On trouve le chef de saint Jean-Baptiste en
divers pays. « Quelques-uns disent que le chef de saint Jean-
Baptiste est à Amiens, en Picai'die, et d'autres disent que c'est la
tète de saint Jean, l'évéque. Je ne sais laquelle de ces opinions est
exacte, mais Dieu le sait, et de quelque façon qu'on l'honore, le
bienheureux saint Jean est satislait. » L'apj)areuce de celte ré-
flexion est très dévoiieuse, lo fond n'en est-il pas tant soit peu
ironique ?
SIR JOHX MAU.NDEVILLE. 295
Menteur, il l'est certainement plus que crédule ; toutefois il est
souvent assez difficile de dire jusqu'à quel point il l'est. La vérité
sur ce sujet délicat nous semble avoir été dite par le docteur Chal-
mers, qui remarque que Maunde ville rapporte plus souvent qu'il
n'aUirme, et qu'on lui a dit plus souvent qu'il n'a vu. Et quels sont
ceux qui lui ont dit? Des moines grecs ou syriens, des Arabes, des
Tartares, tous gens qui n'ont poui- la vérité qu'un respect superfi-
ciel et qui aiment mieux la trouver toute faite que la chercher. 11
faut donc tenir le plus grand compte des peuples parmi lesquels il
a vovatié et chez lesquels il a trouvé ses informateurs. L'Orient est
le pays traditionnel par excellence, et c'est pourquoi il est le pays
éternel des beaux contes. Les voyageurs du moyen âge, en Asie,
racontent des fables, par les mêmes raisons que longtemps avant
eux, Hérodote, qui s'était enquis nécessairement auprès des mêmes
peuples, en a fait la substance même de ses incomparables récits.
Nos voyageurs modernes ne sont plus crédules, parce qu'ils appor-
tent avec eux leurs lumières d'Europe et qu'ils n'ont plus recours
aussi directement aux Orientaux; mais nous croyons fort qu'au-
jom'd'hui encore, le voyageur qui se bornerait à les interroger et à
rapporter leurs témoignages risquerait de faire un récit qui ne se-
rait pas trop éloigné de celui de Maundeville. Au moment même où
nous nous occupions de lui, le hasard de nos lectures nous a fait
tomber sur les charmantes Esquisses de Perse de sir John Malcolm,
diplomate anglais de la première partie de ce siècle qui eut son
heure de succès mérité, tant pour les services rendus à son pays
dans la Perse et dans l'Inde que par ses talens d'écrivain. Ces
Esquisses de Perse sont la plus complète justillcation de Maunde-
ville. Il n'est ni crédule, ni superstitieux, ni menteur celui-là, mais
comme en vrai gentilhonnne qu'il est, il n'attribue pas à sa science
un mérite trop supérieur à la naïve ignorance, comme il tient plus
à connaître les peuples parmi lesquels il vit qu'à les éblouir de ses
lumières, il ùiierroge familièrement les gens qui l'approchent,
guides, bateliers, soldats, interprètes, et il s'ensuit qu'en rappor-
tant les histoires et les opinions qui lui ont été ainsi comnmni-
quées, il a écrit un livre qui est une véritable annexe des Mille et
une nuits. Pas de ville dont l'origine ne soit pas quelque peu l'œuvre
des esprits, pas de gorge de montagnes qui ne soit le séjour de
quelque variété de démons, pas de localité qui n'ait sa légende.
Ce même livre de sir John Malculm peut aussi nous servir à at-
ténuer quelque peu le reproche de compilation ([ui est adressé à
MaundeviUe. Il a beaucoup emprunté à ses prédécesseurs, cela est
hors de doute ; mais tous les emprunts qu'on signale sont-ils abso-
lument certains? 11 répète certaines choses qui se trouvent chez
296 REVUE DES DEUX MONDES.
Marco Polo , Rubruquis , ou Oderic de Pordenone, mais c'est
qu'aussi il est probable qu'on lui a plus d'une lois raconté les
mêmes. Il est généralement admis que l'aventure de la vallée pé-
rilleuse gardée pai' des diables est tirée d'Oderic de Pordenone;
c'est très possible, mais les vallées de cette nature abondent évi-
demment en Orient, et pounjuoi Muundeville n'en aurait-il pas ren-
contré quelqu'une, tout comme le franciscain? Sir John Malcolm,
cinq cents ans après l'un et l'autre, en a bien rencontré une
toute semblable, entre Ispahan et koom, et pour plus de singu-
larité, cette vallée était précédée d'une longue plaine stérile assez
semblable par sa description à la mer de sable dont parle Maunde-
ville deux ou trois pages avant son aventure. Chez sir John Mal-
colm, la vallée est occupée par des gliools, chez Maundeville par
des démons, ce qui n'est pas une diflerence. Même observation
pour les histoires qu'il a compilées des naturalistes de l'antiquité.
Les choses s'éternisent en Orient, et il ne nous est pas prouvé que,
plus d'une fois, il n'ait pas trouvé vivante la tradition de telle ou
telle de ces merveilles. 11 y a parfois dans le récit qu'il en fait, des
variantes qui porteraient à le supposer. Exemple : Élien raconte que,
dans une certaine région de la Grèce il y a des serpens qui ont
un amour si véhément de la chasteté qu'ils découvrent d'emblée
les filles qui ont cessé d'être vierges, et les dénoncent par leurs
silHemens de fureur à leurs parens et amis. La même histoire se
rencontre dans Maundeville, mais avec ces différences importantes
que le fait, au lieu de se produire en Grèce, se produit en Sicile, et
qu'au Ueu de fausses vierges, ce sont les enfans bâtards dont ils
dénoncent l'engendrement criminel aux pères et maris abusés. Eh
bien, pourquoi voudi-ait-on absolument que Maundeville ait tiré ce
conte d'Elien ? Est-il bien téméraire de supposer qu'il a pu le ren-
contrer directement en Sicile, pays grec par l'origine, par la popu-
lation, par l'histoire, où il a eu toute sorte de commodités pour
s'introduire et s'acclimater, et où il s'est quelque peu modifié pour
s'associer au caractère jaloux des Siciliens, moins soucieux de vir-
ginité que de fidélité matrimoniale?
On peut supposer que l'érudition de sir John Maundeville en ma-
tière de merveilleux était déjà considérable avant son départ; mais
ce qui est une certitude, c'est qu'il a mis à profit son voyage en
Orient pour l'accroître dans des proportions vraiment singulières.
H a évidemment beaucoup interrogé, beaucoup écouté, les j)reuves
que sa curiosité a été aussi ardente qu "infatigable abondent et
surabondent. On demeure étonne de la quantité de faits vrais
ou faux ({ue contient son livre, et encore davantage de la variété
de provenance de ces faits. Qu'il nous dise que Ihupératrice Hélène,
SIR JOHN MAUNDEVILLE. 297
mère de Constantin, était fille du roi breton Coil, il n'y a rien là
que de très explicable, il a trouvé cette tradition courante chez les
lettrés de son pays, ou bien il l'a prise dans Geoffroy de Monmouth ;
mais il est plus malaisé de comprendre comment il a pu savoir
que la ville de Damas « fut fondée par Éliézer Damascus qui était
serviteur et intendant d'Abraham avant qu'Isaac fût né, et qui
avait compte cVctre l'héritier d'Abraham. » C'est une tradition
qui se rencontre dans le Talm/id, et le vieux rabbin qui l'y a con-
signée était certainement un homme d'esprit et un fin connaisseur
de la nature humaine, car il nous dit que l'excellent Éliézer, tout
attaché qu'il fût à l'enfant, ne fut pas sans une secrète joie quand il
le vit partir pour le sacrifice projeté, et eut le nez quelque peu long
lorsqu'il le vit revenir. Comme il est évident que Maundeville n'a
pas lu le Talmud, et qu'il semble avoir interrogé les Juifs beau-
coup moins que les gens d'autres religions, l'anecdote a dû lui venir
par une conversation avec quelque chrétien d'Orient, Jacobite ou
Géorgien, ou quelque musulman versé dans les traditions rabbini-
ques. Voici qui est plus particulier encore. C'est l'époque où les
traditions fabuleuses du vieil Orient si longtemps éparses se réu-
nissent pour se condenser sous la forme de récits composés avec
art et unité. Que les élémens premiers des célèbres 31 il le et ane
fwits existent chez Maundeville en couches aussi épaisses que les
cailloux d'or et les diamans dans le pays d'Eldorado de Candide, et
qu'on n'ait qu'à tourner les pages pour les ramasser par poignées
à l'état de substances brutes, de minerais vierges, de pierres pré-
cieuses dans leur gangue, cela est curieux et instructif sans avoir
rien de trop extraordinaire; ce qui l'est davantage, c'est d'y ren-
contrer quelques-uns de ces élémens transformés en lingots par le
feu de la forge, et ce qui l'est tout à fait, c'est d'y trouver quel-
ques-uns de ces lingots marqués de la main de l'artiste. Parmi les
contes des Mille et ane nuits,'û en est un dont Maundeville semble
avoir eu positivement connaissance, celui de Sindhad le marin.
Presque rien ne manque des aventures de Sindbad dans les récits
de Maundeville; voici sous le nom de griflbn le fameux oiseau Rock,
voici les montagnes d'aimant qui émiettent les navires en attirant
leurs ferremens, et les pygmécs noirs qui s'assemblent par milliers
sur le rivage pour se saisir de Sindbad et de ses compagnons, et
les géans anthropophages qui mangent la chair humaine connue
chair de mouton, et l'île où les maris sont pieusement enterrés
vivans avec leurs femmes mortes; il n'y a que la récolte des
pierres précieuses par le moyen de quartiers de viande que les
aigles viennent enlever qui ne s'y trouve pas, et nous avons dit
que Marco Polo nous Ta transmise à sa place. A ces rapports, direz-
298 REVUE DES DEUX MONDES.
VOUS, nen qiie de naturel ; le conte de Sindbad le marin est un
conte de voyages, et c'est pourquoi les mêmes aventures se rencon-
trent logiquement chez Maundevillc qui est un voyageur. La réponse
serait excellente, s'il ne se trouvait chez Maundeville certains pas-
sages qui offrent une ressemblance tellement étroite avec quelques
parties du récit arabe, que c'est à croire qu'il les a pillées d'une
manière ou d'une autre dans quelqu'une des premières rédactions
de ce conte, ce qui s'expliquerait assez aisément d'ailleurs, s'il est
vrai que son séjour en Egypte et en Syrie ait été aussi long qu'il
le donne à penser. Puisqu'il a été accusé de compilation, en voilà
un curieux exemple que les érudits n'ont, je crois, pas encore re-
mar({ué. Je me bornerai à deux de ces passages en laissant au lec-
teur l'amusement de chercher les passages correspondans dans le
conte des Mille et une 7iuils, ce qui leur donnera sans doute envie
de le relire et sera tout plaisir pour eux. Le premier se rapporte
aux montagnes d'aimant qu'il place entre le Cathay et le royaume
du prêtre Jean. « Quoiqu'on puisse avoir ces marchandises à bon
compte dans l'île du prêtre Jean, les marchands craignent le long
voyage et les grands périls de la mer. Car en de nombreux endroits
de la mer, il y a de grands rochers de pierre d'aimant, qui de sa
nature attire le fer, et c'est pourquoi il n'y passe pas- de navire qui
ait d'attaches ou de clous en fer, et, s'il en passe, immédiatement
les rochers d'aimant les attirent, si bien qu'ils ne peuvent plus s'en
délivrer. J'ai moi-même vu un soir dans la mer comme une grande
île pleine d'arbres et de buissons, d'épines et de bruyères en grande
quantité, et les matelots nous dirent que tout cela venait des vais-
seaux attirés par l'aimant à cause du fer qu'ils contenaient. De la
décomposition de ces navires et des choses qu'ils renfermaient étaient
nés ces buissons, épines, bruyères, herbes vertes, et autres choses
semblables, et les mâts et voiles faisaient comme un bosquet ou
un grand bois. » L'autre passage, beaucoup plus curieux encore,
se rapporte aux coutumes du royaume du prêtre Jean. « Lorsqu'il
sort avec sa suite, on porte devant lui un vase d'or plein de terre,
en signe que sa noblesse, et sa puissance et sa chair retourneront
en poussière, et on porte aussi devant lui un vase d'argent, plein
de beaux joyaux d'or et de pierres précieuses en signe de sa no-
blesse, de sa souveraineté et de son pouvoir. » Cette fois, c'est tex-
tuellement, et presque mot pour mot ce que Sindbad nous raconte
de son ami, le roi de Ceylan, toujours escorté de deux hérauts
dont l'un crie : « le voilà, le possesseur de mille couronnes, plus
grand que le roi Salomon et que le roi Mihrage ; et l'autre : le
maître de tant de couronnes, il faudra qu'il meure, il faudra qu'il
meure I »
STR JOHN MAUNDEVILLE. 299
11 n'y a pas seulement chez Maiindeville des élémens épars on
des fragmens de beaux contes, il y en a d'entiers et qui semblent
des résuuiés de quelqu'un des récits des Mille et une nuits, tant
ils en ont la couleur, et tant le merveilleux en est identique.
Qu'est-ce qui manque, par exemple, à celui que voici pour trou-
ver place dans cette célèbre collection, si ce n'est le développe-
ment et la dramatisation de ses diverses parties.
De Trébizonde on passe par la petite Arménie dans laquelle, sur un
rocher, est un vieux château qu'on appelle le château du Faucon. Il s'y
trouve un faucon sur un beau perchoir, et une belle dame de féerie
qui le garde, et à quiconque veillera le faucon sept jours et sept nuits
{d'autres disent trois jours et trois nuits) sans compagnie et sans som-
meil, cette belle dame donnera, une fois la veillée finie, la première des
choses de la terre qu'il désirera, et cela est arrivé quelquefois. Il ad-
vint une fois qu'un roi d'Arménie, qui était un digne chevalier, un
preux homme et un noble prince, veilla ce faucon, et au bout des sept
jours et des sept nuits la dame vint et lui dit de faire son souhait, car
il avait bien mérité de l'obtenir. Il répondit qu'il se trouvait un assez
grand seigneur, que ses états étaient bien en paix, et qu'il avait assez
de richesses terrestres, et que par conséquent il ne souhaitait pas
autre chose que d'avoir à son plaisir le corps de cette belle dame. Elle
lui répondit qu'il ne savait pas ce qu'il demandait, et qu'il était un fou
de désirer ce qu'il ne pouvait pas obtenir, car d ne devait demander
qu'une chose terrestre, et elle n'était pas un être terrestre, mais un
esprit. Le roi dit qu'il ne voulait pas dem.ander autre chose. Alors la
dame répondit : « Puisque je ne puis pas vous détourner de votre im-
pure témérité, je vais vous faire à vous, et à ceux qui sortiront de vous,
un don sans que vous ayez besoin de le souhaiter. Sire roi, vous aurez
la guerre sans paix, et toujours, jusqu'à la neuvième génération, vous
serez soumis à vos ennemis, et vous serez en nécessité de tous les
biens. » Et depuis ce temps ni le roi ni le pays d'Arménie n'ont été en
paix ou riches, et ils ont toujours été tributaires des Sarrasins. Une
autre fois le fils d'un pauvre homme veilla le faucon, et souhaita d'a-
voir bonheur et succès dans le commerce. La dame le lui accorda, et il
devint le marchand le plus heureux et le plus riche qui fut sur terre
et sur mer. Il devint si riche qu'il ne connaissait pas la millième partie
de sa fortune, et d fut plus sage dans son souhait que le roi. Un che-
valier du Temple veilla aussi le faucon, et souhaita une bourse toujours
pleine d'or, et la dame la lui accorda; mais elle lui dit qu'd avait de-
mandé la destruction de l'ordre, par la confiance qu'ils auraient en
cette bourse, et le grand orgueil qui s'ensuivrait chez eux. Et ainsi en
est-il advenu. Par conséquent, que celui qui veille prenne garde, car
s'U s'endort, il est perdu, en sorte que personne ne le reverra.
300 REVUE DES DEUX MONDES.
L'allusion à la destruction, lelativeinent récente, de l'ordre du
Temple, est à remarquer, et ce passage a dû faire le sujet de bien
des con\ersations parmi les nombreux lecteurs de Maundeville à
cette fin du xiv^ siècle.
Une preuve très importante de la véracité de Maundeville à la-
quelle la critique n'a pas songé, c'est que les fables qu'il raconte
ont exactement la couleur et la figure du merveilleux dans les di-
vers pays d'où il prétend les avoir tirées, ce qui conduit à cette
conclusion qu'il les a bien trouvées là où il le dit, et pas ailleurs.
Chacun de ces contes a une patrie, et il la nonnne avec une jus-
tesse et une précision irréprochables. S'il ne les avait pas enten-
dus sur place, s'il les avait recueillis au hasard de ses lectures
et de ses conversations, les aurait-il localisés avec une telle exac-
titude? Ce château de la dame et du faucon fées se rencontre,
nous dit-il, dans la petite Arménie. Nous sonmies là dans la région
du Caucase, sur la frontière de l'ancien pays des Mèdcs, célèbre par
ses magiciennes dès la plus haute antiquité, et n'est-il pas vrai que
ce conte porte la forme et la couleur du merveilleux persan, qu'il
est là ethnographiquenient à sa vraie place, et que nous le trouve-
rions quelque peu en désaccord avec le génie des lieux, si le voya-
geur en avait mis la scène ailleurs au gré de sa fantaisie, en Kgypte
ou en Palestine, si vous voulez. Les récits qu'il fait de ce dernier pays
sont encore un exemple frappant de cet accord emre le génie de la
contrée et le merveilleux qui lui convient. Sir John Maundeville donne
raison à cette opinion émise autrefois par M. Renan que les sé-
mites de Palestine et de Syrie manquèrent d'imagination dramatique
et du don de s'amuser de leurs propres rêves. En dehors des tra-
ditions consacrées par les livres saints, nous ne trouvons dans les
chapitres concernant la Palestine qu'une seule histoire fabuleuse ;
mais que le merveilleux de cette histoire est différent de celui dont
nous venons de donner un exemple ! Ce n'est plus un conte de
féerie, c'est un miiacle à la façon jui\e et chrétienne, à portée mo-
rale directe. Il s'agit d'une jeune fille condanmée au feu pour avoir
été laussement accusée d'impureté, et dont Dieu foit éclater l'inno-
cence en transformant en roses les flammes de son bûcher; rpiel-
que chose comme l'histoire de la chaste Suzanne, ayant pour con-
clusion le miracle des loses de sainte Elisabeth, ou celui des fleurs
spontanément nées sur la colline où saint Albansfut décapité (1). Nul
autre artisan de miracle que le Tout-Puissant, nulle autre féerie que
l'intervention de la divine providence, nul apj)el à l'imagination
(1) Ce conte pieux de Maundeville n'est vraisemblablement qu'une transformation
d'une vieille légende arabe qui raconte que ce môme miracle des flammes changées
en roses s'accomplit autrefois en faveur d'Abraham, condamné à la fournaise par le
roi Nemrod, h'ironde qui n'est cllo-mCme qu'une répélition d'une légende talmudique.
SIR .lOHN MAUNDEVILLE. 301
que pour exhorter à la piété et recommander le respect dû à la
vertu. Faut-il encore un autre exemple qui paraîtra peut-être le
plus probant de tous? Il y a dans Maundeville plusieurs contes de
serpens lées, mais ne croyez pas qu'il les ait placés indifféremment
dans n'importe quelle contrée. Il les a placés en Grèce, leur vraie
patrie, tout comme s'il avait eu notre moderne érudition en ma-
tière de folk-lore, et qu'il sût que les hommes et femmes cygnes
sont tout aussi décidément germano-scandinaves que les hommes
et les femmes serpens sont gréco-slaves.
Ces histoires sont trop curieuses et éclairent trop bien sur la
provenance première de quelques-unes des plus poétiques traditions
de notre Occident, pour que nous ne les mettions pas sous les yeux
de nos lecteurs.
Puis on passe par les îles de Colos et de Lango (Cos), dont Hippo-
crate était seigneur, et quelques-uns disent que dans cette île de
Lango habite encore la fdle d'Hippocrate, sous la forme et la ressem-
blance d'un grand dragon de cent pieds de long, à ce qu'ils disent, car
pour moi je ne l'ai pas vue, et les gens des îles l'appellent la dame du
pays. Elle habite dans un vieux château, au fond d'un souterrain; elle
apparaît deux ou trois fois dans l'année, et elle ne fait de mal à per-
sonne à moins qu'on ne lui en fasse. D'une belle demoiselle qu'elle
était, elle fut ainsi changée en dragon par une déesse nommée Diane,
et on dit qu'elle restera sous cette forme jusqu'à ce que vienne un
chevalier qui sera assez hardi pour l'approcher et la baiser sur la
bouche; alors elle reviendra à sa nature vraie, reprendra sa forme de
femme, mais ensuite elle ne vivra pas longtemps. Presque tout récem-
ment, un chevalier de Rhodes, qui était un hardi et preux homme
d'armes, dit qu'il l'embrasserait; il monta donc sur son coursier et
alla au château; lorsqu'il entra dans la caverne, le dragon leva la tête
vers lui, et le chevalier, en la voyant sous cette forme si horrible et
hideuse, se prit à s'enfuir. Mais le dragon l'emporta sur un rocher et le
jeta dans la mer, oij cheval et cavalier périrent. Un jeune homme, qui
ne savait rien du dragon, descendit d'un vaisseau et s'avança dans
l'île jusqu'au château; là, étant (Mitré dans le souterrain, il s'y avan(;a
tellement qu'il trouva une chambre où il vit une demoiselle qui pei-
gnait sa chevelure en se regardant dans un miroir, tout ornée de
riches bijoux. Il crut que c'était quelcpie femme prostituée qui demeu-
rait là pour recevoir les hommes à folie, et il resta jusqu'à ce que la
demoiselle vît son ombre dans le miroir; alors elle se tourna vers lui
et lui demanda ce qu'il voulait. H répondit qu'il voulait être son amant.
Alors elle lui demanda s'il était chevalier, et il dit que non. Klle lui dit
qu'en ce cas elle ne pouvait pas être sa maîtresse, mais elle lui con-
seilla d'aller retrouver ses compagnons et do se faire recevoir clieva-
302 REVUE DES DEUX MONDES.
lier, puis de revenir le lenclomain, qu'elle sortirait du souterrain pour
aller à son avance, et qu'il devrait l'embrasser sur la bouche et n'avoir
aucune crainte; je ne te ferai pas de mal, lui dit-elle, bien que sous la
forme d'un dragon; car, quoique tu puisses me trouver horrible et
hideuse à regarder, sache que cela est fait par enchantement. Je ne
suis pas autre que tu me vois maintenant, une femme; ne crains donc
rien, et si tu m'embrasses, tu auras tous ces trésors et tu seras sei-
gneur de toute l'île. Il partit, rejoignit ses compagnons, se fit recevoir
chevalier et revint le lendemain pour embrasser la demoiselle. Mais
lorsqu'il la vit sortir du souterrain sous la forme d'un dragon, il eut si
grand'peur qu'il s'enfuit vers le vaisseau, et elle le suivit. Et lors-
qu'elle vit qu'il ne revenait pas, elle commença à crier comme un être
qui a un grand chagrin; puis elle retourna à son souterrain, et subite-
ment le chevalier mourut. Mais lorsqu'il viendra un chevalier qui sera
assez hardi pour l'embrasser, il ne mourra pas, mais il rendra la de-
moiselle à sa forme vraie et naturelle, et il sera le maître de toutes
les contrées et îles ci-dessus nommées.
Dans un second récit, qui, parait-il, était connu en Angleterre
avant Maimdeville, le serpent a perdu tout caractère de féerie sous
l'empire du christianisme et s'est transformé en une affreuse allé-
gorie du péché.
Cette ville de Sathalie et le pays d'alentour furent perdus par la
folie d'un jeune homme qui avait pour maîtresse une belle demoiselle
qu'il aimait passionnément; elle mourut subitement et fut placée dans
un tombeau de marbre, et, poussé par le grand amour qu'il avait pour
elle, il alla de nuit au tombeau et y entra. Au bout de neuf mois il
entendit une voix qui lui dit : « Vas à la tombe de cette femme,
ouvre-la et contemple ce qu'elle a engendré de toi; et, si tu manques
d'y aller, il t'en arrivera grand malheur. » 11 alla au tombeau et l'ou-
>Tit, et il en sortit un serpent, hideux à contempler, qui immédiate-
ment s'enfuit à travers la ville et le pays, et bientôt après la ville fut
engloutie.
N'est-il pas étrange que ce soit dans la lumineuse Grèce, le pays
par excellence de la beauté radieuse et du goût impeccable, que
les deux superstitions les plus noires du vieux monde barbare, les
seipons et le vampirisme, aient élu domicile? Pour la première, du
moins, celle des serpens, nous l'y trouvons acclimatée dès la plus
haute antiquité. D'où sortait-elle, à l'origine? Est-ce, comme on l'a
prétendu, un reste du culte des serpens apporté par les vieux Pé-
lasges? C'est possible; mais ne serait-ce pas plus particulièrement
SIR JOHX MAUNDEVTLLE. SOS
encore une importation des colons phéniciens, car enfin les légendes
qui se rapportent à Cadraus sont d'origine phénicienne, et quel
lecteur d'Hérodote ne se rappelle comment le Thébain Hercule,
voyageant en Scythie, y fit rencontre d'une femme-serpent qui por-
tait le nom très significatif d'Échidna, s'unit à elle et en eut de
beaux enians, dont le plus jeune fut seul apte à bander l'arc de
son père et hérita, par suite de cette circonstance, du gouverne-
ment de ces vastes pays (1)? Une autre remarque importante à
faire au sujet de ces serpens merveilleux, c'est que, hors de la
Grèce proprement dite, dans tous les pays slaves et gréco-slaves,
Macédoine, Epire, Serbie, Bulgarie, Russie, ils sont très intime-
ment associés à des idées de puissance politique, de valeur mili-
taire et de souveraineté. Si intimement et si clairement que c'est à
peine s'il leur reste quelque chose de mystérieux, et que, leur
appliquant la méthode évhémérique comme la seule qui leur con-
vienne, on a bonne en\ie de voir en eux, non des mythes ou des
allégories, mais des chefs de tribus et de hauts seigneurs scythes
dont les noms de dragon et de serpent étaient depuis un temps
immémorial les titres préférés, comme nous le voyons chez les
peuplades américaines, peut-être même la désignation directe de
leur pouvoir. Voyez dans les bylines russes, si bien et si complète-
ment analysées par M. Alfred Rambaud dans sa Russie épique,
quelle fière et martiale figure font tous ces dragons et toutes ces
serpentes. Ils et elles habitent de belles grottes spacieuses au flanc
des montagnes, ou des châteaux fortifiés sur les sommets : ils ont
la férocité vaillante des guerriers scythes; elles, l'intrépidité des
Amazones, leurs parentes. Les princes les plus nobles et les plus
preux les combattent sans horreur, sans mépris et sans haine, à
armes loyales, comme on le fait avec des égaux, et il faut bien
qu'ils soient des égaux, puisqu'on recherche quelquefois leur amitié
et presque toujours leur alliance, car ils ont de belles filles qu'on
peut enlever de force ou épouser de gré à gré, comme conclusion
d'un combat acharné. Et ce n'est pas seulement durant la période
mythique et fabuleuse des peuples slaves et gréco-slaves qu'ils se
présentent avec ces caractères de domination, le plein jour de l'his-
toire est arrivé qu'ils les gardent encore. Cette seconde moitié du
xiv^ siècle est justement l'époque où les Turcs pénètrent dans les
provinces européennes de l'empire grec, et notre Maundeville était
(1) Il est vraiment sing-ulier de constater l'importance du serpent dans les histoires
fabuleuses qui concernent les races séiniliques. On sait le rôle de premier ordre qu'il
joue dans les récits bibliques. Dans le SJiah Nauteh de Firdousi,le roi Zohak, person-
nage figurant une djnastie arabe qui aurait gouverne la Perse avant les dynasties ira-
niennes, porte aux épaules deux serpens qu'il faut nourrir chaque jour de chair
humaine.
304 RKVUE DES DEUX MONDES.
revenu depuis longtemps de ses voyages avant que le tsar serbe
Lazare lût vaincu à Kossovo et qneMarko Kralie^vich eût commencé
cette st'ric d'exploits qui on font comme le Cid du monde slave. Eh
bien! voyez, dans les chants superbes qui composent l'épopée serbe
dont M. Auguste Do/.on a donné récemment une belle et élégante
traduction, le double rôle amoureux et militaire du dragon. Oui,
aussi étrange que cela paraisse, dans le siècle même où Boc-
cace écrivit les réalistes gaillardises du Dccnmcron et où Pétrarque
inventa l'amour mystique, la femme du tsar Lazare, la belle Militza,
était obsédée de l'amour du dragon de l'iastrebatz. Toutes les nuits
il prenait son vol, s'abattait sur la tour où elle habitait et se cou-
chait à ses côtés, après s'être débarrassé de ses vêtemens de leu.
Cela dura une longue année, au bout duquel temps Militza prit le
courage de faire à son mari la confidence de cet étrange amour;
mais aussi vaillant qu'il fût, Lazare ne se jugea pas capable de dé-
livrer sa femme, et l'œuvre ne put être accomplie que par un autre
dragon, Vouk, que nous voyons décoré du titre très significatif de
despote de Sirmie. La Macédonienne Olympias conçut autrefois d'un
dragon le grand Alexandre; mais son histoire s'est répétée bien
souvent parmi les princesses de cet Orient européen, vraie patrie
d'origine de tous les dragons masculins et féminins que nous trou-
vons naturalisés ou égarés dans notre Occident. N'était-elle pas. en
efïet, une des filles d'Élinos, roi d'Albanie, et de la fée Pressina,
cette belle Mélusine, qui dut ses malheurs domestiques à la décou-
verte que fit son mari de la fâcheuse habitude qu'elle avait de se
déguiser en couleuvre tous les samedis, tout comme si elle eût été
une vulgaire lamie, une aerpen/e aventurière de l'ordre de celle
dont autrefois, à Corinthe, le philosophe Apollonius de Tyane avait
délivré un de ses disciples trop épris?
Fabuleux ou véridique, peu de livres anciens donnent une impres-
sion plus forte et plus franche de l'Orient. Comme il est avant tout
préoccupé de bien faire comprendre à ses contemporains l'infinie di-
versité des peuples et des mœurs, Mauntlevillc a réussi merveilleu-
sement à faire apparaître les gigantesques contrastes que présente
la vaste Asie, les plus puissans et les plus énormes qui se rencon-
trent sur notre planète. D'immémoriales civilisations obstinément
conservatrices accolées à d'imnn'morialcs barbaries non moins
obstinément rebelles à toute contrainte ; des splendeurs entamées
par les moisissures du temps et des laideurs armées de toute la vi-
goureuse bestialité des instincts primitifs ; des cultes très purs qui
recouvrent les plus pauvres philosophies, des philosophies admi-
rables qui se sont revêtues de religions puériles ou sanglantes ;
des flots de parfums et des puanteurs de charogne, des senteurs
d'épiccs et des odeurs de sang toujours fraîchement répandu, voilà
SIR JOHN MAUNDEVILLE. 305
l'ensemble du tableau, mais que de choses y trouvent place qui
appelleraient la réflexion! je me contenterai de mentionner la plus
curieuse de toutes, la fertilité absolument monstrueuse des combi-
naisons essayées, adoptées, passées en lois et en coutumes, que le
pauvre esprit humain a montiée sur la plus importante des questions
concernant notre espèce, celle des rapports et de l'union des sexes.
Il n'y a rien de si hideux, de si grotesque, de si abominable, de
si ridicule, de si honteux qui n'ait été inventé sans répugnance, et
accepté sans hésitation comme conforme à la nature par quelque
nation grande ou petite, quelque peuplade ou quelque tribu : bi-
gamie, polygamie, polyandrie, inceste matrimonial h la façon des
Parsis, communauté des femmes, servitude de la femme, servitude
de l'homme, suppression du veuvage et préservation de la fidélité
conjugale par les bûchers brahmaniques, ce qui est un moyen ra-
dical d'empêcher que la morale ne reçoive quelque atteinte et que les
matrones du Malabar ne déchoient jusqu'au rôle de matrones d'Ë-
phèse, prostitution par religion, par hospitalité, par courtoisie et
haut savoir-vivre, prostitution comme moyen d'éducation matrimo-
niale, ou d'acheminement pratique au mariage par la conquête de la
dot probement accumulée par le plaisir donné, non moins qu'agréa-
blement par le plaisir reçu, toutes ces jolies institutions et coutumes
se sont pratiquées et se pratiquent encore à la confusion de notre
pauvre morale européenne et chrétienne, et comme pour bien lui
montrer dans quel petit coin de l'espace elle est reléguée. Lorsqu'au
commencement du dernier siècle les premières révélations sérieuses
arrivèrent sur l'Orient, le fait de cette infinie variété de cou-
tumes est celui qui frappa tout d'abord nos philosophes. On sait
le parti qu'en tirèrent Voltaire et Montesquieu, le dernier surtout,
et comment ils s'en servirent pour établir que la morale est affaire
de latitude, et qu'il n'y a pas de combinaison si étrange (ce que
Fontenelle, du reste, avait indiqué avant eux avec une ingéniosité
profonde, mais en l'étendant à l'universalité des mondes) qui ne
puisse et ne doive se réaliser sur un point quelconque de l'espace
selon les conditions de la matière sur ce point donné. La thèse est
fort sérieuse, et elle a été reprise, renouvelée et étendue dans
notre siècle ; mais pour nous qui ne nous piquons pas de philoso-
phie, nous devons fiiire cette confession, que, par la huue sans
doute de ce qui reste en nous d'atavisme chrétien, nous n'avons
jamais pu porter notre attention sur ce sujet sans épouvante et
sanshorreiu'. Les détails et particularités fourmillent dans Maun-
deville sur les rapports des sexes dans les pays orientaux ; beau
coup sont connus ou peuvent se rencontrer ailleurs, mais dans le
TOME XGVI. — 1889. 20
306 REVUE DES DEUX MONDES.
nombre il en est un plus inédit dont nous nous ferions vraiment scru-
pule de priver nos lecteurs. « Dans une autre île qui est grande, belle
et très peuplée, c'est une coutume que la première nuit du mariage
on introduise un autre homme auprès de sa femme pour la déli-
vrer de sa virginité, service pour lequel on lui donne un fort sa-
laire et nombre de remercîmens. Il y a, dans chaque ville, un cer-
tain nombre de gens qui ne font pas d'autre travail, et on les
appelle nidebei^iz, c'est-à-dire les fous du désespoir, parce qu'on
croit que leur opération est fort dangereuse. » C'est la plume de
Voltaire qu'il faudrait pour célébrer congrûment une telle coutume ;
mais commo à notre grand regret nous ne la possédons pas, nous
nous bornerons à quelques réflexions très sommaires. La première,
c'est que le peuple de cette île était en toute évidence ennemi de
toute peine superflue et aurait compris ce mot célèbre de certain
pacha sur le plaisir de la danse : « Nous, danser, pourquoi cette
fatigue ? nous faisons danser les autres à notre place. » La seconde,
c'est que bien décidément les choses ne sont heureuses ou mal-
heureuses, agréables ou douloureuses que selon l'opinion que
nous en avons, et que le ^ieux sophiste Protagoras avait raison
lorsqu'il disait que Ihomme est la mesure de toute chose. Enfin
l'âme humaine est si portée à chercher à ses mécomptes et à ses
chagrins des dédommagemens et des compensations de n'importe
quelle nature, qu'il y a gros à parier que cette singularité amu-
sante a été pour bien des hommes du xiv® siècle une source d'//i-
ternelle conwl((cio7i .
Nous avons dit que Maiindcvillc avait été beaucoup lu à cette fin
du xiv' siècle, mais il est évident que cette période de première
vogue passée, il conserva longtemps encore de nombreux lecteurs,
car on retrouve sa trace dans la littérature d'imagination de l'Angle-
terre jusqu'à une époque assez récente. Relever minutieusement ces
traces serait une étude intéressante, mais il y hiudrait une longue
enquête pour laquelle les loisirs nous manquent. Nous nous borne-
rons à celles que notre mémoire nous permet d'emblée de sur-
prendre, et l'on va voir qu'elles sont encore assez nombreuses.
Pendant la durée du xi\^ siècle, il s'opéra un changement assez
considérable dans cette région du lointain, de la perspective rendue
féerique par la distance, qui est toujours nécessaire à l'imagina-
tion, parce qu'elle y trouve pour ses rêves un asile conforme à leur
nature, et ce changement fut en partie l'œuvre des voyageurs qui,
depuis Plan de Carpin jusqu'à Maundeville, par derrière l'Orient
révélé par les croisades, en avaient montré un second autrement
vaste, mystérieux et redoutable, celui du monde mongolique.
L'empire du Cathay et le fabuleux royaume du prêtre Jean rempla-
SIR JOHN MAUXDEVILLE. 307
cèrent la Syrie et l'Egypte, et le grand khan de Tartane prit dans
l'imagination européenne la place qu'y avaient occupée, depuis le
x« siècle, le miramolin d'Espagne et le sultan de Bagdad. Et il y eut
entre cette petite révolution d'ordre imaginatif et la grande histoire
réelle une concordance parfaite ; le grand khan de Tartarie prenait
dans l'imagination la place des chefs traditionnels de l'islamisme,
comme, dans la réalité, il les avait effacés en les faisant rentrer sous
l'ombre noire de sa domination. Cet afïreux souverain mongol sorti
si récemment des misères de la vie de horde, il va, grâce aux
voyageurs, bénéficier dans des proportions inusitées de toutes les
grandeurs de ses vassaux et de ses captifs ; il va concentrer en sa
personne les splendeurs décoratives de la Chine, la magie de son
cérémonial et celle de ses arts mécaniques, la magnificence fas-
tueuse des princes arabes, la majesté dominatrice des Abbassides,
la hauteur impérieuse des Seldjoucides. C'est au sein de cette
lumière éblouissante qu'il va trôner jusqu'à la fin du xv° siècle,
comme le montrent les épopées de Boiardo et d'Arioste, dont les
personnages sont autant tartares que musulmans. Quel lecteur de
ces poètes ne se rappelle Ferragus, et Mandricard, et l'Argail, et
comment le paladin Roland devint fou par amour pour la belle An-
gélique, fille du roi de Tartarie, et comment cette même Angélique
plaça son bien-aimé Médor sur le trône du Cathay? La popularité
si tardive de ces personnages ne prouve-t-elle pas à quel point ce
merveilleux de la lointaine Asie s'était emparé des imaginations?
Cette popularité était dans toute sa force un siècle auparavant
lorsque Chaucer écrivait ses Contes de Canterbury, comme le
prouve le charmant récit , malheureusement inachevé , de son
écuyer. A vrai dire, il n'est pas question dans ce conte du grand
khan même, mais du khan de Grimée, un Batou quelconque au
lieu d'un Gengiskhan quelconque : « A Sara, dans la terre de Tar-
tarie, régnait un roi qui guerroyait contre Russie. » A cela près
les magnificences de l'état royal de cet excellent Cambuscan sont
les mêmes que tous les voyageurs du siècle attribuent à la cour
du grand khan du Cathay. Ce qu'ils nous apprennent de la iète de
l'anniversaii'e des souverains, Chaucer no lait autre chose que le
répéter poétiquement. Voici limmense salle où le souverain trône
sous un dais bien haut par-dessus ses convives, et les longues ta-
bles chargées de mets recherchés et bizarres autour desquelles pren-
nent place des milliers d'invités, et les mèneslreU du roi qui ac-
compagnent le repas de leur musique, et les danses sans fin, et les
commentaires des mandarins versés dans la maq-ie et l'astrologie à
la vue du cheval de bronze descendu à la porte du palais. Auquel
de ces voyageurs Chaucer a-t-il donne'' la préférence? 11 était certes
308 REVUE DES DEUX MONDES.
assez versé dans la littérature de son époque pour avoir eu con-
naissance des récits de Marco Polo ; est-il bien téméraire cependant
de penser que Maundeville, plus récent, est pour quelque chose
dans sa description de ces magnificences mongoliques?
L'Ile enchantée de la Tempête de Shakspeare^ déserte en apparence,
mais peuplée d'habitans invisibles, où les naufragés, errans de ci
et de là à la merci de voix qui flottent dans l'air, sont endormis
par des sons de lyre, éveillés en sursaut par des bruits de tambou-
rin, efïrayés par des aboiemens, était certainement en germe dans
Maundeville, et le grand poùte n'a eu qu'à couver ce germe pour
l'en faire sortir dans tout son féerique épanouissement. « Dans
cette vallée, on entend souvent de grandes tempêtes et de grands
tonnerres, et de grands murmures et bruits tant de jour que de
nuit, et on y entend aussi des grands tapages comme qui dirait de
tambourins, de violes et de trompettes, comme s'il s'y passait une
grande fête. » Ailleurs, il rapporte une légende qui reproduit exac-
tement sous une forme chrétienne le vieil antagonisme de l'Iran et
du Touran, et, comme ce vieux mythe semble avoir été ignoré
des hommes du moyen âge et que Maundeville place sa mer-
veille sur les confins mêmes de la Perse, on peut tenir à peu
près pour certain qu'il l'a prise sur place même, ce qui est une
preuve nouvelle de ce rapport exact qui existe entre les fables qu'il
raconte et les pays où il prétend les avoir trouvées. 11 raconte donc
qu'un méchant empereur de Perse poursuivant un peuple chrétien
pour le détruire, Dieu, sur l'appel au secours de ses fidèles, enve-
loppa de ténèbres le roi de Perse et son armée, et que depuis lors
les persécuteurs habitent cette terre de nuit où personne n'ose pé-
nétrer. « Et les gens du pays disent que souvent on y entend des
voix humaines, des hennissemens de chevaux, des chants de coqs,
et on sait très bien qu'il y a là des hommes ; mais on ne sait pas
quels ils sont. » Comme Marco Polo raconte de certaines steppes
tartares quelf{ue chose de tout pareil à la première des deux cita-
tions ci-dessus, et qu'il avait été fait en Angleterre une traduction
de ses voyages vers la fin du xvi^ siècle, il ne serait pas impos-
sible que Shakspeare fût redevable au Vénitien du premier germe
de son île ; mais comme d'un autre côté, les textes de Maundeville
serrent do beaucoup plus près la conception de Shakspeare, comme
ils contiennent non-seulement le germe de l'île, mais l'indication des
terreurs extérieures qui l'enveloppent et en protègent l'accès, tem-
pêtes, tonnerres, ténèbres, il est plus probable que c'est à son
comi)atriote que Shakspeare a emprunté les élémens de son incom-
parable féerie.
Que John Bunyan ait pu lire Maundeville, cela n'est pour sur-
SIR .TOn\ MAU\DEVILLE. 309
prendre aucun de ceux qui ont remarqué à quel point cet homme
de foi profonde est en même temps littérateur expert, avec quelle
habileté il a su choisir ses lectures, de manière à se donner la
culture nécessaire pour exprimer dignement ses pensées sans ris-
quer de se détourner des voies d'édification où il marchait, ou de
perdre son âme par de vaines curiosités d'intelligence. Qui ne
voit assez aisément que son Pilgrim'n progrès^ est une trans-
formation pieusement familière, volontairement populaire de la
grande conception de Dante? Qui ne voit l'influence que Spcnser
a eue sur son esprit, et que c'est par la Reine des fées qu'il
a compris la valeur des allégories pour le but qu'il poursui-
vait? Qu'il se soit souvenu de quelques vieux voyages en écrivant
celui de son pèlerin, cela n'a rien que de très probable, et s'il en
a été ainsi, Maundeville a été certainement du nombre. 11 est un épi-
sode au moins du Pilgrim's progress qui ofïre une étroite ressem-
blance avec un chapitre de Maundeville. Le passage du pèlerin à
travers la vallée de l'ombre de la mort répète presque exactement
l'aventure de la vallée périlleuse. Dans les deux récits la vallée est
occupée par des diables, et nul ne peut la ti-averser sans danger
s'il n'est sincèrement chrétien et n'a mérité l'appui de Dieu. C'est
mieux qu'une ressemblance générale, les détails des terreurs et des
périls sont les mêmes. « Dans le centre de cette vallée sous un
rocher, est un diable terrible à contempler, qui ne montre la tête
que jusqu'aux épaules. De lui il sort une telle fumée, une telle
puanteur, et un tel feu qu'à peine on peut l'endurer. Mais les bons
chrétiens qui sont stables dans leur foi entrent sans péril ; car ils
se confessent d'abord et se marquent du signe de la croix, en sorte
que les diables n'ont pas de pouvoir sur eux. Mais quoiqu'ils soient
sans péril, ils ne sont pas cependant sans crainte lorsqu'ils voient
les diables tout autour d'eux qui dans l'air et sur terre les raillent,
les menacent et les terrifient par des coups de tonnerre et des ou-
ragans... et dans toute cette vallée, je vis une grande multitude
de corps morts, comme s'il y avait eu une bataille entre les deux
puissans rois du pays, et que la plus grande partie de leurs armées
eût été défaite et tuée. » Voilà la vallée, périlleuse de Maundeville;
comparez avec la vallée de l'ombre de la mort de Bunyan. « Au centre
de cette vallée, j'aperçus comme la bouche de l'enfer... et la llamme
et la lumée en sortaient sans intermittence avec tant d'abondance,
tant d'étincelles, tant de cris hideux que Chrétien fut forcé de
remettre son épée en place et d'avoir recours à une autre arme qui
s'appelle prière... Il marcha ainsi un long temps, mais les flammes
continuaient toujours à le poursuivre, et il entendait aussi des voix
douloureuses et des pas précipités de côté et d'autre, si bien que
310 REVUE DES DEUX MONDES.
quelquefois il pensait qu'il allait être mis en pièces ou foulé au\
pieds comme la bouc dans les rues... Au bout de cette vallée il y
avail quantité de sang, d'os, de corps d'hommes mutilés, mémo
de corps de pèlerins qui avaient auparavant passé par ce chemin,
et pendant que je cherchais d'où cela pouvait venir, je vis devant
moi une caverne où habitaient deux géans dont la puissance et la
tyrannie avaient cruellement mis à mort les hommes dont gisaient
là les ossemens. » La vallée périlleuse de Maundeville est, dit-on,
empruntée à la relation du franciscain Oderic de Pordenone ; mais à
coup sur Bunyan n'a pas lu ce dernier, et c'est bien à Maundeville
qu'il est redevable de son épisode.
11 n'a certainement échappé à aucun lecteur intelligent, qu'en
écrivant son Gullicer, Switt s'est proposé l'imitation des anciens
voyageurs afin de circonstancier comme eux ses récits par tous ces
détails de temps et de lieux qui donnent à leurs crédulités tant de
vraisemblance et à leurs impostures un si grand air de bonne foi.
Tout ce qu'il leur doit se borne-t-il à cette imitation générale, et
leur a-t-il fait d'autres emprunts? A coup sûr, il n'avait pas be-
soin d'eux pour l'invention de ses nains et de ses géans, de ses
Houyhnhnms et de ses Yahoos, et il lui suffisait pour cela de se sou-
venir de ses pygmées et de ses cyclopes, de ses Lestrigons et de ses
centaures classiques. Et cependant il me semble bien que, pour
un au moins des voyages de Gulliver, celui de Brobdingnag, il n'a
pas dédaigné de prendre quelques traits à Maundeville. Notre voya-
geur raconte qu'au-delà de la vallée périlleuse il y a une île dont
les habitans sont des géans sauvages qui ont vingt-huit ou trente
pieds de haut. « Personne n'ose entrer dans cette île ; car, s'ils
voient un vaisseau et des hommes dedans, immédiatement ils en-
trent dans 1(1 mer pour s'en saisir, et on dit qu'au-delà de cette île
il y en a une autre où habitent des géans d'une statiu-e plus grande
encore, quelques-uns de quarante-cinq ou cinquante pieds de haut,
d'aucuns disent même de cinquante coudées. Je n'en ai vu aucun,
cai* je n'eus aucun empressement à visiter ces régions, pai-ce que
personne ne peut entrer dans l'une ou l'autre de ces lies sans être
immédiatement dévoré. Et chez ces géans il y a des moutons aussi
grands que nos bœufs, qui portent de grande laine très rude. J'ai
vu plusieurs fois de ces moutons. Et on dit que souvent ces géans
prennent des hommes dans la mer, qu'ils enlèvent de leurs vais-
seaux, et qu'ils les portent à terre deux dans une main et deux
dans l'autre, et qu'ils les mangent, on s'en allant, tout cinis et
vivans. » Maintenant, rappelez-vous par quel accident Gulliver fut
abandonné dans le pays de Urebdingnag. « Je commençais à être
fatigué, et ne trouvant rien pour intéresser ma curiositt', je m'en
SIR JOHN MADXDEVILLE. 311
retournai à tout petits pas vers la crique; mais lorsque j'eus la
mer en vue, j'apeiçus nos hommes qui étaient déjà rentrés dans le
bateau et qui faisaient force de rames comme pour sauver leurs
vies. J'étais sur le point de les héler, ce qui eût été bien inutile,
lorsque j'aperçus un être énorme qui les poursuivait dans la mer
aussi vite qu'il pouvait ; l'eau ne lui venait pas plus haut qu'aux
genoux^ et il faisait des enjambées prodigieuses. « Les habitans
de Brobdingnag n'étaient pas anthropophages; mais, s'ils l'eussent
été, le géant qui poursuivait dans la mer les compagnons de Gul-
liver n'aurait eu aucune peine à égaler les prouesses d'appétit des
insulaires de Maundeville ; et, quant à ces moutons gros comme des
bœufs qu'il prétend avoir vus souvent, les animaux de Brobdingnag
auraient facilement soutenu la comparaison.
Daniel de Foë fut un grand lecteur de voyages, et c'est même
en ce genre que consiste l'érudition littéral] e qui lui est propre.
Toutefois, avant la lecture de Maundeville, nous n'aurions pas osé
affirmer que cette érudition s'étendit plus loin que les voyageurs
du XVII® siècle et la collection d'IIakluyt ; l'anecdote suivante, qui est
commune à la fois au romancier et au voyageur, semble prouver que
cette érudition était moins restreinte que nous ne le pensions : « Parmi
les hommes riches de cette contrée (une province quelconque de
la Chine relevant du khan de Cathay) il y a un homme prodigieu-
sement opulent qui n'est ni prince, ni duc, ni comte; mais il a
chaque année, comme rente, la charge de plus de trois cents che-
vaux en riz et diverses céréales ; aussi mène-t-il une grande et
voluptueuse vie, selon les coutumes de son pays, car il a chaque
jour cinquante belles demoiselles, toutes vierges, qui le servent à
ses repas. Lorsqu'il est à table, elles lui apportent ses plats suc-
cessivement, toujours par groupes de cinq, et elles chantent en
les portant. Puis elles lui coupent ses viandes et lui mettent les
morceaux dans la bouche, car il ne touche à rien et tient toujours
ses mains sur la table, parce qu'il a les ongles si longs qu'il ne
peut rien saisir ni manier... et les demoiselles chantent tout le
temps que cet homme riche mange ; et, lorsqu'il ne veut plus du
premier service, cinq et cinq autres demoiselles lui apportent le
second, toujours chantant, et elles font ainsi chaque jour jusqu'cà
la fin du repas. C'est de cette manière que s'écoule sa vie, et ainsi
ont vécu ses ancêtres, ainsi vivront ses descendans, sans jamais
accomplir aucun fait d'armes, ni rien faire d'autre (pie de vivre à
l'aise, comme un cochon qu'on nourrit dans une etable pour l'en-
graisser. » Cette anecdote est la tout à fait dernière de Maunde-
ville, et, par une coïncidence singulière, elle est aussi la dernière
du Robinson Crusoé. De Foé, comme Maundeville, a voulu l'aire
312 REVUE DES DEUX MONDES.
apparaître cette image d'ignoble volupté comme contraste à la vie
de travaux, de privations et de fatigues qu'exigent les carrières du
voyageur et du noble aventurier. Chez de Foë, comme chez Maunde-
ville, la scène de l'anecdote est en Chine; seulement le person-
nage, au lieu d'être une manière de prince, n'est qu'une sorte de
hobereau, vaniteux et malpropi'e, qui de la richesse a les appa-
rences plus que la réalité. « Lorsque nous arrivâmes à la maison
de campagne de ce personnage, nous le vîmes mangeant son
repas dans un petit emplacement devant sa maison. C'était une
manière de jardin, mais il nous était facile de le voir, et on nous
donna à comprendre que, plus nous le regarderions, plus il serait
charmé. Il était assis sous un arbre, une sorte de palmier nain qui
le garantissait très efficacement contre le soleil; mais, sous l'arbre,
on avait encore placé une large ombrelle qui encadrait sa tête assez
convenablement ; son pesant et corpulent individu s'étalait à l'aise,
renversé dans un grand fauteuil à bras, et son dîner lui était
servi par deux femmes esclaves. Il y en avait deux autres dont peu
de gentilshommes, en Europe, accepteraient les services : l'une le
faisait manger avec une cuillère, et la seconde tenait le plat d'une
main et chassait de l'autre ce qui tombait sur la barbe et l'habit de
taffetas de sa seigneurie. Cette grosse et grasse brute jugeait au-
dessous de lui de se servir de ses mains pour ces offices familiers
que les rois et potentats aimeraient mieux accomplir eux-mêmes
que se laisser importuner par les doigts grossiers de leurs servi-
teurs. » Pour être aussi exact que possible, il nous faut ajouter
que Marco Polo raconte pareille histoire de je ne sais quel souve-
rain d'une province du Thibet; mais il est plus probable que c'est
à Maundeville que de Foë est redevable de cette silhouette de gro-
tesque voluptueux.
Emile Montégut.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES
FIN DU MINISTERE DU MARQUIS D'ARGENSON.
ï.
L'EXPÉDITION D'ECOSSE ET LA PRISE DE BRUXELLES.
Par la paix conclue à Dresde, entre Frédéric et Marie-Thérèse,
la France se trouvait de nouveau réduite à un état d'isolement à
peu près complet. L'abandon de la Prusse la privait de tout appui
dans le nord de l'Europe : elle ne conservait d'auxiliaire qu'au
midi, et là, même l'alliance de l'Espagne ne lui prétait qu'un con-
cours insuffisant, toujours douteux, et que les caprices comme les
prétentions d'Elisabeth Farnèse rendaient, à l'occasion, plus incom-
mode que secourable. L'Autriche, au contraire, délivrée désormais
de toute préoccupation en Allemagne, allait reparaître en force soit
en Flandre, soit en Italie, soit même aux portes de la Lorraine et
de l'Alsace, en choisissant elle-même le lieu où elle croirait pouvoir
porter le coup le plus décisif.
Une seule chose atténuait, sinon la gravité, au moins l'innuinence
du péril. Entre le 26 décembre l7/i5, date du traité de Dresde, et
le moment où, suivant la règle encore en usage, les opérations mili-
taires devaient être reprises, trois mois au moins devaient s'écouler.
314 REVUE DES DEUX MONDES.
En supposant même un empressement qui n'était pas dans les ha-
bitudes du temps, et encore moins dans celles de la cour de Vienne,
il ne fallait pas un moindre délai pour que des troupes engagées
au lond de la Bohème fussent ramenées et prêtes à combattre, au-
delà soit du Pdiin, soit des Alpes : en attendant, TAngleterre res-
tait aux prises avec une insurrection qui paralysait toutes ses forces ;
et la Hollande , menacée sur sa frontière sans défense, pouvait
redouter à tout moment une attaque victorieuse de Maurice de
Saxe. Le champ restait donc libre, momentanément, à l'action des
armes françaises. C'était un répit de quelques instans, précieux à
mettre à profit, et de véritables jours de grâce dont il ne fallait
perdre ni une heure, ni une minute.
Celui qui aurait dû sentir le plus vivement cette nécessité d'aller
vite et de frapper fort, c'était le ministre de Louis XY, dont la res-
ponsabilité était le plus directement engagée, puisque, averti à
temps de la défection de Frédéric, il avait négligé Toccasion, sinon
d'en tirer vengeance, au moins de profiter de la liberté qui lui était
rendue pour conclure de son côté une paix avantageuse avec l'Au-
triche. Entre la Prusse, qui se retirait, et l'Autriche qui s'ofirait,
d'Argenson, j'ai dû le raconter, avait fait un choix dont il continuait
à s'applaudir. C'était bien le moins qu'il eût prévu et se tînt prêt à
prévenir les suites inévitables de sa préférence. Loin de là, la rési-
gnation, le contentement même qu'il témoignait étaient l'indice
qu'il ne se rendait qu'imparfaitement compte de la situation nou-
velle qu'il avait laissé faire à la France. Il persévérait à penser que
la paix particulière, conclue entre notre allié de la veille et notre
ennemie, pouvait servir d'acheminement vers une paix plus géné-
rale. L'Autriche, suivant lui, venait de faire preuve de dispositions
conciliantes, et la Prusse, d'une puissance dont il ne tenait qu'à elle
d'user pour imposer sa médiation.
(( Je vais, écrivait-il, le (5 janvier, au chargé d'affaires de France
en Bavière, vous confier un grand secret : je connais assez votre
prudence et votre discrétion pour juger que vous en ferez usage,
conformément aux intentions du roi. Pendant le peu de séjour que
le comte d'Harrach vient de faire en Saxe, il a eu quelques pour-
parlers avec le marquis de Vaulgrenant, sur les conditions aux-
quelles la paix pourrait être faite, entre Sa Majesté et la reine de
Hongrie. La conclusion de l'accommodement entre les cours de
Vierme et de Berlin n'empêche pas que ces ouvertures aient été
suivies par M. de Vaulgrenant, et comme il compte revenir ici à
la fin du mois, nous nous en remettons à vous pour écrire, par
quelque voie sûre et secrète, au comte d'Harrach, à Vieime (où
nous jugeons qu'il est retourné), que le roi, informe des dispositions
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 315
qu'il a témoignées de la part de la reine de Hongrie, sur le désir
de cette princesse, de pouvoir traiter avec Sa Majesté, — de cour à
cour, sans l'entremise d'aucune autre puissance, — est, de son côté,
dans les mêmes dispositions; de sorte que, si la reine de Hongrie
voulait faire passer secrètement, à Paris, une personne autorisée pour
cette négociation, ce serait le moyen de parvenir aune conclusion,
à la satisfaction réciproque des deux cours... La conclusion de la paix,
ajoutait-il, du roi de Prusse avec la cour de Tienne, ne change rien
au principe d'union intime avec le roi de Prusse ; nous estimons,
au contraire, qu'il sera plus aisé d'agir de concert dans une négo-
ciation que nous ne l'aurions pu dans les opérations militaires (1). »
Et le ministre de France à Berlin, Yalori, recevait en même temps
l'instruction de représenter à Frédéric la gloire qu'il trouverait dans
un rôle de médiateur qui le rendrait l'arbitre et l'auteur de la paix
du monde. Pour commencer, on devait le presser d'intervenir,
afin d'empêcher au moins la guerre de s'étendre, en s'opposant à
tout efiort que pourrait tenter l'Autriche pour entraîner les puis-
sances secondaires d'Allemagne à sa suite et faire sortir l'empire
de sa neutralité (2).
Tant d'illusion est à peine croyable. H était clair, en effet (et
d'Argenson devait être vraiment le seul à ne pas le reconnaître) ,
que, si Marie-Thérèse avait laissé voir une humeur pacifique, c'était
dans l'espoir d'éviter une humiliation et un sacrifice, qu'elle con-
jurait, en quelque sorte, la France de lui épargner; mais après
qu'on lui avait laissé boire le calice et que le mal était consommé^
ce n'était plus que dans les chances d'une guerre heureuse qu'elle
pouvait, pour le moment du moins, trouver la compensation de
ses pertes et la consolation de ses douleurs. Quant à Frédéric^
il n'était pas moins certain que, s'il s'était cru en mesure, ou s'il
avait eu souci de jouer le rôle glorieux et désintéressé dont d'Ar-
genson le croyait digne, c'était dans le cours de sa négociation et
non au lendemain du traité conclu qu'il y aurait songé; c'est quand
il tenait encore le pied sur la gorge de son adversaire qu'il se serait
mis en devoir de dicter les conditions de la paix générale. Mais une
fois ses propres intérêts mis à couvert, et l'Autriche ayant respiré et
repris haleine, lui demander de se remettre en campagne unique-
ment en vue du bien public, c'était lui faire à la fois trop de tort et
trop d'honneur : il n'avait jamais fait preuve de si peu de prudence
et de tant de grandeur d'âme. Des deux côtés, le moment propice
(1) D'Argenson à Renaud, chargé d'affaires de France en Bavière, 6 janvier 1746.
{Correspondance de Bavière. — Ministère des affaires étrangères.)
, (2) D'Argenson à Vulori, 2i-'28 janvier, 10 février ITitJ. {Correspomiance de Prusse,
— Ministère des affaires étrangères.)
316 REVUE DES DEUX MONDES.
pour agir était passé : il est aussi inutile que puéril de vouloir cou-
rir après les occasions qu'on a manquées.
Aussi, la double déception ne se fit pas attendre. Le comte d'Har-
racli, malgré les bons sentimens dont il avait fait confidence à
Vaulgrenant, dans son dernier entretien (et dont nous le retrouve-
rons encore animé dans la suite de ce récit), ou n'obtint pas, ou
ne demanda pas lui-même la permission de reparaître : aucune
suite ne fut donnée à l'idée d'envoyer un émissaire autrichien à
Paris (1).
A Berlin, Frédéric, sans refuser absolument d'interposer (si on
l'en pressait) ses bons offices pour arrêter la reprise des hostilités,
en offrant même à Louis XV de tâter le pouh, pour savoir s'il y
avait apparence de calmer les esprits, témoigna aussi peu de désir
que d'espoir de rendre son intervention efficace. A quoi il se montra
moins disposé encore, ce fut à tenter un effort sérieux afin d'em-
pêcher la nouvelle impératrice d'user de la dignité qu'il venait de
lui reconnaître pour peser sur les déterminations du corps germa-
nique. A Yalori qui lui représentait qu'il y allait de son intérêt, comme
de sa gloire, de ne pas laisser la nouvelle maison d'Autriche op-
primer les libertés de l'Allemagne : — a Oh! mon ami, dit-il, il
faudrait pour cela que le cas se présentât, et s'il se passe quelque
infraction de la cour de Vienne, mon ministre clabaudera comme
les autres... » — « Enfin, il a fini par me dire, ajouta Valori, qu'il
faudrait être bon pour se remettre en avant, après les orages qu'il
avait essuyés, puisqu'il avait attrapé le port, et qu'il se borneiait
à admirer notre gloire et à juger des coups. » En définitive, tout
ce qu'il fut possible d'obtenir lut une promesse assez vague que,
si la question de neutralité de l'empire était posée dans la Diète à
Ratisbonne, le représentant de la Prusse voterait pour qu'elle fût
maintenue (2).
Le ministre prussien à Paris, Chambrier, eut ordre de tenir, à
d'Argenson lui-même, absolument le même langage. — « Pour ce
qui regarde, lui écrivait le roi, les idées de M. le marquis d'Ar-
genson touchant la guerre de négociation que je dois laire à la
reine de Hongrie, vous lui direz toutes les fois qu'il vous en par-
lera, que je n'avais nulle envie de m'embarquer dans une guerre
(1) Le comte d'ITarrach à Renaud, 22 janvier 174G. Il lui accuse réception de la
communiciition que celui-ci a été chargé de lui faire et promet de la transmettre à
Vienne, mais il ne paraît pas y avoir donné suite. {Correspondance d'Autriche. —
— Ministère des affaires étran{,'ères.)
(2) Valori à d'Argenson, 27 janvier 1746. (Correxpondancc de Prusse. — Ministère
des affaires ètranijères.) — Frédéric II à Louis XV, G février 1740, Pol. Corr., t. v,
p. 23.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 317
de chicane qui me conduirait insensiblement à une rupture géné-
rale, qu'ainsi je n'y entrerais ni en noir ni en blanc : qu'il ne s'agis-
sait présentement plus de chicaner sur des bagatelles et que, l'élec-
tion du grand-duc une fois faite, celui-ci pounait jouir de toutes
les prérogatives qui lui reviennent par la dignité impériale une fois
échue sans que je m'y opposerais : que si la couronne impériale
devenait héréditaire dans la nouvelle maison d'Autriche, la France
n'avait à s'en prendre qu'à elle-même : que, quant à mes intérêts
personnels, je saurais me soutenir contre tous les mauvais des-
seins, et contre toutes les mauvaises intentions de la maison d'Au-
triche; mais que moi, aussi peu que tous les autres hommes, ne
pouvions pas fixer l'avenir par toute notre prudence, et qu'ainsi
notre grande application devait être de remplir bien notre tâche
pendant notre vie. Si, après ma mort, arrivaient des changemens
dans l'état, le sort déciderait en cela du mien comme de tous les
autres états qui ont existé depuis qu'il y a eu des règnes en ce
monde. » 11 ajoutait, en mettant ici tout à fait à découvert le fond
de sa pensée : que, « quant à la neutralité de l'empire, elle ne
serait pas menacée si la France avait le bon sens de ne pas prendre
l'ofïensive, et qu'il n'avait donc pas besoin de s'en mêler, ce qui
le remettrait dans les difficultés avec l'Allemagne. » Enfin, le mi-
nistre qu'il envoyait à Dresde, afin de reprendre avec cette cour
les relations diplomatiques, recevait pour instruction de se borner,
dans ses relations avec le ministre de France, à un simple com-
merce de politesse, sans chercher à prendre avec lui de liaisons
particulières. On voit combien d'Argenson, en recommandant cà
ses agens une confiance absolue dans leurs collègues prussiens,
était loin de pouvoir compter sur la réciprocité (1).
La diplomatie ayant ainsi perdu l'occasion d'agir, c'était à la
guerre à reprendre la parole et à se faire entendre ; aussi bien
d'Argenson n'était ni seul, ni maître dans le conseil, où son crédit,
qui n'avait jamais été très grand, venait de recevou' un rude échec
par le démenti si cruellement donné à ses illusions sur la loyauté
du roi de Prusse. Le seul des conseillers de Louis XV qui pai-tageât
encore ses espérances de paix, c'était Belle-Isle, redevenu tout Prus-
sien et tout pacifique depuis que, rejeté dans l'ombre par les ex-
ploits de Maurice, il ne pouvait plus aspirer à jouer le premier
rôle sur le champ de bataille; mais tous les autres, Maurepas,
Tencin, Noailles, enfin le roi lui-même avaient un plus juste senti-
ment de la situation et reconnaissaient la nécessité d'une action mi-
Utaire aussi prompte que énergique ("2).
(1) Frédéric à Gharabrier, 27 janvier, 19 février, à kliugkrafen, ministre à Dresde,
30 janvier 174U. {Pol. Corr., t. v, p. 12 et 28.)
(2) Gharabrier à Frédciic, 31 janvier 1740. Le ministre prussien, dans cette lettre,
318 REVUE DES DEUX MONDES.
Sur deux points en particulier, la partie déjà entamée, si elle
était jouée avec hardiesse et couronnée par un succès rapide, pou-
vait, avant même que la grande lutte fût reprise, en changer toutes
les conditions. Un corps de 11,000 hommes, détaché de l'armée de
Flandre, et réuni sur les côtes de la Manche était prêt à partir sous
les ordres du duc de Richelieu pour tenter un débarquement en
Ecosse, et venir en aide au prétendant. Maurice, de son côté;,
restant au milieu de ses troupes victorieuses, au heu de venu*,
suivant son habitude et son goût, jouir pendant l'hiver des plai-
sirs de la capitale, méditait un coup d'audace, dont le secret, gardé
même pour ses amis les plus intimes, attestait toute l'impor-
tance.
L'expédition confiée à Richelieu n'ayant pu, comme on va le
voir, être menée à fin, d'Argenson se délend vivement dans ses
Mémoires de l'avoir jamais conseillée; il assure même que, comme
on le voyait hésiter à s'y associer, il a s'éleva contre lui des orages»
semblables à ceux de la Manche qui nous sépare de l'Angleterre ;
c'était, dit-il, « un déchaînement de seigneurs, de valets, de lemmes,
d'aventuriers, à qui on avait promis de grosses sommes d'argent,
qui devaient leur revenir de la conquête de l'Angleterre, et qui
demandaient en attendant quelques louis à compte, comme le Fâ-
cheux de la comédie de Molière. » — J'ai cherché vainement la
trace de cette résistance de d'Argenson dans ses correspondances,
et je ne vois pas comment elle eût pu être bien vive, puisque,
comme j'ai eu occasion de le raconter, c'était lui-même qui, trois
mois déjà auparavant, avait expédié, auprès du prétendant, un en-
voyé choisi panui ses amis personnels. Depuis lors, le marquis
d'Éguilles ne quittait pas le camp des insurgés écossais, où il était
assez ouvertement traité comme le représentant de la cour de
France. La mission de d'Éguilles n'aurait pas eu de sens et ne se
serait pas ainsi prolongée, si elle n'avait été accompagnée de la
promesse d'un secours efiectif que Charles-Edouard, du reste, ne
rend compte d'une visite que lui a faite Belle-Isle, et qui peint à la fois les disposi-
tions particulières du marcclial et l'état d'esprit du conseil de Louis XV. Après que
Belle-Isle l'a assuré de sondèvoùment à Frédéric et du service que la Prusse rendrait
en intervenant pour obtenir la paix générale : « Mais peut-être, lui dit Chambricr,
t,out le inonde à Paris ne souhaite pas la paix. » Le maréchal répliqua qu'il m'enten-
dait à demi-mot et qu'il passait bien des idées dans la tête de quelques-uns, que l'in-
térêt particulier l'emiiorlait souvent sur l'intérêt public et que deux ou trois campa-
gnes de plus pouvaient peut-être convenir aux vues particulières de certaines grenaj^BI
mais qu'il ne se proposait lui, maréchal, que la gloire de son maiire et de la France :
il croyait penser mieux que ceux qui se laissaient ébranler et séduire par des idées
contraires. — (Ministère des affaires étrangères.) Frédéric, informé de ces dispo-
sitions de Belle-Isle, l'en fit remercier. (Valori à d'Argenson. — Ccrrexpondance de
Prusse.)
ETUDES DIPLOMATIQUES. 319
se faisait pas faute de réclamer avec insistance. De plus, pleine
autorisation avait été accordée à tous les Anglais ou Irlandais en-
gagés au service de France (ils étaient nombreux, car on sait quel
rôle la brigade irlandaise avait joué à Fontenoy), de se rendre au-
près du prétendant et de faire campagne avec lui, sans dissimuler
leur qualité, ni perdre leur grade. Profitant de cette invitation,
le régiment de lîoyal-Écossais et deux escadrons du régiment
de Fitz-James, en tout 3,000 hommes, étaient déjà arrivés en
Ecosse, convoyés par des bâtimens de conmierce et conduits par
lord Drumond et le brave Lally-Tollendal. Après les avoir poussés
en avant, il n'était guère possible de ne pas les soutenir. Enfin, on
a vu avec quelle énergie d'Argenson s'était opposé à la prétention
qu'avaient émise les Hollandais, de faire servir, pour la défense de
la dynastie protestante en Angleterre, les régimens faits captifs à
Tournay, qui s'étaient engagés par capitulation à ne pas porter les
armes contre la l^rance : une véritable rupture diplomatique avec
les États-généraux avait suivi cette controverse dans laquelle d'xir-
genson, appuyé par le talent de Voltaire, s'était engagé personnel-
lement. Pouvait-on dii'e d'une manière plus positive que les deux
causes de Louis XV et du prétendant n'en faisaient plus qu'une,
et comment abandonner ensuite aux chances des combats un client
si publiquement adopté?
Ce qui prouverait d'ailleurs que d'Argenson ne fut pas aussi hostile
qu'il le dit à l'expédition projetée, c'est que l'auteur de la protes-
tation adressée aux États-généraux fut le même qu'on chai'gea de
préparer un maniieste au peuple anglais, emporte en poche par Ri-
chelieu, et destiné à être publié dès que l'escadre française aurait
touche la côte britannique. Ce rédacteur lut encore Voltaire et le
document figure dans ses œuvres complètes. Le grand écrivain était
en même temps un iiabile homme qui savait ménager son crédit : il
n'est pas probable qu'il eût prêté sa plume à la composition d'une
pièce de cette importance, s'il n'en avait pas reçu l'ordre formel
du ministre dont l'aflection l'honorait, ou s'il eût seulement pu
craindre de lui déplaire en l'écrivant. Tout fait donc croire que
cette fois comme après Fontenoy, les deux pati"ons de Voltaire s'en-
tendirent, sans contestation, sur le concours qu'ils réclamaient de
leur ami commun (1).
En regardant de près même aux termes de ce manifeste, très
habilement présenté, il semble qu'on y reconnaît la trace des idées
(1) La résistance de d'Argenson au projet do dcbiuqueiuont en Angleterre, si elle
eut lieu, ne fut pas connue. Le duc de Luyues dit au contraire : «Quant aux secours
envoyés en Ecosse, tous les ministres n'ont pas été du iiièiue avis. On prétend que les
deux qui ont le plus insisté sont le cardinal de Teucin et M. d'Argenson l'aîné.» (Jour-
nal de Liiynes, t. vu, p. 127.)
320 REVUE DES DEUX MONDES.
propres à d'Argenson. On y retrouve, en efïet, à toutes les lignes
l'expression du soin scrupuleux qu'il avait mis, on l'a vu dès le
premier jour, à bien établir que l'intervention de la France dans
les dissensions de la nation britannique n'avait pas pour but de
lui faire violence, mais au contraire de rendre à la meilleure et à
la majeure partie des citoyens anglais la liberté d'exprimer leur
vœu : « Le roi de France, y est-il dit, a cru de son devoir de se-
courir à la fois un prince digne du trône de ses ancêtres, et une
ii(ilio)i (jvnéreuse dont la plua saine partie rappelle e}ifin le prince
Charles Sluart dans sa pairie. Il n'envoie le duc de Richelieu, à la
tête de ses troupes, que parce que les Anglais les miea.r inlen-
lionnl's ont demande cet appui, et il ne donne précisément que le
nombre de troupes qu'on lui demande, prêt à les retirer dès que
la nation exigera leur èloignement. Sa Majesté, en donnant un se-
cours si juste à son parent, au fils de tant de rois, à un prince si
digne de régner, ne fait cette démarche auprès de la nation an-
glaise, que dans le dessein et dans l'assurance de pacifier par là
l'Angleterre et l'Ecosse, pleinement convaincue que le sérénissime
prince Edouard met sa confiance dans la bonne volonic des Anglais,
qu'il regarde leurs libertés, le maintien de leurs lois et leur bon-
heur comme le but de toutes ses entreprises, et qu'enfin les plus
grands rois de l'Angleterre sont ceux qui, élevés commue lui dans
l'adversité, ont mérité V amour de la nation. » — Ce respect des
droits d'une nation dans un temps où on ne parlait guère encore
que de ceux des rois, exprimé au nom d'un souverain qui ne re-
connaissait lui-même pas de limites à son propre pouvoir, est
comme la signature du ministre philosophe (1).
Le seul en réalité, parmi ceux qui lurent alors appelés à donner un
avis, qui ait exprimé ouvertement quelque crainte sur l'issue de
l'expédition projetée, ce fut Maurice de Saxe. Tout en donnant ses
ordres pour envoyer le détachement de ses troupes qui lui était
demandé, il préjugeait l'issue probable de l'aventure oîi on s'en-
gageait, avec ce bon sens pratique qui l'abandonnait rarement, et
dont il devait cette année même donner plus d'une preuve : u Vous
êtes bon citoyen, mon maître, vous aimez le roi et vous aimez votre
patrie (écrivait- il au maréchal de Noailles) ; ne craignez-vous pas
que cet embarquement de Dunkerque ne nous engage dans un nou-
veau roman qui pourrait être long à soutenir? Le parti protestant
subsistera toujours en Angleterre, à cause des biens de l'église
qui sont possédés par les seigneurs de la nation, et cette crainte ne
les abandonne jamais. Vous diriez peut-être, mon maître, de quoi je
(1) Journal et Mémoires de d'Argensoti, t. iv, p. 316. Voltaire, œuvres complètes,
édition Beuchot, t. xxxmi, p. 543.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 321
me mêle : mais j'aime le roi et son royaume, et quoique je ne dusse
demander que plaie et bosse, la vérité m'étrangle toujours (1). »
A dire vrai, si jamais la tentative, — si souvent rêvée par les po-
litiques français, sans qu'ils aient jamais même mis la main à l'exé-
cution, — et dont nos voisins ont pourtant toujours peur, — eut une
chance de succès, c'était bien quand un secours militaire était attendu
par une insurrection victorieuse, en possession de plusieurs ports
de mer. Seulement à la fin de décembre, époque où tout put être
prêt pour le passage, il était déjà un peu tard pour se mettre en
mer, la n auvaise saison rendant la traversée de la Manche diffi-
cile, et la même cause venant d'interrompre momentanément le
cours, jusque-là aussi rapide que brillant, des succès de Charles-
Edouard. Après une pointe très heureusement poussée au cœur
même de l'Angleterre, jusqu'à Derby et Manchester, le hardi guer-
rier devait rétrograder et regagner l'Ecosse; il n'osait pas laisser
venir l'hiver au milieu de populations hostiles, qui ne lui fournis-
saient rien pour sa subsistance, et craignait d'attendre, sur ce ter-
rain ingrat, l'arrivée des forces supérieures que le duc de Cum-
berland ramenait de Flandre. Cette retraite volontaire n'était pas
une défaite matérielle, mais c'était bien déjà un échec moral, dont
l'effet fut sensible par la perte de plusieurs des points importans
qu'on croyait acquis à l'insurrection, entre autres le port de Mont-
rose, le lieu le plus naturellement désigné pour le débarquement
d'une troupe envahissante.
La célérité, qui était une des conditions du succès, avait donc déjà
manqué à l'expédition dont Richelieu allait prendre le commande-
ment : le secret, qui n'eût pas été moins important, fit également
défaut. Richeheu, fidèle aux habitudes de vanterie et d'ostentation
qui lui étaient familières, donna beaucoup d'éclat à ses préparatifs :
un nombreux état-major qu'il attacha à sa personne fit sonner très
haut les succès qu'il ne pouvait manquer d'obtenir, on annonça
d'avance que le chef ne tarderait pas à rapporter d'Angleterre son
bâton de maréchal. — « Nos jeunes officiers qui en étaient, dit
d'Argenson, prenaient congé en uniforme à la cour et à la ville
comme quand ils partent en avril pour la campagne de Flandre. »
De plus, pour assurer les moyens de transport, on dut réquisi-
tionner presque tous les bâtimens marchands des ports de la
(I) Le maréchal de Saxe au maréchal de Noailles; Gand, 25 décembre 1745. {Papiers
de Mouchy.) — Cotte lettre, comme la plupart de celles du inarôchal de Sa.xo que
j'aurai à citer daus la suite de ce travail, est tirée de la magnilique collection des
papiers de Noaillcs, possédée par M. le duc de Mouchy, et dont il a bien voulu me
laisser prendre connaissance avec une extrême obligeance. Cette collection a été clas-
sée, mise en ordre et cataloguée avec le soin le plus intelligent.
TOME xcvi. — 1889. 21
322 REVUE DES DEUX MONDES. ^.
Manche. Cette suspension du mouvement commercial habituel équi- ^l
valait, pour le gouvernement anglais, à un avertissement public
de se mettre en garde : il n'y manqua pas, et, comme, malgré sa
gêne intérieure, il conservait la libre disposition de toutes ses forces
maritimes, quand Richelieu ai riva à Boulogne, le détroit était déjà
gardé à vue par une escadre anglaise de près de trente-cinq bâti-
mens, croisant le long des côtes de France.
La conséquence lut que, dès que le présomptueux capitaine eut
pris connaissance de la situation, le ton de confiance qu'il affectait
la veille baissa sensiblement et fit place, presque sans transition,
à l'expression du découragement. Il lut même le premier à signaler
(comme s'il n'eût eu aucun reproche à se faire) le double incon-
vénient de n'avoir pas été prêt à temps et d'avoir été annoncé avec
trop d'éclat. « Hier, écrit-il le 29 décembre, il fil vent à sou-
hait, et si mon artillerie était arrivée, j'aurais passé en Angleterre
avec toute la facilité imaginable. » — Et deux jours après, le 31 :
« Je pense que, si le secret avait été gardé à peu près, connue il
devait l'être, il aurait été possible de dérober mon passage et que
je n'aurais eu risque que de rencontrer par hasard des corsaires...
parce que les vaisseaux anglais qui sont aux Dunes ne se tiennent
pas la nuit dans le passage, à cause du risque qu'ils courraient pen-
dant la nuit. »
Mais ces facilités une fois perdues, il ne voit plus que difficultés
et l'opération ne peut plus (suivant une expression dont il se sert
à plusieurs reprises) être menée à bonne lin sans un véritable
rnirade. « Telles sont les craintes, dit-il, et les assurances qu'on
peut prendre sur l'entreprise qui m'est confiée ; elle est trop avan-
cée pour se rebuter... Mais je ne dois pas vous laisser ignorer
les obstacles tels qu'ils sont, par la conséquence dont ils peuvent
être pour les troupes qui me sont confiées. »
Enfin, le 5 janvier, après huit jours de mauvais temps, le déses-
poir est à peu près complet : — « Je ne sais que faire, dit-il ingé-
nument,., si le vent ne change pas et quelque mu-acle ne s'opère
pas en notre faveur, comme vous pouvez le voir par le détail de
notre situation... Je crois que ceux qui auraient de grands lalens mi-
litaires ne sont pas plus à l'abri du ridicule que ceux qui en ont
moins... Aussi, si je connaissais quelque guerrier intrépide de ce
genre, je vous prierais de me l'adresser, car il faut, quoi qu'il
arrive, faire contre fortune bon cœur. »
L'attente se prolongea pendant tout le mois de janvier, le départ
étant toujours renvoyé d'un jour à l'autre et le moment ne parais-
sant jamais favorable pour tenter l'aventure. Dans l'intervalle, Ri-
chelieu, de plus en plus dégoûté, cherche dans son imagination
quelque moyen de se décharger de l'entreprise, sans pourtant oser
ETUDES DIPLOMATIQUES. 323
encore donner le conseil d'y renoncer complètement. Il propose de
changer à la fois le point de départ et le point d'arrivée de l'expé-
dition. Une escadre était préparée dans la rade de Brest, sous le
commandement du duc d'Anville, pour aller faire campagTie dans
l'Atlantique, et reprendre sur les côtes d'Amérique les points dont
s'était emparée la marine anglaise : ne pourrait-elle pas, auparavant,
jeter les bataillons expéditionnaires sur les côtes du pays de Galles,
du comté de Cornouailles ou même en Irlande, partout, en un mot,
où les jacobites se vantent d'avoir des amis? Ou bien, le même
service ne pourrait-il pas être rendu par des corsaires frétés dans
le port du Havre ? Aucun de ces expédiens n'étant agréé à Ver-
sailles, le général dans l'embarras, et tout à fait dépité, ne songe
plus qu'à mettre sa responsabilité à couvert, en rappelant que ce
n'est pas lui qui a eu l'idée première de l'entreprise : — u Ce n'est
pas moi, écrit-il, qui ai formé le projet de porter des secours en
Angleterre, aussi je ne suis ni acharné à trouver les moyens d'en
faire passer, ni enthousiasmé du zèle jacobite... Mais ayant été
choisi pour conduire celui qu'on aurait pu y passer, j'ai cru devoir
présenter tous les moyens que je croyais qui pourraient le faii'e
réussir... M. le duc d'York (1) et son parti n'auront ainsi rien à
nous reprocher. » — Enfin, vers le milieu de février, il tombe ou
se dit malade et demande l'autorisation de revenir à la corn*, en
laissant le commandement à son premier lieutenant, lord Glare. —
« Il revint, dit d'Argenson, jetant les hauts cris contre les ministres
de la guerre et de la marine, » et raillant les catholiques anglais
et leur prince, le duc d'York, qui n'attendaient le succès de l'ex-
pédition que de leurs pratiques de dévotion superstitieuse. En re-
vanche, les quolibets du public parisien ne l'épargnèrent pas lui-
même, et comme ces plaisanteries dont les chroniqueurs et les
chansonniers tiennent note portaient habituellement sur les mœurs
de ce héros favori des dames, elles sont d'ordinaire assez peu dé-
centes. La meilleure est peut-être celle qui le représente comme
un barbet qui devait aller chercher un bâlon de l'autre côte d'une
rivière et n'a pas même osé se mettre à l'eau (2).
(1) Le frcre du prince i^ilouard qui fairait partie de l'eApédition.
(2) Richelieu au comte d'Argensou , ministre de la guerre, 29-30 dcceaibre 1745,
6-17 janvier 17i'j. — Barbier, Journal, décembre 17 to. — Voici une des chansons faites
sur l'expédition manquée qu'il n'est pas impossible de citer :
Quand je vis partir l'Excellence
De Richelieu,
Je prévis la mauvaise chance,
llélas! mon Dieul
Ce pilote ignore les vents
De l'Angleterre :
Il ne sait qu'embarquer les gens
Pour l'île de Cythère.
324 REVUE DES DEUX MONDES.
L'expédition, sans être ofliciellement décommandée, était ainsi
moralement abandoimée : personne, en France, n'en espérait plus
le succès ; et on cessa complètement d'y compter quand deux ten-
tatives de passage, faites par le duc de Fitz-James avec un petit
convoi de troupes sur des embarcations isolées, eurent successi-
vement échoué. 11 fallut rentrer au port, avant même d'avoir pu
prendre le large, afin de ne pas tomber dans les mains des croi-
seurs anglais.
Mais, même dans de telles conditions, la menace, bien que non
exécutée, pouvant toujours l'être d'un moment à l'autre, était loin
d'être complètement inutile. Elle tenait le cabinet anglais sur le
qui-vive, et la crainte de dégarnir tout à fait sa capitale l'empêchait
d'envoyer toutes ses forces à la suite du prétendant en Ecosse.
Aussi, une première attaque dirigée contre Charles-Edouard à Fal-
kirk, le k février, avec des forces insuffisantes, fut-elle repoussée
sans peine, et ce nouveau succès, joint à l'attente d'un secours
qu'on espérait toujours voir arriver, donna aux vainqueurs la pa-
tience de supporter les épreuves d'une campagne d'iiiver, que la
rigueur du chmat et une pénurie pécuniaire à peu près complète
commençaient à rendre très rude.
En attendant, à Londres, l'inquiétude se prolongeait, aggravée par
les embarras d'une situation ministérielle et parlementaire très
compliquée. L'opinion imputait hautement aux ministres (le duc de
Newcastle et son hère Pelham) la durée d'un péril qu'ils n'avaient
su ni prévoir ni prévenir. Pour regagner la faveur publique qui lui
échappait, le cabinet ébranlé eut la pensée de s'adjoindi-e l'illustre
Pitt, l'orateur populaire par excellence, mais l'objet des ressenti-
mens et de l'inimitié personnelle et bien connue du roi. Aussi, dès
que la proposition lui en lut faite, George, violemment irrité, crut
pouvoir renvoyer, sans autre forme de procès, les ministres qui se
permettaient une si insolente exigence et rappeler au pouvoir son
ancien favori, Carteret, dont il n'avait d'aillem's jamais cessé de
prendi-e et de suivre secrètement les conseils. Ce caprice, il est
vrai, ne fut que de peu de durée. Carteret, averti de l'impossibilité
où il serait de trouver des collègues et de former une administra-
tion, dut remettre au bout de quarante-huit heures, au souverain,
le mandat qu'il avait reçu, et les Pelham rentrèrent en vainqueurs.
Ils assignèrent à Pitt un poste élevé, qui, sans l'associer au minis-
tère, l'en rapprochait et l'y préparait. Mais cette inc(>rtitude même,
ces brusques allées et venues, cette humiliation infligée à un sou-
verain par ses propres ministres, tout cela était mal compris sur
le continent et serriblait démontrer l'impuissance où était l'Angle-
terre, travaillée par des discordes intestines, de venir en aide à ses
alliés. L'impression était fâcheuse, surtout en Hollande, et dut
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 325
même accroître l'eiïet de terreur causé par Tentreprise hardie de
Maurice, dont le secret venait enfin d'éclater.
Autant Richelieu, en eflet, avait fait de bruit de son expédition,
autant Maurice avait mis de précaution à dissimuler jusqu'au bout
les préparatifs de la sienne. Il est vrai que la publicité donnée à
l'une aidait un peu au secret de l'autre, car le seul fait d'avoir
laissé détacher une fraction importante des troupes de Flandre,
pour la transporter sur les côtes de la Manche, semblait éloigner
toute pensée d'eniplo\er, contrairement à la coutume, une armée
ainsi réduite à des opérations d'hiver. Et quant au soupçon qu'au-
rait pu faire nahre le séjour prolongé à Gand d'un général qui ne
passait pas pour aimer la retraite, Maurice avait su employer plus
d'un art pour le détourner. Se plaignant qu'un voyage, dans les
conditions ordinaires, lui causait, vu son état d'infirmité, d'intolé-
rables souffrances, il faisait construire, sous ses yeux, un carrosse
de forme particuhère, où il pourrait s'étendre plus commodément
et dont il attendait l'achèvement pour se mettre en route. Dans
l'intervalle, il ne négligeait aucun moyen de tromper son ennui et
de divertir le désœuvrement de son entourage. Il avait mandé au-
j)rés de lui sa sœur, la comtesse de Holslein, pour lui tenir com-
pagnie et faire les honneurs de sa maison. Il s'était fait envoyer
d'Angleterre des coqs de combat, et semblait prendre un plaisir
infini à voir ces animaux se battre sous ses yeux, suivant la mode
britannique. Il paraissait, en un mot, si occupé de se procurer tous
les genres de divertissement qu'au lieu de lui supposer un dessein
caché, on l'aurait plutôt accusé d'oublier ses devoirs dans des
plaisirs peu conformes à sa dignité, comme au soin qu'il devait
prendre de sa santé.
L'illusion à cet égard était même si complète qu'on la partageait
à Versailles, et ses meilleurs amis s'étonnaient de le voir reprendre
un train de vie dont il n'avait que trop souffert : « Je souhaiterais,
mon cher maréchal, lui écrivait le maréchal de Noailles, que l'on
put vous persuader que vous êtes seulement en chemin de guéri-
son et que vous lussiez assez docile pour vous conduire en conva-
lescent. Si j'avais l'honneur d'être connu de M"'^ la princesse de
Holstein, je la prierais de travailler de concert avec M. le docteur
Sénac à vous retenir dans les bornes convenables à cet état de
convalescence, et je voudrais vous donner quelquefois des inquié-
tudes en vous faisant envisager des conséquences dangereuses. »
Maurice répondait sur le même ton : « Ma santé n'est pas encore
assez bonne pour me donner aucune licence que celle que les plai-
santeries peuvent fournir. Je suis môme d'avis de n'en prendre
jamais d'autres: il y a des plaisirs de tout âge, et encore laut-il
qu'ils y soient assortis : il n'y a que ceux qu'un bon estomac peut
326 REVUE DES DEUX MONDES.
fournir qui ne soient point sujets à cette variation et qui constam-
ment soient de bonne compagnie. Vous jouissez de ce bonheur
mon cher maître, et, sans vous envier, sans même l'espérer, je dé-
sire un si grand bien. Si on me calomnie et si notre docteur Sénac
m'accuse de la moindre chose de quelque nature qu'elle puisse
être, c'est un méchant homme. Il est inutile qu'il charge le pauvre
malade pour se mettre à couvert (1). »
11 ne négligeait rien pourtant et toutes les dispositions étaient déjà
prises, au moins dans sa pensée, pour rexeculion du projet dont
il ne lit part qu'au milieu de décembre, même à son ministre, le
comte d'Argenson. 11 ne s'agissait de rien de moins que de compléter
la conquête des Pays-Bas, en mettant la main, par une sorte de
surprise, sur la capitale où siégeait encore le représentant de Ma-
rie-Thérèse, le comte de Kaunitz, avec la qualité de gouverneur-
général. La -ville de Bruxelles, alors assez convenablement fortifiée,
ne pouvait être enlevée que par un siège régulier, mais Maurice
avait lieu de croire qu'elle serait faiblement délendue. Tel était, en
eflet, le dénùment où Marie-Thérèse (tout occupée à pousser sa
pointe contre le roi de Prusse) avait laissé ses possessions flamandes
que leiu" chef-lieu ne contenait, en fait de troupes autrichiennes,
que deux escadrons de dragons et de hussards de cent cinquante
hommes chacun, de sorte qu'en comptant les états majors des
différens généraux qui résidaient dans la ville, on y aurait trouvé,
dit Voltaire, plus d'officiers que de soldats. Dix-huit bataillons
hollandais formaient la seule force eflective, assez considérable à
la vérité, car elle se montait bien à 15,000 hommes, mais on pou-
vait penser qu'ils ne se feraient pas tuer jusqu'au dernier pour
l'honneur d'une souveraine qui prenait si peu de souci de se dé-
fendre elle-même.
L'essentiel, pourtant, était d'arriver en force et sans être attendu,
afin de ne pas laisser le temps aux autres troupes des alliés, encore
éparses dans la province, de se concentrer pour faire obstacle aux
premières opérations du siège. Le résultat de la campagne précé-
dente avait été, en efïet, de diviser les Pays-Bas comme en deux
parties à peu près égales, obéissant à des dominations difiérentes.
Toute la partie occidentale jusqu'à la mer était occupée par l'armée
française, puisqu'une série de sièges, suivie d'autant de capitula-
tions, nous avait rendus maîtres successivement de Tournay, de
Courtray, d'Audenarde, de Menin, d'âpres, de Furne, d'Ostende,
de Bruges, de Dendermonde, en dernier heu enfin d'Ath et de
Gand. Mais à l'est, les places de Malines, de Louvain, de Charle-
(1) Noailles à Sa.\r, '27 novembrcj Saxo à Noailles, 3 décembre 1745. — Papiers Je
Muuchy.
Il
I
ÉTDDES DIPLOMATIQUES. 327
roi et de Namur étaient encore occupées par les forces alliées, qui
tenaient sous leur main toute la contrée avoisinantc. La ville de
Bruxelles était donc aussi découverte d'un côté qu'appuyée de l'autre,
et la petite rivière de Senne, qui la traverse, formait comme la ligne
do partage des deux régions. C'était ce cours d'eau que Maurice
avait formé le projet de faire passer à ses troupes, sur plusieurs
points, en amont et en aval de Bruxelles, par des corps d'armée qui,
se tendant la main et se rejoignant sur l'autre rive, compléteraient
l'investissement. Une division détachée devait rester en obseiTa-
tion devant Mons, la seule place forte, située sur la rive gauche de
la Senne, qui fût encore en la possession des Autrichiens. Les
mesures semblaient si bien prises, et Maurice pensait être telle-
ment sûr de leur succès, qu'il croyait pouvoir promettre au roi que
Bruxelles serait cernée et ainsi moralement prise le 1" janvier, pour
ses étrennes.
Mais il avait compté sur la durée d'une forte gelée, très habituelle
dans la contrée, à cette époque de l'année, et qui devait favoriser le
transport d'un gros matériel de siège. Dans la dernière semaine de
décembre, de grandes pluies sur\inrent, suivies d'un dégel com-
plet qui rendit les routes inabordables pour l'artillerie. La contra-
riété était très grande, car chaque jour de délai pouvait amener
un incident qui donnerait l'éveil à l'ennemi ou révélerait à l'armée
française elle-même le plan qu'il importait de lui laisser ignorer
jusqu'à la dernière heure. Déjà le retour inattendu de plusieurs
colonels qui étaient partis en vacances, et qu'il avait fallu rappeler,
faisait causer dans les rangs. Afin d'arrêter les commentaires, Mau-
rice dut se séparer de son confident et de son auxiliaire le plus
apprécié, le comte de Lowendal, attendu à Paris, le 1" janvier,
pour prendre part à la réception des chevaliers du Saint-Esprit
nouvellement promus. L'impatience, qui devait être extrême, ne
fut pas pourtant visible sur les traits du maréchal : il la dominait
même intérieurement assez bien pour garder l'esprit ouvert aux
soins les plus variés. Ainsi, c'est pendant ces jours d'attente for-
cée qu'on trouve plusieurs lettres écrites de sa main et portant sur
des sujets de nature très différente, auxquels il semble s'appliquer
avec une attention et même une ardeur égales.
La première est une réponse à un avis qui lui était demandé par
le comte d'Argenson, sur le plan général des opérations à suivre
pendant la campagne prochaine. Le maréchal discute, avec une
rare clairvoyance, les éventualités probables ; il cunclut qu'il n'y
a rien de sérieux à craindre de la part du corps germanique, tou-
jours lent à se mettre en mouvement et trop travaillé par des divi-
sions intérieures pour qu'où puisse le décider à une campagne
d'agression : « Moins même, dit-il, on laissera de troupes en face
328 REVUE DES DEUX MODES.
de la frontière de l'Empire et même en Alsace, et moins on sera
exposé à causer des inquiétudes que l'impératrice pourrait exploi-
ter. Il suffit donc de tenir un corps d'armée en observation auprès
de Thionville, prêt à se porter sur le Rhin (s'il y avait lieu), mais
pouvant aussi se relier aisément à l'armée de Flandre, quand sa
présence en face de la frontière allemande ne serait plus jugée
nécessaire. » On verra combien ces prévisions et ces précautions
devaient être justifiées par l'événement.
L'autre épître, visiblement écrite sous l'empire d'un sentiment
de colère, a trait tout simplement à un incident survenu dans l'ad-
ministration du domaine de Chambord, dont une concession royale
avait doté le vainqueur de Fontenoy. Par je ne sais quelle erreur
de bureau, la capitainerie des chasses de la vaste forêt qui s'étend
autour du château s'était trouvée démembrée ; une part en avait
été accordée à un châtelain du voisinage, le ifiarquis de Saumery.
Maurice l'apprend, et, dans cet arrangement fait à son insu, il voit
un piège tendu par ses ennemis. 11 prend feu, et l'idée même lui
vient de donner sa démission et de laisser tout là : u Bien que je
sois au plus fort de ma besogne, écrit-il , cette ailaire me domie
un tel déplaisir que j'ai pensé d'écrire à ma cour d'en envoyer un
autre pour achever cette opération ; mais je suis honnête homme,
et j'ai la fatuité de croire que personne n'en serait venu à bout. »
— Mais, au moins, il ne veut entendre à aucun accommodement :
« Ainsi, ne vous appliquez pas à me faire des assurances de la
bonne conduite de M. de Saumery. Je sais de quel bois il se
chauffe, et l'idée que j'ai du peu de cas qu'on fait d'un général en
France, quand on n'en a pas besoin, ne me laisse que peu de
choses à espérer sur les différends que j'aurais indubitablement
avec M. de Saumery par la suite, si je laissais le moindre jour à
contestation (1). »
Enfin, vers le milieu de janvier, le froid a repris : les routes
sont séchées , on peut donc se mettre en campagne. Les troupes
réunies sur six points dillcrens (pour que leur rassemblement ne
parût trop remarquable imlle part) reçoivent, le 27, leur ordre de
départ et leurs provisions de route, et c'est ce jour-là seulement
aussi que les généraux, chargés de les conduiie, apprennent dans
quel sens et vers quel point ils ont à se mouvoir. Tout le monde
doit partir le 28 au matin, Maurice lui-même, quittant Gand, dont
les portes restent fermées toute la jouinée, pour ne laisser passer
aucun porteur d'avis indiscret. Mais voici le ciel qui se couvre de
(1) D'Espagnac : Histoire de Maurice de Saxe, t. u, p. 188, 122. — Saiut-Reuè Tail-
landi( r : Maurùe du Saxe, p. '-182 et suiv. — Correspondance de Maurice de Sa.ve,
publit';u par Grimoard. (Paris, 1794, t. ii, p. 100.) — Colle collection est en giinéral
conforme au texte des mômes pièces que j'ai pu consulter au ministère de la guerre.
1
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 329
nouveau le soir et la température qui s'adoucit. Va-t-il encore fal-
loir s'arrêter? « Non, s'écrie Maurice et puisque les frais en sont
faits (écrit-il sans hésiter au ministre), j'entamerai demain mon opé-
ration, dùt-il pleuvoir des hallebardes, et le cœur me dit que j'au-
rai bonne issue : je finis sans compliment. » Ne reconnaît-on pas à
ce cri du cœur celui qui a dit dans ses liêoeries : « A la guerre, il
faut souvent agir par inspiration ; si l'on était obligé de rendre compte
pourquoi on prend un parti plutôt que tel autre, on serait souvent
contredit : les circonstances se sentent mieux qu'elles ne s'expli-
quent, et si la guerre tient de l'inspiration, il ne faut pas troubler
le devin. »
Effectivement le 28, le mouvement général s'opère. Pendant que
trois corps de troupes, sous les commandemens des marquis de
Clermont-Gallerande, d'Armentières et de Brézé, quittent Audenarde,
Ath et Tournay, pour aborder Bruxelles sur la haute Senne, c'est
vers la basse que Maurice en personne, aidé du comte de Vaux,
qui vient de Dendermonde, se porte avec vingt-quatre escadrons de
cavalerie, vingt et un bataillons, et vingt-cinq pièces de canon. Il
s'était réservé à lui-même ce point d'attaque, parce que de ce côté
l'accès de la ville était rendu plus difficile par un canal latéral, tracé
parallèlement à la rivière : deux passages étaient ainsi nécessaires au
lieu d'un seul. La distance de Gand à Bruxelles ne pouvait être fran-
chie en un seul jour; il fallut s'arrêter à Alost la première nuit.
Mais, en arrivant, on apprit que l'avant-garde d'un régiment venait
de rencontrer, en avant de cette petite ville, un gros de cinquante
hussards de la garnison de Bruxelles, auquel elle avait dû donner
la chasse et dont elle avait fait vingt-cinq prisonniers. Les autres,
qui avaient échappé, ne pouvaient manquer d'aller donner avis de
l'incident : on ne pouvait donc plus arriver tout à fait inaperçu, et,
de plus, il était à craindre que dans les premiers momens d'alarmes,
le commandant de Bruxelles ne prît le parti désespéré de mettre le
feu aux faubourgs extérieurs de la ville, pour ne pas les laisser
tomber au pouvoir des assaillans, qui y trouveraient un abri et des
cantonnemens. C'eût été un grave mécompte, car, les troupes n'ayant
point apporté de tentes pour ne pas ralentir la marche, le campe-
ment à la belle étoile, en plein hiver, dans un pays dévasté, aurait
été une épreuve assez pénible à supporter.
Maurice, sérieusement inquiet de ce contre-temps, prit alors un
parti très singulier : ce fut d'écrire lui-même, avant de quitter Alost,
au comte de Kaunitz pour le détourner d'une résolution extrême
dont l'utilité ne serait pas, lui assurait-il, en proportion du dom-
mage qu'elle pourrait causer. Il faut citer tout entière cette lettre
véritablement originale : « Gomme je fais faire, dit-il, quelques
mouvemens aux troupes que j"ai l'honneur de commander dans ce
330 REVUE DES DEUX MONDES.
pays cl qui avoisinent la ville de Bi-uxelles, ce qui, par un usage
établi, pourrait engager Votie Excellence à mettre le leu aux fau-
bourgs de cette belle ville, et que je voudrais lui épargner cette
perte et ce dommage, j'ai cru que Votre Excellence ne désapprou-
verait pas la liberté que je prends de lui en écrire, pour l'engager
à conserver un si bel ornement à la ville de Bruxelles. La destruc-
tion des faubourgs d'Ypres et de Tournay n'en ont pas rendu la
prise plus difficile, et c'est une erreur de croire que ces bàtimens
au-delà des glacis puissent être de quelque avantage aux assié-
geans. Ils no peuvent servir à une place qu'en cas de surprise
contre laquelle il y a d'autres moyens de se garantir. Votre Excel-
lence ne doit pas soupçonner cette lettre d'artifice, si Elle veut se
souvenir de ce que j'ai fait pratiquer moi-même à Lille dans l'avant-
dernière campagne : l'armée combinée était campée dans la plaine
de Cissoing; mon premier soin fut de défendre à l 'officier-général
qui commandait à Lille, d'en brûler les faubourgs, et, assurément,
je n'aurais pas pris sur moi une telle démarche , si contraire à
l'usage, si je n'a^'ais cru pouvoir en prouver l'abus (1). »
Je ne sais si, pour se promettre quelque eflet d'une telle pièce,
Maurice avait compté sur l'étonnement qu'elle causerait : en ce cas,
son calcul ne fut pas trompé. Kaunitz,tout étourdi de la menace im-
prévue dont il venait d'apprendre la nouvelle, et de la communication
plus inattendue encore qui en était la suite, convoqua sur-le-champ
son conseil de guerre. Kauniiz, d'ailleurs, aussi médiocre mili-
taire qu'il devait se montrer plus tard habile politique, n'avait nulle
confiance (.\L d'Arneth nous l'apprend) ni dans ses propres talens,
ni dans la force de résistance des troupes qu'il commandait. Dès le
commencement de l'hiver, il avait averti l'impératrice que, si les
Français faisaient une attaque sérieuse, avant que de puissans ren-
forts lui fussent envoyés, tous les Pays-Bas seraient emportés en
quinze jours. Aussi ne trouva-t-il rien de mieux à proposer à son
conseil que de mettre à l'abri la garnison en évacuant sur-le-champ
la ville, au lieu de compromettre par une défense impuissante cette
dernière ressource de la province abandonnée (2).
Pendant qu'on discutait cette étrange proposition, la brigade de
Normandie, vivement poussée en avant, arrivait en vue de la ville,
(1) Le maréchal de Saxe au comte de Kannitz, 28 janvier 1710.— Correspondance,
p. 48. — Saint-René Taillandier, p. 284. — Cet écrivain, en citant la lettre, y voit une
preuve du bon sens et de Vhumanité, qui sont les traits de caractère de Maurice. —
D'Espagnac conviont cependant (t. ii, p. 131) que Maurice avait compté sur les fau-
bourfjs de Bruxelles pour loger ses troupes rt que la résolution d'y mettre le fou l'au-
rait jeié dans un grand embarras. — Le biographe allemand, Weber, prête à Maurice
l'intention de faire croire à Kauniiz qu'il n'avait pas l'intention de faire le siège de
Bruielles. Ce moyen de détourner les soupçons eût été singulièrement choisi.
(2) D'Arneth, t. vir, p. 21:?, i55.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 331
jetait des ponts sur le canal d'abord, puis sur la rivière; et le fau-
bourg principal, celui de Laeken, était occupé avant qu'on eût dé-
cidé si on le livrerait ou non aux flammes. Maurice y \int prendre
ses quartiers le 30, et, dans la journée qui suivit, tous les autres
faubourgs reçurent successivement les difTérens corps exactement
arrivés au rendez-vous.
La position n'eût pas été assurée cependant si on ne se fût em-
paré, sur-le-champ, de quelques points fortifiés, en dehors de la
ville, de peu d'importance à la vérité, mais où on ne pouvait laisser
l'ennemi logé sur les derrières de l'armée assiégeante. Les forts des
Trois-Fontaines, de Gruaberghe, et de Vilvorde durent être ainsi
enlevés à la baïonnette. La résistance, d'ailleurs, fut presque nulle,
les Autrichiens se hâtant de se replier sur Malines, et Maurice, qui
ne tenait pas à s'embarrasser de prisonniers qu'il n'aurait su com-
ment garder, ayant recommandé qu'on leur facihtât ce mouvement
de retraite : « Je sais, écrivait-il en particulier à l'officier chargé
de s'emparer de Grûnberghe, que présenter un objet sanglant au
roi n'est pas lui faire une chose agréable ; aussi je voudrais é\iter
de prendre la garnison de Grûnberghe prisonnière en lui laissant
cette nuit le chemin libre de se retirer sur Vilvorde. Nous pouvons
bien faciliter cette évasion ; vous sentez bien que je ne puis faire
de capitulation avec eux et que je suis obligé de les réduire en
poussière. Aussi je prends sur moi le moyen que vous pourrez trou-
ver de leur faire sentir la clémence du roi sans blesser sa justice. »
Ces opérations préliminaires ayant pris quelques jours, ce n'est
que le 8 février que la tranchée est enfin ouverte, et, dès le 11, le cou-
rage des assiégés semble défaillir : Kaunitz fait proposer sous main
de remettre la place pourvu que la garnison entière puisse sortir
librement avec les honneurs de la guerre. Maurice , qui sent son
avantage, n'a nulle envie de se contenter à si bon marché; mais
pour ne pas pousser à bout des gens qui faiblissent et les entrete-
nir, au contraire, dans les sentimens d'une crainte salutaire, il ne
refuse pas de soumettre l'offre à la décision de Versailles, bien
entendu, sans interrompre un seul instant le cours de ses opéra-
tions et sans répondre de ce qui peut arriver jusqu'au retour du
courrier. C'est ce qu'il explique lui-même à Kaunitz dans une nou-
velle lettre que le comte d'Argenson qualifie avec raison de chef-
d'œuvre, tant les termes en étaient bien choisis pour donner à
réfléchir à son correspondant.
« Ail quart ier-gôiicral de Ltickcn.
11 fé\Tierl7i6.
« J'ai reçu la lettre que Votre Excellence m'a fait l'honneur de
m'écrire hier, et, assurément, la proposition que Votre Excellence
332 REVUE DES DEUX MONDES.
me fait serait acceptable dans d'autres occasions. Je connais les
égards qui sont dus à une nombreuse et brave garnison, et je serais
approuvé de lui accorder tous les honneurs de la guerre; mais
Bruxelles n'est point une place tenable, il ne serait pas possible
d'assembler d'armée pour venir à son secours sans courir risque
d'une destruction totale; aucuns moyens ne me manquent, je puis
les augmenter en artillerie et en tout autant que je le veux : aussi
il ne faut qu'un peu de temps et quelques précautions pour vous
forcera demander des conditions honnêtes, quoique un peu dures...
J'enverrai pourtant un courrier sur-le-champ à la cour pour savoir
ses ordres : je crains seulement mes propres troupes, elles sentent
leur supériorité et jusqu'aux soldats connaissent des défauts à celte
grande ville que j'ignorais et que peut-être Votre Excellence ignore
elle-même : je crains donc que dans une attaque un peu vive, ils ne
forcent de toutes parts leurs officiers à marcher, et lorsque je les
aurai une fois dedans, il faudra bien que j'aille à leur secours.
Jugez, monsieur, du désordre et de la confusion d'une telle circon-
stance. Il me serait triste que ma vie fût marquée par une époque
telle que l'est celle de la destruction d'une capitale. Votre Excel-
lence ne saurait croire jusqu'où le soldat français pousse l'indisci-
pline et la hardiesse. J'ai vu plus d'une fois à la reddition des villes,
pendant qu'on réglait les formes de la capitulation, toute la ville
se remplir de soldats sans savoir par où ils y étaient entrés. A Phi-
lisbourg, cela nous est arrivé, cependant les otages en sortaient par
un seul petit bateau. A Ypres, qui est assurément une place avec
de hauts remparts, couverts d'ouvrages, et de bons fossés, tous
les postes étaient garnis de troupes hollandaises : je fus voir M. le
prince de Hesse, que je connais depuis longues années, pendant
que j'étais chez lui, toute la ville se remplit de soldats français sans
qu'on ait su par où ils y étaient entrés. Cela se passait à dix heures
du matin. A cinq heures du soir, il envoya chez moi et me fit dire
qu'ils y étaient de nouveau. On y envoya des détachcmens pour
les chasser. Ils sont comme des fourmis et trouvent des endroits
inconnus aux autres. Jugez ce que ce serait, monsieur, dans des
occasions où ils auraient le pillage pour but et dans une place mau-
vaise par elle-même. C'est, je vous assure, ce qui m'embarrasse le
plus dans la conduite de cette affaire (1). n
Maurice, en tenant ce fier et habile langage, témoignait plus
d'assurance qu'il n'en éprouvait en réalité, car il apprenait à peu
près en même temps que le prince de Waldeck, qui était resté à
Anvers, toujours en qualité de commandant en chef de l'armée hol-
(\) Maurice de Saxe au romtc de Kaunitz. 11 février 17i6. — (Ministère de la
gnerrn.)
4
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 333
landaise, sortant de son inaction, faisait mine de rassembler toutes
les troupes sous ses ordres pour venir au secours de la place assié-
gée. Des dispositions avaient même dû être prises pour aller au-
devant du prince et lui livrer bataille s'il se présentait. La position
(Maurice en convient lui-même) n'eût pas été commode si on avait
dû soutenir le combat en ayant à dos les 15,000 hommes de la
garnison, qui n'auraient pas manqué de sortir au même moment.
Mais Waldeck fut, suivant son habitude (Maurice y avait compté
sans doute), assez lent à se mouvoir, et, en attendant, il paraît que
le tableau des suites d'une prise d'assaut, et la crainte de voir les
foxnm's leur monter aux jambes, firent, sur le gouverneur et les
officiers, toute l'impression désirable : car le 20 février, dès que,
l'attaque ayant été dirigée contre l'ouvrage à cornes, qui passait
pour le plus fort, des grenadiers français se furent montrés sur
le haut de la brèche, le drapeau blanc fut arboré, et des parle-
mentaires vinrent discuter les conditions de la capitulation. Ils
essayèrent bien encore d'obtenir quelques ménagemens en allé-
guant que la ville n'était pas réduite à la dernière extrémité et que
des secours pouvaient arriver : « Ah! vous avez raison, dit Mau-
rice, il n'y a que des gens sans cœur qui se rendent quand ils atten-
dent du secours : rentrez donc et défendez-vous. » Le défi ne fut
pas relevé : toute la garnison dut se rendre à discrétion, et tout ce
qu'elle put obtenir fut que ses armes seraient déposées en maga-
sin pour être rendues à la paix. Et encore, en accordant cette con-
dition, Maurice savait-il bien ce qu'il faisait, car comme on lui faisait
observer quelques jours après que la garnison captive, n'étant pas
suffisamment surveillée, pourrait peut-être échapper : « N'ayez pas
pas d'inquiétude, dit-il, les armes du soldat hollandais lui appar-
tiennent; en s'en allant, il nous donnerait droit de les garder, et
ne s'exposera pas à les perdre. )>
Le siège avait duré trois semaines et ne coûtait pas à l'armée fran-
çaise plus de neuf cents hommes. Le succès matériel était grand :
l'efïet moral, plus grand encore, fut relevé par la modération que
le vainqueur mit dans l'usage de son triomphe. Bruxelles, lieu de
réunion de tous les chefs des armées alliées pendant la campagne
précédente, regorgeait de richesses qui, étant le bien de l'ennemi,
auraient pu être considérées comme de bonne prise. Le duc de
Cumberland et le prince Charles de Lorraine y avaient laissé tous
leurs équipages. Maurice leur fit restituer le tout sans rien gar-
der: tous les officiers généraux autrichiens reçurent des passe-
ports, et Kaunitz, en se retirant, put emmener les employés civils
qu'il désigna. Le seul qui fut menacé un moment d'être retenu
était un gazetier de Hollande qu'on avait fait venir, tout exprès,
334 REVUE DES DEUX MONDES.
pour rédiger, sous les yeux des commandans autrichiens, des
libelles dillamaloires destinés à être répandus en Europe, contre la
France, son souverain, ses ministres et ses généraux. Le pauvre
homme, tout effrayé, jurait qu'il n'avait lien écrit que sur des notes
transmises et des ordres donnés par ses supérieurs, au nombre
desquels il comptait Cumberland et Waldeck eux-mêmes. Maurice
fit constater judiciairement sa déposition, après quoi il lui donna
son congé. Il n'était pas lâché, laissait-il entendre, de taire voir, à
son tour, à quels expédions des princes et des généraux ne dédai-
gnaient pas d'avoir recours, et à quels ennemis la France avait à
faire. Le seul qu'il exceptait de cette réprobation commune, c'était
le comte de Kaunitz lui-même, chez qui, une lois la capitulation
faite, et dans tous les débats qui suivirent pour en régler l'exécu-
tion, il se louait de n'avoir rencontré que des procédés pleins de
loyauté et même d'aménité. — « M. de Kaunitz, écrivait-il, m'est
venu voir et m'a demandé une quantité de passe-ports... C'est un
homme très sage, très aimable et très habile, ou je suis bien trompé ;
il m'a paru dans le dessein de ne plus servir à cause de sa santé
qui est délicate : je voudrais qu'on nous l'envoyât en France, vous
en seriez content, car sûrement il plaira à tout le monde. » —
Quand on songe que ce vœu, quelques années plus tard, était
accompli, et qu'on se rappelle quel parti le même Kaunitz sut tirer
de ses relations à Paris, pendant le séjour qu'il y fit comme ambas-
sadeur, ce jugement paraît d'une perspicacité vraiment prophé-
tique (1).
Cinquante-deux drapeaux pris sur l'ennemi avaient été envoyés
sur-le-champ, à Pai-is, pour être portés à Notre-Dame, où un Te
Deum devait y être chanté : et on ne savait, dit Barbier, quasi où
les placer; mais au nombre des trophées militaires si glorieuse-
ment conquis, il en était un dont Maurice avait voulu faire un hom-
mage au roi, encore plus solennel : c'était l'oriflamme de Fran-
çois I", trouvé dans une des salles d'armes de Bruxelles, auquel
étaient joints deux étendards du corps des gendarmes et des gardes
du corps, pris en môme temps à Pavie. — « J'ai lait retirer ces
trois pièces, écrit-il, le 2 mars, et si vous l'avez pour agréable, je
me propose de vous les faire porter. » — « Le roi n'a pas cru, ré-
pond le comte d'Argenson, qu'il fût convenable que les deux éten-
dards de la maison du roi et l'oriflamme de François I", qui se
sont trouvés dans la salle d'armes de Bruxelles, fussent rapportés
(1) Maurice au comte d'Argenson, p. 26-27, 6 février ITiG. — (Ministère de la guerre,
— et Correspondance, t. ii, p. 142. — Saint-René Taillandier, p. '29'k — D'Espagrnac,
t. n, p. 143 et li4.)
il
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 335
ici avec éclat, et Sa Majesté aime mieux que vous les rapportiez
vous-même, ce que je ne saurais trop vous exhorter à faire le plus
tôt qu'il vous sera possible, mais je juge par le silence que vous
gardez avec nous sur ce point, que vous êtes bien aise de nous
surprendre agréablement. »
Eflectivement, il n'était plus question ni de la difficulté de voya-
ger, ni de l'attente du carrosse qui était toujours à Gand en con-
struction ; mais plusieurs semaines furent encore nécessaires pour
disposer les troupes de manière à garantir la ville occupée contre
un retour offensif des alliés. Enfin le 11 mars, tout étant prêt, le
vainqueur se mit en route; sa rentrée en France fut un véritable
triomphe. Dans les moindres bourgades, on se pressait sur son
passage ; à chaque relais de poste, des jeunes filles, vêtues de
blanc, vinrent lui offrir des bouquets. A l'entrée de Paris, des
douaniers, chargés de percevoir les droits d'entrée, voulaient vi-
siter sa voiture. — « Que faites-vous, canailles, s'écria le préposé,
est-ce que les lauriers sont contrebande? » A Versailles, dès que
son arrivée fut annoncée, le roi se leva, fit quelques pas au-devant
de lui et l'embrassa sur les deux joues ; quoique la salle fût pleine,
il dit tout haut qu'il aurait bien voulu qu'il y eût plus de monde
encore pour être témoin de son compliment. — u C'est une récep-
tion, dit le chroniqueur Barbier, qui aura déplu à plus d'un sei-
gneur de la cour. » Tout ne se passa pourtant pas en paroles : le
don des grandes entrées, faveur de cour d'un prix tout particulier,
qui permettait d'aborder le souverain à toute heure, puis l'octroi
de lettres de naluralilé solennelles qui rattacliaient, pour la vie,
le maréchal à la patrie dont il venait de porter si haut la gloire,
furent des témoignages plus éclatans et plus durables de la recon-
naissance royale.
Mais c'était à l'Opéra, bien plus qu'à la cour et dans ce monde
de théâtre dont il était le favori dès sa jeunesse, que Maurice était
sûr de trouver un accueil enthousiaste qui, là du moins, ne faisait
pas de jaloux: a Le vendredi 18, dit encore le même Barbier,
M. le maréchal comte de Saxe vint à l'opéra d'Armi'de ; tout était
plus que plein. Il avait fait retenir les deux premiers bancs du côté
du roi. Plusieurs de ses aides-de-camp étaient au second banc;
M. le major des gardes françaises avait fait garder ces deux bancs
par une sentinelle. Le maréchal arriva avec M. le duc de Biron,
colonel des gardes, et M. le duc de Villeroy : il était entre eux, au
balcon, à la troisième place... On dit que M. Berger, directeur de
l'Opéra, vint au-devant de lui, lui fit compliment, et lui présenta
le livre d'honneur, ce qu'il ne fait qu'aux rois et aux princes du
sang. A l'arrivée du maréchal, il y eut grands battemens de mains
336 REVUE DES DEUX MONDES.
au parterre, en criant: « Vive M. le maréchal de Saxe! » Il salua
très poliment le public... Ce n'est pas tout: dans le prologue
d'Annide, qui était fait en l'honneur de Louis XIV, la gloire pa-
raît tenant une couronne de lauriers à la main et chante ces pa-
roles :
Tout doit céder dans l'univers
A l'auguste héros que j'aime.
Ce qui est suivi d'un grand chœur de danse des suivans de la
gloire. A la fin du prologue, l'actrice qui faisait la gloire s'avança
sur le bord du théâtre, et présenta la couronne à M. le maréchal
de Saxe, qui fut surpris et qui la refusa avec de grandes révé-
rences; mais la Gloire insista en lui disant quelque chose de gra-
cieux, et comme le maréchal était trop éloigné dans le balcon pour
qu'elle pût lui mettre dans la main, le duc de Biron prit la cou-
ronne de la main de la gloire et la passa au bras gauche de M. le
maréchal de Saxe. Cette action d'éclat donna lieu à de nouvelles
acclamations : vive M. le maréchal de Saxe, à de grands battemens
de main et à un bruit général de l'Opéra... Il faut convenir qu'un
honneur aussi éclatant vaut un triomphe des Romains. M. le maré-
chal de Saxe se trouve ainsi couronné par la gloire même, person-
nifiée, dans un spectacle public et dans la plus belle assemblée de
l'Europe, avec l'applaudissement et l'approbation de tout le spectacle.
On ne peut rien de plus flatteur. On a été persuadé aussi que cela
ne s'est pas fah sans l'agrément et la permission du souverain (1). »
— Ce dernier point n'est pas l'avis du duc de Luynes, écho plus
fidèle des impressions et des conversations de Versailles, qui, après
avoir raconté la même scène, conclut en disant : « M. de Saxe n'a
pas été généralement approuvé d'avoir accepté cette couronne. »
A quoi il ajoute, non sans quelque malice, que la gloire aussi (per-
sonnifiée par M"^ Demetz) y avait trouvé son compte par l'envoi
d'une paire de boucles d'oreilles en diamans d'une valeur de
10,000 livres, dont le maréchal lui fit don le lendemain (1).
Faut-il s'étonner qu'au récit de pareilles scènes, un des cliens
de Maurice crût pouvoir, sans paraître trop familier, lui en iaire,
dans une lettre presque officielle, son compliment. — « Monsei-
gneur, lui écrivait le chargé d'alfaires qui venait de remplacer à
Dresde le marquis de Vaulgrenant, vous avez toujours été un héros
qui a eu son essor au-dessus des autres. Jouissez longtemps du
privilège d'être adoré ])ar une moitié du monde, et regardé par
l'autre comme le plus grand homme du siècle. »
(1) Barbier : Journal, mars 17iG. — Luynes, t. vu, p. 250 à 257.
ETLDES DIPLOMATIQUES, 387
Cet éloge délicat le touchait sans doute à un point sensible du
cœur. J'aime à croire pourtant qu'il fut plus flatté en recevant d'un
de ses lieutenans, le marquis d'Armentières, qu'il avait laisse à
Louvain, la lettre suivante : — «Il était à croire qu'une manœuvre
aussi belle et aussi hardie que celle que vous avez laite donnerait
à penser aux Hollandais. La preuve en est par le prompt départ de
M. de Wassenaer. Cette opération va donc être décisive, et le mili-
taire seul aura à s'en plaindre, parce qu'ils cesseront de faire leur
métier. » — Effectivement, la première conséquence du siège et de
la prise de Bruxelles, c'était le départ pour Versailles d'un employé
hollandais, chargé par les États-généraux de venir porter des pro-
positions de paix, et dans la circonstance, cette démarche, si on sa-
vait promptement en tirer parti, pouvait terminer par une crise
décisive la longue guerre qui désolait l'Europe.
On pourrait signaler dans l'histoire de l'Europe moderne plus
d'une occasion où les résolutions d'un petit état, peu puissant par
lui-même, ont décidé de l'issue d'une grande lutte, et par là même
de la direction imprimée au cours général des événemens. C'est
le poids léger qui, jeté à droite ou à gauche dans les plateaux
d'une balance, suffit pour la faire trébucher dans un sens ou dans
l'autre. Tel était le rôle aussi important que périlleux dévolu, dans
cet instant critique, à la république hollandaise. Du moment où les
Pays-Bas ne contenaient plus un soldat anglais, et où, de Dunkerque
à Ostende, toutes les côtes flamandes étaient occupées par les ar-
mées françaises, Londres et Vienne ne pouvaient plus communiquer
librement qu'à travers la Hollande. Les ports hollandais étaient les
seuls où une flotte britannique pût encore aborder sans combat, le
jour où l'Angleterre se croirait de nouveau en mesure de reparaître
sur le continent. Le territoire hollandais était aussi le seul point
de rassemblement possible pour les troupes alliées et le lieu désigné
pour les réunions de leurs chefs. Qu'allait-il donc arriver si la Hol-
lande elle-même, épouvantée par l'essor victorieux des armes de
Maurice, perdait courage, demandait grâce à Louis XV et obtenait
de lui la permission de rentrer dans un état de neutralité qui,
fût-elle même passive et malveillante, l'aurait obligée de fermer
les entrées de terre et de mer à tous les ennemis de la France. ?
Le coup eût été mortel pour la coalition, atteinte par là comme h
son nœud vital et séparée en deux tronçons qui ne pourraient
plus se rejoindre. C'était la crainte exprimée par les meilleurs
juges dans les deux contrées intéressées, où l'on suivait avec une
inquiétude chaque jour croissante les progrès des opérations mili-
taires du maréchal de Saxe. — « La France, écrit Horace ^\ alpolo
TOME xcvi. — 1889. 22
338 REVUE DES DEUX MONDES.
le 7 février, est à la veille de prendre Bruxelles et Anvers, et cette
dernière ville est déjà assiégée. En ce cas, je ne vois pas comment
nous pourrions envoyer des troupes sur le continent l'été prochain.
— 11 n'y a point de doute, écrit de Vienne l'ambassadeur vénitien
Erizzo, que si les Hollandais, comme on le craint, s'accommodent
avec le roi très chrétien, il n'y aura plus moyen de continuer la
guerre dans les Pays-Bas (1). »
Mais pour la Hollande elle-même, le concours de circonstances
qui, en mettant entre ses mains la clef de la situation politique de
l'Europe entière, la désignait en même temps comme le point de
mire de la plus redoutable des attaques était la cause d'une grande
et véritablement cruelle perplexité. Depuis plus d'un demi-siècle, en
effet, le sort des Provinces-Unies était rattaché par un lien étroit à
celui de l'Angleterre : l'intimité des deux puissances maritimes était
telle que, dans le langage des chancelleries, on ne les nommait jamais
l'une sans l'autre. Frédéric a caractérisé cette solidarité des deux
états par une image très vive que j'ai déjà eu occasion de citer. —
« La Hollande, dit-il, est rangée derrière l'Angleterre comme une
chaloupe suit l'impression d'un vaisseau de guerre auquel elle est
attachée. » — Fausser compagnie à l'Angleterre, c'était donc couper
l'amarre qui rehait la petite embarcation à la grande, au risque de
rester ensuite, en pleine mer, isolé au milieu des Ilots ; aucun
politique hollandais n'envisageait de sang-froid une telle résolu-
tion, d'autant plus qu'entre la république, fille de la réforme, et
la royauté, ennemie du papisme, l'union était affaire de sentimens
encore plus que d'intérêt. N'était-ce pas un prince d'Orange qui
avait établi à Londres la dynastie protestante'^ Déserter cette cause
aujourd'hui qu'elle chancelait, quel déshonneur dans le présent,
quelle imprudence pour l'avenir! Et quant à l'Autriche, les des-
cendans de Charles-Quint n'avaient pas, assurément, les mômes
titres héréditaires que ceux de Guillaume III à l'afiection des com-
patriotes des deWittet de Nassau; mais depuis les dernières luttes,
qu'avait terminées la paix d'Utrecht, on s'était accoutumé à La Haye
à considérer la possession des Pays-Bas, par une puissance rivale de
la France, comme la seule barrière (le mot était même consacre dans
les traités) qui pût être opposée à la pression constante exercée-
sur cette frontière par l'ambition de la maison de Bourbon. Une
stipulation expresse obligeait même, on l'a vu, l'Autriche à confier
la défense des principales villes fortes des Pays-Bas à des garnisons
hollandaises, placées là comme des sentinelles avancées, chargées
(1) Horace ^^alpolc à Horace Mann, 7 février 1740. — (Correspondance d'Erizzo,
5 mars 17i6. Archives de Venise.)
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 339
de veiller à la défense de la république. Une fois ce rempart
tombé, l'indépendance hollandaise se sentait à découvert devant
l'ennemi. Parce que cette ligne de défense venait d'être forcée,
fallait-il, par une capitulation trop précipitée, se résigner d'avance
à ne la jamais relever? Que faire pourtant^ si on était menacé chez
soi, tout à l'heure, dans ses propres foyers, sans que ni Autriche
ni Angleterre fussent en mesure de porter secours? Devait-on périr
pour ne pas abandonner des alhés qui s'abandonnaient eux-
mêmes?
Telle était la question pleine d'angoisse, véritable cas de con-
science à résoudre, qui était débattue non seulement dans les
assemblées d'états des diverses provinces, mais dans les lieux
publics, dans les cafés, dans les brasseries, dans de nombreuses
gazettes, usant sans mesure de cette liberté de presse dont ce coin
de l'Europe avait seul alors le privilège. Entre une bourgeoisie pa-
cifique, mais épeurée, et craignant toujours d'être accusée de fai-
blesse, et un parti fanatique, conduit par un chef ambitieux et
appuyé par la populace, la lutte était ouverte et constante, et les
agens anglais et autrichiens, présens sur les lieux, n'épargnaient
rien pour l'entretenu*. De graves soufirances matérielles venaient
encore aggraver et envenimer la situation. A. la suite du dernier
conflit diplomatique, un edit royal avait retiré toutes les faveurs
faites par les traités de commerce au pavillon hollandais dans les
ports de France : des bàtimens, surpris par cette suspension im-
prévue, avaient été capturés et leurs cargaisons restaient sous
séquestre. D'importantes cités qui vivaient de négoce se trouvaient
ainsi atteintes dans les sources mêmes de leur prospérité. Un
instant, à la vérité, la paix conclue à Dresde entre Frédéric et
Marie-Thérèse avait calmé un peu les esprits. On s'était plu à y
voir l'aurore d'une pacification générale. Des envoyés, sur-le-champ
expédiés à Berlin et à Vienne, étaient allés, les uns supplier Fré-
déric de profiter de sa victoire pour intervenir en faveur du pro-
testantisme menacé sur les deux rives de la Manche ; les autres,
prier la nouvelle impératrice d'user de la liberté qui lui était ren-
due pour prendre souci de ses possessions flamandes, et arrêter
le cours des exploits de Maurice. Mais Frédéric faisait la sourde
oreille, ne se souciant nullement de rentrer dans une mêlée dont
il avait su sortir à temps sain et sauf, et l'Autriche, qui promettait
beaucoup, était lente à tenir; en tout cas, elle ne pouvait être
prête avant le printemps. En attendant, Maurice avançait toujours :
l'hiver, loin de l'arrêter, ne faisait que faciliter ses mouvemens en
rallermissant le sol sous ses pas; encore quelques journées de
marche et quelques traits d'audace, la frontière était franchie et la
s ho REVUE DES DEUX MO^DES.
république pouvait tomber, par surprise et sans défense, entre les
mains de son vainqueur.
C'est sous l'impression de cette alarme, devenue très gcnéraie,
et après une décision très orageuse que les Ktats-généraux venaient
enfin de se résoudre à envoyer à Versailles un député chargé de
porter des paroles de paix : la mission fut résolue le 1" lévrier,
surla nouvelle de l'arrivée de Maurice devant Bruxelles ; et la prise
de la ville, opérée plus rapidement encore qu'on ne pensait, ne put
que hâter l'ordre du départ (1). Mais, comme c'est ordinairement le
cas des résolutions prises par des autorités partagées, incerli-
taines et peu sûres d'elles-mêmes, la démarche, portant la trace des
incertitudes qui l'avaient précédée, garda un caractère équivoque.
On voulut ménager, à la fois, ceux qui l'avaient provoquée et ceux
fjui l'avaient combattue. Le comte de AVassenaer (c'était le nom de
l'envoyé, le même qui était venu deux ans auparavant trouver
Louis XV à son camp devant Lille) ne fut ofTiciellement chargé que
d'ofTrii" au gouvernement français les bons offices de la république,
pour travailler à poser les bases d'une pacification générale, afin
de les proposer ensuite à l'acceptation de l'Angleterre. Des instruc-
tions ostensibles furent rédigées en ce sens et dans des termes
do nature à pouvoir passer sous les yeux des cours aUiées,
sans constituer à leur égard un manque de loi, ou même de con-
venance. Mais une communication plus secrète autorisait l'en-
voyé à demander un armistice de quelques mois, pendant lequel
l'occupation française devrait être contenue dans des limites défi-
nies, et qui pourrait être prolongé si le gouvernement anglais re-
fusait d'entrer en négociation. En réalité, le pas était fait, c'était
la neutralité réclamée et promise, car dans les momens critiques
où chaque heure compte, un arrangement provisoire équivaut à
une concession définitive (2). Aussi laut-il croire qu'une recom-
(1) Chiquet, agent français à La Uaj'o. après le déjiart dr La Mlle, 28 janvii-r 17»t).
— (Correspondance de Hollande. — Ministère des affaires étrangères.) — Droijsm,
t. m, p. 99.
(2) Arniiîi, niinistre de Prusse a La llay, à Frédéric, f"" février 1710. — Droijst')t,t. m,
p. 9. — Frédéric à Chambrier, 15 février 174G. — (Ministère des affaires étrangères.) — On
voit par une lettre du maréchal de Sa.\e au maréchal de Noailles, écrite de son camp devant
Htiixelles, le 6 février, que VVassenaer avait dû demander au commandant de l'armée
française un laisscr-passer pour se rendre en France à travers les Pays-Bas. Maurice
dut l'accorder, mais il conçut à l'instaul l'inciuiétude qu'une négociation entamée à
Versailles ne lui permît pas d'achever le siège commencé : « Voici le moment, écrit-il
à Noailles, o\\ il faut que je sois instruit de ce que vous faites avec M. do Wassenaer;
je crains qu'on ne me fasse faire quelque fausse démarche,., m'abuser sur ce point, en
serait vous tromper vous-même... Si les Hollandais retirent leur troupe des places de la
reine de Hongrie, je ferai ce qu'on voudra, et il n'y a qu'à mettre des pantoufles,
I
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 34l
mandalion plus secrète encore était faite à Wassenaer, de ne lâcher
cette parole décisive qu'à la dernière extrémité, et d'épuiser tous
les moyens de prolonger la conversation^ afin de laisser à l'An-
gleterre le temps de sortir de ses embarras, comme à l'Autriche
de terminer ses préparatifs.
Personne cependant ne s'y trompait, et dès qu'on apprit l'arrivée
de l'envoyé hollandais, suivant de quelques jours la prise de
Bruxelles, l'opinion générale fut qu'il apportait aux pieds de
Louis XV la soumission complète de ces liers républicains. —
« Les Hollandais, écrit l'ambassadeur de Venise à Paris, vont être
forcés de subir les conditions que cette cour voudra leur prescrire :
on s'apprête à recevoir M. de Wassenaer avec le même ton de hau-
teur et de supériorité que, pendant les malheurs de Louis XIV, les
plénipotentiaires français ont dû subir à Gertruydenberg. » —
C'était bien le droit, en effet, et c'eût été le fait également, si le
petit-fils de Louis XIV eût été un souverain digne de son aïeul,
connaissant sa force, usant de ses avantages et doué d'une volonté
qu'il sût imposer à ses ministres (1).
Mais si la division régnait à La Haye, elle n'était pas moindre
dans les conseils de Louis XV, et là, non plus, d'une autorité débile
et flottante que se disputaient des cspiits incertains, on ne pouvait at-
tendre une action d'une simplicité énergique. En réalité, pour un
hommed'état qui aurait senti le prix d'une occasion à saisir au vol,
il n'y avait qu'une seule chose à faire, c'était d'asséner, sur la tête
déjà courbée delà république hollandaise, un coup vigoureux, dont
la secousse, l'arrachant à l'Angleterre, aurait frappé la coalition à sa
jointure. A aucun prix il ne fallait lui permettre, en soulevant des
questions qu'elle n'avait ni droit de traiter, ni pouvoir de résoudre,
de confondre sa cause avec celle des alliés dont il importait de la
détacher. C'était sa paix particulière dont il fallait lui dicter les
conditions en se gardant de lui laisser débattre celles de la paix
commune.
Au lieu de viser droit à ce point capital, on se mit à discuter
autour de Louis XV, d'une façon en quelque sorte théorique, et
comme si on eût été à la veille d'un congrès, la nature et le degré
des exigences qu'il conviendrait à la France d'élever dans une pa-
cification générale. La France devait-elle persévérer dans le pro-
mais si recifloit, traîner aune négociation, je ne poux point soutenir cette position. »
L'alarme de Maurice ne fut pas justifiée, puisque Wassenaer n'arriva ii^"ersail les qu'après
la prise de Bruxelles. (Saxe à Noaillcs, G février 1740. — l'apiers de Moucliy.)
(I) Correspondance de Tron, ambassadeur de Venise à Paris, 28 février 1746. (Cette
correspondance est en copie à la Bibliothèque nationale, où elle a été remise par M. de
Mas-Latrie.)
3/l2 REVUE DES DEUX MONDES.
gramme de désinléressement absolu proclamé avec emphase au
début de la guerre et se borner à prendre en raain les intérêts de
ses clicns d'Italie et d'Allemagne? on bien, revenant à des vues
moins chevaleresques, réclamer pour elle-même une extension de
territoire comprenant tout ou partie des conquêtes que la victoire
avait rangées sous sa loi? Une fois la question posée sur ce terrain
(que rien ne pressait d'aborder ce jour-là), un débat des plus vife
s'engagea, soutenu de part et d'autre par des raisons spécieuses
ou valables, et qui finit par une sorte de prise personnelle entre le
marquis d'Ârgenson et le maréchal de Noailles.
On sait quelle était, au sujet du rôle qui convenait à la France
pour assurer sa véritable grandeur, l'opinion consciencieuse et de-
puis longtemps arrêtée de d'Argenson. II a pris soin de la consi-
gner dans ses mémoires, en des termes qui ne sont pas dépourvus
de noblesse, pour s'en laire honneur devant la postérité. Dans sa
pensée, la royauté française était assez forte, son territoire assez
étendu, ses frontières assez bien arrondies, pour qu'aucun accrois-
sement matériel lui fût ni nécessaire, ni même désirable. Loin de
là, la seule chose qui compromit et menaçât son autorité, c'étaient
les vues ambitieuses qu'on ne cessait de lui prêter et qui tenaient
toutes les puissances en méfiance devant elle, toujours prêtes à
s'armer et à s'unir pour lui résister. Que sa modération lût une
fois mise hors de doute, le roi de France s'élèverait sans peine au
poste supérieur d'arbitre et de protecteur paternel de l'Europe
entière. L'occasion était propice pour donner cours à ces senti-
mens, puisque la victoire venait à point pour démontrer leur sin-
cérité. D'Argenson, qui s'accuse dans ses Mémoires de n'avoir pas
su assez dissimuler ses principes, n'eut garde assurément de les
taire ce jour-là. Ne venait-il pas d'ailleurs de les mettre en pra-
tique d'avance par l'indifférence avec laquelle il avait reçu et laissé
échapper les ofïres de cessions territoriales faites par Marie-Thérèse
et portées à Dresde par son représentant? De plus, dans les cir-
constances présentes, il était convaincu (ses dépêches le redisent à
plus d'une reprise) que l'établissement de la Prusse en Silésie as-
surait à la France, par l'affaiblissement de sa rivale séculau-e, un
profit suffisant pour compenser les efforts et les sacrifices que la
guerre lui avait coûtés. C'était une modification déjà apportée à
l'équifibre général de l'Europe, tout à son bénéfice et qui pouvait
lui tenir lieu, avec avantage, d'un accroissement territorial. 11 s'op-
posa donc très résolument à toute condition mise dans la négocia-
tion de la paix future, en vue d'un intérêt particulier ou d'une
prétention personnelle à la France. Un puissant appui lui fut ap-^
porté dans ce système d'abnégation par le concours du marécha
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 3Zl3
de Bclle-Isle. En sa qualité d'instigateur principal et presque
d'auteur responsable de la guerre dont il s'agissait de constater les
résultats, Belle-Isle croyait mieux que tout autre en représenter
l'esprit. Aux jours de son entrée triomphale en Allemagne, il s'était
épuisé auprès de tous les petits souverains qui s'étaient fiés à sa
parole en protestations de désintéressement. Son honneur lui sem-
blait engagé à voir l'effet répondre aux promesses. De plus, il ajou-
tait (et dans sa bouche, cette allégation avait une certaine valeur)
que les visées supposées de la France à une domination universelle
étaient, au-delà du Rhin, le fantôme de toutes les imaginations, et
qu'il suffirait à Marie-Thérèse d'en dénoncer, de nouveau, les in-
dices pour surexciter le patriotisme germanique, et décider les
cercles encore hésitans à sortir de la neutrahté et à venir se ranger
sous son drapeau. L'Allemagne, ajoutait-il, considérait, tout aussi
bien que la Hollande, les Pays-Bas comme le rempart de sa fron-
tière occidentale, et ne mettrait pas moins de prix à en maintenir
l'intégrité (1).
Le thème opposé fut soutenu tout aussi nettement par le maréchal
de Noailles. On ne pouvait attendre moins du pieux disciple de
toutes les traditions de Louis XIV, de celui qui ne prenait jamais la
parole (on l'a yo) sans commencer par ces mots : « Sire, votre
illustre bisaïeul, » et il est certain que le grand roi aurait été étran-
gement surpris d'entendre dire que ses armées devaient se battre
et ses généraux remporter des victoires, uniquement pour le compte
et le profit d'autrui. Noailles était d'ailleurs de ceux (et le nombre
en était déjà grand) qui commençaient à trouver qu'entre l'amitié
volage du roi de Prusse et l'hostilité avouée de l'Autriche, la diffé-
rence n'était pas grande, en fait de résultats, et que, ne pouvant
plus compter sur personne, la France ne devait plus songer qu'à
elle-même. Des raisons morales de d'Argenson, il n'est pas pro-
bable que le vieux maréchal tint grand compte, car d'Argenson
convient lui-même que le siècle et la nation n'y étaient pas encore
préparés. Mais à Belle-Isle, invoquant les paroles données et les
engagemens pris, il ne devait pas être embarrassé de répondre que
la France avait pu iaire le sacrifice de tous les avantages matériels,
(1) Les principes do d'Argenson en matière de politique cHrangère sont exposés par
lui-même dans ses Mémoires, t. iv, p. 135, dans les termes que j'ai déjà cités, et on
ne pourrait pas compter ni citer toutes les dépêches dans lesquelles il affirme que la
conquête de la Silèsie par la Prusse était le véritable et sufllsant avantage que la
France devait tirer de la guerre. Quant à Belle-Isle, ses idées sur les conditions de la
neutralité allemande sont exposées dans des lettres adressées à d'Argenson, qui le
consulta à plusieurs reprises à ce sujet, et résumées dans une grande épltre du
28 juin 1746, qui se réfère à des conversations antérieures. {Correspondance d'Alle-
magne. — Ministère des alTairos étrangères.)
liSll REVUE DES DEUX MONDES.
tant que, persisiatU dans le dessein d'enlever aux héritiers de
Charles-(hiint la dignité impériale, elle poursuivait, à tort ou à
raison, un avantage moral qui pouvait en tenir lieu; mais, le
but primitif une l'ois manqué, et la maison d'Autriche remise à la
tête du saint-empire, c'était par un accroissement de force et de
moyens de résistance qu'il lallait faire tête à sa jeunesse renais-
sante et à sa vigueur ressuscitée. D'ailleurs, à l'autorité très ébran-
lée du glorieux vaincu de Prague, Noailles put tout de suite en
opposer une autre, plus en mesure de se faire écouter, celle du
vainqueur de Fontenoy, dont il était demeuré l'ami, le confident et
souvent le conseiller.
Maurice, à peine ariivé à Versailles, prenait, en effet, en mau-
vaise part, et le disait très haut, la proposition de déclarer par avance
que tout le fruit de ses exploits devait s'en aller en fumée. — « Les
Anglais et les Hollandais seront, disait-il avec son bon sens énergique,
les premiers kse rire (il se servait d'une autre expression) de notre
prétendue modération et n'y verront qu'un manque de courage ou
le défaut de moyens de continuer la guerre.» — Enfin, qu'est-ce que
Noailles n'aurait pas pu ajouter s'il avait su qu'au même moment
Frédéric haussait les épaules du rôle de dupe que se donnait la
France, en disant aux échos, par avance, qu'elle était prête à se con-
tenter à si bon marché? Ce grand connaisseur en fait de manière de
tirer parti de la victoire ne pouvait même se tenir de faire parvenir
charitablemenl son avis à l'oreille de d'Argenson : « M. de Borkh,
écrit Valori le 19 février, m'a dit, il y a deux jours, qu'il avait à me
gronder de la part du roi, son maître, sur la trop grande modé-
ration de la France, qui ne demandait pour faire la paix que la res-
titution du cap Breton et offrait d'évacuer toutes ses conquêtes.
— C'est en vérité trop, et il semble juste au roi, mon maître,
que vous gardiez Ypres, Furnc et Tournay. » — Quel appui l'avis
d'un si bon juge n'aurait-il pas apporté aux réclamations de Noailles
et de Maurice, s'ils l'avaient connu ! Et au fait, peut-être ne l'igno-
raient-ils pas, car on ne se gênait pas (nous le savons) pour parler
tout haut de tout à Berlin (1).
Tels étaient les argumens développés de part et d'autre et (jue
j'ai cru utile de résumer, même au prix de quelques longueurs,
(1) Tron, anihassaileiir de \eni>e à l'aris, li mars 174(3. — Valori à d'Argenson,
l'J février 17'tG. {Correspondance de /'russe. — Minislùre des affaires étrangères.) —
Les divisions du conseil de Louis XV sur le point de savoir si on devait garder les
conquêtes soni rap|inrt(''cs aussi par Ciiainbrier, 14 mars l7iG. « Les uns disent qu'il
faut regafincr l'amitié de la Hollande en faisant oublier l'ambition de Louis \1V; d'au-
tres que la Hollande ne nous aimera jamais et qu'il faut lui faire peur en gardant le
moyen de lui tomber sur le corps. »
ETUDES DIPLOMATIQUES. o/l5
parce que la question devait reparaître (on le \ erra^ périodique-
ment pendant toute la durée de la guerre, c'est-à-dire plus de
deux années encore dans les camps comme dans les conférences,
à chaque incident nouveau, survenu dans la diplomatie, ou sur les
champs de bataille. Pour le moment, le parti de l'audace et de
l'action semblait prévaloir, car Noailles, sentant son avantage, s'en-
hardit jusqu'à demander que la négociation qui allait s'engager
ne fût pas conduite par le ministre seul, mais par le conseil tout
entier, réuni en conférence pour discuter avec l'envoyé hollandais.
Pour le coup, d'Argenson, visé directement, se fâcha et le prit de
très haut : « Je lui demandai, dit-il, comme il osait proposer au
roi de changer la forme du gouvernement ; j'ajoutai que le royaume
de France ne deviendrait pas république par ses défiances et par
son éloquence. Le roi rougit et changea de propos (1). »
Mais pendant que la délibération durait, Wassenaer était arrivé,
et le secret n'est jamais assez religieusement gardé, même dans
les plus petites réunions d'hommes, pour que l'écho des discus-
sions un peu vives qui s'y élèvent ne retentisse pas au dehors.
D'ailleurs, grâce à un réveil déjà très général de l'esprit public,
favorisé par le défaut d'ascendant et d'autorité d'un gouvernement
débile, l'habitude s'était répandue dans les cercles de la cour,
comme de la ville, de parler tout haut de politique et de trancher,
en se jouant, les questions les plus délicates de la diplomatie.
Wassenaer était très connu à Paris, où il avait longtemps séjourné,
était apparenté à de grandes familles, et avait beaucoup d'amis, il
n'eut qu'à laisser causer devant lui et à ouvrir l'oreille pour savoir
à quelles dispositions il avait à faire. 11 faut laisser d'Argenson lui-
même décrire, avec la spirituelle vivacité de son style, le manège
auquel l'habile agent sut se livrer : — « M. de Wassenaer, dit-il,
est homme d'esprit : il a fait plusieurs voyages en France, il a lu
tous nos bons livres français et parle avec assez d'éloquence : il
suivit apparemment ses ordres en se répandant beaucoup dans le
monde : chacun se piqua de lui faire fête et de lui parler de la
paix : on le regarda à la cour et à Paris comme un sauveur : il
parla d'affaires avec tout le monde, chacun se crut négociateur im-
portant. Il se moqua de la nation et manda à sa cour que nous
étions bien plus grands politiques qu'on ne croyait en Europe,
qu'il n'y avait ici, ni dniue, ni éreijiie, ni c/ic/ qui ne lui parlât de
politique, il dit partout qu'il apportait la paix telle que le roi ne la
ferait pas meilleure à Amsterdam, il voulait flatter la nation et s'y
rendre agréable. On lui avait dit à La Haye que notre gouverne-
Ci) Journal et Mémoires de d'Argenson, i. iv, p. 389.
3/l6 REVUE DES DEUX MONDES.
ment était tel que la cour et la ville influaient sur les afïaii'es, que
le ministère avait peu de crédit pour les résoudre, il crut devoir
nous traiter en république, où l'on doit capter les suITrages de la
multitude (1). »
Ce tableau, si piquant et pris sur le vif, n'est pourtant pas com-
plètement exact : les causeurs que Wassenaer cherchait à éblouir
n'étaient pas tous des partisans de la paix à tout prix; il y en avait,
au contraire, qui, justement fiers des victoires de Maurice, dési-
raient qu'il poussât sa pointe, et qui n'étaient pas disposés à lais-
ser les bourgeois d'Amsterdam se faire les arbitres du sort du
monde. A ceux-là Wassenaer tint aussi un langage approprié à
leurs sentimens : il leur laissa entrevoir cpie, pour peu qu'on lui
permît d'oftrir h l'Angleterre des conditions sortables, après que
la proposition aurait été rejetée, les Etats-généraux, se croyant dé-
gagés, seraient libres de traiter séparément pom- leur compte. C'est
en particulier ce qu'il fit entendre au marquis de Fénelon, que
d'Argenson lui avait envoyé pour le sonder et qui avait résidé trop
longtemps en Hollande, en qualité d'ambassadeur, pour qu'on pût
espérer de lui faire illusion sur la vérité de la situation. — « Vous
le verrez, écrivait le marquis au ministre, vous attirer dans le prin-
cipe d'embrasser à la lois la totahlé de la paix générale ; il en
reconnaît cependant la difficulté et ne paraît pas éloigné de pou-
voir en venir à penser que, pour y arriver, il faudra commencer par
un bout (2). » — L'avis était donné évidemment à d'Argenson pour
le mettre en garde contre le piège qu'on s'apprêtait à lui tendre,
en substituant à une capitulation particulière, qui devait être enle-
vée de haute lutte, une négociation générale qui traînerait indéfi-
niment en longueur.
Elïectivement, ce dont Wassenaer était averti d'avance, mèjne
en quittant La Haye, et ce dont il ne pouvait manquer de vou-
loir profiter, c'était des sentimens de modération instinctive dont
(1) Journal et Mémoires de d'Argenson, t. iv, p. 338.
(2) Fénelon à d'Argenson, 24 février lliG. {Correspondance de Uollunde. — Ministère
des affaires étrangères.) — C'est probablement à cet entretien que d'Argenson fait allu-
sion quand il ajoute au tableau que je viens de citer cette remarque : « Il s'est encore
engagé, dans plusieurs conversations sérieuses, à dire que si ses maîtres ne pouvaient
déterminer à la paix lajcour de Londres, les États-généraux la feraient seuls, ce qui
n^était pas vrai. «D'Argenson se trompait au moins sur les dispositions de Wassenaer
lui-même; car il résulte des dépâcbes de cet agent, publiées à La Uaye, que bien
qu'obligé, par ses instructions, à ne négocier que sur les bases d'une paix géné-
rale, il inclinait lui-même à accepter une paix séparée avec la ueuU'alité au prolit de
la Hollande, et qu'il engageait son gouvernement à s'y résigner. (Voir Jonge : Histoire
de la diplomatie pendant la guerre de la succession d'Autriche, publiée à La Uaye en
!852, p. 187 et 189.)
i
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 347
était animé le ministre qui portait la parole au nom de Louis XV.
Quand il ne les aurait pas appris par le bruit public, d'Argenson
en avait trop souvent fait confidence à son ami, le bon et paci-
fique Van Hoey, ministre ordinaire de La Haye à Paris (dont j'ai
eu plus d'une fois occasion de parler), et Van Hoey s'était trop
empressé d'en faire part à sa cour dans son langage emphatique
et sentimental ; il avait trop souvent juré que Louis XV, servi par
d'Argenson, n'était pas Louis XIV servi par Louvois, et que nulle
pensée de conquête ne hantait l'esprit ni du souverain, ni du
ministre, pour que Ton ne sût pas parfaitement, à La Haye, à quoi
s'en tenir. Et, bien que Van Hoey fût complètement discrédité, bien
que Wassenaer eût ordre de ne pas communiquer avec lui (ce
dont le pauvre ministre se plaignait à d'Argenson dans des let-
tres désespérées), le renseignement, pom-tant, avait été utile
à mettre en note. Nul doute que Wassenaer l'eût présent à la
mémoire en abordant la première audience qu'il reçut de d'Ar-
genson (1).
Tout embarras, d'ailleurs, lui fut épargné : car c'est d'Argenson
lui-même qui nous raconte qu'il le mit, dès les premières paroles,
sur le terrain où il désirait certainement être placé. — a Dans une
première conférence, dit-il, je lui dis que nos affaires avanceraient
bien s'il voulait m'avouer une chose, à savoir s'il était ambassa-
deur seulement de la république de Hollande, ou, en même temps,
de Hollande et d'Angleterre, ou de ces deux puissances et de la
cour de Vienne? » — Wassenaer n'avait assurément reçu aucun
pouvoir ni de Vienne ni de Londres dont il pût se prévaloir, pour
répondre directement à cette interpellation : il lui était cependant
trop avantageux de se voir traité, non comme le messager suppliant
d'une république aux abois, mais comme le plénipotentiaire officieux
des deux grandes cours belligérantes, pour qu'il ne cherchât pas à
entretenir cette illusion. — « Aussi, dit encore d'Argenson, il
tourna autour de la question, assurant cependant que sa répu-
blique ne faisait cette démarche-ci que par sa seule volonté et ses
seules lumières. » — A travers cette dénégation si peu positive,
d'x\rgenson crut comprendre qu'il venait au moins de l'aveu, sinon
de la part de l'AngleteiTe, et la conséquence, qu'il n'ajoute pas,
fut que Wassenaer fut autorisé à mettre par écrit ses idées sur les
conditions du rétablissement de la paix en Europe. D'Argenson, à
cet endroit même de ses Mémoires, raconte que, plusieurs fois
dans le cours des conférences qu'il dut avoir par la suite avec
Wassenaer, celui-ci, étonne et charmé de le voir aborder si loyale-
(1 j Van Hoey aux États-généraux, 14 février, — à d'Argenson, 20, 21, 23 février 17itG.
{Correspondance de Hollande. — Ministère des affaires étrangères.)
3 '4 8 REVUE DES DECX MONDES.
ment tomes les questions, s'écria : « Ah ! monsieur, que vous êtes
un honnête honniie ! » 11 ne nous dit pas si ce fut ce jour-là que,
pour la première fois, cette exclamation lui échappa (1).
Ce qui est certain, c'est que Wassenaer sortit tellement encou-
ragé de ce premier entretien, que le projet dont il ne tarda pas à
taire remise, non-seulement ne ressembla pas (comme il l'avait
annonce) à la paix telle que la France aurait pu la dicter à Amster-
dam ; mais que, si les alliés vainqueurs eussent été à la porte de
France, ils n'auraient probablement pas élevé d'autres exigences.
Pour commencer, avant d'entrer même en conversation avec
l'Angleterre, la Hollande demandait qu'on lui promît la restitution
de la totalité des Pays-Bas à l'Autriche, notamment de toutes les
places fortes occupées par l'armée française, et « vous jugerez sans
doute ( disait la note ) que les hautes puissances souhaiteraient
que la France voulût bien étendre sa générosité et son afïection
pour elles jusqu'à rendre ces places en l'état où elles étaient au
temps de leur prise, » c'est-à-dire, apparemment, avec leurs rem-
parts relevés et munis d'autant de canons qu'on en avait pris sur
les bastions ou dans les arsenaux.
Ce n'était ni tout, ni ce qu'il y avait de plus osé. On sait que, par
une stipulation spéciale du traité d'Utrecht, l'un des principaux ports
militaires français de la Manche, celui de Dunkcrque, d'où l'Angleterre
craignait toujours de voir sortir une menace contre elle, avait dû
être comblé et ses fortifications rasées, avec défense de les relever.
De toutes les conditions subies par Louis XTV dans ses malheurs,
il n'y en avait pas de plus douloureuse que cette empreinte d'une
main ennemie et victorieuse laissée sur le sol français. La clause
étant devenue caduque par ce fait même de la déclaration de
guerre, on en avait fait lapidement disparaître les traces, et des
travaux venaient d'être opérés à la hâte pour faciliter l'expédition
confiée à Richelieu. Wassenaer exigeait que ces travaux fussent
détruits, la prohibition remise en vigueur et des commissaires an-
glais chargés d'en surveiller l'exécution.
Une autre clause du traité d'Utrecht interdisait le séjour de
France au chef de la famille déchue des Stuarts. Celle-là aussi de-
vait être non-seulement rétablie, mais étendue du prétendant lui-
même à toute sa postérité, afin de bien constater que le prince
Edouard était abandonné à son mauvais sort.
L'Espagne, de son côté, devait accepter le rétablissement de ses
relations commerciales avec l'Angleterre sur le pied réglé par le
(I) D'Ar{,'enson. — Chambrier à Frédéric, 4 mars 1740. — Ce diplomate raconte
que d'Arjrcnson lui dit à cette date, probablement le lendemain de l;i première au-
dience : M Quand je parle à M. de Wassenaer, je crois parler à l'ambassadeur d'An-
gleterre. A
m
i:ruDEs dji'lo.maiioueb. 349
traité antérieur à la guerre, et dont l'exécution, en donnant lieu à
de nombreuses difficultés, avait amené la rupture entre les cours
de Londres et de Madrid.
En échange de ces concessions qui constituaient, en réalité, une
retraite sur toute la ligne, quelle était l'offre de l'envoyé hollan-
dais? L'espérance (nullement la certitude) de la restitution par
l'Angleterre du cap Breton et des points occupés en Amérique, et
la promesse d'intervenir pour un établissement quelconque, dont
ni l'étendue ni la nature n'étaient spécifiées, en faveur de l'infant
don Philippe en Italie.
En Usant ce document, qu'on a peine à croire exact, on n'est
pas surpris de trouver à la dernière ligne cette note de la main de
d'Argenson : — u J'en ai rendu compte au conseil, et il m'a été
ordonné de dire que ce n'étaient pas là des offres. » — Ce qui
étonne, au contraire, c'est qu'un autre ordre n'ait pas suivi immé-
diatement celui-là, et que Wassenaer n'ait pas reçu l'injonction de
quitter Versailles sans délai et de repasser la frontière flamande en
avertissant sa cour que Maurice n'allait pas tarder à l'y suivre et
l'y rejoindre (1).
D'où vient cependant qu'un parti si naturellement indiqué ne
fut pas pris et que, quelques semaines après, on retrouve encore
le négociateur hollandais à la même place, les pourparlers repris,
et quelques-unes même des conditions si justement repoussées
acceptées pour y servir de base? Tant de versatilité et de fai-
blesse ne peut être seulement imputé à l'incapacité ordinaire des
conseillers de Louis XV. Il y faut voir la suite de la confusion où
furent jetés souverains et ministres par la nouvelle d'un désastre
imprévu arrivé à la même heure. Une autre négociation engagée
sur un théâtre différent, beaucoup plus heureusement conçue par
d'Argenson, et f[ui honore sa mémoire, échouait misérablement,
au moment où elle était sur le point d'aboutir, par une véritable
fatalité. C'est du côté de l'Ilalie que l'orage éclatait et qu'il faut
tourner nos regards.
Duc DE Broglie.
(1) J'ai été arrêté ici par une diUicuIté que je cherche vainement à résoudre. Les
dépêches de l'agent hollandais, publiées à La Haye dans le recueil que j'ai indiqué,
ne parlent eu aucune manière de la pièce que j'ai trouvée aux archives françaises et
qui reçut du conseil du roi un mauvais accueil si bien motivé. \Vassenaer affirme, au
contraire, que, d'Argenson l'ayant invité à s'expliiiticr sur les propositions qu'il appor-
tait, il refusa de le faire, attendu que la république élan dam une situation à avoir
tout à demander et rien à offrir ; c'était à elle à écouter ce que la France dcsii-ait
pour en transmettre l'expression à ses alliés. Probablement Wassenaer, craitcnant de
s'fttre trop avancé et se voyant rebuté, ne voulut pas rendre compte à son gouverne-
ment d'une démarche, qui, ayant mal tourné, pouvait amener une ruptuj-e qui lui
serait reprochée.
LA CAVALERIE
DANS
LA GUERRE MODERNE
II'.
Aux époques des longues guerres, l'accord, la cohésion des dilîé-
rens rouages qui conslituenl les grandes unités de combat, résul-
tent naturellement d'une série d'efforts communs. Sous l'influence
de cette action persistante, les troupes se soudent, s'assouplissent,
s'entraînent ; les chefs se révèlent, se forment et grandissent. Mais
dans la vie des armées modernes, la guerre n'est plus un ynodus
Vivendi, c'est, de loin en loin, un formidable accident. Plus rares,
les campagnes sont aussi plus courtes et plus décisives. On ne peut
plus espérer qu'on fera, à la guerre, l'éducation de la guerre; il
faut s'y présenter armé de toutes pièces. Aussi l'axiome en vertu
duquel, dès le temps de paix, les armées doivent être organisées et
instruites pour la campagne, a pris une force et une extension
nouvelles. Il domine l'art militaire. La cavalerie surtout doit s'y
conformer, qui, à la première heure, avant les autres armes, ouvre
les opérations.
A cette tâche redoutable, par ses institutions du temps de paix,
est-elle bien et dûment préparée?
Un principe défectueux semble avoir présidé à son organisation.
De ce qu'elle avait à remplir, en guerre, une double mission, l'ex-
ploration générale en avant des fronts de concentration, puis la
(1) Voyez la lievue du 15 septembre.
LA CAVALERIE DANS LA GUERRE MODERNE. 351
protection immédiate des armées, on a conclu qu'elle devait être,
en paix, constituée en partie double.
On l'a donc divisée en deux portions à peu près égales : en fortes
masses capables de lutter avec la cavalerie adverse ; en groupes
relativement faibles, destinés à couvrir, à éclairer, à relier les co-
lonnes. De la sorte, nous avons aujourd'hui deux cavaleries dis-
tinctes : les divisions indépendantes et les brigades des corps d'ar-
mée.
Pourtant, quand nous avons étudié la participation de cette arme
a la guerre, sous cette dualité apparente, l'unité de son rôle et de
son emploi nous est clairement apparue. Nous avons vu qu'il ne
serait pas trop, aux débuts, de toutes ses forces, pour prendre
part à ce terrible prélude d'où doivent jaillir les premiers élémens
de supériorité tactique et morale : la lumière et la foi ; qu'ensuite,
il faudrait encore grouper la cavalerie en masses variables, mais
puissantes, pour qu'elle puisse concourir efficacement à la marche,
à la collision des armées. Dans cette répartition, on ne pourra
prendre pour guide un barème théorique; on devra se fonder sur
une conception clairvoyante des opérations.
L'exemple des guerres napoléoniennes est, sous ce rapport, in-
structif. La cavalerie était bien divisée en deux parts : l'une, la
principale, était massée en Réserves ou en Corps spéciaux; l'autre
était répartie entre les difïérens corps de la grande armée. Mais cette
organisation n'avait rien de fixe ni d'immuable ; elle variait avec les
circonstances de guerre. Elle ne procédait pas d'une proportion
rigide, elle découlait naturellement des nécessités de la campagne.
Ainsi, en 1809, certains corps d'armée, le 7^ et le 9% disposent de
cinq régimens de cavalerie; d'autres, le 2® et le h^, ont seulement
deux ou trois escadrons (1).
La guerre moderne exige une app'ication plus large et plus
souple du même principe. Dans la mise en jeu considérable des
effectifs actuels, les différentes unités de combat ont perdu leur
ancienne valeur. Ce n'est plus entre des corps d'armée, mais entre
des armées que doit s'opérer la répartition.
Aussi, quand on se demande à quelle éventualité de guerre
correspond notre organisation des brigades de corps, la réponse
échappe. Nulle part, ni dans la concentration, ni dans la marche
d'approche, ni dans la bataille, on ne peut prévoir leur fonction-
nement ou leur emploi. Jamais un chef d'armée ne se privera du
concours de sa cavalerie pour la laisser, disséminée par groupes
impuissans, à la disposition de ses commandans de corps. Quelle
que soit leur répugnance à se séparer de leurs brigades, ces der-
(1) Situation de la grande armée au l'^'" juillet.
352
REVUE DES DEUX MO.NDES.
niers sont bien obligés de prévoir que, dès l'entrée en campagne,
ils devront se contenter des détachemens nécessaires à leur corres-
pondance,à leur liaison, — détachemens quileur seront fournis par
les réservistes et les chevaux de réquisition. Ils sont bien obligés
de convenir que l'organisation existante répond davantage aux
commodités, sinon aux besoins du temps de paix, qu'aux nécessités
do la guerre; elle peut être territoriale, administrative ou simple-
nient agréable, elle ne sera jamais tactique. En somme, soit indé-
pendante, soit rattachée aux armées, la cavalerie tout entière n'a
qu'une formule de son emploi : l'action en masses. Tout entière
elle est appelée à explorer et à combattre. Dans sa mission, dans
ses services, il n'y a pas dualité, il y a succession. Sa constitution
du temps de paix ne ressemble donc en rien à celle que lui im-
poserait la guerre.
A ce vice fondamental, vient s'ajouter un autre inconvénient. La
lépartition sur le territoire, ou mieux, la diffusion des régimens
de corps écarte la possibilité d'une concentration prompte et sûre.
Le principal enjeu de la cavalerie se joue en un moment critique
et véritablement aigu. Pour s'y présenter dans des conditions
avantageuses, ses forces devraient être échelonnées sur les
réseaux ferrés de telle sorte qu'au premier signal du télégraphe
elles puissent accourir à la frontière. Ainsi, elles pourraient porter
un coup retentissant et décisif. Les difficultés de casernement ou
d'alimentation, devraient seules faire manquer à cette règle ; l'or-
ganisation tactique n'y devrait point faillir.
Aussi bien, mieux que tous les raisonnemens, un fait établit l'in-
cohérence et la fragilité du système. Le travail de mobilisation pré-
voit l'endivisionnement des brigades de corps. Leur répartition en
arrondissemens d'inspection n'en est qu'une préparation déguisée.
L'anomalie d'une organisation du pied de paix qui, aux débuts
d'une guerre, serait complètement remaniée, est donc à ce point
flagrante qu'on a dû en prévenir les effets. Alors quels puissans
mobiles l'imposent?.. Serait-ce l'unique désir de rendre plus étroits,
plus intimes, les rapports entre les deux armes? A cela, la con>-
munauté des garnisons, la fréquence du contact, les manœuvres
combinées suffisent, sans qu'il soit nécessaire de recourir à un ex-
I)édient dont la gravité n'exclut pas. d'ailleurs, liimtilité. Cette
distinction dans la forme ne change rien au fond de la situation, et
la liaison morale entre les deux armes est assez forte pour qu'elles
(lédaignont un procédé empirique, absolument contraire aux prin-
cipes essentiels de leur tactique.
Ainsi, (i priori, une organisation rationnelle repousse un pareil
système. L'éducation, au moins, le réclame-t-elle? Mais cette édu-
cation doit être une, puisque le rôle est un. L'idéal d'instruction
4
>1 I
LA l;avali:kie da.\» la guerri: iiooiiiiNK. 353
qui hante la cavalerie indépendante ne saurait rester caché à la
cavalerie de corps; pas plus, le but poursuivi par cette dernière ne
peut demeurer, pour la première, lettre morte... sinon l'une ou
l'autre font fausse route, ou bien les deux sont incomplètement pré-
parées. La solution juste ressortira de l'analyse de la question.
Un système d'éducation fortement pensé, fermement suivi, doit
être objectif et non subjectif. Il doit procéder d'une notion claire
de la guerre et ne pas tendre à lui imposer une formule précon-
çue. Ces conditions sont, en théorie, acceptées; en fait, sont-elles
remplies?
La cavalerie couvre, découvre, combat. Les services d'explora-
tion et de sûreté sont les préliminah-es, le combat est la conclu-
sion; ils sont permanens, continus, il est intermittent et bref; ils
réclament des efforts disséminés et quasi-individuels, il exige l'em-
ploi de toutes les forces réunies, l'action d'ensemble. Toute l'édu-
cation de la cavalerie repose sur ces deux manifestations distinctes.
Elle doit former à la fois un éclaireur et un combattant ; un homme
isolé qui apportera son intelligence dans l'exploration, un homme
du rang qui apportera son sabre dans la mêlée.
Ce n'est pas tout d'un coup qu'on a distinctement entrevu cette
double physionomie du cavalier.
Au lendemain de 1870, une erreur, lentement dissipée, lança la
cavalerie entière dans la voie unique du service en campagne. Son
activité naissante ne s'étendait pas au-delà de ce cercle restreint.
Elle s'épuisait en la répétition d'une pièce jamais complètement
jouée, en la recherche d'un problème irréductible; il manquait la
vraie solution : le combat.
L'impression soudaine ressentie après la défaite n'avait d'ailleurs
pas permis encore de procéder à une expérience calme et réfléchie.
D'instinct on s'était mis à la besogne la plus pressante , mais
on s'y était enlizé. Et comme l'emploi tactique de la cavalerie
n'était pas formulé, pour tirer parti des masses ainsi réunies, on
s'ingéniait à les distribuer en des dispositifs compliqués, capables
d'assurer à la fois la clairvoyance et l'impénétrabilité, sans pré-
voir que l'arrangement entier était à la merci d'une concentra-
tion puissante, d'une offensive vigoureuse et prompte. Trois règle-
mens successifs (1) préconisèrent à tour de rôle ces dispositifs
réputés infaillibles, et cependant diflérens. La recherche exagérée
de la formule aboutissait à l'aveu de son impuissance. 11 devint
(1) InstrucLioii pratique de 1875 sur le service de la cavalerie ou campagne. —
Instruction de 1876 sur le service de la cavalerie éclairant une armée. — Instruction
provisoire de 1877 sur le service des marches.
TOME xcvi. — 1889. 23
35i BEVUE DE^ DEUX MONDES.
évident qu'on ne pouvait enserrer dans des règles fixes des ques-
tions d'application ne relevant que des circonstances variables de
la campagne. Cependant, de ces tentatives accumulées, la lu-
mière peu à peu se dégagea. La nécessité de combattre pour voir
finit pai" s'imposer. Un enseignement substantiel ot solide ressortit :
c'est qu'indépendamment de toute formule théorique la cavalerie
opère toujom's en deux élémens : un ensemble de groupes isolés
pour éclairer ou couvrir, une masse compacte et concentrée pour
combattre. Toute la cavalerie devait être préparée à ce double rôle.
Dans le service en campagne, l'unité d'éducation résultait clai-
rement de l'unité d'emploi. S'orienter, marcher, voir, rendie
compte, sont des actes abstraits et simples, indépendans des cir-
constances extérieures auxquelles ils se rattachent. Aussi les groupes
chargés de les accomplir fonctionnent-ils d'après des règles et des
procédés identiques. Leur nombre ou leur éloignement seuls va-
rient. Qu'ils opèrent pour le compte de la cavalerie ou de l'infan-
terie, qu'ils s'appellent patrouille, reconnaissance ou avant-garde,
qu'ils précèdent un escadron ou un coips d'armée, leur service,
demem-é le même, exige une éducation uniforme. Quand les deux
élémens qui le composent, quand le chef et le cavalier sont in-
struits, le système entier, alerte et vigilant, est prêt à fonctionner
dans tous les sens et sous toutes les formes. En arrière, la masse
compacte interviendra pour dicter la solution : pour combattre.
Cela, c'est la fonction cardinale de l'arme. On peut en discuter la
forme, on ne peut en méconnaître l'unité. En tout cas, son exacte
notion permettra seule de se former une opinion raisonnée sur les
questions à l'ordre du jour.
De tous les combats que la cavalerie est appelée à affronter, le
plus difficile est sans contredit celui qu'elle livre contre sa propre
rivale. Quand elle se précipite sur les autres armes, le coup d'jeil
et la résolution du chef, la bravoure et l'impulsion des cavaliers,
sont des facteurs décisifs et parfois sufTisans. Contre un adversaire
immobile et qu'il s'agit de frapper de terreur, l'audace, la sui-prise,
l'impétuosité sont plus redoutables que l'habileté de la manœuvre.
La force principale de l'attaque résulte de son à-propos et de sa
\itesse. D'ailleurs, le chef peut à son gré livrer le combat ou s'y
soustraire. Et s'il s'agit d'un sacrifice commandé, la difficulté morale
seule subsiste. Droit devant elle, la cavalerie s'élance et frappe.
Comme résolution, c'est héroïque ; comme tactique, c'est simple.
Tout autre est la lutte de deux cavaleries. Entre ces deux ad-
versaires de même essence, se ruant avec une égale rapidité ot
doués d'hnpulsions identiques, l'espace, le temps, sont supprimés.
La vitesse de l'un se double de celle de l'autre; l'action est brève,
fugitive, insaisissable. Les phases du combat : l'approche, la ma-
LA CAVALERIE DANS LA GUERRE MODERNE. 355
nœuvre, révénement, se déroulent et se confondent en une seule
et rapide poussée. Mais si toutes les difficultés sont condensées,
toutes les facultés du commandement et de la troupe doivent être,
en proportion, exaltées. En quelques secondes, il faut accomplir
trois actes complexes : prendre une résolution, la transmettre,
l'accomplir. C'est le triomphe de la rapidité de conception et d'exé-
cution. Entre ces deux facteurs l'accord doit être intime et instan-
tané. Aussi, quelles ffue soient les qualités géniales ou acquises
des chefs, elles resteraient sans effet si leur outil n'était pas mer-
veilleusement façonné. La lourdeur, l'inertie de l'instrument, para-
lysant leur initiative, les laisseraient désarmés en face d'adver-
saires égaux en habileté et en audace, mieux secondés par des
troupes plus manœuvrières et plus maniables. En somme, à com-
mandement égal, la lutte de deux cavaleries est une sorte d'escrime,
un assaut, où le succès appartient au plus assoupli, au mieux exercé.
Mais s'il est difficile, ce combat aussi est inévitable. De lui dépend
toute action ultérieure. Tant que la cavalerie adverse restera de-
bout, elle opposera aux tentatives de l'adversaire la muraille vivante
de ses escadrons. En travers de la route, elle surgira, sans cesse
renaissante, jusqu'à ce que, démoralisée, épuisée, sentant qu'elle
a en face d'elle une volonté supérieure à la sienne, un souffle plus
puissant, un bras plus lourd, elle renonce à la lutte ou y suc-
combe.
Ainsi le combat de la cavalerie contre sa rivale est la manifes-
tation suprême et habituelle de son rôle ; c'est aussi la pierre de
touche de son aptitude à la guerre. A lui se rattachent non- seule-
ment tous les principes, mais encore toute la puissance, tout l'ave-
nir de cette arme. Quand elle y est bien préparée, elle est, par cela
même, prête à tout entreprendre et à tout surmonter.
A ne considérer que l'aspect, cela cependant parait bien simple :
deux masses de cavalerie qui s'aperçoivent et se précipitent. Mais
d'où vient que l'une accélère l'allure, tandis que l'autre la ralentit?
Pourquoi celle-ci est-elle victorieuse et celle-là vaincue? Quel in-
saisissable élément a fait pencher la balance, quels invisibles fac-
teurs ont fondé le succès? Pour analyser cet acte fugitif et violent,
il faut en découvrir les rouages cachés, surprendre le fonctionne-
ment secret du mécanisme.
L'entité formée par une troupe de cavalerie comprend trois élé-
mens distincts : le chef, le cavalier, le cheval. Chacun possède des
propriétés propres et joue des rôles diflérens. Du commandement
dépendent la conception, le coup d'œil, l'habileté, la résolution;
de la troupe, la promptitude et la correction de la manœuvre, l'exé-
cution; des deux réunis, l'impulsion morale; du cheval enfin, le
fonds et la vitesse, l'impulsion matérielle.
356
REVUE DES DEUX MONDES.
Un système d'éducation rationnel devra combiner ces trois fac-
teurs de manière à en retirer le maximum de rendement.
Le commandement est la clé de voûte. 11 constitue le centre de
toutes les impulsions. C'est l'clémcnt le plus subtil et le plus fort,
— en un mot, c'est l'âme. Dans la cavalerie surtout, son influence est
frappante et immédiate. Cette arme ressent vivement. Une étincelle
la galvanise ou une contrainte la retient. A la voir passer, on peut
deviner qui la commande. Suivant que son chef lui inspire la con-
fiance ou le doute, elle court alerte et vive, sûre du succès, ou bien
elle se traîne résignée, par avance vaincue. Cette impression pro-
fonde, indéniable, a été ressentie par tous ceux qui ont vu de
près des manœuvres de cavalerie. Presque toujours l'entrain ou
l'inertie, l'action ou l'inaction, dépendent du caractère du chef;
qu'il change, et, sans transition, le découragement succède à la
conviction, la passivité à l'enthousiasme. Ces brusques reviremens
sont sans doute excessifs; on peut les regretter, mais non les dé-
daigner ; ils ont la force d'un fait.
Si le commandement est l'agent principal, il faut s'efforcer d'en
développer la valeur, d'en rehausser le prestige.
Un jour sans doute on reconnaîtra le péril auquel est exposé un
corps d'officiers, dans une société où la concurrence, la poussée
vertigineuse de bas en haut, sont érigées en règle ; où les convoi-
tises constamment surexcitées conduisent au dédain des principes
méthodiques d'un avancement justifié. On mesurera la difficulté
de former et de maintenir intacte, à l'abri d'une contagion quasi-
endémique, une race particulière d'hommes uniquement préoccu-
pés de leur devoir. On sentira le besoin d'apporter la plus rigou-
reuse impartialité dans l'appréciation des titres et la distribution
des récompenses. Pourtant, depuis douze années, l'armée, quelle
que soit son apparente vitalité, a profondément souffert de l'in-
fluence de notre état social. Elle n'a pu complètement se maintenir
en dehors des atteintes de la politique. Sans rappeler des exemples i
où l'on a pu constater trop clairement qu'il était parfois plus avan-
tageux de faire preuve d'attachement aux idées du jour que de
capacité, ne voit-on pas les lois mêmes armer la politique contre
le haut commandement, en imposant aux chefs des corps d'armée,
après trois années de fonctions, l'épreuve d'un renouvellement de
pouvoirs, absolument contraire à toute idée de saine hiérarchie,
comme à toutes les traditions de discipline? N*a-t-on pas vu des
chefs autorisés, longtemps écartés comme suspects, et dont les
concurrons avaient parfois pour principal titre d'appartenir à
une nuance mieux assortie? N'a-t-on pas vu des ministres portés
au pouvoir par de bruyantes coteries et réduits à se préoccuper
#
LA CAVALERIE DANS LA GUERRE MODERNE. 357
avant tout, dans le choix du haut personnel, de l'eflet que pouvait
produire sur leurs amis politiques telle ou telle nomination? Quel-
ques-uns furent à ce point même entraînés, qu'ils ne durent leur
portelcuille qu'à l'étrange condition d'élever tel général ou d'abais-
ser tel autre sans qu'aucun motif d'ordre militaire pût être invoqué.
Chez les puissances militaires voisines, il suffit, pour se distin-
guer, de faire preuve de capacité et de talent, ici il faut encore
produire un mérite originel et nouveau : il faut plaire. Ce n'est
pas seulement un aréopage militaire qui juge ; il s'y joint un tri-
bunal politique, assisté de reporters différons. Suivant leurs sym-
pathies ou leurs opinions, ces membres anonymes d'une com-
mission occulte s'appliquent à faire ou à défaire les réputations. Là
est le mal profond, latent, en général ignoré, connu seulement de
ceux qui en souffrent. Et si une réaction salutaire semble se pro-
duire, souhaitons qu'elle s'achève vite. Il est temps d'en linir
avec des erremens dont on n'a que trop toléré les troublantes ma-
nifestations.
L'organisation du commandement ne doit prendre pour base
que la valeur militaire démontrée; c'est la première et la plus
sohde garantie. A ce point de vue, les grandes manœuvres spé-
ciales doivent jouer un rôle décisif. Quand, après une année d'in-
struction, des brigades sont réunies en divisions, et ces dernières
même concentrées, ce n'est plus seulement pour disserter sur des
alignemens ou des allures, pour vérifier l'exactitude de l'épure ou
de la formule. Ceci, c'est la partie mécanique des manœuvres ;
c'est l'évolution. Il s'agit surtout d'apprécier l'habile tactique, le
tempérament, le caractère, le coup d'œil et l'esprit de décision, de
juger enfin de cet ensemble de qualités qui constituent l'aptitude
au commandement. Cela, c'est le côté moral, le plus important.
Dans la cavalerie surtout, — arme délicate et coûteuse, — il est
nécessaire d'entretenir une pépinière de chefs ardens et jeunes, —
jeunes, non pas tant par leur acte de naissance que par leur
vigueur physique, leur ressort intellectuel, leur énergie morale.
On ne le pourra qu'au prix d'une soigneuse sélection.
I Cependant nos institutions sont ainsi faites qu'elles permettent
difficilement d'élever les hommes de valeur en écartant les inca-
pables ou les impotens. Le manque de retraite proportionnelle
ferme à ces derniers une porte honorable de sortie. On est donc
fatalement réduit à un surcroît de rigueur ou à un excès de bien-
veillance. L'un ou l'autre l'emportent, suivant les tempéramens. Et
cette sélection nécessaire, loin de découler uniformément de règles
rationnelles et fixes, dépend le plus souvent du caractère variable
de ceux qui ont charge de f exercer. La cavalerie a contemplé ces
H
1
358 REVUE DES DEUX MONDES.
reviremcns subits ; elle a connu deux systèmes, également remar-
quables, également animés d'un ardent désirdu progrès. L'un,iondé
sur une impitoyable énergie, sur un exercice absolu de l'autorité, sur m
une recherche persistante de la valeur intrinsèque des hommes, fai-B
sant volontiers litière des considérations philanthropiques, avait semé
dans l'arme entière une activité dévorante et une impulsion vraiment;]
extraordinaire. Le secret mobile était peut-être un entliousiasme me
langé de quelque terreur, mais les eflets étaient incontestables
généralisés. L'autre essentiellement bienveillant, circonspect, près
que timide, cherchant son point d'appui en la constatation des coi
naissances purement théoriques, inspirait, il est vrai, une qui(
tude inaccoutumée, une allure discrète et calme, sous lesquellei
ne tardèrent pas à se glisser les principes dissolvans d'une sta-jj
gnation dangereuse. Ce n'étaient pas là les seules ni les principale
diflérences. Le premier système, sacrifiant l'intérêt des personnes 1
à celui des institutions, agissait par une sélection violente, maisl
judicieuse, car il ne prenait pas seulement pour base le déce-l
vaut appareil des formules acquises, mais bien la valeur innée del
l'individu, dégagée des qualités manufacturées que peuvent pro-l
duire le travail et la mémoire réunis. Le second, au contraire, nel
s'appliquait pas tant à pénétrer la nature des hommes qu'à appré-j
cier leurs mérites superficiels, par la ligoureuse analyse de lei
travaux et de leurs efforts. L'un s'attachait aux actes et l'autre ^|
l'examen.
L'adoption projetée de la retraite proportionnelle, ou simple-l
ment d'une situation nouvelle pour les officiers quittant rarméel
avant trente ans de services, permettra, sans doute, de transfor-l
mer cette élimination jusqu'alors exceptionnelle ou blessante, eal
une dérivation normale, méthodique et par tous acceptable. Mais!
qui prononcera sur cette élimination nécessaire ? quelle serai
l'épreuve et quels seront les juges autorisés? Dans les divisions!
de cavalerie indépendante, dès le temps de paLx organisées eti
instruites en fortes masses, les élémens d'appréciation , de com-l
paraison, de compétence, abondent. Dans les brigades de corps,!
isolées, disséminées par régimens, livrées à elles-mêmes, sans im-j
pulsion centrale, sans réunions annuelles où puiser l'esprit et la|
note de l'arme, ces élémens font défaut. Une fois par an, un inspec-
teur général, laissé pendant tout le reste du temps sans comman-
dement cfïectif, sort de cette retraite anticipée pour venir procéder
à des opérations méticuleusemcnt définies, et, pour la plupart, pu-
rement administratives. Encore se gardera-t-il de s'élever contre
les idées particulières du commandant de corps d'armée, dont iJ
n'est pour ainsi dire que le délégué. Pourtant cette opération som-
maire suffit; c'est la seule sanction et la seule garantie. On cou-
LA CAVALERIE DANS LA GUERRE MODERNE. 359
viendra sans peine que ce n'est pas là une organisation solide, ni
rationnelle. Si ce général-inspecteur doit avoir, en temps de guerre,
la conduite et la responsabilité des brigades qu'il examine, il est lo-
gique et prudent qu'il ait, en temps de paix, le soin de les pré-
parer. A lui seul appai'tient de façonner l'instrument dont il devra
se servir.
Ainsi l'organisation actuelle des brigades de corps, déjà défec-
tueuse au point de vue de leur emploi à la guerre, porte encore
atteinte à la bonne constitution de leur commandement.
Si le commandement représente l'élément moral d'une troupe de
cavalerie, le cheval en est le plus important facteur matériel. C"est
par excellence l'arme du cavalier ; il résume le fonds même de sa
tactique : la mobilité et la vitesse.
L'évolution qui, depuis quinze années, transforme notre système
de remonte, sera bientôt achevée. A un mode défectueux, encom-
brant nos escadrons de jeunes chevaux incapables de rendre des
services immédiats ; à la fluctuation continuelle des eHéctifs ; au
manque absolu de règles fixes dans les achats et les réformes, ont
succède, d'abord l'histitution des dépôts de transition, débarras-
sant les corps des sujets trop jeunes pour entrer en campagne;
puis, par la fixité des achats et des réformes, celle des effectifs.
Enfm les régimens ont été exonérés, pour la plupart, des prélè-
vemens périodiques opérés autrefois au profit d'officiers étran-
gers à l'ai'me. Les progrès paraissent donc constans et généraU-
sés. Ils le seraient réellement s'ils n'étaient contrariés par des
influences poUtiques d'autant plus nombreuses que le système des
remontes se rattache plus étroitement aux questions industrielles et
agricoles.
Par une anomalie caractéristique, c'est surtout en vue de satis-
faire aux revendications, — d'ailleurs légitimes, — des éleveurs,
qu'a été décidée la fixité du chifïi-e annuel des achats. La ca-
valerie en a bénéficié dans une large mesure, mais par consé-
quence, et non à titre d'objectif direct. Ce côté électoral de
la question a continué de prédominer, La production chevahne
n'est pas égale, en qualité et en quantité, dans toutes les parties
de la France. Cette considération aurait dû imposer une répartition
rationnelle. Il n'en a rien été. Au lieu de développer les achats là
où existe le meilleur cheval d'armes, de les restreindre là où il est
défectueux, on semble s'être attaché surtout à olïrù" aux éleveurs
un débouché mesuré à la nuance de leurs opinions encore plus
qu'aux mérites de leurs produits. C'est ainsi que le sud-ouest offre
une qualité exceptionnelle de chevaux de cavalerie légère dont on
est loin de tirer tout le parti possible, alors qu'on achète à profu-
IP
i
360 REVUE DES DLUX MONDES.
siou, dans le nord-ouest, des animaux très peu propres au service
de la selle. Les considérations patriotiques, les elTorts des commis-
sions ou des ministres sont impuissans quand ils se heurtent à celte
manifestation souveraine du i)arlcmentarisme.
Pourtant on a peine à conce\oir qu'une partie de cette généreuse
race du Midi reste sans emploi, — quand elle n'est pas enlevée par
les courtiers de l'Italie, — alors que nombre de nos régimens de
chasseurs ou de hussards sont encore encombrés de ce produit
hybride, mal équilibré, lymphatique, qu'en termes d'élevage on ap-
pelle u le petit normand. » Si on n'achetait des chevaux de cette
catégorie qu'après avoir l'puisé ceux de la première, du même coup
on développerait l'extension des elémons de choix, et on déciderait
à faire le cheval de selle certains éleveurs qui semblent réser-
ver pour l'arme leurs sujets défectueux. Dans le même ordre d'idées,
il serait à souhaiter qu'un accord plus étroit s'établît entre les
remontes et l'administration des haras. Ce dernier service devrait
encourager avant tout la production des élémens que lui demande
la remonte, et ne pas réduire cette dernière à l'obligation d'accep-
ter, sans réserve, les animaux qu'il a achetés ou primés.
C'est en travaillant pendant d(; longues années à diriger la pro-
duction vers les besoins de l'armée que l'Allemagne a pu arriver
à créer de toutes pièces une véritable race de chevaux d'armes, et
à remonter d'une manière remarquable sa nombreuse cavalerie.
Pour l'imiter, il suffirait de s'aHraiichir du joug électoral dans une
question qui n'en relève pas. Et si, à la tribune législative, quelques
récriminations intéressées venaient à se produire, la chambre au-
rait beau jeu à leur imposer silence, en faisant simplement observer
que, si l'on veut poursuivre l'idéal de la « nation en armes, » c'est
bien le moins qu'on en subisse les plus élémentaires conséquences.
Le jour où un fait brutal viendrait à démontrer la fragilité d'une
organisation d'armée dans laquelle les motifs d'ordre militaire sont
relégués au second rang, ceux-là mêmes qui y poussent le plus
ne trouveraient pas de reproches assez lourds pour accabler les
éditeurs responsables.
Après le commandement et la remonte, un troisième facteur,
indépendant de l'éducation, complète l'outillage de la cavalerie.
C'est son armement. Un cavalier qui a confiance en son chef, en
son cheval, en son arme, est virtuellement prêt.
L'armement et la tactique sont intimement liés ; en termes scien-
tifiques, ils sont « fonctions » l'un de l'autre. Aussi, le débat que
soulève aujourd'hui l'apparition de la lance n'est ni indifférent, ni
superficiel. 11 touche aux principes mêmes de l'emploi de la cavale-
rie. 11 ne se borne pas à une discussion spéciale; il doit aller, de la
LA CAVALERIE DANS LA GUERRE MODERNE. 361
cuirasse, — ce vestige d'une époque déjà vécue, — à la carabine
Lebel, cette expression la plus récente d'un ordre de choses nou-
veau. Entre ces deux formules y a-t-il une infranchissable distance?
Faut-il arrêter un choix exclusif, ou bien, habilement, les conci-
lier? Quoi qu'il ariive, — qu'on se prononce pour le choc ou le feu,
ou qu'on les combine; — il est indispensable, a priori^ de doter la
cavalerie de l'engin le plus redoutable. A une arme si coûteuse,
dont l'interxention rapide se produit toujours à des momens cri-
tiques, on doit donner l'outil de combat le plus perfectionné. Cette
nécessité résulte de sa mobilité et de sa vitesse. Pour retirer de
ses qualités propres le bénéfice qu'elles impliquent, en quelques
minutes la cavalerie doit produire de grands résultats.
Une arme qui porte avec elle tout un passé de ti-aditions, qui
évoque l'idée des époques chevaleresques, et dont l'aspect rappelle
les plus héroïques annales de la cavalerie, l'arme à la fois la plus
imposante et la plus prestigieuse, — la cuirasse, — a failli dispa-
raître.
L'opinion, sollicitée par l'exemple de l'Allemagne qui décuirassait
ses régimens de cavalerie lourde, n'était pas éloignée d'en réclamer
la suppression. La question même a été soumise au conseil supé-
rieur de la guerre; et il n'a fallu rien moins que l'autorité de cet
aréopage militaire pour réagir contre une tendance irréfléchie.
Devant l'armée, le prestige des cuirassiers est resté et restera
toujours intact. On y a le culte instinctif des traditions. Une
sorte de voix intérieure, que ne recouvre jamais l'écho de dissen-
sions politiques, semble transmettre la légende de régiment à
régiment. Ceux d'aujourd'hui croient aussi avoir entendu ce cri
si connu, aux momens suprêmes, des soldats de la grande armée :
« Voilà les cuirassiers! » Alors un courant magnétique passait sur
le champ de bataille. L'espoir revenait aux cœurs, la terreur gla-
çait l'ennemi. Gela, c'est un document d'histoire. Lorsque les cui-
rassiers donnaient, ils faisaient leur trou, comme un boulet. —
Wellington, qui les avait vus de près, disait : « Quand je vois un
cuirassier français à côté de sa rosse, je ris; quand il est dessus,
je l'admire; quand il charge, j'ai peur! »
Lorsqu'une arme possède une tradition pareille, il faudrait être
bien présomptueux ou bien puissant pour la dédaigner. Les tradi-
tions portent avec elle une force surhumaine, supérieure à la lo-
gique, et dont les effets étonnans sont hors de proportion avec toutes
les causes apparentes ou connues. Qui n'a médité ce joli épisode
raconté par le colonel de Gonneville'? C'était en 1800, près de
Culmsée. De Gonneville , alors sous-lieutenant de cuirassiers,
était en reconnaissance avec une vuiirtaine de cavaliers. Tout
}
362 REVUE DES DEUX MONDES.
à coup, il se voit barrer la route par une nuée de dragons et
de hussards prussiens. Sans hésiter, il fait mettre le sabre à la
main et commande la charge : « Dans cet instant assez so-
lennel, raconte- t-il , une chose me frappa. — Nous avions nos
manteaux et de loin, à cause de nos casques, on nous avait pris
pour des dragons. Or depuis quelques semaines, une diWsion do
dragons, la division Milhaud, avait eu deux ou tiois affaires malheu-
reuses qui avaient discrédité cette arme aux yeux de l'ennemi. —
Mais en metlunt le sabre à la main, mes hom?nes, rejet uni sur
l'âp/nde la partie droite de leur ynanteaii, découvrirent les cui-
rasses, et la réputation des cuirassiers était colossale. — Je re-
marquai alors îtn mouveynent très prononcé d'hésitation dans la
t île de colonne (1). » N'est-clle pas magique et concluante, cette
apparition des cuirasses? Depuis, la réputation des cuirassiers a,
s'il est possible, grandi. A Borodino, à Waterloo, à Morsbronn, ils
ont jeté une lueur d'héroïsme sur le champ de bataille assombri.
Même à travers nos désastres, ils sont restés prestigieux et invain-
cus. Us respirent la confiance et inspirent la terreur. Ils se croient
invincibles, et, par cela même, ils le sont.
Leurs adversaires répètent volontiers que les cuirassiers sont trop
lourds pour se plier aux exigences du senice actuel de la cavalerie.
Encore hantés par les idées en vogue au lendemain de la guerre, ils les
déclarent incapables d'exécuter des raids, d'accomplir de longues mar-
ches, d'explorer, de garder leurs cantônnemens. Et ils ajoutent,
croyant fournir un argument terminal et sans réplique, que cette cui-
rasse, à laquelle ils sacrifient la plus belle partie de leur rôle, n'est
plus qu'un ballast inutile, puisqu'elle ne peut même plus les pro-
téger contre les balles des nouveaux fusils. Cette argumentation est
décevante ; les prémisses sont virtuellement exactes, la conclusion
est pratiquement fausse. Le principe que la guerre moderne débu-
tera par une grande lutte de cavalerie n'implique nullement pour
cette arme une longue période de chevauchées. Le temps n'est i)lus
où l'on transportait les troupes par étapes, d'un camp de Boulogne à
un léna. Depuis on a trouvé la vapeur; — et ceci est un détail impor-
tant. Au jour de la déclaration de guerre, embarquée le matin, la ca-
valerie sera le soir à son poste de combat, on face de la cavalerie ri-
vale, contre laquelle la cuirasse aura conservé toute sa valeur. Et le
terrain môme des premières batailles ne sera pas assez éloigné de celui
de sa propre lutte, pour que les fatigues de la marche puissent sen-
siblement diminuer ses effectifs. S'il faut aller plus loin, s'il faut
pénétrer en pays ennemi,., eh bien! on jettera les cuirasses dans
le Rhin ! — La cavalerie d'une armée victorieuse n'a plus besoin
(I) Souvenirs du colonel de Gonneville.
LA CAVALERIE DANS LA GUERRE MODERNE. 363
d'armes défensives. Mais ce sacrifice même serait inutile, car il est
difficile d'admettre qu'on ait jamais recours aux régimens de cui-
rassiers pour accomplir l'exploration, pour garder les cantonnemens.
Confier de pareilles missions à la cavalerie lourde, alors que les
divisions comprennent quatre régimens de cavalerie légère ou de
dragons, serait méconnaître le rôle spécial et le caractère de cette
arme. Son rôle, — le mot cavalerie de réserve l'indique, — c'est d'in-
tervenir, masse compacte et irréfragable, pour briser les suprêmes
résistances. Ce sera toujours le marteau terrible qui frappera le
coup décisif. Tel, au milieu d'une flotte, le vaisseau cuirassé s'avance
imposant et superbe, éclairé par des croiseurs légers et rapides,
protégé par d'invisibles torpilleurs.
Il importe donc peu que la cuirasse soit aujourd'hui à l'épreuve
de la balle ; elle est à l'épreuve du sabre ou de la lance ; cela suffit.
Pourtant l'Allemagne a invoqué ce prétexte pour la supprimer.
Est-on bien certain que cette mesure soit définitive? La cuirasse,
en effet, a été déposée dans les magasins d'escadrons. Au pied du
lot de ses effets de guerre, chaque cavaUer conserve la sienne,
soigneusement entretenue. Et comme il doit la prendre pour la
tenue de parade, il est encore exercé à la porter. Entre temps, on
a expérimenté dans les usines allemandes des cuirasses d'un mo-
dèle nouveau, plus légères, à l'épreuve de l'arme blanche seule-
ment. Qu'on prenne garde à une ruse de gueiTe! La brusque réap-
parition de cet engin constituerait une de ces surprises dont nos
voisins sont coutumiers. Un autre indice est plus caractéristique.
L'ordi'e impérial du 12 mai 1888, armant les anciens cuirassiers
de la carabine, prescrivait aussi pour ces régimens l'essai de la
lance. Le 1" octobre, ils en étaient tous munis. Ainsi, de ces hési-
tations plus ou moins réelles, se dégage nettement l'idéal pour-
suivi : la cavalerie prussienne se prépare surtout à lutter avanta-
geusement contre sa rivale. C'est une profonde entente d'un rôle
considérable et nouveau.
Il fut une époque dans notre histoire où la cuirasse tomba
en défaveur. C'était après les guerres malheureuses de la suc-
cession d'Autriche ; on avait décidé de l'abolir. Voici com-
ment le premier général de l'époque appréciait cette mesure :
« Je ne sais pourquoi, écrivait-il, on a quitté les armures.
Rien n'est si beau ni si avantageux. S'il y avait seulement dix ré-
gimens comme cela (cuirassés) dans une armée, et qu'ils eussent
secoué quelques escadrons ennemis, la frayeur s'y mettrait bientôt
parce que tout leur paraîtrait cuirasse. Cet habillement met notre
cavalerie en état de ne pas craindre celle de l'ennemi, mais au
contraire lui fait naître le désir de la joindre au plus vite parce
36^ REVLE DES DEUX MONDES.
«I
qu'elle sait que c'est son avantage (1). » Los cuirassiers du premier
empire devaient rendre un éclatant hommage à la perspicacité du
maréchal de Saxe. Tant que deux cavaleiies rivales seront appelées
à se combattre, l'argument gardera sa valeur. Aussi, loin de son-
ger à restreindre les élémens matériels du choc, il est plus que
jamais nécessaire de les conserver et de les développer. C'est à
cet ordre d'idées qu'on doit la réapparition de la lance.
La lance est le point nouveau et passionnant du débat. Supprimés
en J 815, après une existence brillante, mais éphémère, les lanciers
avaient cependant rendu de tels services dans les dernières an-
nées de l'empire, que l'opinion publique accusa formellement les
alliés d'en avoir exigé l'abolition. On sait leurs dernières prouesses,
et comment, la veille de Waterloo, à Genappe, les 1" et 2^ lanciers,
formant la brigade Golbert, détruisirent presque entièrement, en
une seule charge, la brigade des hussards anglais de sir Ilussey
Vivian; comment encore le lendemain, les 3® et li^ lanciers se cou-
vrirent de gloire en écrasant la brigade des dragons écossais de
Ponsonby.
Cependant l'apparition des lanciers avait été trop courte pour
laisser des souvenirs durables. Lorsqu'on 1870, d'un trait de plume,
ils furent supprimés, il ne se trouva personne pour réclamer au
moins « l'exposé des motifs » d'un aussi subit abandon. Depuis,
dix-huit années ont passé sans que l'idée soit venue d'en réclamer
la création. Aussi leur faveur spontanée a de quoi surprendre. On
se demande quel ordi'o de choses nouveau, jusqu'alors ignoré,
brusquement les réclame. Sans histoire, sans traditions, la lance
doit remporter sur l'opinion une victoire complète, non de surprise,
de persuasion.
Lorsque le général 3Iarmont, au lendemain des guerres de l'em-
pire, affirmait : a Que la lance était l'arme principale de la cava-
lerie et le sabre une arme auxiliaire, » il avait une perception nette
de la tactique moderne, — cette tactique qui se résume toujours en
une manifestation terminale et unique : le choc. Or, par effet ma-
tériel ou moral, soit que le choc ait réellement lieu, soit qu'il se
résume à une menace (2), la lance en est l'arme souveraine. Si
deux troupes de cavalerie s'abordent, le fait est tangible; car
l'efficacité de ce choc résulte surtout de la rencontre d'une ligne
continue de pointes. La lance est la première des pointes; c'est
la i)lus sûre et la plus longue. Si l'une des cavaleries s'ar-
(1) Maréchal de Saxe, Eéoerics.
(2) M Les manœuvres de la cavalerie sont des menaces; la plus forte l'emporfo. ■>
(Colonel Ardant du Vicq, le Combat).
LA CAVALERIE DANS LA GUERRE MODERNE. 365
rète, ou fait demi-tour avant la charge, c'est que l'efïet moral
que produit sa rivale est supérieur; sa résolution l'emporte. Mais
cette résolution, fruit de la confiance, ne peut naître, — à éga-
lité de nombre et de commandement, — que de la supério-
rité de l'armement. Or la lance, au suprême degré, est propre
à produire cet efïet terrifiant. Rien n'impressionne comme le
spectacle de cette forêt de pointes abaissées. En somme, par son
aspect, par ses effets, c'est par excellence l'arme du choc. Mais
après le choc ou après la menace, il y a mêlée. Dans ce corps à corps,
la lance perd ses droits; elle devient un outil médiocre, sinon em-
barrassant. La plupart du temps, d'ailleurs, cette mêlée prendra la
forme d'une poursuite. Pourtant, il faut tout prévoir. Après avoir
donné la lance au premier rang, qui menace ou défonce, qui prépare
le succès, il faut laisser le sabre au second rang qui l'achève. C'est
la solution aujourd'hui acceptée, c'est celle aussi que préconisait
Jomini, au lendemain des guerres napoléoniennes: a L'armement
et l'organisation de la cavalerie, écrivait-il, ont été l'objet de bien
des controverses qu'il serait facile de réduire à quelques vérités.
La lance est la meilleure arme offensive pour une troupe de cava-
hers qui chargent en ligne, car elle atteint un ennemi qui ne sau-
rait les approcher ; mais il peut être bon d'avoir un second rang ou
une réserve armés du sabre, plus facile à manier lorsqu'il y a mê-
lée et que les rangs cessent d'être unis. » Et un peu plus loin il
ajoute : « Quelques militaires expérimentés penchent même à ar-
mer les cuirassiers de lances, persuadés qu'une telle cavalerie
renverserait tout devant elle. » Ainsi, réservant les services d'ex-
ploration et de sûreté aux seuls régimens de cavalerie légère, l'il-
lustre tacticien revendiquait la lance pour le premier rang des cui-
rassiers et des dragons.
Un préjugé cependant s'élève contre cette arme. On dit qu'elle
convient surtout aux hommes du nord, plus robustes, mais plus mé-
thodiques et plus froids ; que le sabre va mieux au tempérament
des peuples du midi, nerveux, souples et alertes. C'est là un inex-
pUcable contre-sens. L'histoire prouve que de tout temps le cava-
lier français a combattu par la pointe qui est, en définitive, l'arme
de l'offensive, de la charge en ligne, de la résolution et del'autlace.
Par elle, il s'est rendu redoutable. Ses adversaires, les cavaliers
allemands et anglais, frappaient toujours du tranchant. Plus v^igou-
reux, mais aussi plus lents, moins « impulsifs, » ils étaient surtout
des sabreurs. Ce qui peut surprendre, c'est qu'une vérité si uni-
versellement connue soit aussi souvent dénaturée. D'ailleurs^, en
dépit de toutes les argumentations de détail, le seul fait que la ca-
valerie allemande se présentera armée de la lance nous dicte la
solution. Ce serait courir grand ris((ue que d'exposer nos jeunes
366
REVDE DES DEUX MONDES.
escadrons à la surprise et à l'elTet moral saisissant que ne manque-j
rait pas de produire un engin dont l'aspect et les effets leur se-]
raient inconnus.
Mais la question relève de plus haut. Il ne suffit pas, pour jus-
tifier son éclosion spontanée, qu'une arme nouvelle réponde à des
besoins généraux, à un idéal abstrait. 11 faut qu'elle soit en concor-
dance directe avec les tendances qu'elle représente ; elle doit être
l'expression précise, et comme la résultante obligée d'une tactique
définie. Tel est le caractère et telle la raison d'être de la lance.
Elle implique, en effet, l'idée absolue de l'offensive, de l'attaque en
lignes compactes, en un mot de celte cohésion dans Li chnrge qui est
la note caractéristique et originelle des théories récentes.
Qu'est-ce donc que cette question de la cohésion, dont l'appari-
tion a failli diviser la cavalerie en deux camps rivaux ?
Entre ses partisans et ses détracteurs n'existe-t-il qu'une subti-
lité didactique ; ou bien est-elle vraiment le point de séparation de
deux écoles distinctes et de deux principes différens? L'une et l'autre
opinion ont été exprimées ; en réahté, la cohésion dans la ch;u*ge
est la manifestation normale d'une évolution rationnelle.
Entre la pratique exclusive du seiTicc en campagne adoptée après
la guerre et le concept moderne de la tactique des masses, le rè-
glement de 1876 a posé un échelon intermédiaire. S'il a revendi-
qué hautement la part d'action de la cavalerie au combat, il n'a
point marqué la liaison naturelle qui devait rattacher les semces
stratégiques d'exploration ou de sûreté à l'intervention tactique
sur les champs de bataille. Ce point de raccord, le Projet d'in-
struction de iSlO l'a seulement établi, en faisant entrevoir la lutte
fréquente et inévitable contre la cavalerie adverse, en créant la
formule : explorer, c'est combattre.
Dès lors, ce combat de cavalerie qui, dans le règlement de 1876,
n'était que la manœuvre suprême de l'amie, en devint une fonction
accoutumée. La charge, de manifestation exceptionnelle qu'elle
était, se transforma en exercice cardinal, il est vrai, mais fréquent.
Il ne s'agissait plus d'obtenir cet élan foudroyant et désespéré, où
les plus braves, se jetant en tête, entraînaient une masse surexcitée
et désordonnée. Une forme nouvelle s'imposait; une impulsion
vigoureuse, mais réglée, devait assurer au choc ou à sa figuration,
à sa menace, leur maximum d'effet. En avant du rang, les officiers,
par essence les plus braves et les mieux montés, devaient imprimer
l'élan, régler la vitesse, suivis d'une troupe compacte, cohérente,
alignée et soudée comme une barre de fer. Ainsi, le plus souvent,
cette démonstration pourrait ébranler le moral de l'adversaire et
le maîtriser tactiquement.
Cette évolution terminale fut l'œuvre du règlement de 1882. La
LA CAVALERIE DANS LA GUERRE MODERNE. 367
tactique des masses l'imposait. Dans les luttes gigantesques qu'on
prévoyait pour l'avenir, c'eût été d'une imprudence incalculable de
déchaîner, sans régulateur, de pareils torrens de cavalerie. Leur
collision, se réglant par efforts successifs, mais rapides, exigeait que
chacun de ces efïorts fût calculé, que chaque troupe restât, jusqu'à
la minute décisive, dans la main de ses chefs. L'idéal, quelque at-
trayant qu'il fût, devait céder le pas à la réalité brutale.
La cohésion, d'ailleurs, n'exclut pas l'idée de la charge à fond,
telle que l'exécutait la cavalerie de la grande armée; elle y ajoute
l'aspect de cette résolution ferme, qui, moralement, aura toujours
raison des galopades désespérées. Napoléon, Maurice de Saxe,
Wrangel, Jomini, Frédéric-Charles, von Schmidt, tous les géné-
raux qui ont marqué dans l'histoire de la cavalerie, ont préconisé
ce principe (1). Le plus fougueux de tous, le légendaire Lasalle,
avait coutume de dire à ses cavaliers, quand il voyait l'adversaire
se ruer en un galop désordonné : « Ces gens-là sont perdus ! » Et
Jomini, qui cite cet exemple, Jomini qui, de 180/i à 1814, avait suivi
pas à pas, en observateur attentif autant qu'en acteur, toutes les
campagnes de la grande armée, va jusqu'à affirmer a que le grand
trot lui paraît la meilleure allure pour les charges en ligne. »
La lance, procédant directement de la charge alignée et cohé-
rente, est donc bien la résultante naturelle d'une conception métho-
dique, la représentation tangible d'une tactique voulue.
Contre son adoption, une seule objection subsiste, — déjà élevée
à propos de la cuirasse, — c'est qu'elle prive le cavalier d'une
arme à feu. Dans cette grave question, le dernier mot n'est pas dit.
Tant que la cavalerie possédera la carabine actuelle, on peut hardi-
ment soutenir qu'elle ne devra user de son feu que dans des cir-
constances toutes spéciales : l'attaqae ou la défense d'un défilé,
d'un cantonnement, l'occupation provisoire d'un point éloigné.
Alors, si l'on réfléchit qu'il faut des cavaliers pour tenir les chevaux
haut le pied, pour les proléger; qu'il faut encore une réserve à
cheval, on se rendra compte qu'en toutes circonstances il suffira
que le deuxième rang, — c'est-à-dire une moitié de l'effectif, — soit
armé de la carabine.
Mais la sphère d'action de la cavalerie par l'emploi du feu peut
grandir avec un armement nouveau. Quelque partisan que l'on soit
de l'idée maîtresse que la principale puissance de cette arme rési-
dera toujours dans la mobilité et l'impétuosité de son choc, on ne
peut s'empêcher de prévoir pour l'avenir un facteur nouveau. La
(1) Wrangel (Instructions pour les manœuvres). — Frédéric Charles (Instructions
sur les exercices de l'escadron et du régiment). — Von Schmidt (Directives pour les
régimens de la 2° division). — Jomini (rrécis de l'art de la guej-te).
368 REVUE DES DEUX MONDES.
cavalerie armée d'une carabine de petit calibre, — à plus grande
portée et à répétition, — pourra produire, par l'emploi rapide et
inattendu de son l'eu en masses, des résultats saisissans. Alors il
sera facile de donner la carabine aux lancieis, car cette arme nou-
velle, plus puissante, sera encore plus courte et plus légère. D'ail-
leurs les uhlans, les cosaques n'ont-ils pas à la fois la lance et la
carabine, et ne sont-ils pas à juste titre réputés pour des cavaliers
hors de pair? Lorsqu'il ne s'agit plus, pour doter la cavalerie de
l'arme correspondant à sa tactique, que de résoudre des questions
d'arrimage ou de liarnachemenl, on peut dire que la discussion est
close et que le problème, virtuellement, est résolu.
La cavalerie moderne sera donc à la fois armée des deux engins
les plus redoutables pour le choc et pour le leu : de la lance et de
la carabine à répétition. — Cela paraît certain. — Ainsi sa force et
son champ d'action seront infiniment agrandis ; mais elle conser-
vera intact le fond même de sa tactique si elle veut demeurer une
puissante arme de bataille. Car le combat à pied ne pourra jamais
donner lieu à une tactique généralisée ; il s'appliquera à des cir-
constances, heureuses peut-être, mais exceptionnelles; en défini-
tive, l'arme blanche seule décidera du dénoùment.
Le danger de l'emploi des feux, danger capital pour la cavalerie,
c'est qu'il pourrait l'engager dans la voie funeste de la défensive;
compromettre irrémédiablement son esprit d'initiative et d'audace,
sa généreuse et vive impulsion. Si une pareille éventualité devait
jamais se produire, mieux vaudrait renoncer à une arme qui désor-
mais coûterait trop cher, en comparaison des services qu'elle pour-
rait rendre. L'expérience ne serait pas nouvelle et les résultats en
sont, par avance, connus.
Frédéric II, qui, avant Napoléon, sut le mieux tirer parti de la
puissance de la cavalerie, poussait l'horreur du feu jusqu'au para-
doxe : « Vous ne sauriez croire, disait-il au comte de Gisors en
175/1, ce que ma cavalerie m'a coûté à exercer. Elle avait la fureur
de tirer, et le propre feu de la cavalerie est plus dangereux pour
elle que celui de l'adversaire! » 11 est vrai qu'alors la cavalerie ne
se contentait pas de tirer A pied; elle tirait aussi à cheval. Mais
l'esprit de l'arme était compromis cl c'est ce que Frédéric redoutait
le plus. Il sut faire triompher universellement ses idées. Un de ses
plus brillans élèves, après Seydlitz et Zielhen, le général Warnery,
écrivait : « Les manœuvres défensives sont désavantageuses à toutes
les cavaleries du monde. Quelque bien fju'une cavalerie y fasse
son devoir, elle succombera tôt ou tard, parce que, à l'exception de
celle des Tartares, aucune autre ne fera attention à son feu (1). »
(li UniDcn, Hemarques sur la cavalerie.
\
LA CAVALERIE DANS LA GUERRE MODERNE. 369
En somme, il peut être prudent d'exercer la cavalerie au tir; il
l'est bien davantage encore de ne pas lui en enseigner systématique-
ment les avantages. Ce serait infuser un poison lent qui, brusque-
ment, se révélerait à des indices funestes. On retrouverait un jour
de rinfanterie à cheval ! Plus l'arme à feu sera perfectionnée, plus
la tentation d'y chercher asile, d'échapper à la terrible échéance
du choc, deviendra violente. Pour décider des hommes à se lancer
dans une course vertigineuse, au bout de laquelle ils se heurtent
inévitablement à l'ennemi, — c'est-à-dire à un danger tangible et
immédiat, — ce n'est pas trop de leur démontrer l'impossibilité de
s'y soustraire. Si on leur décou\Teune solution nouvelle, ils seront
fatalement tentés de s'y réfugier. En somme, le combat à pied est,
pour la cavalerie, une arme à double tranchant ; on n'en doit user
qu'avec des précautions infinies. Il faut s'y préparer, mais n'en
point trop parler.
III.
Ainsi voilà notre cavalerie idéale dans les meilleures conditions,
commandée, montée, armée. Elle possède tous les élémens de
force, il reste à fabriquer un engin dûment soudé et équilibré,
compact et souple. L'éducation de détail a été donnée dans les
régimens; ces mêmes régimens ont évolué soit isolément, soit
groupés par brigades. Il s'agit de les réunir en corps de combat,
en divisions, de les faire évoluer d'abord, puis manœuvrer. En un
mot, le moment est venu d'aborder la préparation à la Tactique de
masses. Ce sera l'objet des manœuvres spéciales d'abord, puis des
manœuvres d'armes combinées.
Avant tout, on doit mesurer exactement la valeur de deux termes
iondamentaux qui, correspondant à deux ordres d'idées diflerens,
ont cependant donné lieu à de fréquentes confusions.
L'évolution et la manœuvre sont des actions simultanées, mais
distinctes. L'évolution est le mouvement réguUer, le procédé par
lequel une troupe passe d'un ordre à un autre. C'est l'intermède
entre deux formations. La manœuvre est l'emploi tactique de ces
formations. D'un côté, c'est une partie fixe, réglée, mécanique, ne
laissant aucun accès à l'improvisation ; de l'autre, une partie va-
riable, imprévue, exigeant l'initiative et l'habileté des chels. En
somme, c'est la conception et l'exécution. Dans la bataille, il est
indispensable que ces deux actions soient réunies; la troupe doit
traduire nettement et sûrement l'idée tactique que le chef a conçue.
C'est parce que cette distinction capitale n'a pas toujours été
observée qu'on a vu parfois des manœuvres s'abaisser aux propor-
TOME xGvi. — 1889. 24
370 REVUE DES DEUX MONDES.
lions des exercices du Champ de Mars et ne produire, à la place
d'un bénéfice solide et durable, qu'un enseignement banal et pure-
ment spéculatif,
tn général qui se borne à être un croh(tio)ineier, quelque érudit
qu^il soit, n'est pas fait pour diriger la cavalerie. 11 peut préparer
l'instrument, il ne sait pas s'en servir; il peut obtenir l'exécution
morvolllcuse demouvemens comi)liqués ; il est incapable d'eu l'aire
jaillir l'étincelle utile, l'idée tactique.
La distinction, d'ailleurs, n'est pas nouvelle. Elle est de toutes
'les époques; elle a été perçue par tous ceux qui ont eu, à quelque
fleg^ré que ce soit, l'intuition du combat : « On doit une fois pour
toutes, écrivait le maréchal de Saxe, établir une manière de com-
batlre que les troupes doivent saA'oir, ainsi que les généraux qui
les mènent. Ce sont des règles générales, comme qu'il faut garder
des distances dans la marche, que, lorsqu'on charge, il faut le
faire vigoureusement, que s'il se fait des trouées dans la première
ligne, c'est à la seconde de les boucher, etc. Il ne faut point
discuter pour cela, c'est l'A B C des troupes. Rien n'est si aisé, ||
et le général ne doit pas y donner son attention. 'Mais ce dont il
doit bien s'occuper, c'est d'observer la contenance de l'ennemi, les
mouvemens qu'il fait, où il porte ses troupes; de chercher à lui
donner le soupçon dans un endroit, pour lui faire faire quelque
fausse démarche ; de profiter des momens et de savoir porter le
coup de la mort où il le faut. Mais pour tout cela, on doit se con-
server le jugement libre et n'être pas occupé des petites choses. »
Pour tout cela... il faut que les troupes sachent évoluer, et les gé-
néraux manœuvrer. — Gomment, dans la cavalerie moderne, ces
deux conditions se trouvent-elles remplies?
A toutes les époques la cavalerie a combattu par irhelon^ ou
lifjjies, — c'est- à-dire par une succession d'actions rapides, raais ré-
glées. — C'est le fond même de la tactique des Frédéric et des
Napoléon : « 11 ne faut pas oublier, écrivait ce dernier, qoe la car-
valerie est plus ou moins sur quatre ou cinq lignes, et qnc les
lignes de den-ière, si elles ne sont pas contoirrnées par la cuNalerie
qui leur est op])osée, peuvent la prendre à dos. » 3'iurat, l.asalle,
Montbrun, Kcllermann, — comme l'avaient fait Ziethen et Se^y-
dlitz, — emj)loyèrent toujours ce procède, et lui 'durent, avec la
possibilité de manier des masses, leurs principaux -succès.
Pourtant, cet aspect du combat de cavalerie semble peu com-
pris. On paraît trop souvent croire qu'il exige un théâtre s})écial,
aplani, démesuré. Cette erreur résulte d'une fausse iirtorprétation.
ïn langage militaire, une « ligne » u'est pas une droiie géomé-
trique; — c'est un groupe spécial, quelle qu'en soit la formation
LA CAVALERIE DANS LA GUERRE MODERNE. 371
tactique. — Lai répaitition sur plusieurs lignes n'implique donc
pas l'idée d'une série de fronts déployés^ mais bien d'une succes-
sion de forces disposées en échelons. Cette définition était néces-
saire pour combattre la légende assez communément répandue, en
vertu de laquelle il ne se trouverait pas en Europe, en dehors des
camps d'instruction, de terrams propres à l'action de la cava-
lerie.
Une telle opinion repose sur une notion bien superlicielle de la
lactique de cette arme. Quelles expériences, quels faits de guerre
permettent de conclure h. la nécessité de ces fronts étendus, alors
que toute l'histoire militaire montre que les combats de cavalerie,
loin de se développer en une ligne continue, se sont presque tou-
jours livrés en profondeur, par échelons, par une succession de
gnmpes jetés l'un après l'autre sur l'objectif commun?
Croit-on qu'à Kollin et à Rosbach, Ziethen et Seydlitz aient con-
duit à la charge l'un 65^ et l'autre /i8 escadrons sur un seul front?
A Prague, l'on vit de part et d'autre 70 et 80 escadrons entrer en
lutte ; à Aspern et à Eylau, Bessières et Murât chargent à la tête de
ko et de 80 escadrons; à Kœniggratz, deux divisions de cavalerie se
préci[)itent sur l'ennemi vainqueur. Croit-on que ces masses de
cavalerie aient combattu en un seul bloc et sur une seule ligne ?
De tout temps, le sol a présenté des obstacles, des fossés ou des
barrières; de tout temps, cependant, les cavaleries victorieuses
ont agi par grandes masses. Le terrain est un facteur commun aux
dBiix adversaires ; mais le tacticien saura toujours en tirer parti
pîcrar imposer, — et ne pas subir, — le combat; pour n'engager
ses troupes qu'au fur et à mesure des besoins; pour se ménager
la dernière réserve. C'est tout le secret et toute la force du méca-
nisme des lignes. Ce caractère du combat, joint à son instan-
tanéité, exige de chaque ciiel de ligne ou d'échelon une collabora-
tion rapide et constante. Chacun d'eux, })ar le coup d'œil, par
l'àr-propos, par la décision, doit se montrer tour à tour, dans la
luesure de ses forces, un lacLicien.
Or si l'aptitude au commandement est plus ou moins géniale,
l'habileté manœuvriore s'acquiert. Elle est le fruit d'une longue pra-
tique, d'une sorte de gymnastique particulière qui, en même temps
qu'elle exerce l'ouvrier, laçonne aussi l'instrument. Alors le méca-
nisme agit sans efforts, le jeu des rouages fonctionne sans frotte-
ment, la masse se meut promptement et aisément dans tous les
sens. Ua tel résultat ne s'obtient qu'au prix d'exercices répétés.
Même les mouvemens les plus simples sont d'une exécution diffi-
cile. Tel un tireur prudent, pour porter avec sûreté un coup droit,
doit se livrer à de fréquens assauts; telle la cavalerie, pour arri-
ver à l'instantanéité manœuvrièrc qui doit caractériser son action,
372 REVUE DES DEUX MONDES.
doit Otre rompue à son escrime spéciale. ^Japoléon résumait cela
d'un mot: « La tactique, disait-il, est plus nécessaire à la cava-
lerie qu'à l'infanterie. » Et pour expliquer cette sorte d'axiome, il
ajoutait : « Ce n'est pas seulement sa vélocité qui assure son succès;
c'est l'ordre, l'ensemble, le bon emploi de ses réserves. »
Mais la cohésion, pour être complète, doit être aussi morale.
Un même esprit d'impulsion en avant, de solidarité, de confiance,
doit animer les parties de ce vaste corps. Par un accord quasi ma-
gnétique, toutes, dès que l'objectif paraît, doivent se ruer à l'at-
taque. Leurs eflorts successifs, mais bien liés, doivent se fondre en
une action commune, menée d'une seule traite, en un seul essor.
Telle était la physionomie de ces merveilleux escadrons de la
grande armée, à ce point entraînés et « ollénsifs » qu'ils ne pou-
vaient apercevoir une cavalerie rivale sans lui courir sus. Leurs
chefs, sans doute, étaient par éducation, par tempérament, des
entraîneurs. Pourtant, ils n'étaient pas arrivés du premier coup à
la sûreté de main qu'ils eurent plus tard. Sous l'impulsion de Na-
poléon, ils avaient appris, en dix années de guerre ininterrompues,
à connaître, dans tous ses rouages, leur outil de combat. Non seu- :
lement, ils l'avaient façonné tactiquement, mais encore ils l'avaient '
moralement pénétré de leur esprit, de leur àme. Ils lui avaient
communiqué leur ardeur et leur foi. Pas un général ou un colonel
qui ne fût connu d'eux, jugé à sa juste valeur; qui, en retour, ne
fût pétri à leur guise, et n'eût placé en -eux toute sa confiance.
S il ne devait pas en être ainsi, si le lien tactique et le lien moral
leur faisaient défaut, ces masses de cavalerie ne seraient plus
qu'une force aveugle, ayant pour seul guide et pour seule garantie
cette divinité capricieuse et décevante qu'on appelle le hasard!
11 serait téméraire, sans doute, de compter qu'on pourra complè-
tement réaliser, dès le temps de paix, le programme d'éducation
de la guerre, — mais au moins les institutions doivent-elles se rap-
procher le plus possible de l'idéal entrevu. La cavalerie connaît
aujourd'hui sa voie rationnelle : la tactique de masses. Elle y pro-
gresse trop lentement.
Les premiers essais remontent à 1876. A cette époque une divi-
sion de cavalerie lut concentrée pour exécuter des manœuvres d'en-,
semble. 11 s'agissait d'expérimenter le règlement paru cette même
année et comportant une Instruction des corps de aicalerie com-
posés de plusieurs armes. Mais en raison môme de leur nouveauté,
en raison surtout des changemens profonds que la théorie nou-
velle apportait aux idées reçues, ces manœuvres ne pouvaient être
et ne furent qu'une tentative rudimentaire aux résultats provisoires
et restreints.
LA CAVALERIE DANS LA GUERRE MODERNE. 373
L'instruction des corps de cavalerie, d'ailleurs, était encore à
l'état embryonnaire. Elle se bornait à des indications générales
qu'aucune règle précise ne venait pratiquement traduire. Les ma-
nœuvres s'en ressentirent. L'idée des masses réunies pour com-
battre n'avait pas encore pris une forme solide et arrêtée. Encore
sous l'empire du trouble profond causé par la défaite, la cavalerie
clierchait sa route. On hésitait à codifier des principes dont l'ap-
plication avait été peu ou point étudiée. Le règlement de 1876
entr'ouvrait bien une ère nouvelle, mais il ne s'y engageait pas
résolument. Dans la maison neuve, c'était la base et non le couron-
nement.
Cependant la physionomie des guerres futures commençait à se
dessiner. Peu à peu on se dégagea des conceptions générales pour
se rattacher à un objectif précis. Le règlement de 1882 consacra
cette évolution. Dans l'emploi des masses de cavalerie, il fut plus
radical et plus explicite ; il ne se contenta pas d'en tracer les règles
générales, il indiqua les procédés d'exécution; il créa les écoles de
brigade et de division.
Mais les règlemens sont fragiles alors que leur manque la
sanction de l'épreuve; celui de 1882 devait se heurter à bien des
obstacles. A beaucoup d'esprits non encore ouverts aux horizons
de la guerre moderne, l'éducation tactique des masses de cavalerie
semblait une utopie; ils n'en pénétraient ni l'utilité, ni l'application.
N'entrevoyant dans les combats de cavalerie que le choc de deux
fronts démesurés et non l'engagement successif d'échelons accu-
mulés, ils se refusaient à admettre qu'on pût rencontrer des ter-
rains propices à d'aussi considérables engagemens. Enfin ils
arguaient de l'impossibilité de prévoir tous les cas particuliers de
la guerre pour nier l'utilité d'en réglementer quelques-uns, voire
à titre d'exercice ou d'exemple. Alors que les auteurs du règlement
avaient cherché à forcer tous les cerveaux à travailler, à méditer,
à prévoir, on les accusait de formalisme ; alors qu'ils faisaient appel
à l'initiative, qu'ils recommandaient de s'attacher surtout à Vespn'f
des théories nouvelles, on s'obstinait à n'en considérer que la
lettre.
Quelques écrivains militaires se fondèrent même sur cette étrange
confusion pour essayer d'une réaction tardive. Ils avaient d'ailleurs
un rôle facile, car ils exploitaient des sentimens faits pour plaire, lis
proclamaient que cette tactique compliquée était de provenance
allemande, qu'elle était opposée à nos traditions, qu'il fallait avant
tout compter sur l'initiative des généraux, sur la fougue des troupes.
Et ils appelaient cela la « tactique française. » — Singulière tactique
que celle qui consiste à nier même son utilité propre et qui, sous
prétexte d'une confiance, — à coup sur honorable, mais vraiment
37/l REAUE DES DEUX MONDES.
trop accommodante, — dans l'inspiration des chefs et dans le creur
des soldats, semble vouloir nous ramener aux procèdes héroïques,
sans tenir compte des progrès accumulés. Comme si une seule
arme aujourd'hui pouvait échapper à la nécessité constante de tra-
vailler et d'agir, comme si la cavalerie, particulièrement, ne com-
battait pas, ne vivait pas par le mouvement, par l'action! Au fond^
que réclament donc ces pai'tisans d'une lactique aussi élémentaire?
— De dormir en paix? La trompette allemande se chargerait de
sonner le réveil !
Donc i! fallait multiplier les champs d'oxpéi'iences, étudier dans
leurs détails ces rouages nouveaux, les faire fonctionner dans tous
les sens, en un mot acquérir la pratique absolue du mécanisme;
puis, l'instrument prêt, créer des ouvriers habiles à son emploi.
Tel était le but des manœuvres spéciales. Si l'épreuve a été longue,
elle a été aussi concluante. ,.
Lorsqu'en 1881, on réunit des divisions entières pour raanœu.— jj
vrer dans les plaines de Chàlons, de Vézelise et d'Avor, on se
trouva en présence de masses dont chaque élément, pris isolément,
était souple et alerte, dont l'ensemble était lourd, rigide, inerte.
Pour mettre en mouvement le mécanisme complet, il fallait passer
par une longue série d'eflbrts et de répétitions. Cependant, pendant
cinq années, ces manœuvres se succédèrent ; on y convoquait sans
distinction les régimens de cavalerie indépendante ou de cavale-
rie de corps. En moment, on put croire que toute l'arme allait
venir se retremper à ces sources fécondes et y acquérir le complé-
ment d'instruction que l'exiguïté des terrains habituels de garni-
son ne lui permettait pas d'atteindre. Cet espoir fut déçu. Soit
que les dépenses eussent para trop lourdes, soit que le particula-
risme naissant de la cavalerie eût semblé suspect, on supprima
tout à coup IcSl manœuvres spéciales. Elles reprirent, mais modi-
fiées, en 1887.
Si cette interruption fâcheuse a été de courte durée^ elle n'en
a pas moins permis de mesurer le chemin parcouru. Entre les
manœuvres du début et celles des deux dernières années, on a
pu remarquer une diiïérencc profonde. Tandis, en effet, qu'en
4881 les généraux étaient obligés d'intervenir dans les détails
même des évolutions, d'en faire répéter, pièce à pièce, les plus
petites phases; on 1888,. au contraire, ils pouvaient se borner à la
recherche de l'idée tacticiuc. N'ayant plus le souci du choix des
rnoyens, ils se préoccupaient seulement du but. La mise au point
était complète. Ainsi lessort, pur révidence mt'me des progrès
accomplis, l'utilité des manœuvres des masses. Des divisions de
cavalerie (jui y ont pris part, elles ont fait un outil mauiable, bien
LA CAVALERIE DANS LA (KJEKRE MODERNE. 375
emmanche, approprié à son but. En plus, elles leur ont commu-
niqué la vitalité et l'entrain; elles les ont amenées à ce point
d'envisager avec confiance l'éventualité d'une lutte implacable avec
quelque rivale que ce soit. Celte cavaierie })Ossède à la fois l'unité
d'organisation, d'éducation et de doctrine. Matériellement et mo-
ralement, elle est prête.
Mais, depuis qu'ont été interrompues, puis reprises, les manœu-
vres spéciales, leur caractère primitif a été dénaturé; elles ne
s'étendent plus à toute la cavalerie; les divisions indépendantes
seules y sont convoquées. Les 38 régiraens répartis dans les bri-
gades des corps d'armée en sont exclus. Voués aux seules évolu-
tions de brigade, auxquelles succèdent des manœuvres d'armes
combinées, ces régimens, au point de vue de leur préparation
tactique, de leur emploi en masses, sont absolument sacrifiés.
Pourtant, c'est réunis en masses qu'en guerre ils devront agir.
Espère-t-on que, par un phénomène imprévu, la liaison et l'entente
entre ces élémcns, jusqu'alors épars, s'opéreront spontanément?
que les chefs des différentes unités se trouveront subitement à la
hauteur d'un rôle nouveau? Mais l'expérience des dix dernières
années prouve surabondamment qu'une telle espérance est vaine.
Pour qu'une division de cavalerie puisse intervenir efficacement
dans le combat, il faut au moins qu'entre le divisionnaire et les
généraux de brigade, entre ces derniers et les colonels, comme
entre les régimens eux-mêmes, régnent cette habitude du même
commandement, de la manœuvre commune, cette entente mutuelle,
cette confiance réciproque d'où jaillira l'exécution rapide et pré-
cise. Croit-on, d'autre part, que leurs évolutions particulières
suffisent à préparer les brigades à leur rôle dans le combat? Jamais
vérité ne fut moins démontrée. Exercées en dehors de toute action
d'ensemble, de tout contrôle supérieur, ces brigades sont trop
souvent, — il faut l'avouer, — entre les mains de généraux qui,
ne provenant pas de la cavalerie, recherchent dans les évolutions
un sujet d'étude et n'y voient que matière à leur instruction per-
sonnelle. Et ceux mêmes qui sortent de l'arme, après quelques
années de cet exil, loin du centre de tout mouvement et de tout
progrès, finissent par perdre leur force d'impulsion ; heureux en-
core quand ils ne sont pas réduits à voir leurs escadrons sernr de
champ d'expériences à des innovations inutiles, sinon nuisibles.
Ce ne sont pas là des argumens imaginés pour les besoins d'une
cause. On se souvient encore, dans la cavalerie, qu'un ministre de
la guciTC (1) fut obligé de rappeler certains commandans de
brigades à une observ^aiion stricte des règlemens. Enfin, l'essai
(1) Le général Gamponon.
376
REVUE DES DEUX MONDES.
retentissant qui lut lail, il y a cinq années (1), d'une tactique
toute spéciale d'exploration et de sûreté, prouve à quels dangers
peut être parfois exposée cette unité de doctrine que nous avons
achetée au prix de tant d'eflorts ! Les olTiciers de l'arme qui suivi-
rent ces manœuvres parlent encore avec amertume de la con-
trainte qu'ils subirent, alors qu'obligés de se plier sans réserve
aux barèmes d'entraînement, aux graphiques d'exploration, h tout
cet échafaudage scientifique qui leur était imposé, ils se voyaient
réduits à l'état de rouages inconsciens d'un mécanisme strictement
réglé. Tout esprit d'entreprise, toute velléité d'initiative, tout ce
qu'il y a de généreux et de vibrant dans le cœur des cavaliers
avait été étoulïe sous cette codification étroite. Malgré la rigueur
qu'avait mise à l'appliquer celui-là même qui en avait été l'inven-
teur, le système échoua. Mais jamais n'avait éclaté d'une manière
plus frappante la nécessité de mettre la cavalerie sous la protection
d'institutions fixes, de rompre avec une organisation qui laissait
la porte ouverte à de telles entreprises.
Quant aux évolutions des brigades de corps, il suffirait le plus
souvent de constater dans quel état d'esprit elles laissent les offi-
ciers qui y prennent part pour avoir de leur valeur une juste idée.
Au retour, c'est un concert de récriminations et de plaintes, c'est
une expression générale de lassitude et d'ennui, sinon une irrita-
tion voisine de l'indiscipline. Que dire de manœuvres qui peuvent
produire de tels résultats? L'opinion s'égare parfois; elle peut trop
facilement adopter des idées nouvelles, audacieuses, et par cela
séduisantes; mais qu'importe! si de cet enthousiasme passager
naît une énergie nouvelle. L'excès se corrige et l'équilibre se
rétablit. Mais quand l'indifférence, le découragement, le méconten-
tement, succèdent à l'ardeur et à la foi, le mal est incurable. Les
)nédications ordinaires ne suffisent plus : il faut changer d'air et de
climat.
En somme, l'éducation actuelle des brigades de corps vient
accentuer le malaise produit par leur organisation ; à un vice
de forme elle ajoute une erreur de direction. A ce point délec-
tucuses, l'organisation et l'éducation n'ont pas seulement pour
cfl'et de priver les troupes de l'aptitude tactique; elles leur refu-
sent encore l'aptitude morale. Aux débuts d'une guerre, les masses
formées de ces élémens disparates et anémiés manqueraient à la
fois de vigueur, d'habileté et d'àme.
On a coutume de tenir grand compte, en France, de ce qui se
passe de l'autre côté des Vosges. Ce n'est pas sans raison ; car,
outre que nos adversaires se sont depuis près d'un siècle étroite-
(1) Aux manœuvres du \T corps, en 1884.
LA CAVALERIE DANS LA GUERRE MODERNE. 377
ment attachés — avec une persévérance et un esprit de suite vrai-
ment remarquables — à consolider et à améliorer leurs institutions
militaires, aucun de leurs faits et gestes ne doit nous laisser in-
différens. Un mouvement de leur part détermine un mouvement de
la nôtre, tout comme une attaque appelle une parade. Aussi l'or-
ganisation de leur cavalerie a pu servir, en apparence, à justifier
celle de la nôtre. La cavalerie allemande est bien, en efiet, répartie
sur l'ensemble du territoire, et la plupart de ses régimens sont
rattachés administralivement aux divisions d'infanterie. Mais cette
distribution, purement territoriale et administrative, pour défec-
tueuse qu'elle soit, n'entraîne pas du moins une division corres-
pondante dans l'éducation et l'emploi. Il n'y a pas, comme en
France, deux espèces distinctes de cavalerie. Tous les régimens
sont imbus du même esprit et reçoivent la même éducation ; tous
participent à l'unité d'instruction et de doctrine. La notion de notre
infériorité, sous ce rapport, n'a pas échappé à la presse alle-
mande, toujours en éveil. Dès le mois de septembre 1885, la
Gazelle de Cologne émettait cette appréciation qui résume assez
nettement les inconvéniens de notre système : u La réunion de
douze régimens, au camp de Ghàlons, paraît trop mesquine ; car,
en n'exerçant pas annuellement une plus forte fraction, six années
seront encore nécessaires à la cavalerie française pour la mettre
en état de concourir intelligemment à l'œuvre de la revanche. »
Quelle qu'en soit la provenance, le conseil est d'autant plus à mé-
diter qu'en ce moment même les Allemands préparent la constitu-
tion permanente de deux nouvelles divisions de cavalerie en Silésie
et en Alsace. Tous leurs régimens, d'ailleurs, sont exercés, d'après
des méthodes uniformes, au même rôle et au même emploi.
C'est que bien avant nous, et plus méthodiquement, la cavalerie
prussienne avait parcouru la série des études et des expériences.
Ayant traversé les mêmes incertitudes, elle était arrivée aux mêmes
conclusions.
Un ouvrage documentaire, — remarquable recueil où sont en-
registres les efTorts et les progrès de l'arme {V Histoire de lu cava-
lerie prussienne de 1806 ù 1876), — permet de suivre, pas à pas,
cette lente évolution. Les premières manœuvres de masses datent
de 1843. Le maréchal Wran gel, le plus renommé parmi les généraux
de cavalerie de l'époque, en eut la direction. 11 conclut « à l'impuis-
sance des corps de cavalerie non exercés aux manœuvres d'ensem-
ble. )) L'expérience, plusieurs fois renouvelée, confirma son opinion :
« 11 me paraît indispensable, écrivait-il, de former des corps de ca-
valerie dès le temps de paix et de les exercer tous les ans (1). »
(1) Opinion du général Wrangol ^ur le développement «n l'i^mplni do la cavaltn-ie
prussienne, 1851.
3"S REVUE DES DEUX MONDES,
Après 1866, Frédéric- Charles, l'élève de Wrangel, et son succes-
seur à la tète de la cavalerie prussienne, reprit son œuvre. 11 pro-
fessait l'opinion qu'il manquait surtout à la cavalerie, pour èire à
la hauteur de sa mission, « une prèptu'alion suffisante pour l'em-
ploi en grandes masses. »
Maigre son influence et son activité, cette arme n'était pas encore
prête en 1S70. Et si elle fit prenvo d'initiative et d'intelligence
dans les services d'exploration et de sûreté, elle fut absolument
au-dessous de sa tâche sur les champs de bataille. Tous ses histo-
riens le constatent, non sans amertume : « Les rameaux de laurier
qui se penchaient vers la cavalerie prussienne, écrit l'un d'eux, ne
purent être cueillis, non qu'on manquât de bonne volonté, mais
parce que l'habileté nécessaire aux chefs et aux troupes faisait dé-
faut (1). » — « Les attaques de la cavalerie allemande, écrit un
autre, ne furent pas entreprises en grand et ne pouvaient l'être,
parce que les conditions essentielles manquaient, tant au point de
vue des chefs qu'au point de vue de la facihté de manier l'instru-
ment (*2). »
L'œuvre de régénération fut vigoureusement reprise après la
guerre. Les manœuvres de 1873, i87û et 1875, exécutées par des
divisions entières, eurent pour principal objectif le mécanisme de
l'action d'ensen^ble. Elles aboutu-ent au règlement de 1870, conte-
nant des règles fixes pour l'emploi des masses. Quelques mois
après paraissait notre règlement qui. Lui aussi, présentait une codi-
fication nouvelle des écoles de brigade et de division. Chez les
deux cavaleries rivales, le même travail d'enfantement aboutissait,
à la même époque, au même pohit. Quant au singulier reproche,
adressé aux auteurs du règlement fiançais, d'avoir imité les pro-
cèdes allemands, il tombe de lui-même, si l'on considère ([ue ces
derniers sont le Iruit de plus de quarante années de rechei'ches
et de travaux ininterrompus, sous ime autorite toujours stable et
respectée, et chez une nation où toutes les considérations poli-
tiques ou sociales sont subordonnées à l'idéal d'une organisation
militaire puissante et souveraine.
La conclusion s'impose : il est teiups de soustraire la cavalerie de
corps à une organisation et à une éducation delectueuses. Et si
l'on doit procéder par rélormes successives, la plus urgente con-
sistera à réunir aimucllcmcnt ces brigades en divisions de ma-
nœuvres, pour les préparer à la iiremière et essentielle partie de
leur rôle à la guerre, à la tactique des masses; sinon on peut lé-
gitimement redouter que, constituées aux débuts mêmes d'une
(1) KtBtiler, Histoire de la cavalerie prussienne de 180G à 1810,
(2) licckcr, la Division de cavalerie dans la balaUle.
LA CAVALERIE DAN? LA GUERKE MODERNE. 379
campagne, ces divisions nouvelles ne soient capables de re^ndre des
services qu'au moment ©ù il serait trop tard pour en pi*ofiter.
Ainsi, la première phase d'éducation de la cavalerie à la tac-
tique de masses constitue une période d'entraînement, d'exer-
cice, d'escrime du combat. Pour cette répétition à peu près mé-
canique, on devra rechercher des terrains doux, eksliqucs, pas
trop accidentés, sur lesquels, sans iatigue pour les chevaux, sans
danger pour les cavaliers, on pourra recommencer, autant qu'il
sera nécessaire, l'exécution des mêmes mouvemens. Le camp de
Châlons avec sa superlicie de 13,000 hectares, ses ondulations
lentes, son sol également bon par la pluie ou le soleil, est le mo-
dèle des « camps d'instruction. » Une telle expression, — évoquant
l'idée de ces réunions surannées et stériles dont la dure expérience
a condamné leserremens, — pourrait à juste titre paraître suspecte,
si cette première préparation n'était elle-même le prélude d'une
éducation plus substantielle, dans laquelle la cavalerie préalable-
ment entraînée, devenue manœuvrière et alerte, pourra, dans des
conditions analogues à celles de la campagne, s'exercer à son em-
ploi à la guerre.
Alors le moment sera venu de placer ces masses en terrain va •
rié, de les faire marcher, cantonner, vivre, s'éclairer, prendre le
contact et combattre. Ce sera l'objet d'une deuxième période, exé-
cutée en dehors du camp, et qui constituera le couronnement né-
cessaire des manœuvres spéciales. L'application succédera à la pré-
paration. Mais autant la préparation exigeait de méthode, de
ménagement et de sollicitude, autant l'exécution impliquera, avant
toute autre considération, l'accomplissement habile et vigoureux
de la mission reçue, la recherche exclusive de l'idée tactique.
En 1888, au camp de Ghàlons, le programme des manœuvres
comprenait cinq journées d'opération en terrains variés. A la der-
nière heure, ce projet lut abandonné, l'état peu avancé des récoltes
ne permettait pas de le mettre à exécution. Les considérations éco-
nomiques prirent le dessus. On craignit qu'en face de cette irruption
de masses de cavalerie, quelque reporter classique n'évoquât le
souvenir des hordes d'Attila dévastant les champs catalauniques !
€ette année on a pu reprendre et appliquer cette deuxirme partie
des manœuvres ; les résultats obtenus permettent d'espérer qu'à
l'avenir, développée et agrandie, elle succédei-a toujours à la pre-
niièr<>, tenant lieu à la lois d'épreuve et de sanction.
Pour bien marquer l'importance qu'ils atUicliaient à cette phase
particulière des manœuvres spéciales, les ÂlJenumds ont pris soin
d'en inscrire l'exécution dans leur Hrf/fciz/cnf sttr le xen-icc de cam-
ptifjiic : « Si plusieurs divisions doi\ent Jiianœuvrer simuitaiié-
3S0 REVUE DES DEUX MONDES.
1
ment, on établit le programme des manœu\Tes de manière à joindre
aux manœuvres mêmes de cavalerie des exercices du service
d'exploration et du service de sûreté à grandes distances et sur un
li'ont étendu, dans des conditions analogues à celles qui se pré-
senteraient en temps de guerre pour les divisions de cavalerie ap-
pelées à devancer les armées (1). «
En résumé, le programme des manœuvres spéciales de cavalerie
ne sera complet qu'à la condition de comporter deux périodes : l'une
de préparation dans l'intérieur d'un camp, l'autre d'exécution en ter-
rain varié. Ainsi exercé et éprouvé, l'instrument est prêt. Il reste à
le livrer aux ouvriers qui auront charge de l'utiliser. En dehors de
l'ensemble, sous l'œil de chefs compétens, la cavalerie s'est longue-
ment et méthodiquement préparée : elle sait éclairer, couvrir, com-
battre. 11 s'agit de la faire rentrer dans le concert, de la restituer
aux armées. Ce sera l'objet d'une troisième période pendant laquelle
elle prendra part aux grandes manœuvres d'armes combinées. Mais
ici, nous abordons un sujet agrandi et nouveau. 11 nous faut en
esquisser le plan général avant d'y adapter le cadre particulier de
la cavalerie. j|
Au point de vue de la guerre, les grandes manœuvres doivent
constituer une triple préparation : physique, morale, intellectuelle.
De ces trois conditions, les deux premières sont naturellement
remplies : elles résultent de l'exéculiou même des manœuvres et
s'accomplissent, pour ainsi dire, ipso facto. s;|
Quel que soit le bénéfice technique qu'on en retire, les manœuvres
produisent, en effet, une amélioration matérielle et constante : l'en-
traînement et la cohésion d'élémens qui, jusqu'alors, n'avaient pas
été réunis; la mise au point mécanique d'une agglomération
d'hommes s'accoutumant, dans des circonstances spéciales, quoique
bien éloignées encore de celles d'une campagne, à remplir régu-
lièrement les trois fonctions primordiales de la guerre : marcher,
vivre, dormir.
L'avantage moral est non moins évident. C'est dans ces rassem-
blemens périodiques que les dilîerens rouages des lortcs unités de
combat s'agencent et fonctionnent en vue d'une action commune.
Ainsi réunies, entrevoyant le but, confondant leurs ellorts, ces
troupes, hier dispersées et indifférentes, comprennent alors leur
admirable solidarité. L'enthousiasme et la conliance leur viennent
au cœur quand s'ébranlent les colonnes profondes, quand se dé-
ploient les longues lignes, quand s'illuminent les armes et que
s'élèxent, en leur troublante harmonie, le grondement du canon
(1) Article 1i. — Des jjrescriidions relatives aii.\ manœuvres d'auloiane.
LA CAVALERIE DANS LA GUERRE MODERNE. 381
et le crépitement des fusils ; quand tout enfin leur révèle la poésie
entraînante du combat. Mais est-ce bien là le point essentiel ? Est-ce
dans la répétition purement mécanique d'une scène jamais rénovée
que se formera le puissant instrument capable de ramener la vic-
toire sous nos drapeaux? Cette double préparation encore ne suffit
pas. Les forces physiques et morales n'auront toute leur valeur et
tout leur eflet qu'à la condition d'être mises en jeu et dirigées par
une force intellectuelle et supérieure; en d'autres termes, à la
vigueur et au courage duit s'ajouter l'habileté du commandement.
— Au-dessus des muscles et du cœur est le cerveau.
Or, si l'entraînement et la cohésion sont des résultantes quasi
obligées, le progrès intellectuel, lui, ne peut jaillir que d'un travail
incessant et d'un effort continu. Constamment, il doit adapter la
stratégie au caractère des guerres futuies, et maintenir la tactique
au niveau des progrès sans cesse renouvelés. Car, si la stratégie
amène les ennemis en bonne position pour hvrer bataille, la tac-
tique seule utilise les forces amassées, tranche le nœud gor-
dien habilement noué. L'accord de ces deux facteurs est indis-
pensable au succès ; les plus hautes combinaisons théoriques res-
teraient sans effet, si le développement réguHer des opérations, si
la précision des mouvemcns ne leur apportaient une sanction
matérielle. De nos jours, la tactique acquiert une influence d'au-
tant plus prépondérante que les guerres, accomplies à coups de
chiffres et non plus avec les jambes des soldats, renferment pour
ainsi dire la stratégie dans cette idée simple d'une accumulation
rapide. En 1870, cette puissance de concentration, cette justesse
et cette sûreté de manœuvre furent le procédé caractéristique de
nos adversaires. Grâce à elles, les armées allemandes purent s'avan-
cer régulièrement, méthodiquement, à la conquête de notre terri-
toire, sans qu'une grande pensée stratégique eût présidé à celte
sorte de poussée brutale. 11 faut tenir compte d'enseignemens aussi
clairs, envisager nettement l'avenir, et bien nous persuader ([ue
lorsque 50,000 hommes évolueront avec la même souplesse et la
même précision que pouvait le faire, autrefois, une simple brigade,
alors seulement l'armée moderne sera à la hauteur de sa mission.
Quand on a compris cela, on découvre tout de suite quel est le
rôle et quel aussi le point faible de nos grandes manœuvres ac-
tuelles. Ce rôle, c'est l'éducation tactique du haut commandement;
ce point faible, c'est qu'on n'exécute pas sur une assez grande
échelle les manœuvres de masses.
La tactique des masses, nous l'avons déjà dit, est un résulUit
direct et inéluctable de la guerre de masses. C'est un ordre d'idées
nouveau, mais essentiel; il serait peu prévoyant d'en méconnaître
382
REVUE DES DEUX IIOXDES.
la poi'tée. L'évolution est aujourd'hui complète ; il n'y a plus à la
discuter, mais seulement à l'éludiei".
Lorsque furent élaborées, en 1 881 , les prtMnières 'règles relatives
aux manœuvres d'automne, l'idée de cette tactique de masses n'avait
évidcmmeni pas assez mûri. On ne pouvait, sans une certaine hé-
sitation, abandonner un ordre de choses étudie, connu, pour s'aven-
turer de plain-picd sur un terrain inexploré. Au seuil de la guerre
nouvelle, on se rattacliait encore à ce qui surnageait du passé. Ce
qui s'était produit pour la cavalerie se produisit avec plus d'am-
plitude pour toute l'armée. Une certaine confusion devait s'établir
et s'établit entre lea évolutions qui sont le mécanisme régulier des
diftérentes formations, et la Dianœuvi-e qui est l'emploi tactique de
ces formations. Aussi, dans l'incertitude où l'on était de poser des
règles précises pour le maniement des grandes masses, on prit le
parti de décorer du nom de « manœuvres » les mouvemons exécutés
par des unités secondaires, sans tenir compte que dans les guerres
futures, les unités inférieures aux corps d'armée, n'ayant que très
exceptionnellement à jouer un rôle spécial et isolé, se borneraient
presque toujours à évoluer.
Ces règles, en effet, portaient que chu'.[ue année : « Un tiers des
ccfrps d'armée de l'intérieur devrait exécuter des manœuvres de
brigade, un second tiers des manœuvres de division, et les six auti'es
corps des manœuvres d'ensemble. » Ces prescriptions sont restées
slationnaires; la dernière même n'a pas été observée. Deux corps
d'armée seulement exécutent, en effet, des manœuvres d'ensemble ;
sur tout le reste du territoire, on s'en tient aux manœuvres de bri-
gade et de division. Et cependant quel peut être désormais le rôle
de ces dernières unités, sinon celui de simples comparses, noyés
dans le flot montant des nombres iniiniment agrandis ! Dans les
effectifs considérables 'des armées modernes, les dilférens elémens
de combat ont, en effet, perdu leur ancienne et relative valeur.
Tout est réduit des trois quarts, et la division, qui, sous le pre-
mier empire, apparaissait comme une unité tacti([ue essentielle,
ne semble plus destinée à sortir d'un rôle subordonné et secon-
daire (:1). Quant à la brigade, elle disparait complètement dans l'am-
l)litude de l'ensemble. Seul, le corps d'armée, quoique presque
toujours encadré, reste une unité cohérente et forte, seul il :peut
(l) Napoléon lui-tmôme m'admettait l'emploi de la divieion isolée que provisoiremeiit
et à iourte dislanco : « Une division de 5) à li,000 lioninie:*. écrit-il, peut èlre sans
inconvénient laissée pendant une heure isolée ; elle contiendra l'onneini, quelniie noni-
breux qu'il soit, et donnera le temps à l'armée d'arriver. Aussi est-il d'usage de ne
pas former une avant-garde de moins dr fl.OOO liommcs, d'en faire camper l'irifantoric
bien réunie, et de la placer au ] ius à une heure de l'arnute. » (Napoléon, Miinnires.)
LA CAVALERIE DANS LA GUERRI' MODERNE. 383
jeter dans la bataille un appoint personnel et puissant ; seul cepen-
dant, il n'est réuni et exercé qu'à l'état d'exception 1
11 est temps d'aborder un ordre d'idées plus rationnel et plus
iécond, de reléguer les manœuvres de division et de brigade au
second plan, dans le cadi*e des manœuvres de garnison. Elles sont
accessoires et dépendantes ; elles doivent servir de prélude et non
de but. Le décret de 1881 n'a plus sa raison d'être ; il faut lui en
substituer un autre, dans un esprit, nouveau, et donner pour pre-
mier objectif aux manœuvres d'automne : l' Éducation tactique du
corps d'armce. En même temps on doit chercher à constituer,
dans le cercle des grandes manœuvres, si restreint qu'il soit, une
plus liirge et plus solide école du haut commandement.
Il est hors de doute, en effet, (jue c'est là une occasion unique
d'exercer les généraux à leur rôle futur. Simples exécutans dans
ce vaste concert , les officiers de troupes y jouent leur partition
pour ainsi dire par cœur; à peine les colonels aperçoivent-ila le
chei d'orchestre ! Mais les généraux qui toute l'année sont restés
dans la couUsse doivent à leur tour entrer en scène, ils sont les
personnages de la pièce ; ils en détiennent les rôles principaux.
Encore doivent-ils répéter ce rôle dans les conditions mêmes où ils
seront appelés à le jouer.
Si les nombres ont grandi, en effets le champ d'action des unités
de combat a proportionnellement diminué. Dans la concentration
très dense qu'on entrevoit pour l'avenir, les intervalles se resserrent
et chaque groupe apparaît fortement encadré. Les fronts de combat
des corps d'armée sont doublement réduits, et par la nécessité de
mettre en jeu de formidables effectifs, et par celle d'opposer à des
feux plus destructeurs, à une défensive plus puissante, une série
d'efforts multiples, rapides, mais successifs, une sorte de crescendo
otFensil' qui, du début au dénoùment, ne permet pas à l'adversaire
de se ressaisu". Pour ces unités, le combat gagne en profondeur ce
qu'il perd en étendue du front.
Sans entrer dans des considérations stratégiques qui évidem-
ment reposeraient sur des données fantaisistes, on peut cepen-
dant supposer que les armées modernes se composeront, en
moyenne, de quatre à cinq corps d'armée, formés sur deux lignes;
c'est-à-dire qu'elles présenteront une première ligne de trois ou
quatre corps d'armée. Dans ces conditions, il est difficile d'ad-
mettre que ces unités continuent, aux grandes manœuvres, d'oc-
cuper des fronts de combat supérieurs à A ou 5 kilomètres. A quelle
hypothèse de guerre un tel développement pourniit-il correspondi-e,
et quel chef d'armée serait capabk de diriger l'ensemble d'opérations
aussi démesurément étendues? — Ce n'est pas là une éducation tac-
tique rationnelle. Pour rentrer dans les conditions de la prochaine
384 REVUE DES DEUX MONDES.
guerre, il faut supposer le corps d'armée encadré, faisant partie d'un
ensemble, et ramener le développement de son iront de combat à
3 ou /i kilomètres. Si l'on manœuvre avec aisance sur cet espace
restreint, alors on se montrera un taclicieii, non du passé, mais de
l'avenir ! Du même coup, il faut enfermer dans la collection des exer-
cices du Champ de Mars les manœuvres avec ennemi figuré par des
fanions, ou représente par des groupes à effectifs considérablement
réduits. Ces lignes ou ces colonnes factices se meuvent et se forment
avec une aisance et une rapidité invraisemblables. Jamais elles ne
produisent un effet correspondant à leur valeur de convention.
Trompées elles-mêmes, elles trompent l'adversaire, faussent les
idées sur la portée de la menace, sur l'étendue du front de com-
bat, sur la durée de la manœuvre. On peut s'en servir avec fruit
dans les manœuvres préparatoires (que nous appellerions plus
volontiers évolutions) en les réduisant au rôle de simples plastrons.
Mais quand des corps d'armée sont réunis, — on sait au prix de
quels sacrifices, — ce n'est plus pour confectionner ces petits
tableaux de convention, c'est pour l'aire utile et grand.
Alors quel programme nouveau permettra d'aborder les manœu-
vres d'automne dans les conditions les plus rapprochées de la
guerre, de les mettre, pour ainsi dire, au point moderne?
A grands traits on peut l'esquisser ainsi.
Une première période, diiQ prcparafoire, comprendrait les mar-
ches et combats des régimens. brigades, divisions, et servirait en
même temps à la concentration de ces différens groupes. Ainsi, le
premier jour, les deux régimens de la même brigade, opposés l'un
à l'autre, exécuteraient une marche d'approche et livreraient un
combat d'avant-garde. A l'issue de la journée , ils se trouveraient
naturellement concentrés. Deux exercices analogues réuniraient
successivement les brigades en divisions, et les divisions en corps
d'armée. Cette période durerait de quatre à six journées.
La deuxième période dite essentielle serait uniquement consa-
crée aux mana-uvres d'ensemble des corps d'armée. Deux corps
limitrophes, concentrés dans les conditions précédentes, accom-
j)liraient, opposés l'un à l'autre, une série d'opérations d'une
durée de cinq à six jouis, puis, réunis sous le commandement d'un
général d'armée, cxc'cuteraient des manœuvres combinées : mar-
ches d'approche, déploiemens, changemens de fronts, etc. Et pour
donner à cette période une consécration efficace, en même temps
que pour en retirer des enseignemens durables, les membres du
conseil supérieur de la guerre y seraient convoqués comme arbi-
tres. Réunis, à la fin de la journée, dans des sortes de conférences
du plus puissant intérêt, ces futurs chefs de nos armées de campagne
*0
LA CAVALERIE 1)A.\S LA GUERRE MODERiNE. 38;>
pourraient dès lors échanger leurs observations et leurs idées,
mettre en commun leur expérience et rédiger, pour la conduite
des opérations de guerre, un corps de doctrine qui, aujourd'hui,
nous l'ait encore défaut.
Ainsi conçues et appliquées, les manœuvres d'automne présente-
raient le triple avantage d'exercer les troupes dans les conditions
les plus rapprochées de celles de la guerre, c'est-à-dire, par une
série de manœuvres à double action, de réaliser l'éducation tac-
tique des corps d'armée et de former les futurs chefs d'armée à
l'école de commandement.
Les manœuvres due*" corps, exécutées cette année, ont d'ailleurs
été une première et éclatante manifestation de l'idée nouvelle de la
tactique des masses. Sans doute un tel système ne saurait être
généralisé, car les dépenses dépasseraient les prévisions budgé-
taires. Mais il suffirait de l'appliquer, chaque année, à deux corps
d'armée limitrophes. En même temps, si l'orientation était défini-
tivement changée, si les manœuvres actuelles de divisions et de
brigades, réduites à leur juste valeur, étaient transformées en évo-
lutions destinées à préparer ces unités secondaires à leur rôle inté-
rieur dans le corps d'armée, il serait possible d'y réaliser quelques
sérieuses économies. En somme, en ajustant le cadre des ma-
nœuvres aux proportions nouvelles de la guerre, en n'attribuant à
chaque unité que la part d'indépendance et le rayon d'action qui
lui reviennent, il y aurait méthode là où il y a fantaisie, coordina-
fion où il y a diffusion, progrès où il y a stagnation. L'économie
serait générale et le bénéfice immédiat : on ne perdrait ni temps ni
argent à répéter une pièce qu'on ne jouera jamais; au lieu de
tourner en un cercle, sans but, on suivrait la ligne droite.
Dans ce cadre général, quelle place sera réservée à la cavalerie,
quelle part d'action lui sera attribuée? Le principe de la tactique
de masses rejette comme une conception tro[) étroite et comme une
pratique démodée le rattachement accoutumé, dans les manœuvres,
d'une brigade de cavalerie au corps d'armée, d'un réghiient à une
division, de deux escadrons à une brigade. Ce sont là les formes
usées d'un ordre de choses terminé. 11 faudrait remonter aux pre-
mières guerres de la révolution pour retrouver l'exemple d'un pa-
reil morcellement. Alors le système divisiotuuiirc était en vigueur.
Les régimens de cavalerie, répartis par détacliemens dans toute
l'armée, participant à la gloire ou à l'effacement des divisions aux-
quelles ils étaient attachés, étaient bien capables d'enrichir leurs
annales de hauts faits individuels, mais ils étaient impuissans à
produire un résultat généralisé et décisif. Le génie de Napoléon
TOME XGYI. — 1889. 25
386 nE\l7E DES DEUX MONDES.
opéra la condensation de ces élémens épars, et désormais, en une
seule intervention sur les champs de bataille, la cavalerie du pre-
rai'ei* empire rendit plus de services et récolta plus de gloire qu;e;|
n'avaient pu le faire, en dix années de combats partiels, les ké^
roïques régimens qui avaient servi à la former.
Aujourd'hui, l'idée ne viendrait à aucun général de faire à la^,
guerre un emploi ainsi divisé de la cavalerie. Il est dûment reconnu
et admis qu'elle serait réunie en fortes masses. Cependant on con^-■
tinue de l'exercer par petits corps. Personne ne croit plus à l'ac-
tion des brigades ou des régimens accolés à l'infanterie, et tout le
monde paraît trouver naturel qu'on continue de les organiser et de
les instruire dans ces conditions. De cette étrange contradiction
entre les moyens et le but, nous avons en vain cherché les motifs..
Craindrait-on, en enlevant la cavalerie des corps d'armée, de re-
tirer en même temps aux généraux qui les commandent la faculté
de s'exercer cà, leur maniement? Mais ils n'auront à s'en servir que
dans des circonstances exceptionnelles. En règle, les commandans
d'armée, seuls, devront employer les régimens, groupés en cacalerie
(farméf. Encore se montreront-ils disposés à lui laisser une indé-
pendance complète dans le choix des moyens, à lui indiquer seule-
ment la mission générale, le but; sinon ils paralyseraient son action ;
sous prétexte d'en tirer meilleur parti, ils se priveraient des bénéfices-
cpi'elle pourrait, hbre et sans entraves, leur procurer. Aussi bien
il n'est pas besoin, pour cela, qu'ils pénètrent dans les détails de
l'instruction de l'arme. Est-ce que, dans un concert, le chef d'or-
chestre a la prétention d'enseigner tous les instrumens? Le plus
souvent, il ne connaît la pratique que d'un seul de ces instrumens ^
mais il sait les faire intervenir, tour à tour, dans l'ensemble, — et de
leur accord, de leurs notes successives ou mêlées, il obtient l'har-
monie. Il dirige et n'instruit pas l'orchestre. De même un général,
avec les interventions successives ou simultanées de toutes les
armes, livre sa bataille. En somme, un chef d'armée doit savoir
employer la cavalerie, — tel .Napoléon; — un chef de cavalerie doit
l'entraîner et la conduire, — tel Murât. Pourtant les manœuvres-
de» 9** et 3^ corps, en 1887 et 1888, — dans lesquelles des brigades
furent constituées en divisions, — semblent marquer un essiii àet
retour vers un ordre d'idées plus fécond et plus l'ationnel. Mais à.
ces divisions pi-ovisoires, formées la veille même de leur emploi,
il manffuait, et un commandement solidement constitué et uu«
pTé{>aration suffisante pour l'action d'ensemble; il manquait la pé-
riode d'assouphssement tactique que, seules, des manœuvres spé-
ciales auraient pu leur olîrir. Entre ces différentes unités agglo-
mérées, mais non cohérentes, l'entente devait faire et fit défaut..
Chefs et troupe n'avaient pas eu le temps de se connaître, de se
LA CAVALERIE DANS LA GUliRRE MODERxNE. 387
souder, que déijà les manœuvres étaient terminées. La dislocation
s'opéra avant môme que la liaison eût commencé. Et l'on put à
juste titre s'étonner de l'emploi incei'tain qui lut fait de cette cava-
lerie, de son iimction ou de son intervention exagérée; en somme,
de son impuissance.
Depuis trois années, les allemands sont entrés résolu ment dans une
meilleure voie. Leur cavalerie n'ailDorde les manœuvres en liaison
avec les autres armes qu'après avoir été exercée à l'action d'en-
sejnble dans sa double manilestation tactique et stratégique. Les
ordres du cabinet du ai iévrier 1887, du 16 février 1888, du 9 fé-
vrier 1889, relatifs à l'exécution des grandes manœuvres, ont en
elïot |)rescrit, pour la cavalerie, la division des opérations en deux
périodes : une période de manœuvres spéciales de cavalerie, une
période de participation aux manoeuvres d'armes combinées. Ce
programme a été strictement exécuté. £n 1887^ Les troupes de ca-
valerie stationnées dans le 1^' et le 2-^ corps, après avoir été,
pendant dix jours, rassemblées en brigades et en divisions
exercées à la tactique d'ensemble, ont ensuite pris part aux
manœuvres impériales. La même progi-essioii ;a été observée,
l'année suivante, pour les xégimens de cavalerie de la garde et ceux
stationnés dans le 3^ corps. Enfin, en 1889, les deux divisions de
cavalerie, formées dans les 7" et 10^ corps, marchèrent avec leur
corps d'armée dans les manœuvres exécutées devant l'empereur.
Les efforts de cette cavalerie rivale ne se horaent pas d'ailleurs à
l'exécution stricte des programmes officiels. Loin d'assister en
spectatiice inactive aux manœuvres d'armes combinées, loin de
craindre de s'y compromettre en jouant un rôle trop accusé, elle
s'efforce au contraire, par tous les moyens et sous toutes les formes,
de ressaisir le rôle traditionnel et glorieux de la cavalerie frédéii-
cienne. C'est ainsi qu'aux manœuvres impériales de 1888, exécu-
tées aux environs de Berlin, on a pu voir les deux divisions de la
igarde et du 3® corps, — soit 60 escadrons (1), — réunies sous un
commandement unique, intervenir sur le champ de bataille, par
une action en masses, d'abord contre Ja cavalerie adverse figurée,
puis contre l'infanterie. Ces deux charges eurent heu dans la même
journée. On peut trouver qu'eUes indiquent un excès d'audace as-
sez explicable quand manque le facteur des balles dans les fusils.
Mais la seule progression ide ces (opératiojjs prouve une conception
nette de la tactique de l'arme ; caii- c'est Après s'être débarrassée
de sa rivale, que la cavalerie pourra seulement attaquer l'hifanterie.
Il en ressort surtout un généreux mouveiiiient d'inijuilsion en avant,
un désir manifeste de revendiquer une part d'aelion trop long-
(1) Les régimens alleinauds, depuis il887, ;>uut coiis.tituus, pour les manœuvres, à
cinq escadrons.
388 REVUE DES DEUX MONDES.
temps abandonnée. Qui, en la cavalerie allemande d'aujourd'hui,
exaltée, suichaulîée, « mordante, » reconnaîtrait cette arme dont
Napoléon pouvait dire : « Les Allemands ne savent pas se servir
de leur cavalerie ; ils craignent de la compromettre ; ils l'estiment
au-delà de ce qu'elle vaut réellement; ils la ménagent trop. »
Et l'opinion, en Allemagne, accompagne et soutient les prétentions
de la cavalerie. Contrairement à l'avis, trop répandu en France,
qu'on ne peut employer utilement en campagne de grands corps
de cette arme, on se montre plein de confiance, de l'autre côté
des Vosges, en la tactique déniasses. L'enthousiasme que suscitèrent
ces dernières manœuvres eut un écho retentissant dans la presse
allemande ; la Gazelle delà Croi.r, avec un peu plus d'orgueil que
de compétence, fit même remarquer, a que depuis la guerre de sept
ans, on n'avait jamais réuni d'aussi grandes masses de cavalerie
sous une direction unique. » Gela peut être vrai pour l'Allemagne;
pour nous, c'est inexact.
Ce que nous contemplons, en effet, dans ces tendances d'une
cavalerie rivale, c'est simplement un retour à nos propres tradi-
tions. Après Frédéric, et plus efficacement encore, c'est ÎNapoléon
qui a été l'éducateur de la cavalerie prussienne. Battue par ses
escadrons, au moment même où elle se croyait le plus puissante,
elle lui a emprunté et ses principes et ses procédés. Ils ne sont ni
obscurs ni compliqués. C'est avant tout une organisation rationnelle,
appropriée à la guerre. D'une part, une immense réserve de cava-
lerie ; de l'autre, des groupes d'effectifs variables distribués entre
les différentes unités agissantes de l'armée. La réserve de cavalerie
est toujours massée, d'abord par divisions entières, puis, l'objectif
grandissant, par corps spéciaux. En 1805, elle comprend cent vingt-
huit escadrons (1); en 1807, cent soixante-dix (2). En 1812, consti-
tuée en quatre corps de deux ou trois divisions chacun, elle pré-
sente le total formidable de plus de deux cents escadrons (3). Cette
réserve, c'est la part du généralissime. Napoléon seul en dispose.
11 donne les indications générales. Murât ou Bessières, et au-des-
sous d'eux Kellermaiin, Lasalle, Montbrun, Nansouty, Milhaud, Col-
bert, exécutent. En dehors de ces fortes masses, le reste de la cava-
lerie est reparti entre les différons corps, non plus d'après une
formule empirique et abstraite, mais d'après les rôles attribues à
ces corps, et selon ([u'ils sont plus ou moins encadres, plus ou
moins agissans. En 1806, les huit corps de la grande armée ont à
leur disposition les uns deux, les autres trois, les autres quatre
régimens de cavalerie. En 1809, la distribution est plus nettement
(1) Tableau de la grande armée du i" au -l'i frimaire.
(2) Situation de la grande armée au 1" juillet.
(3) Situation de la giaiidc aimée au 30 juin.
LA CAVALERIE DANS LA GUERRE MODERNE. 389
appropriée : les corps de Bernadolte et de Lefebvre ont chacun
cinq régimens ; ceux d'Oudinot et de Masséna, la moitié d'un seu-
lement (1). D'ailleurs, cette distribution était encore provisoire ; elle
variait avec les circonstances de guerre. Plusieurs fois, dans une
même campagne, l'empereur puisait dans la réserve pour augmenter
les ressources en cavalerie de tel ou tel corps; inversement, il pre-
nait, dans les corps, des régimens pour grossir la réserve (2).
Dans le commandement, dans l'emploi comme dans l'organisa-
tion, le même esprit pratique domine. Napoléon voulait toujours,
à la tête de la cavalerie, des chefs jeunes encore, ayant gardé in-
tacte cette impulsion ascensionnelle que donnent l'ambition et le
goût de la gloire réunis. Les plaçant toujours dans les meilleures
conditions pour vaincre, il leur inculquait ainsi cette confiance en
la puissance de leur arme, cette résolution et cette audace qu'eux-
mêmes ensuite communiquaient à leurs troupes. C'était toute cette
pléiade de brillans généraux dont les noms éclatent comme une
fanfare prestigieuse dans les annales de notre cavalerie.
Dans l'emploi, le principe de la concentration régnait, imposant
l'action en masse et la tactique de décision. A cette idée maîtresse,
Napoléon subordonne tout : le cantonnement et l'alimentation, la
conservation des hommes et des chevaux. Le but lactique seul
domine. Il veut obtenir de sa cavalerie des effets généralisés et
décisifs, et, par ce procédé, il les obtient. En fin de compte, il se
trouve que tout le monde y puisait gloire et profit.
Sans doute on ne peut espérer de laire revivre, en temps de
paix, les institutions du temps de guerre, ni surtout d'en retirer
un égal bénéfice. L'état de campagne implique un mouvement, une
sélection, qui s'opèrent d'eux-mêmes, sollicités par le développe-
ment naturel des opérations. Mais au moins doit-on s'efiorcer de se
rapprocher du but.
Par ses traditions, — les plus belles qu'une nation militaire
puisse revendiquer, — par son tempérament, par la passion de la
gloire, par le goût des aventures et le mépris du danger, le Fran-
çais est né cavalier. Que manque-t-il à nos escadrons pour être à
la hauteur des exigences multiples et agrandies de la guerre mo-
derne? — Simplement ceci : une organisation et une instruction
correspondant à leur emploi.
Dans les Ih régimens répartis sur le territoire, 3(5 seulement jouis-
sent de ce privilège, cependant inaliénable, d'être constitues et pré-
parés au point de vue de leur rôle en campagne. Les 38 autres sta-
tionnent dans une situation ambiguë, dans des pratiques surannées
(1) Situations de la faraude armée au l'" juillet.
(2) Situations do la grande anuéc au l''"' et au 15 février 1807.
390 REVUE DES DEUX MONDES.
OU supei-fluôs, saiîs orientation définitive, sans objectif précis, sans
idéal, sans loi. Exclus de la famille, il leur manque à la lois la force
matérielle et la iorce morale. Il est temps de les émanciper, de leur
rendre la place au foyer et à la lumière. lin somme, cela revient à
constituer, dès le temps de paix, les groupemejis prévus pour les
brigades d^ corps et à les exercer, — comme on le fait pour la ca-
valerie indépendante, — à leur rôle tactique, à l'action -d'ensemble.
Plus on considère, en eflet, l'organisation existante, plus en éclate
l'incomparable illogisme. — Partout on en voit les inconvéniens
et nulle part les avantages. Ni la répartition, ni l'éducation qui en
résultent ne correspondent au but, à l'emploi en campagne. Elle
compromet à la lois la rapidité de concentration et la solidité du com-
mandement ; elle laisse la moitié de notre cavalerie languir dans un
isoleiâient et une stagnation funestes, exposée à toutes les fantaisies,
à tous les hasards ; elle lui retire, avec la cohésion, la vitalité et la
confiance; elle la prive de l'aptitude tactique et de l'aptitude mo-
rale. £n regard, ses ayantages sont nuls ou illusoires, Ni au point
de vue du budget, ni au point de vue de la mobilisation, elle ne
procure un bénéfice sérieux. Sauf les états-majors des divisions,
tous les élémens du commandement existent ; il n'y aurait qu'à les
grouper. Enfin, l'organisation de la cavalerie territoriale est abso-
lument indépendante de celle de la cavalerie active. Aucune bonive
raison ne peut donc la justifier. D'un trait de plume, sans pertur-
bation, sans dépenses, on pourrait rendre à cette partie anémiée
et découragée la vitalité et l'énergie. A la tête de ces divisions
nouvelles, il faudrait constamment maintenir des chefs ardens,
convaincus de la gi'andeur de leur mission, de la possibilité de la
remplù" ; au-dessus de tous, enfin, le ministre devrait assurer, par son
action dii'ecte, — sous quelque forme qu'elle se naanifeste, — un
centre inattaquable et permanent, un foyer de cohésion et de rat-
tachement, une inébranlable unité d'impulsiuu et de doctrine.
Alors seulement la cavalerie entière, soustraite aux influences
latérales, assurée du but., confiante en sa force, pourrait marcher
d'un seul et vigoureux essor vers l'idéal entrevu. A la place des
doutes, des discussions, des délaiilauces, biillerait la foi: cette
loi ardente et iiTéfragable sans laquelle on peut bien affronter la
mort, mais rarement conquérir le succès.
A une réforme aussi ratiomnelie, calculée soi" les exigences pra-
tiques de la guerre, on a opposé et oji opposera encoie des
argumeus plilosophiques, d'autant plus sonoi^s qu'ils sont plus
vides. On ut-cuscra la cavalerie de \iser à une auiuuoniie éguïste,
et l'on rappellera que le particularisme fut souvent mi indice de dé-
générescence. II. est vrai, le particularisme est une faiblesse quand
LA (.A\Ar,EKlii DANS LA GUERRE MODERNE. 391
on en use pour se cantonner dans des pratiqnes étroites ou suran-
nées, pour refuser son conco'nrs à l'œuvre commune, pour de-
meurer isoles et staiionnaires au milieu des efforts incessans et
des progrès renouvelés. Mais quand on ne le réclame que pour
agrandir un champ d'action trop étroitement mesuré, pour faire la
place plus large à toutes les manifestations de son rôle, pour rendre
plus de services, supporter plus de tatigues et courir plus de dan-
gers, pour aller à la fois plus loin et plus vite; alors il devient une
force. C'est un généreux amour-propre et une ambition légitime.
Aussi bien, on peut trouver, chez une nation voisine et rivale, un
exemple saisissant. Les transformations matérielles et scientiliques
de la guerre, par la variabilité des causes et des résultats, ne peu-
vent donner de recettes pour le succès; au contraire, les manifes-
tations morales, par leur immutabilité même, fournissent parfois
de lumineux enseignemens.
Il hit une époque où la cavalerie prussienne, aujourd'hui con-
fiante et forte, traversa, comme a lait la nôtre, une période de
désillusion et de trouble. C'était au lendemain des guerres na-
poléoniennes. Après un passé traditionnel, cette cavalerie, du
faîte des illusions et du prestige, venait de brusquement tomber
dans un état d'infériorité et de prostration accablantes. Après
Rosbach,elle avait eu léna. Tout était analogue dans les situations.
Comme la cavalerie irançaise, elle avait un brillant héritage de gloire,
comme elle, elle était brave, et, comme elle, elle avait succombé,
— succombé à ce point que, des deux cent cinquante-cinq esca-
drons qui étaient entrés en campagne en 1806, quatre-vingts à
peine subsistaient en 1807! La surprise avait été complète et le
réveil douloureux, — pas aissez cependant pour éteindre jusqu'au
désir de renouer des traditions si brusquement brisées. Alors, la
paix venue, on rechercha les causes de cette déception soudaine.
Le 16 juillet 1816, sur l'ordre du roi, le leld-maréchal Blûcher
posa à tous les généraux de cavalerie qui n'avaient pas désespéré
de l'avenir la question suivante : « Pourquoi la cavalerie prus-
sienne n'a-t-elle pas rendu les services qu'on était en droit d'en
attendre pendant les dernières campagnes contre Napoléon? —
Par quel moyen faut-il remédier aux inconvéniens qui se sont pré-
sentés? » Tous répondirent: « Au lieu de disséminer sa cavalerie
dans les brigades ou divisions d'infanterie, .Napoléon la groupait en
masses aussi fortes que possible. Il en résultait que là où elle ren-
contrait un de nos régimens, elle pouvait lui en opposer trois ; là
où nous avions une division, elle en possédait plusieurs. Ceci assu-
rait son succès, et, dans ce succès, la cavalerie française puisa une
telle confiance en elle-même que plus tard elle n'hésita pas à nous
aborder, n'ayant qu'une cavalerie égale et quelquefois inlèrieure en
39-2 REVUE DES DEUX MONDES.
nombre. La cavalerie prussienne a succombé, concluaient-ils, parce
qu'il lui manquait l'éducation, l'exercice et une organisation permet-
tant l'emploi en masses. Ces conditions, ainsi qu'une direction su-
périeure et unique, devront lui être rendues si à l'avenir on ne veut
pas s'exposer aux mêmes échecs (1). »
N'est-ce pas concluant? Et quand on examine de près l'histoire de
cette cavalerie régénérée, on voit qu'elle se résume en trois noms, -
ceux de trois entraîneurs, ^Arangel, von Schmidt, Frédéric-Charles, ^
qui, tour à tour, eurent sur l'arme entière une action et une autorité
incontestées. On voit aussi que ses transformations ne sont pas
le résultat d'engouemens passagers, mais bien d'une tendance
persistante vers l'unité d'organisation, d'éducation et d'emploi.
Certes, l'œuvre fut lente et laborieuse. Commencée après 1815,
reprise après Sadowa, elle n'était pas encore terminée au moment
de la dernière guerre ; — si peu qu'un de ses plus illustres et plus
tenaces propagateurs, le général von Schmidt, pouvait, au lende-
main de 1870, blâmer à la fois et le manque d'aptitude à la tactique
• de masses et l'organisation délectueuse de la cavalerie : « Au jour
de la bataille, écrivait-il, le Grand Roi (2) réunissait de grands corps
de cavalerie et distribuait à leurs chefs des instructions spéciales.
Ces corps chargeaient sur plusieurs lignes, que l'on disposât de
30, de 50, de 60 ou de 90 escadrons... 'Et nous, que faisons-nous?
Tout en ayant 84 escadrons à notre disposition, nous les dissémi-
nons et nous chargeons avec h, avec 0, avec 8 escadrons au plus,
en une ligne, sans aucune espèce de réserve! Qu'y a-t-il d'éton-
nant alors si, malgré un dévoùment sans bornes, nous n'avons
obtenu que de faibles résultats? » Et, plus loin, il ajoute : « Le ser-
vice de brigades de corps d'armée n'a pas eu une influence bien
favorable sur la cavalerie. La vie, l'énergie, l'élan, l'élément vivi-
fiant de l'arme, s'en vont (3). »
Sans parti-pris, sans exclusi\isme, sans comparer plus longue-
ment deux cavaleries égales en traditions et en courage, en souve-
nirs glorieux comme en profonds revers, nous souhaitons que les
dures épreuves de nos rivaux en 1806, comme les nôtres en 1870,
rapprochées des lumineux enseignemens légués par les Frédéric et
les Napoléon, servent à nous faire entrevoir la vérité.
A. A.
(1) Kœhler, Histoire de la cavalerie prussienne de 1806 à 1876.
(2) Les historiens et les écrivains militaires allemands désignent toujours ainsi Fré-
déric II.
(3) Considérations sur la cavalerie après les expériences de la campagne de 1870-
1871 [Mémoire rédigé en 1871).
JOSEPH CHAMBERLAIN
ET
LE SOCIALISME D'ÉTAT
lin enchaînement singulier de circonstances a fait d'un radical,
M. Joseph Chamberlain, l'arbitre et l'inspirateur de la politique
intérieure de l'Angleterre sous un gouvernement conservateur.
N'eût-il de portée que pour nos voisins, le fait serait assez curieux
et assez rare pour suggérer l'envie d'étudier l'homme et la situa-
tion : celle-ci dans ses origines et dans ses développemens, celui-là
dans ses talens et dans sa doctrine.
Mais nous avons d'autres raisons de nous intéresser à M. Cham-
berlain. S'il est l'ami des démocrates américains, il est l'élève des
démocrates français, un élève qui, en beaucoup de points, dépasse
et corrige ses maîtres. Longtemps on l'a pris, ou l'on a feint de le
prendre pour un révolutionnaire. En réalité, c'est un Icgislaleiir-
né, un organisateur, un constructeur de sociétés. Par là, il est
l'homme de l'heure présente; il marque le second âge de la démo-
cratie, où, après avoir détruit, elle a la mission et le devoir de
rebâtir.
L'Angleterre fera-t-elle l'économie d'une révolution? Résoudra-
t-elle, sans verser une goutte de sang, la question politique et la
question sociale? Une oligarchie, fondée sur la grande propriété
territoriale, ayant pour organe un parlement omnipotent, s'éva-
nouira-t-elle sans secousse, usée, amincie chaque jour, et, dispa-
raissant enfin comme un rideau de gaze, laissera-t-elle voir un état
populaire, vigoureusement décentralisé, se gouvernant lui-même,
394 REVUE DES DEUX MONDES.
OÙ la puissance publique sera d'autant plus forte qu'elle se retrem-
pera sans cesse à sa source et s'exercera sans intermédiaires? Cel
n'est pas à un étranger de risquer des prophéties : c'est beaucoup
pour lui s'il réussit à poser le problème dans ses termes exacts et à |
présenter les caractères dans leurs lignes véritables. Ce qui est
certain, c'est que la tâche dont je parle est à demi accomplie, et
que r.hamberlain en est le plus robuste et le plus intelligent
ouvrier.
1.
Joseph Chamberlain, l'aîné de neuf enfans, est né en 1836, à
Camberucll, qui est un des grands quartiers du sud de Londres.
Depuis plusieurs générations, les Chamberlain étaient fabricans de
souliers en gros. Un de ses biographes a réussi à découvrir qu'en
1662 un de ses ancêtres maternels, appartenant à l'église d'An-
gleterre, avait perdu son bénéfice pour refus de serment. Je livre
ce fait aux amateurs d'atavisme, en les priant toutefois de remar-
quer que, pour arriver à ce clergyman récalcitrant, il faut remonter
six générations; qu'à ce compte M. Chamberlain a soixante-trois
autres ascendans du même degré, dont on ne nous dit rien; que,
dans le nombre, beaucoup ont pu jeter leur bonnet en l'air à la
rentrée de Charles II et mendier les faveurs du nouveau pouvoir;
qu'ainsi la goutte de sang non-conformiste se trouverait noyée dans
un Ilot de loyalisme, sinon de servilité; que le mieux est de laisser
à ceux qui en profitent les puérilités généalogiques, et d'étudier
Joseph Chamberlain en lui-même, sans chercher à l'expliquer soit
par le problématique ancêtre de 1662, soit par l'obscure et respec-
table dynastie de marchands de chaussures d'où il est sorti. Peut-
être un jour, à l'âge où l'on se recueille, rcmontera-t-il vers le
passé? Peut-être, à son défaut, quelque témoin survivant de ses
premières années nous apprendra-t-il ce que nous aimerions à
savoir, ce que lut ce milieu sévcre, je pense, à coup sûr laborieux
et un peu monotone, où il a grandi, qrielles lectures, quelles incli-
nations, quels speclacles commencèrent sa vie morale.
Nous savons seulement qu'il étudia à London Uiiira-ai/ij Colhgv,
qu'à seize ans il entrait dans les aiïaires et, à dLx-huit, partait pour
Birmingham, où son père et son oncle Nettlefold s'étaient rendus
acquéreurs d'une fabrique de boulons en bois. 11 s'agissait d'ex-
ploiter le brevet d'une nouvelle invention, achetée à un Américain.
Les débuts ne lurent pas heureux et les premiers bilans se soldèrent
en perte. Ils se relevèrent lorsque le jeune homme, gagnant de
l'expérience et des années, fit sentir son influence personnelle. Par
JOSEPH CHAMBEBLAIX. o95
des améliorations, des agrandissemens successifs, par l'absorption
de maisons rivales ou plus petites, l'usine devint la pins considé-
rable, en ce genre, de la région. On n'attend pas de moi que je
fasse l'histoire de la maison Nettlefold et Chamberlain, et l'on se
contentera de savoir qu'en 4874 Joseph Chamberlain se retirait des
affaires, ayant passé, par sa propre industrie, de l'aisance où il
était né à i'apulenee où nous le voyons.
C'est à viiigt-trois ans qu'il essaya ses talens oratoires dans la
société de discussion d'Edgbaston. Là aussi les comraencemens
lurent difficiles. A part quelques cas de ncrvoitsfwxs, tous les Anglais
parlent facilemenî, et mal. Pour eux, parler n'est pas un don, encore
moins un art : c'est une fonction de la vie publique, aussi néces-
saire à la société que la respiration ou la nutrition au corps humain.
S'ils se faisaient de l'éloquence l'idée que nous en avons, ils n'ou-
vriraient jamais la bouche.
J'ima2:ine que M. Chamberlain ne plaça point d'abord très haut
son idéal oratoire. Mettre ses idées dans le meilleur jour possible,
remuer parfois certains sentimens de l'àme chez ses auditeurs,
égayer, çà et là, sa discu^^sion d'une anecdote ou la fleurir d'une
citation poétique, il n'en eliercliait pas plus, on ne lui en deman-
dait pas davantage. Peu à peu il apprit à penser à la tribune, à
trouver à la fois les idées, leur ordre, leur expression, à concevoir
une réplique en écoutant les argumens de l'adversaire. De sèche
et d'hésitante qu'elle était d'abord, sa parole devint abondante,
nourrie, véhémente, mab elle garda une sorte de rudesse popu-
laire ou plutôt un. arrière-goùt de cette bourgeoisie non-conformiste
qui regarde sévèrement les grâces et les élég^ances païennes
d'Oxford et de Cambridge. » Je ne suis pas né, a-t-il dit un jour,
je n'ai pas été élevé dans la phraséologie des écoles. '> C'est dans
son âge mûr qu'il a appris à sourire, et qu'il a découvert en lui
une puissante faculté de moquerie oratoire.
Son credo politique était celui des radicaux avancés et se com-
posait de deux articles principaux, le sufirage imiversel qui, avant
la rélorme électorale de 1867, pai'aissait aux uns une utojiie dan-
gereuse, aux autres un pro^jirès lointain, et l'éducation obligatoire
qui commençait à passionner les esprits et sur laquelle les deuï
grandes sections du parti libéral difféjaient d'avis. Les vvhigs
acceptaient l'obligation sans la gratuité. Lorsqu'ils furent au pou-
voir avec M. Gladstone, de 1S69 à I87A, ils liront voler une loi sur
l'instruction primaire, dont feu M. Forster était le principal auteur
et qui était un bizarre compromis entre les erreurs de la veille et les
vérités du lendemain. Elle posait le [)rincipe de l'obligation sans le
rendre universel ni définitif. Elle créait dans chaque centre de
1
396 REVUE DES DEUX MONDES.
population un comité scolaire [School-board], élu au scrutin secret
par les contribuables, et qui avait pour mission non-seulement de
subventionner les écoles religieuses déjà existantes, mais de créer,
à côté de celles-ci ou à leur défaut, des écoles laïques, destinées à
servir d'étalons et accessibles aux anglicans comme aux dissidens,
aux wesleyens et aux baptistes, aussi bien qu'aux quakers et aux
catholiques. Ces Srhool-boards nommaient des inspecteurs chargés
de visiter les écoles et de veiller à l'exécution de la loi. L'impôt
qui devait subvenir au fonctionnement de ces services était perçu
sous la forme d'une rétribution scolaire, directement exigible du
père de famille. Loi bâtarde, loi de transition, nécessaire peut-être
pour déblayer le terrain et préparer l'avenir dans un pays où, jus-
que-là, tout avait été abandonné, en matière d'instruction primaire,
à l'initiative des individus ou des congrégations.
M. Chamberlain applaudissait, cela va sans dire, au principe
général de la loi l'orster, mais il en condamnait amèrement les
détails. 11 ne lui semblait pas possible de proclamer l'obligation
sans assurer la gratuité et la laïcité de l'école. » Je ne me reposerai,
disait-il, que quand nous serons débarrassés de cette taxe infâme. »
11 collectionnait comme autant de documens les cas où le maître
d'école et l'inspecteur, voulant imposer le versement de la rétribu-
tion scolaire, s'étaient trouvés en présence d'un dénûment absolu.
Là, il n'y avait pas un penny à la maison ; ailleurs les enfans
n'avaient pas mangé depuis deux jours; ailleurs encore, on avait
rais en gage les couvertures de laine et les vêtemens les plus
essentiels pour acquitter la « taxe infâme. » Une femme disait :
« Mon mari est trop pauvre pour payer et trop fier pour s'adresser
à la paroisse. Il est capable de se faire sauter la cervelle. » Tous
ceux qui se sont occupés des classes indigentes autrement que dans
les journaux ou à la tribune savent combien il est malaisé de distin-
guer la misère authentique de la misère jouée. Parfois, on reconnaît
la seconde à ce fait qu'elle est plus éloquente et plus touchante que
la première. Toutes ces scènes de douleur qui émouvaient les audi-
teurs de M. Chamberlain ne se reproduisent-elles pas au passage
des différens collecteurs qui recueillent Vincome-tax, l'impôt des
pauvres, et, dans les villes, les taxes municipales'^ S'arréte-t-on,
doit-on s'arrêter devant ces plaintes lamentables, devant cette
mise en scène, plus ou moins sincère, de la détresse populaire? Si
l'instruction primaire est gratuite, il faudra que quelqu'un on paie
les frais. La rétribution scolaire ne dis[)araitra que pour renaître
sous la forme d'une taxe anonyme, perdue dans la masse générale
des impôts, et dont le poids pèsera principalement sur ceux qui
n'envoient pas leurs enfans à l'école primaire. En d'autres termes.
JOSEPH CHAMBERLAIN. 397
le riche paiera pour le pauvre. Cette conclusion n'est pas pour
effrayer M. Chamberlain, et c'est sans doute une des raisons qui le
rendent partisan de l'impôt progressif sur le revenu.
La question de la laïcité est encore plus délicate. Veuillez remar-
quer que le problème scolaire est susceptible de solutions très
diverses, suivant les différens pays où il se pose. Autant je m'em-
presse de blâmer les malfaisans et imprudcns promoteurs de la
sécularisation des écoles françaises, autant j'hésite à condamner
M. Chamberlain qui, en Angleterre, s'est voué à la même tâche. Dans
un cas, laïcité veut dire la guerre, sourde et mesquine, faite aux
croyances de ses adversaires par l'athéisme d'état; dans l'autre, il
ne signifie qu'une neutralité officielle qui assure le respect des
minorités religieuses, en ouvrant l'école aux croyans de toutes les
nuances comme un terrain commun et un lieu de trêve. Là où il
ne trouve point un maître de sareligion,laquelle vaudra mieux pour
l'enfant d'un catholique romain, l'école du gouvernement où il ne
lui sera point parlé de Dieu ou bien l'école du ministre anglican où
il lui en sera parlé contrairement à sa foi? Le bon sens du lecteur
répond. Cependant, pour éviter toute méprise sur l'état de l'opi-
nion, je dois ajouter que le clergé des diiïérens cultes n'envisage
pas ainsi la loi de l'instruction primaire. En temps d'élections, les
évêques cathoUques stigmatisent, dans leurs mandemens, M. Cham-
berlain et ses amis, et, au cours d'une récente encyclique, Léon XIII
a confondu dans une même réprobation l'œuvre qui se poursuit
en France et celle qui s'achève en Angleterre.
Quoi qu'il en soit, ce fut cette question de l'instruction populaire
qui fournit à M. Chamberlain sa première campagne et le fit sortir
de l'obscurité. Membre, puis président du comité exécutif de l'édu-
cation, à Birmingham, il était indiqué pour devenir, dès l'origine,
membre du Scliool-bourd, et il finit par y avoir la haute main. En
1869, il était conseiller municipal. Enfin, en 1873, il était nommé
maire de Birmingham et, réélu les années suivantes, il signalait
son règne de trois ans par une véritable transformation de sa patrie
adoptive. Je ne dirai pas qu'il a trouvé un Birmingham de briques
et qu'il a laissé un Birmingham de marbre. L'idée d'un Birmingham
de marbre ferait sourire ceux qui ont habité ou traversé cette ville
de boue, de brume, de bruit et de fumée. Mais de l'immense
village, bâti sans plan et sans ordre, mal venu comme les entans
qui ont grandi trop vite, dont le centre n'était qu'un labyrinthe de
ruelles infâmes, M. Chamberlain a fait une grande ville moderne,
avec de larges artères, des monumens publics spacieux, sinon
magnifiques. Il a repris des monopoles dont la ville s'était dessaisie,
a fait sentir partout l'autorité municipale, énervée et comme affa-
398 REVUE I>CS DEUX MONDES.
die, réduite à de vaniteuses pai-ades, à un échanpre de politesses
surannées enti-c quelques snobs provinciaux. Il a depiovc à la
mairie de lîirmingîiam cette décision énergique et rapide qui avait
créé et eHrictii. la maison Nettlefold et Charaberlaiu. 11 a lait vite,
et il a liiit grand. 11 a montré aux gens de Birmingham ce qui plait
au populaire de tous les pays, l'honnête mélange du dictateur et du
tribun, qui sait et qui parle, qui veut et qui agit.
De ce jour date Talléction étrange qui unit l'homme et la ville.
Elle ne ressemble pas à ces liens fragiles que noue souvent la
popularité politique. Parlez de Chamberlain à un homme de Bir-
mingham ; son h-ont s'éclaire, sou regard brille. Dans le chef-
d'œuvre d'Alphonse Daudet, vous rappelez-vous avec quelle fami-
liarité cai-essante, quel naïi orgueil de mère ou de propriétaire, les
électeurs de Rouraestan parlent de leur favori? « Notre Numa! » A
Birmingham on dit couramment « noire Joey. ».
De son côté, M. Chamberlain éprouve pour cette ville où il est
né à la vie publique im sentiment de fdiale reconnaissance, auqiiel
se mêle un peu de l'attachement superstitieux du joueur pour son
fétiche, i ne émotion, qui n'a rien de banal, s'empare de lui lors-
qu'il se retrouve au milieu de ses amis de Bii-mingham : <( Même
quand je ne connais pas tous les noms, dit-il, les figures me sont
liunilières. » Il y a viag.t ans qu'il les revoit, à chaque occa.sion,
ces bonnes laces amicales, épanouies, approbatives, passionnément
attentives, qui aspirent ses paroles, clignent de l'œil, hochent de la
tète, sourient d'avance hr ce qu'il va dire et ne lui ont jamais refusé
un hurrah, ni un grognement pour ses adversaii-es. Quand il se
promène dans le5- rues, « il lui semble qu'il prend conscience de
la pensée intime de Birmingham et qu'il s'en pénètre. » Sont-ce là.
les vaincs flagorneries d'un démagogue hai)ile à caresser la
foule? \on, car ce sentiment a inspini la moitié de sa pol -tique. Il
croit aux petites patries dans la grande, et il a peut-être raison.
Binninglmm le connaît comme Athènes connaissait Périclt's, comme
Florence connaissait Degli Uberti, Gènes Doria, Florence Mt'dicis.
Quelle épreuve décisive pour les caractères et les talens- que cette
vie locale, a;u cei-cle rétréci? L'homme qu'on voit passer chafjue
jour sui- la place, dont on connaît tout le passé, dont la vie privée
n'a pas de secrets, pourra-t-il longtemps cacher sa tare secrète, sa ■
médiocrité d'àme ou sa faiblesse d'esprit? il
J'étais en Angleterre à l'époque où M. Chamberlain n'él^ait encore ^
qu'un grand honame de provmce. On se mo(ïuait de lui, et beau-
coup, car il était le premier de son espèce. Les gens dta monde
colj)ortaient, sur lui, de ces anecdotes où se complaît, dans tous
les pays du monde, l'inefiable bèlise des salons réactiommires. Les
JOSEPH CHAMBERLAIN. 3î)9
reporters et les caricaturistes lui avaient fabriqué, de toutes pièces,
une sorte de légende moitié efTrayante, moitié grotesque. Birmin-
gham et son Joseph étaient l'objet de lazzi sans fin et surtout sans
sel. Athée, républicain et partageux, c'est sous ce triple aspect qu'on
le montrait aux bourgeois conservateurs. Je ne serais pas étoniaé
d'apprendre que, dans les nurseries aristocratiques, les sous-nour-
rices de quelque jeune lord récalcitrant lui aient dit plus d'une fois :
« Si Votre Seigneurie continue, je la donnerai à Chamberlain! »
Vers ce temps, — c'était, pour préciser, en novembre 187â, —
le prince de Galles annonça sa visite à Birmingham. Qu'allait faire
le prétendu leader républicain ? Fermer au nez du royal visiteur les
«portes )) de Birmingham ? Mais Birmingham, l'heureuse ville, n'a
point de portes. Se retii-er sous sa tente et protester par son
absence? Ou bien organiser un charivari dont il serait le chef d'or-
chestre et, au passage du Présomptif, enfoncer son chapeau sur
ses yeux, av^ec un : « Vive l'Irlande, monsieur! » qui eût agréa-
blement rappelé d'autres temps et d'autres lieux? Le public s'at-
tendait à quelque solennelle incongruité.
On dira du prince de Galles tout ce qu'on voudra, on ne peut
méconnaître un trait charmant de son caractère : la crânerie avec
laquelle il marche droit à l'ennemi, c'est-à-dire à l'homme politique,
excentrique et rélractaire, qu'il veut apprivoiser. Dans ces momens-
là il est yraiment prince. Beaucoup de tact caché sous beaucoup
d'aisance. Son abord est si simple! Sa poignée de main si natu-
relle, si chaude, si engageante ! Le regard de son œil bleu indique
iine si franche et si cordiale curiosité ! Les supériorités intellec-
tuelles l'attirent; auprès d'elles, son air amusé et charmé suffirait
à inspirer, à mettre en verve : notre Gambetta en a su quelque
chose, et, avant lui, Joseph Chamberlain.
De son côté, le maire de Birmingham ne montra ni embaiTas, ni
raideur. Une chose lui rendit son rôle facile, c'est qu'en Angleterre,
pays d'aristocratie, on se trouble moins, on s'incline moins bas de-
vant les grands qu'en France, pays démocratique. M. Chamberlain
reçut son hôte avec une parfaite convenance, et l'on m'a assuré
que le prince eut conscience, ce jour-là, d'avoir serré la main de
son futur premier ministre.
IL
Il paraîtra tout simple au lecteiur français que les dignités muni-
cipales acheminent un homme vers les honneurs pai"lement;iires.
Dans notre hiérarchie, en forme pyramidale, un degré mène à
l'autre. Mais il n'en va pas mnsi chez nos voisins. Non seulement
ÛOO REVUE DES DEUX MONDES.
les magistratures locales ne conduisent pas à Westminster, mais
elles en éloignent. En réalité, le parlement et les conseils munici-
paux se recrutent dans des classes diiïérerites, le parlement parmi
les cadets de famille noble, les grands propriétaires ruraux, les
membres du barrrau ou de l'église établie, les professeurs des
universités, les industriels de premier ordre, les représentans de
la banque et du haut négoce; les assemblées municipales parmi
les marchands de biens, les maîtres d'école, les négocians au détail
et les médecins. Les conseils généraux {counlij-couiicils), qui datent
d'un an à peine et qui sont, pour ainsi dire, la création de M. Cham-
berlain, amèneront la formation d'un personnel mixte. Les politi-
ciens de Westminster et les politiciens locaux s'y croiseront, si je
puis dire, et produiront, dans tout le corps social, une circulation
plus active et plus libre de la vie politique. Mais, il y a quinze ans,
rien n'était venu combler Tabîme entre les deux classes que j'ai
indiquées. Les mairies de province étaient des impasses; elles
n'avaient d'autre utilité que de procurer, de temps à autre, à un
vieil épicier le plaisir de porter la santé de la reine dans un ban-
quet et d'être appelé Yoiir Worship par ses cliens.
M. Chamberlain, en se présentant au parlement, tentait donc une
sorte de révolution non contre les lois, mais contre les mœurs. Tout
d'abord, il ne réussit pas : il semble que ce soit la destinée de cet
homme d'état de commencer toujours par l'échec et de finir par le
succès. A Slieffield, où il se porta en 187^, il avait pour concurrent
un vieux comique parlementaire appelé Rœbuck.Tory radical à une
époque où ce n'était pas la mode, M. Rœbuck était toujours seul
de son opinion et eût immédiatement cessé d'en être si quelqu'un
s'était avisé de la partager. Bonhomme, mais caustique, il avait
effarouché de ses audaces inoflensives deux générations de
députés. Bien qu'un peu momifié en l(S7i , les électeurs de
Sheffield y tenaient encore et ne voului'ent pas du grand homme
que leur prêtait Birmingham. Mais, en 1876, une vacance s'étant
produite dans sa ville même, M. Chamberlain fut envoyé à West-
minster par ses compatriotes d'adoption. Le parlement où il entrait
est ce parlement de Disraeli que j'ai décrit l'an dernier à propos
de loi-d Randolph Churchill. Car le petit-fils de Marlborough faisait
ses débuts dans la vie parlementaire en même temps que le manu-
facturier de Birmingham, seulement l'un avait vingt-six ans, l'autre
quarante.
A Westminster, M. Chamberlain commença par se taire. D'abord
ce grand parlement, où ont retenti des voix si éloquentes, où .se
discutent de si vastes intérêts, impose à un nouveau-venu. Là-bas,
on était tout, ici, rien : du moins, rien qu'une monade parlemen-
JOSEPH CHAMBERLAIN. AOl
taire, isolée et sans attraction. On entre et on sort inaperçu, on a
quelque peine à se faire connaître des mesaengers qui gardent la
porte et distribuent les lettres. Il faut s'initier peu à peu au règle-
ment, qui n'est écrit nulle part, et faire une connaissance sommaire
avec ces Standing orders, dont quelques-uns remontent plus loin
que le règne d'Edouard P^et qui n'ont jamais été réunis, si ce n'est
dans la tête du vénérable Erskine May, aujourd'hui défunt. Il faut
se familiariser avec le couloir des oui et le couloir des Jion, s'habi-
tuer à saluer le Speaker en entrant et en sortant ; savoir, à point
nommé, à quel moment il convient d'ôter son chapeau et en quelle
circonstance il est prescrit de le remettre ; s'étudier à ne jamais
passer entre le fauteuil présidentiel et l'orateur ; s'efforcer à « sai-
sir le regard du Speaker, » puisque c'est la seule manière de
demander la parole; apprendre par cœur la liste des circonscriptions
et la profession de ses six cent soixante-dix collègues, car il est
interdit, à la chambre, de les appeler par leur nom, et, en les dési-
gnant par le lieu qu'ils représentent, il ne faut pas oublier de
donner l'épithète de learned aux professeurs et aux gens de loi,
de révérend aux ministres et de gallant aux officiers , sans
oublier le Righl honoarable des membres du conseil privé, ni
Mionourable, sans épithète, des fils de barons et de vicomtes
et la {( seigneurie » qu'on accorde, par politesse, aux fils de
ducs et de marquis. Surtout, il faut bien connaître la fameuse
ligne rouge au-delà de laquelle un orateur doit se garder de mar-
cher dans le feu de l'improvisation : tout le monde sait, en effet,
que, cette ligne rouge franchie, la Constitution est en péril et le
lion britannique n'a plus qu'à se voiler la face avec sa crinière.
Quand M. Chamberlain sut toutes ces belles choses, il parla.
Dans son Journal de deux parlemens, M. Lucy veut que ce début
ait eu lieu en février 1877, à propos d'une loi sur les prisons. Mais
M. Skottowe, auteur d'une biographie digne de foi et en quelque
sorte autorisée, rétablit la vérité. C'est le h août 1876 que M. Cham-
berlain prononça son maiden speech sur le bill de lord Sandon,
relatif à l'instruction populaire.
Parfaitement froid, poli, correct, maître de lui-même, sans un
éclat de voix, sans un geste, il prit un plaisir intime à désappointer
ceux qui s'attendaient, ou feignaient de s'attendre, à une éruption
de volcan ou à une explosion de dynamite. « Après tout, il est
très bien, Chamberlain ; c'est un gentleman, vous savez ! » Une
chose stupéfiait : son air d'extrême jeunesse. A quelques pas, on
ne lui eût pas donné plus de vingt-cinq ou trente ans. Sa taille
mince, la rapidité juvénile de ses mouvemens, l'élégance presque
recherchée de ses vétemcns, la fleur de prix qui ornait sa bou-
TOME XGVI. — 1889. 26
402 REVUE DES DEUX MONDES.
tonnière, tout aidait à l'illusion. On ne peut dire qu'il soit beau
SCS traits, pris à part, ne sont pas réguliers ni d'une proportion
qui flatte l'œil, mais l'ensemble attire par une belle expression
d" audace réfléchie, de vigueur calme, d'autorité intelligente. Le
menton est plein et fort, le front large, carré, aplani ; on sent qu'un
ordre peut et doit tomber de cette bouche ferme, aux contours
arrêtés ; on devine qu'il sera bref, clair, précis. Point de moustaches
pour nous dérober les mille plissemens qui se creusent ou se com-
blent autour des lèvres, suivant le jeu des émotions de l'orateur.
La face, rasée, sauf deux minces favoris, qui ont disparu récem-
ment, se livre Iranchement tout entière. Elle ne grimace pas comme
celle d'un mime, mais, par le sérieux, l'intensité de l'expression
générale, elle impose à l'auditeur un sérieux égal, une intensité
correspondante de l'attention. Les cheveux sont noirs, coupés assez
court, rejetés en arrière; les yeux, d'un bleu d'acier, assez voisins
l'un de l'autre, ont une pointe qui, par momens, en rend le regard
difficile à soutenir. Pourtant M. Cliamberlain est myope, et fait
usage, pour aider sa vue, d'un carré de verre fiché sous l'arcade
sourcilière par un effort qui, à la longue, a creusé une ride entre
les yeux. Ce monocle ne ressemble guère au lorgnon fantaisiste
avec lequel jouait Disraëh et qui se retrouvait invariablement
dans son dos, où les collègues complaisans du second gradin
s'empressaient à le ressaisir. Le monocle de M. Chamberlain est un
monocle utilitaire, toujours à son poste, quand on a besoin de lui.
Ses chutes périodiques amènent un changement immédiat dans la
physionomie de celui qui le porte, surtout quand il écoute. La
tension des muscles s'elï'ace, le sourire, imperceptiblement ii'oni-
que, devient vague; le regard se brouille et se voile, l'œil se
referme à demi. L'intérêt qui s'attachait aux choses voisines se
reporte sur une pensée intérieure ou lointaine; on sent conî'usé-
menl, derrière l'homme d'action et d'autorité, une autre nature,
affective, rêveuse, indéterminée. Sans cette duplicité du moi,
M. Chamberlain serait-il un véritable Anglais?
J'ai dit qu'il parlait sans remuer les bras, le corps presque
immobile. Point de tics, point de mouvemens spasmodiques et
involontaires. L'articulation est facile et distincte; la voix bonne,
agréablement timbrée. S'il s'agit de remplir de grands vaisseaux,
comme l'immense salle du Town-liall^ à Birmingham, elle monte,
s'enfle peu à pou, atteint des sonorités de clairon qui donnent à ses
péroraisons, malgré la virile sobriété des mots, je ne sais quelle
cntrahianle et héroïque vibration.
On devinait dans lord l{andoli)h Churchill, à ses débuts, l'aplomb
de l'enfant gâté, qui se met à l'aise et lâche la bride à son inspira-
JOSEPH CtlAVBERLATN. ^iOZ
tion. M.Chamberlain montrait, en tout, la circonspection de l'homme
mûr qui se sent épié, surveillé par tous les regards, et qui s'avance
au milieu de ses ennemis, armé de prudence et cuirassé de sang-
froid. Un seul jour, on l'a vu en colère.
C'était au temps où lord Hartington était censé diriger le parti
libéral. Il s'agissait de l'abolition du fouet. La modération somno-
lente du noble leader fit perdre patience à l'orateur radical. Au
cours d'une vigoureuse improvisation, il désigna le marquis de
Hartington comme « l'ancien chef du parti libéral, n Pdon de plus,
mais c'était assez. Il y avait dans ce seul mot une révolte, comme
il y avait une punition dans le Quiriles du général romain. Ce
jour-là, le calme de lord Hartington fut à la hauteur de la violence
de M. Chamberlain. Aujourd'hui, ils marchent la main dans la main.
M. Chamberlain va faire le boniment devant les électeurs du mar-
quis, et le marquis écrit à l'orateur de Birmingham des lettres
approbatives qui commencent par : my (leur Cltamberlain. Quel
politicien se rappelle une insulte vieille de dix ans?
En 1876 et en 1877, nous voyons M. Chamberlain occupé surtout
de la question des pnblic-houses. Il faut un certain courage à un
homme politique pour rompre en visière aux cabaretiers, surtout
dans un pays où l'ivrognerie a été longtemps un des principaux
facteurs électoraux. Tout le monde sait, en Angleterre, qu'une des
causes de la chute de M. Gladstone a été le bill de son ministre
Bruce (lord Aberdare) qui a fait passer aux mains des magistrats
le pouvoir d'accorder ou de refuser les licences, c'est-à-dire d'ou-
vrir ou de fermer les cabarets. Chez nos voisins, le marchand de
spirits est naturellement réactionnaire, comme, de notre côté de la
Manche, le marchand devin est, non moins naturellement, un
radical avancé. La liberté à outrance fait les affaires de celui-ci;
pour celui-là, il s'agit de conserver un monopole. Mais, en 187/i,
l'influence des licemed vicluallem, de molle et d'incertaine qu'elle
avait été, devint soudain énergique et décisive. Ils se tournèrent
comme un seul homme contre ceux qui avaient tenté de limiter
et de moraliser leur industrie. Ce sont les cabaretiers qui ont
ramené au pouvoir le plus lettré, le plus aristocratique, le plus
dédaigneux des Anglais, et on donnait au parlement de Disraeli le
surnom significatif de « parlement de la bière. » Donc, avec sa
perspicacité ordinaire, en attaquant la question des piiblic-hoK^es,
M. Chamberlain frappait au point vulnérable, au point vital. Il
déchirait en doux ce parti qui s'appuie d'une part sur les cler-
gymen, de l'autre sur les marchands de bière, et qui ne peut vivre
sans les uns ou sans les autres. L'Ivrognerie bénie par la Beligion,
quel plus beau sujet d'allégorie... pour le Punch!
hOk REVUE DES DEUX MONDES.
Sur ce terrain, si bien choisi par M. Chamberlain, deux radicaux
l'avaient précédé, un libéral l'y suivit. M. Cowen réclamait la créa-
tion d'un licensing board, assemblée élective, spécialement chargée
de donner ou de refuser les permissions de débit. Sir WiUVid
Lawson reproduisait d'année en année, avec un certain bruit, son
Pfrunssioc bill qui devait autoriser chaque ville ou chaque paroisse,
après une consultation solennelle et directe des contribuables, à
permettre ou à proscrire d'une façon absolue la vente au détail
des boissons enivrantes. En face de ce terrible champion de la
sobriété, se montra M. Lowe, l'ancien chancelier de l'échiquier sous
Gladstone, qui, depuis, est allé s'éteindre à la chambre des lords
comme une fusée dans un étang, mais qui alors mettait au service
de ses paradoxes une malice bourrue, une raison subtile et des
connaissances infinies. Selon lui, le seul moven d'en finir avec
l'ivrognerie, c'était... de multipUer les cabarets et de donner toute
liberté aux cabaretiers. Il prouvait son dire avec l'aide de la statis-
tique, personne complaisante, qui a des cliiflres au service de
tous ceux qui lui en demandent. C'était justement dans les villes
où il y avait le moins de débits de boissons qu'on avait arrêté le
plus de gens ivres. D'où, par induction, cette loi comique : le
nombre des ivrognes est en raison inverse de celui des marchands
de vin.
M. Chamberlain prit place dans une position moyenne, à égale
distance de tous ces exagérés. Le licensing board de M. Cowen
avait le défaut d'ajouter un nouveau corps électif à ces assemblées
locales déjà trop nombreuses. Le Permissicc bill ruinait les débi-
tans sans leur offrir aucune compensation. Là où les contribuables
l'auraient repoussé, le mal subsisterait dans toute sa lorce ; là où
il serait adopté et mis en vigueur, comme toutes les lois di*aco-
niennes, il ferait naître la fraude et la contrebande. Quant aux
fantaisies de M. Lowe, M. Chamberlain, avec tout le public, s'en
égayait. Que proposait-il donc? Le système de Gothcmbourg.
Vous rappelez-vous le système de Gothembourg, qui a failli
devenir une légende, un des « contes de ma mère l'Oye » de l'éco-
nomie politique, tout comme ces fameux « pionniers de Rochdale »
dont on nous a rebattu les oreilles quand nous étions de pauvres
petits jeunes gens sans expérience, sans défense contre la statis-
tique ? Dans la ville maritime et commerçante de Gothembourg, en
Suède, une compagnie s'est formée en 1865 pour racheter et
exploiter les cabarets au profit de la commune. M. Chamberlain,
avec son ami et collègue Jesse CoUings, se rendit en Suède pendant
l'automne de 1876, visita les débits de boissons de Gothembourg,
interrogea les gérans de ces maisons, le surintendant de police et
i
JOSEPH CHAMBERLAIN. ^05
les notables. Ce voyage eut pour résultat un article de la Forlnighlly
lieview, où M. Chamberlain racontait son enquête avec une parfaite
sincérité ('l),et une proposition de loi, déposée sur la table du parle-
ment en mars 1877. Cebill donnait aux villes le pouvoir de racheter
les licenses et de les exploiter directement, comme le service de
l'eau et du gaz, si elles y étaient autorisées par la majorité des
raiepmjers. « Quoi! dit-on à M. Chamberlain, vous voulez que la
commune se fasse marchande de bière et marchande de vin? » —
« Pourquoi pas? répliqua-t-il. On reprochait, un jour, au révérend
Spurgeon ses excentricités de parole. Savez -vous ce qu'il répondit?
Je prêcherais la tête en bas et les pieds en l'air si je croyais, dans
cette posture, ramener plus d'àmcs à Dieu. — Moi, messieurs,
continuait M. Chamberlain, je mettrais un tablier et j'irais servir au
comptoir, si j'espérais, par ce moyen, réduire de quelques cas le
nombre des ivrognes, à Birmingham.» La curiosité de voir M. Cham-
berlain dans le costume et dans les fonctions de sommelier du
peuple ne prévalut pas sur les idées de la majorité. La proposition
n'eut aucun succès. Ces formes plébiscitaires, cet empiijtement
sur le terrain de l'industrie privée, ce monopole créé en faveur de la
commune, tout cela effarouchait le parlement. Il ne paraissait pas
moral d'inscrire l'ivrognerie, restreinte, mais conservée et en
quelque sorte légalisée, comme une recette régulière du budget
municipal. Depuis, le mal s'est atténué, non par la mise en pra-
tique de quelque expérience législative, mais par l'efTort patient et
continu des apôtres du peuple, des femmes et des difiérens clergés.
Ces influences morales qui sont sans cesse à l'œuvre, mais qui
n'ont point de place dans les belles colonnes verticales et horizon-
tales des tableaux statistiques, sont, après tout, les plus puissantes.
Je donnerais tous les Permissive hills et tous les systèmes de
Gothembourg pour un seul père Matthews qui fait sangloter les
coupables et leur arrache un serment trempé de larmes.
M. Chamberlain ne s'était pas borné à visiter les cabarets de
Gothembourg. De Stockholm il était remonté en steamer jusqu'au
fond du golfe de Bothnie et s'était enfoncé jusqu'aux confins de la
Laponie suédoise. Dans le récit que publia la Fortnigldhj licvieiv,
je vois reparaître, à chaque ligne, l'administrateur, le réformateur
populaire qui examine l'état des routes, pèse les truites, mesure de
l'œil le diamètre des arbres et s'inquiète du mode d'exploitation
des bois et des cours d'eau, qui se penche curieusement sur le pot-
au-feu perpétuel du Lapon où vient tomber tour à tour tout ce qui
(1) Fortnighlly Review, 1" décembre 1870. Voir aussi les n"^ du l""'' mai 1870 et du
l" février 1877.
h06 REVUE DES DEUX MONDES.
peut PC cuire et se manger. Mais il clicrclie aussi à deviner ce qui
se passe dans les petites maisons de bois et surtout dans l'âme des
colons qui les habitent pendant la nuit froide de ce long hiver. Le
charme, à la fois sauvage et solennel, de ces solitudes, placées
hors des voies de la civilisation, le silence de ces forêts primitives,
si étrange et si doux à une oreille encore remplie des rumeurs de
Londres et de Birmingham, éveillent en lui des impressions nou-
velles, et il les rend, bien qu'avec la sécheresse d'une plume un
peu novice.
Il a fiiit beaucoupde voyages semblables, toujours en compagnie
de M. Jesse GoUings. On les a vus en Allemagne, en Suisse, en
Espagne. Un jour, à Malaga, voulant se rendre par mer à Gibraltar,
ils prirent passage à bord d'un petit caboteur. Le capitaine avait
cédé son lit à M. Gollings : u Quant à ce garçon, dit- il en désignant
le grand orateur, il s'arrangera du sofa. » M. Chamberlain « s'ar-
rangea du sofa, » comme d'un hommage rendu à ce que Justin
Mac-Garthy appelle son « éternelle jeunesse. »
Le train du samedi emportait chaque semaine M. Ghamberlain
qui allait se reposer de ses fatigues parlementaires dans le paisible
cercle de la famille. Nous pouvons le suivre dans sa belle et opu-
lente résidence, dans ce cabinet de chêne et de cuir vert, oîi les
biographes et les reporters s'efforcent, sans succès, de trouver
quelque chose à décrire. Les débats parlementaires de Hansard
remplissent la bibliothèque, avec d'innombrables volumes de
références, de politique, d'histoire, d'économie sociale. Beaucoup
de romans français, mais ne vous hâtez pas de triompher : la plu-
part ne sont pas coupés.
M. Ghamberlain a deux passions, les enfans et les fleurs. Ce
dernier goût, poussé très loin, lui a valu beaucoup de moqueries et
beaucoup d'attaques. Dans un pamphlet de M. Marriott, un collègue
et un ennemi, il est dit que le prix consacré à l'entretien de ses
serres « ferait vivre bien des familles pauvres, » M. Lucy raconte,
à ce sujet, l'anecdote suivante. C'était à Paris, sur le quai aux
fleurs. M. Chamberlain aperçoit un spécimen rare d'orchidée.
(( Combien ?» — « Cinq cents francs, monsieur : c'est le seul de
cette espèce qui existe en France. » — « Voici les cinq cents francs.»
M. Chamberlain prend la fleur, la déchire, en foule aux pieds les
débris et s'écrie : « Je l'ai dans ma collection, mais je ne veux pas
qu'un autre que moi, un Français, en possède une semblable ! »
Si l'histoire est vraie, Chamberlain le collectionneur d'orchidées
est un homme diflérent de Ghamberlain le démocrate. L'un déteste
la France et l'autre l'aime ; l'un veut répandre partout la vérité et
le bien-éire, et l'autre veut monopoliser les belles choses; l'un est
JOSEPH CHA-MCERLAIN.
lio:
un raisonneur el l'autre un passionné. Mais ne nous mettons pas en
frais d'antithèses : il est probable que l'histoire est fausse.
III.
Les élections générales de 1880 ramenèrent les libéraux au
pouvoir. M. Gladstone fit la part des radicaux, et personne ne la
trouva exorbitante. Sir Charles Dilke reçut la sous-sccrétairerie
d'état aux affaires étrangères, où il allait déployer les plus rares
talens. On offrit à M. Chamberlain une simple place dans le minis-
tère, il réclama un siège dans le cabinet. « On céda, car il était
moins à craindre dedans que dehors, » nous assure M. Marriott
dans la brochure que j'ai citée, et où il amalgame, dans un
plaisant désordi-e, les théories économiques, les préjugés de classe,
les critiques personnelles et les u potins » de couloir, où il accuse
à la fois M. Chamberlain de saper la monarchie et de trop aimer
les orcliidées. Est-il vrai que M. Gladstone ait fait entrer M. Cham-
berlain dans le cabinet, pour l'annuler, à peu près comme
M. Jules Ferry, au i septembre, escamota M. Rochefort en le préci-
pitant dans la salle où se tenait le gouvernement ? Le cas est, à
coup sûr, bien différent. M. Rochefort était aussi dangereux qu'il
était nul. M. Chamberlain était difticile à conduire, mais capable de
faire beaucoup de bien. M. Gladstone le savait, car il peut apprécier
les hommes et il n'a jamais eu peur des radicaux. 11 ne me démen-
tira pas si j'aflirmo que son aile drohe lui a donné, dans son long
commandement, plus de tracas que l'aile gauche.
Quant aux sentimens de Joseph Chamberlain pour son chef, les
chercherai-je, avec le même M. Marriott, dans des articles de la
Fortnigklly lieview qui remontent à 1873 et à 187A? Dans ces
articles, M. Chamberlain accusait le premier ministre de faiblesse,
de pusillanimité, d'égoïsme; il le traitait de « leader sans pro-
gramme, d'homme d'état sans principes. » C'était au moment où
M. Gladstone venait d'accomplir des merveilles, vers la lin de ce
grand et mémorable ministère qui marquera dans l'histoire d'An-
gleterre plus que la révolution de 1088. Je serais porté à blâmer
les expressions de M. Chamberlain, si je ne me rappelais avec
quelle ingratitude et quelle injustice parlaient alors du grand old
man ses lieutenans favoris. J'étais au llcform-Club le jour où on
le déposa en quelque sorte : les paroles les plus sévères du publi-
ciste de la Forlnighlhj /»Vr/£'zr étaient des douceurs, comparées à ce
que j'entendis sur l'escalier de la bibliothèque et dans 1 a/n'um du
hOS REVUE DES DEUX MONDES.
Club. Retournant un mot célèbre, j'en appellerai de Chamberlain
à jeun à (iliamberlain rassasié, c'est-à-dire du tribun ambitieux,
encore vierge d'honneurs publics, au ministre rassis et agissant. Or
voici comment il parlait de son leader en J885. Il sera, disait-il,
« lorsqu'il paraîtra devant la postérité, moins grand par son élo-
quence extraordinaire, son habileté politique, son énergique
volonté et sa puissance créatrice que par son caractère personnel et
par l'élévation morale qu'il a introduit c dans la politique. » Voilà
de belles paroles : je les cite avec joie. Elles définissent bien
M. (iladstone et elles font connaître M. Chamberlain. Car nous nous
peignons par le bien que nous disons de nos maîtres et par le
blâme que nous infligeons à nos adversaires ; nous indiquons clai-
rement par là et ce que nous croyons être, et ce que nous voulons
n'être pas.
Mais enfin, voici M. Chamberlain ministre du commerce sous
le nom de président du Board of Trade. Étudions-le dans ce
nouveau rôle. Il l'aut l'isoler do l'action générale du cabinet, où il a
peu de part. Le ministère est d'abord occupé à liquider la politique
funeste de ses prédécesseurs, en attendant qu'il puisse commettre
des fautes pour son propre compte. Et il n'y manque pas. La tragi-
comédie égyptienne se déroule : le bombardement d'Alexandrie,
Tell-el-Kébir, la perte du Soudan et l'aventure lamentable de
Gordon. Sur ce sujet, tous les politiciens anglais, sans distinction
de parti, ont prononcé, à leur heure, la même phrase : a Nous nous
retirerons de ri'lgyptc dès que nous le pourrons. » Toute la poli-
tique anglaise tient dans cette phrase, que je ne qualifierai pas
très cruellement en la taxant de demi-sincérité. M. Chamberlain l'a
répétée comme les autres. Glissons sur ce point : nous y trouverions
peut-être de bonnes raisons pour nous frapper la poitrine. Glissons
aussi sur la question des tarifs. Elle est trop controversée et, en
même temps, trop vitale pour être traitée ici sans une compétence
et une autorité particulières. Je dirai simplement qu'il n'a pas
dépendu de M. Chamberlain de maintenir les traités de 1860.'
Lorsqu'il s'est trouvé, dans le parlement, en présence d'un parti
protectionniste renaissant et chaque jour plus audacieux, il a
repoussé tant qu'il a pu l'idée des représailles économiques, plus
nuisibles, parfois, à celui qui les exerce qu'à celui qui les subit.
M. Chamberlain a fait voter deux lois, l'une sur les brevets
{paient lair), l'autre sur les faillites [baukniptey laiv.)Lsi première
loi laisse la durée du brevet d'invention fixée à quatorze ans, mais
en réduit le coût de 177 livres sterling à Ihli. Une concession plus
importante fait descendre de 10 livres à h livres le prix du brevet
provisoire valable pour quatre ans. De ces quatre livres, une seule
JOSEPH CHAMBERLAIN. hOd
est exigible immédiatement. De sorte que, pour vingt-cinq francs,
tout inventeur peut, sous la protection de l'état, commencer l'ex-
ploitation de son idée et la conquête des millions. La loi sur les
faillites a plus d'envergure. Elle pose, ou plutôt elle rétablit un
principe que la loi précédente avait renversé. En effet, en 1869,
après une longue enquête, le parlement avait cru devoir donner
aux créanciers et aux débiteurs le droit de s'entendre directement.
Quatorze années d'expérience avaient démontré les inconvéniens
du nouveau système et surtout l'jibus des proxies (votes par écrit
des créanciers absens; (I). La loi Chamberlain n'a pas fait revivre
l'ancienne bureaucratie oppressive et tracassière, mais elle a créé,
entre les débiteurs et les créanciers, des intermédiaires indispen-
sables, sur un plan analogue à celui de nos institutions françaises.
Leur autorité n'est, d'ailleurs, qu'arbitrale et reste soumise au con-
trôle supérieur du Board of Tradd
En somme, de ces deux lois auxquelles M. Chamberlain a atta-
ché son nom, l'une perfectionne ce qui est, l'autre est un retour
intelligent au passé. Quoi de moins révolutionnaire?
Bien autrement important était F Acte sur la marine marchande,
si les préjugés et les passions avaient permis à M. Chamberlain de
le mener à bonne fin.
Deux mots d'explication sont nécessaires pour faire connaître les
origines de la question et les termes où se posait le problème.
Lorsqu'un navire devient, par sa vétusté et son délabrement, im-
propre au service, l'armateur auquel il appartient n'a que deux
partis à prendre. Dépecer ce navire et le débiter comme bois à
brûler : dans ce cas, le capital initial est perdu. Ou bien l'envoyer
à la mer jusqu'à ce qu'un gros temps en disjoigne les planches et
envoie au fond de l'eau l'équipage et la cargaison : dans ce cas, le
capital est sauvé. Ce n'est pas assez dire. Un naufrage est une
bonne affaire, un coup de fortune, grâce aux lois qui permettent
•d'assurer un navire et son chargement au delà de leur valeur. On
a ri de la formule cynique : « Enfin, nous avons fait faillite ! » Que
de larmes a coûtées cette autre formule, eflrontémcnt tragique, qui
pourrait être celle des armateurs anglais : « Enfin, nous avons fait
naufrage ! ))
Certes, tous les armateurs ne sont pas coupables de ces affreux
calculs, car ils seraient pires que ces misérables, qui, au moyen âge,
allumaient des feux pour conduire les vaisseaux sur les récifs, dans
l'espoir de recueillir les épaves, et « la corde, comme l'a dit
(1) Voir Gotobed, Remarks on M'' Chumberlain's bankniptcy act. London. IS*'^;
Macmillan.
lilO REVUE DES DEUX MONDES.
M. llhamberlain, serait trop bonne pour eux. » Mais tous profilent
de co scandaleux état de choses.
En 1875, un membre du parlement, nommé Plimsoll, entreprit
de dénoncer cet abus. Seul, sans autre appui que sa rude parole,
il alla à travers le pays, dénonçant les coupables, soulevant les
colères, organisant le pélitionnement et les protestations : partout
la conscience publique lui répondit. Ln jour, dans le parlement,
il s'oublia jusqu'à nommer, jusqu'à menacer des collègues... Le
»V/7r^//rr intervint, lui commanda de se rétracter. Il relusa, et sortit,
Tœil fulgurant, blême d'une rage d'honnête homme, pareil à un
prophète de l'ancienne loi qui vient de défier un roi d'Assyrie.
Puis, il réfléchit. A quelques soirs de là, Plimsoll, repentant,
parut à la baiTe et s'humilia. J'assistais à cette scène et je ne l'ou-
blierai pas. Mon sang se soulevait en voyant à leurs bancs, dans la
joie du triomphe, ces hommes que tant de naufrages avaient enri-
chis. Je songeais à ces cadavres immobiles dans l'obscure profon-
deur des eaux, à ces veuves sans foyer et sans pain, à ces jeunes
filles errantes, le soir, sous le vent et la neige, dans les ruelles
douteuses de Liverpool et de Newcastle !... Et je m'indignais de
cette rétractation comme d'une lâcheté... Tout à coup, je compris
que le pauvre Plimsoll ne demandait point pardon à ces assassins,
mais au parlement, insulté dans la personne de quelques-uns de
ses membres, au parlement, incarnation suprême de la puissance
populaire, source sacrée des lois, principe de toute autorité, image
vivante de la patrie! Je compris tout cela, et en un instant, mon
émotion changea de nature. Par un revirement soudain, la colère
était devenue du respect. Jamais le peuple anglais ne m'avait paru
si grand.
L'agitation Plimsoll n'aboutit à aucun résultat pratique. Le gou-
vernement promit d'étudier la question, « de faire quelque chose: »
on s'en tint là. M. Chamberlain, une fois au ministère, reprit en
main la cause des marins. Il essaya de séparer les armateurs hon-
nêtes des coquins, et ne put y réussir. Il obtint des aveux utiles,
mais point de concours. Alors il connut la vérité de ce mot de
Napoléon III à Cobdcn : « Les intérêts sont disciplinés et marchent
comme des régimens ; les grandes idées de justice et d'huma-
nité n'ont pour elle que des individus isolés et l'àme des foules. »
En effet, les armateurs se levèrent tous ensemble contre l'ennemi.
Très audacieusement, ils prirent l'oflcnsive et vinrent se plaindre
des excès du droit de visite, exercé ]iar les inspecteurs du Uoard
of Tnide à bord des navires en partance. Peut-être croyaient-ils
intinùder le ministre. C'était mal connaître M. Chamberlain. Il les
reçut, les écouta poliment, mais froidement, leur fit entendre de
JOSEPH CIIA.MBERLAIX. Hi
nobles et sévères paroles, accueillies par un silence maussade.
Après de longues et patientes études, il proposa un projet de loi
au parlement et, en réclamant la seconde lectm'e, parla longuement
dans les communes.
Les discours a de mylord Garteret et du chevalier ^Vyndham »
faisaient songer Voltaire aux beaux jours de Rome et d'Athènes.
De notre temps, il n'eût pas refusé son admiration à cette belle
harangue de M. Chamberlain. Ce n'est pas que la forme en soit
achevée, ni qu'elle fasse appel aux émotions de l'àme, comme on
pouvait l'attendre d'un orateur ordinaire en un tel sujet. Le mérite
de ce discours est d'avoir écarté les personnalités et les violences,
d'avoir dédaigné la sentimentalité vulgaire, d'avoir, en un mot,
traité cette loi d'humanité comme une loi d'afl'aires. « Je sais, dit-il,
qu'il n'y a pas de plus puissant mobile que l'intérêt : c'est pour-
quoi je trouve mauvaise une législation qui place l'intérêt en con-
tradiction avec l'humanité, et je veux essayer de mettre l'égoïsme
du côté du bien. » Parole indulgente et profonde qui donne toute
la philosophie du discours.
Si j'avais encore l'honneur d'être professeur de rhétorique, j'ai-
merais à exphquer et à commenter ce discom's devant des jeunes
gens, tout autant et mieux que la Milonienne et le P?'0 cœlio. Je
le ramènerais à un syllogisme ou plutôt à un sorite, c'est-à-dh-e à
une succession de syllogismes. J'y ferais admirer, non les beautés
littéraires ou les grâces académiques de l'expression, mais l'enchaî-
nement, la progression, ces miUiers de faits rangés à leur place,
ces objections réfutées en leur temps, ce crescendo formidable de
laits, de preuves et de raisons. Le temps n'a point passé sur cette
harangue comme sur celles de l'antiquité. Il n'a point répandu
sur elle ce prestige de la vétusté, cette « patine » des vieux ors et
des vieux marbres, si chère aux amateurs, cette tranquille beauté
classique des choses qu'on ne discute plus. Mais à tous ceux qui
veulent bien se résoudre à admirer leur temps, je l'offre comme un
modèle de la nouvelle éloquence qui convient à un âge de démo-
cratie et d'affaires, où les questions de sentiment prennent un
caractère d'utilité publique. Je sais que bien des gens voudraient
bannir entièrement l'éloquence, des parlemens. Mais qu'ils y
prennent garde : le jour où ils en auront chassé la bonne rhéto-
rique, c'est la mauvaise qui se glissera en sa place, cette fausse
rhétorique, dont WiUiam Ilamilton, pour s'amuser et se venger, a
pose les principes, et que M. Joseph Reinach nous a fait connaître
avec tant de malice et d'à-propos. La dialectique de l'erreur sei'ait,
encore une fois, pratiquée, sinon professée; ce serait un talent
d'êlj-e obscur, un art d'être ennuyeux et plat avec préméditation,
412 REVUE DES DEUX MONDES.
d'étoufTer les bonnes raisons sous les mauvaises, de noyer une"
goutte de bon sens dans un torrent de sophismes. Jamais une
grande pensée, une émotion généreuse ne traverserait cette atmo-
sphère, raréfiée et appauvrie, des intérêts chétifs et des passions
naines. Le public, dont l'encouragement et le contrôle sont si
nécessaires, se dégoûterait de suivre ces arides débats et cesse-
rait de voir clair dans ses alTuires. Comme les actionnaires de cer-
taines compagnies, il apprendra t que tout va mal, le matin même
de la catastrophe, juste à temps pour assister à sa ruine.
M. Chamberlain, dans ce grand discours, aboutissait à cette con-
clusion pratique : il fallait remanier les lois relatives à l'assurance
maritime de telle sorte qu'un naufrage ne pût jamais être un gain
pour le propriétaire, et il fallait étendre aux armateurs les stipula-
tions de la loi sur la responsabilité des patrons. On aura peine à
croire et on a honte d'écrire que ces conclusions, si fortement
motivées, ne furent pas agréées du parlement. Il se trouva une
majorité d'honnêtes gens pour couvrir les agissemens de quelques
coquins. Sentant le nombre contre lui, M. Chamberlain dut retirer
la loi. On enterra la question décemment en la confiant à une com-
mission parlementaire, chargée de faire pousser un rapport sur sa
tombe au printemps suivant. Les « naufrageurs » continuent à
tenir un rang distingué dans la société anglaise. J'ai pu suivre la
carrière de l'un d'eux, que ^L Chamberlain a nommé en toutes let-
tres. C'est un homme né sous une bonne étoile : il a, en peu d'an-
nées, perdu onze bateaux sur douze. Sa fortune est faite de ces
ruines et de ces deuils. On le salue, on lui serre la main, on vante
sa charité, et la petite ville où il habite reçoit ses dons avec une
abjecte reconnaissance.
Après ce revers, l\L Chamberlain avait voulu quitter le cabinet;
le premier ministre réussit à le garder auprès de lui. Mais le leader
radical, plein de déférence pour son chef et de ménagemens pour
ses collègues, à la table du conseil et dans l'enceinte parlemen-
taire, donnait à sa pensée un libre essor lorsqu'il se retrouvait
devant les électeurs. Sa parole, autrefois agressive et froidement
violente, presque haineuse, avait pris de l'ampleur et de la sérénité;
mais ses idées, à part le progrès qu'apportent la maturité de l'âge
et l'expérience du pouvoir, n'étaient pas sensiblement dilTerentes
de celles que soutenait le jeune Chamberlain dans le club d'Edg-
baston.
Entre le parti tory qui représentait le principe monarchique et
le parti whig qui [lersonnifiail l'Angleterre aristocratique, quel était
donc le défenseur des intérêts du peuple, si ce n'est le parti
radical? « La politique était la science du bonheur social, comme
JOSEPH CHAMBERLAIN. !\[o
l'économie politique, sa deini-sœur, est la science de la richesse
sociale. Jusqu'à ce jour n'avait-on pas sacrifié constamment la
première à la seconde, fait consister le progrès dans l'accroisse-
ment du chiffre total de la fortune publique et non dans l'amélio-
ration du sort des indi^ddus? La prospérité de l'Angleterre aug-
mentait chaque jour, et chaque jour augmentait, dans un même
rapport, la détresse des classes qui sont les ouvrières de cette
prospérité. Était-ce logique? Était-ce juste? Cela pouvait-il
durer? »
Ainsi Birmingham se posait comme l'antagoniste de Manchester;
la démocratie humanitaire s'affirmait à l'encontre de l'utilitarisme
bourgeois.
Tout d'abord il fallait faire entrer dans la cité ces millions de
laborieux parias, leur donner une place et une voix dans l'État :
c( Une minorité de la population, disait M. Chamberlain, possède le
droit de suffrage ; grâce à la répartition vicieuse des circonscrip-
tions électorales, une minorité parmi la minorité, — un cinquième
environ, — crée la majorité de la chambre des communes. Et quand
cette minorité dans la minorité a réussi à laire passer une mesure
utile dans les communes, vient une minorité imperceptible, infi-
nitésimale, que personne n'a élue, qui ne représente personne et
qu'on appelle la chambre des lords. Elle met son veto, et la mesure
proposée et votée tombe dans le néant. » Voilà la meilleure défi-
nition que je connaisse de l'oligarchie anglaise, telle qu'elle existait
encore il y a quatre ans : c'est le gouvernement des minorités. La
voilà, en quelques traits énergiques, cette constitution tant vantée
vers laquelle, pendant un siècle et demi, de Voltaire à Tocqueville
et à Montalcmbert, nous avons poussé des soupirs de convoitise!
Mais déjà les deux partis s'étaient presque mis d'accord pour opérer
la grande et double réforme : l'extension du droit électoral, presque
équivalente à l'établissement du suffrage universel et le remanie-
ment des circonscriptions d'après le chiffre de la population. Restait à
réformer le parlement lui-même. Il ne suffisait pas de définir et de
fortifier l'autorité du président, d'introduire l'ordre dans les débats
et d'en simplifier la forme, de mettre le parlement à l'abri d'une
poignée d'obstructionnistes qui troublaient ses délibérations . 11
fallait, par une décentralisation vigoureuse, saigner le parlement
qui mourait de pléthore, transporter la besogne dont il était en-
combré, écrasé, à des conseils locaux, qui réuniraient dans leurs
mains les attributions maladroitement disséminées, par une série
de créations inintelligentes, entre une foule de petites assemblées
électives, sans solidarité, sans prestige et sans avenir. 11 fallait
ouvrir plus largement les portes de Westminster à toutes les classes
àlll RliVUE DES DEUX MONDES.
en altribuaiit une indemnité au mandat parlementaire... « Mai
vous allez naturaliser en Angleterre les politiciens de profession
— lié Lien, pourquoi pas ? Pourquoi la politique serait-elle aban-
donnée à ceux qui en Ibnt une distraction et une distinction, aux
simples amateurs?... »
Est-ce tout? >on, ce n'est rien encore. Ici se dresse la question
sociale, la question de la misère. D'abord que de réformes ré-
clamées par les libéraux et même par plus d'un consers ateur ! En
premier lieu, l'impôt. Combien d'anomalies dans la répartition des
taxes de consommation ! Lord Raudolph Churchill l'a signalé comme
M. Chamberlain, le tabac du pauvre homme paie 1,/iOO pour cent,
les cigares du riche six ou sept. Avant tout, considérez de quel
poids pèse l'impôt direct sur les familles des travailleurs. D'après
les calculs du professem* Leone Levi, les classes riches et les classes
moyennes paient six et demi pour cent de leur reveim, les classes
pauvres sept et demi. Mais si, avec l'économiste Giiïin, on retran-
che du revenu des prolétaires les 12 hvres sterhng (300 francs)
nécessaires à la vie de chaque individu, la moyenne se relève à
13 1/2. Ce qu'il faut établir, ce n'est pas l'ét^alité d'impôts, mais
l'égaUté de sacrifices entre tous les citoyens. Or il n'y a qu'un sys-
tème qui puisse l'assurer, c'est l'hnpôt progressif et proportionnel
sur le revenu.
Les vieilles lois qui régissent la propriété foncière doivent être
successivement remaniées, en commençant par les abus les plus
criansetpar les réformes partielles. Les propriétaires de redevances
emphytéotiques doivent être soumis à l'impôt ; les artifices légaux qui
permettent d'éluder la loi générale des successions doivent être
déjoués. Le droit de substitution doit disparaître non seulement,
comme le demande lord llandolph Churchill, dans le cas des exis-
tences à venir, mais dans tous les cas. Le droit de primogéniture
doit être aboli, lorsqu'il y a absence de testament. Le transfert do
la terre sera simplifié, rendu à la fois plus facile et moins coû-
teux. Les lois sur la chasse seront sévèrement revisées, dans un
esprit opposé à celui qui les a inspirées. Enfin, les terres usurpées
depuis un demi-siècle seront reprises et rendues à l'usage public. On
les a volées au peuple : qu'on les lui rende !
« Volé! » l'expression était dure, et ceux qu'elle atteignait re-
gimbèrent sous l'outjage. Par malheur pour eux, elle était stricte-
ment et historiquement vraie. Ceux qu'il avait appelés voleurs
avaient beau rtpondi*e en le traitant de socialiste, il était visible
que, pour les gens sérieux, ce mot avait perdu quelques-unes de
ses terreurs. En s'enfonçant dans l'iiistoire, chez les Aryens comme
chez les Sémites, chez lesCelics comme chezlesSaxons,onretrouve,
1
4
JOSEPH CHAMBERLAIN. 415
à l'origine des sociétés, ce seul et unique mode de propriété.
On le revoit encore, alternant avec la propriété individuelle dont il
corrige les excès, à l'époque où la pensée catholique gouvernait le
monde, avant les abominables sécularisations du xvi'' siècle. Enfin,
il reparaît partout de nos jours, sous la forme de l'association que
les économistes bourgeois ont prônée et encouragée de toute leur
force. Quant au socialisme d'état, est-ce une nouveauté? Pour rester
en Angleterre, la loi des pauvres, déjà ancienne, la loi sur la
o-ratuité de l'enseignement, n'est-ce pas du socialisme d'état? La
conception même de l'état n'est-elle pas socialiste?
Mais les penseurs auraient pu longtemps agiter ces questions
dans l'enceinte fermée des écoles ou dans les gros livres érudits qui
préparent, patiemment et obscurément, la voie des siècles à venir,
si la crise aiguë de la terre n'exigeait impérieusement une solution.
Que voyait-on ! Une minorité infime de propriétaires en face d'une
multitude de travailleurs mercenaires ; les salaires agricoles tombés
si bas qu'ils n'assuraient même plus le pain des paysans. Contraste
inattendu et lamentable : la terre manque de bras et le laboureur
manque de travail. La fortune vient, en dormant, au riche landlo, cl
par la plus-value de son domaine, et nulle compensation n'est as-
surée au fermier qui, par son industrie ou son capital, a produit
cette plus-value. En quinze ans, huit cent mille paysans ont quitté
les campagnes et sont venus grossir la loule des ouvriers de l'in-
dustrie ; ils ont, par leur compétition, fait baisser le prix des salaires
en même temps que leur affluence dans les villes faisait hausser le
prix des denrées. Ainsi le peuple tout entier est atteint, et il souffrira
tant que la question de la terre ne sera pas résolue.
Comment la résoudre? En écrasant le landlorcUsm, comme le
veut M. George, le grand socialiste américain, d'un impôt supérieur
au revenu? Ou en décrétant une brutale confiscation, comme le con-
seillent des théoriciens encore moins scrupuleux? Les adversaires
de M. Chamberlain auraient bien désiré laire croire qu'il inclinait
vers ces moyens violens. Mais il ne se lassait point de leur donner
des démentis : « Je ne suis pas un communiste, quoique certaines
gens le prétendent. » Et encore : « On parle de confiscation, de
pillage! c'est de la poussière qu'on soulève pour empêcher les gens
de voir clair. Ceux qui me discutent avec de telles expressions sont
trop prévenus pour me lire ou trop stupides pour me comprendre. »
U ne veut pas de la confiscation u parce qu'elle détrumdt le désir
d'acquérir » et « la sécurité attachée à la propriété. » Que veut-il
donc? Simplement ceci : donner aux assemblées locales, existantes
ou à créer, les pouvoirs nécessaires pour racheter, sur expertise,
des terres qui seront distribuées aux cultivateurs et dont ils devien-
416 REVUE DES DEUX MONDES.
dront propriétaires par le paiement d'un certain nombre d'an-
nuités. Ce plan est-il financièrement impraticable, ainsi que lord
Randolpli Churchill essayait de le démontrer aux électeurs de Nor-
wich dans un discours resté célèbre? Je ne risquerai point d'opi-
nion sur ce point, je ferai seulement remarquer que, dans la pen-
sée de M. Chamberlain, de M. Gollings et de leurs amis, il ne s'agit
point d'un vaste système qui entrerait en application partout, le
même jour et à la même heure, mais d'une expérience facultative,
que les assemblées locales tenteraient à leur moment, après avoir
consulté les circonstances et les ressources, et dont elles seraient
libres de limiter ou d'étendre le champ à leur discrétion. Pris en lui-
même, ce plan a-t-il rien d'effrayant pour nous, Français ? iN'est-il pas
le contraire du sociaUsme que nous redoutons ? Ne tend-il pas à l'ins-
titution d'une démocratie de paysans-propriétaires, semblable à la
nôtre ? M. Chamberlain ne serait-il pas le premier à reconnaître que
l'utopie des « trois acres et une vache, » caressée par les radicaux
anglais, est, en France, une belle et bonne réahté, et que, là où le
paysan possède le sol nécessaire à sa subsistance, — à part la
vieille querelle du capital et du travail, — il n'y a pas de question
sociale ? f
lY.
En juin 1885, le ministère tombait, mis en minorité dans la dis-
cussion du budget, à propos des droits sur la bière. Décidément la
bière était une auxiliaire inestimable pour les tories. Elle avait ra-
mené Disraeli en 187A ; elle donnait, en 1885, le pouvoir à lord
Salisbury. Cependant le pays ne paraissait pas lassé des libéraux,
ni même des radicaux. Une campagne vigoureuse s'engagea et se
poursuivit pendant tout l'automne ; M. Chamberlain y grandit en in-
fluence et en talent. Une circonstance le servait, sans qu'il l'eût dé-
sirée et, j'oserai dire, malgré lui. Le seul homme qui, dans le parti
radical, eût partagé avec lui l'attention publique et dont la notoriété
balançait la sienne, sii' Charles Dilke, venait de quitter momenta-
nément la vie publique à la suite d'un de ces procès ridicules où
l'on voit la justice anglaise, tout emperruquée, coller son œil au
trou des serrures et compulser, avec un grave et sournois plaisir,
le linge sale des hôtels garnis. Les naufrageurs pouvaient se carrer
impunément sur les banquettes parlementaires; Westminster
ne devait plus donner asile à un homme convaincu d'avoir eu pour
maîtresse une courtisane mariée. La démocratie anglaise perdit un
serviteur émincnt, la France son meilleur ami au-delà du détroit.
I
JOSEPH CHAMBERLAIN'. M7
Resté seul sm* la brèche, M. Chamberlain montra une miatigable
énergie. Son attitude était, comme toujours, nette et franche. Son
programme ne s'opposait pas au programme de M. Gladstone, il s'y
ajoutait pour le compléter et pour l'accentuer. L'un était un mi-
nimum de réformes nécessaires, l'autre un maximum de réformes
possibles. On devait passer et on passerait par le premier pour ar-
river au second, mais on serait contraint d'y venir, et plus vite
qu'on ne pensait. En roule, il y aurait à vaincre de grandes difh-
cultés. « Mais à quoi servent les gouvernemens, si ce n'est à sur-
monter les difficultés? » Au surplus, si les libéraux triomphaient,
et si son programme n'était pas accepté, il ne serait pas ministre.
Dans ce cas, il prêterait loyalement son concours au cabinet pour
l'exécution du programme restreint. Ce qu'il ne pouvait admettre,
c'est qu'on niât l'existence d'un problème à résoudre, d'un mal à
guérir, d'une catastrophe à conjurer. « Les moyens que je propose
sont insuffisans, j'en ai le triste sentiment. Ils sont peut-être illu-
soires. Qu'on m'en suggère de meilleurs : je les accepterai avec
joie. Mais je proteste contre l'égoïste apalliie qui refuse de voir la
misère fourmiller sous notre opulence et se contente de marmotter
des platitudes sur les lois éternelles, l'identité des causes et l'ap-
propriation des moyens aux fins. »
On se souvient que les libéraux obtinrent sur leurs adversaires
une majorité considérable. M. Chamberlain reprit sa place dans le
ministère. En d'autres temps, ce portefeuille offert et accepté eût
équivalu à l'endossement ou, tout au moins, à la prise en considé-
ration des réformes radicales. Mais, en ce moment, la question ir-
landaise occupait toutes les pensées du gouvernement aussi bien
que celles de l'opposition. Tout s'effaçait devant elle, au grand dé-
plaisir de M. Chamberlain, qui en voyait la solution dans un en-
semble de mesures communes à l'île sœur, à l'Angleterre propre, à
l'Ecosse et au pays de Galles. Très peu de temps après son entrée
aux affaires et après l'ouverture de la session, M. Gladstone pro-
posait au parlement deux lois, l'une politique et administrative,
l'autre financière. La première rétablissait le parlement de Dublin,
supprimé, en 1800, par l'acte d'union. La seconde rachetait la terre
à ses propriétaires anglais pour la rendre aux Irlandais. Opéra-
tion gigantesque qui ne comportait pas, d'après les calculs les plus
modérés, un capital inférieur à trois milliards de francs. La somme
devait sortir tout d'abord des poches du contribuable anglais, mais
le remboursement en était garanti par certains revenus du lutur
gouvernement irlandais. L'Irlande allait vivre de sa vie propre,
puisque ses représentans étaient désormais exclus de ^Vcstminstcr.
lOME xcvi. — 1889. 27
ils REVUE DES DEUX MODES.
Néanmoins, elle ne devenait pas une nation, puis(ju'ellc n'aurait
d'autre politique cxfciieure, d'autre armée, d'autre marine que
celle de la Grande-Bretagne. Les deux lois, dans la pensée de
M. Gladstone, étaient connexes. Soit amour-propre d'auteur, soit
bizarre logique et entêtement de vieillard, soit engagemens pris en-
vers un inspirateur occulte, le premier ministre ne permettait pas
la disjonction des deux mesures. Il fallait les accepter ou les re-
jeter en bloc.
Quelques jours après, M. Chamberlain quittait le ministère et
suivait le marquis de Ilartington dans son schisme. Scission mémo-
rable, moins dramatique dans ses circonstances extérieures que la
séparation de Fox et de Burke ( M. Chamberlain n'est ni un homme
d'effusion, de premier mouvement, comme Charles-James Fox, ni
un tragédien parlementaire comme Burke); mais qui aura peut-être
plus d'importance dans l'histoire. La démarche avait lieu de sur-
prendre. Passe pour lord Hartington. Ce grand seigneur semblait
un peu dépaysé au milieu du parti libéral, depuis que ce parti, au-
quel l'attachent des traditions de famille plutôt que des goûts per-
sonnels, est devenu le représentant de la bourgeoisie et du peuple.
Un vieux whig, d'ailleurs, n'est-il pas plus conservateur qu'un
jeune tory? Mais M. Chamberlain, le radical, le socialiste, l'homme
de l'impôt progressif et de la loi agraire, quel bond invraisem-
blable lui faudrait-il faire, par-dessus tout le parti libéral, pour
rejoindre la queue de lord Salisbury, de ce lord Salisbury, dont,
hier encore, il dénonçait amèrement « l'ignorance, la présomp-
tion, la jaunisse politique! » « Renégat! » criaient les uns. «Mala-
droit! » murmuraient les autres. « Vous avez tué votre avenir poli-
tique, lui disaient ses amis, vous vous suicidez. »
M. Chamberlain n'était ni un maladroit, ni un renégat. 11 y a,
dans les existences d'hommes d'état, une crise d'action, compa-
rable à la crise des croyances chez le penseur. C'est .l'heure décisive,
ou, comme disent les Anglais, le point tournmit de leur vie. S'ils
aiguillent mal, la collision ou le déraillement ne sont pas loin.
C'est le moment de les étudier, de regarder leur âme au micro-
scope. Les uns réfléchissent longuement, les autres se fient à leur
instinct. Pour les premiers, c'est une agonie d'incertitude dont ils
s'efforcent de nous dérober le spectacle. Les autres vont droit leur
chemin, avec une sorte d'innocence, — si le mot peut s'appliquer
à un homme politique ; — on dirait qu'ils n'ont pas vu le danger,
le doute, les deux routes ouvertes. Et pourtant, du parti qu'ils
prennent, dépend leur sort, souvent le nôtre. Du second rang ils
passeront au premier ou redescendront au troisième, et pour ja-
mais. Deux popularités restèrent debout, en France, après la fatale
JUSEPH (.UA.MBEP.LAIX. 419-
guerre de 1870 : Thiers et Gambetta. Thiers, parce qu'il avait,
seul et contre tous, condamné cette guerre; Gambetta, parce que,
follement, mais patriotiquement, il avait voulu la continuer jusqu'à
la mort. Chacun, dans sa crise, avait vu le rôle à jouer, bien
qu'en sens contraire. Chamberlain eut, au printemps de 1886,
une vision de ce genre; non-seulement il désarma les méfiances,^
mais il attira vers le radicalisme un immense courant de sym-
pathie en montrant qu'il était plus anglais que le vieux libéra-
lisme. Cette manœuvre, ou cette inspiration, allait mettre la poli-
tique du pays entre ses mains.
D'abord, il protestait contre la solidarité arbitraire, établie entre
les deux mesures. Tune politique, l'autre fiscale. « Mon opposition
au kome-rule n'est que relative et conditionnelle ; mon opposition
au land bill est absolue. » il ne veut point faire d'un seul coup,
en Irlande et au profit du paysan irlandais, avec l'argent du contri-
buable britannique, l'expérience qu'on ne lui permet pas de tenter
on Anglete'Te, isolément, graduellement, prudemment, en laveur
de ses propres compatriotes, les cultivateurs anglais. Sur quoi donc
est garanti le remboursement de cette dette de trois milliards ? Sur
le lutur budget irlandais? Mais l'Irlande devra suffire d'abord à
l'entretien de son gouvernement et de sa police, au paiement de sa
part proportionnelle dans les dépenses militaires et navales et dans
l'amortissement des emprunts d'état. En somme, le remboursement
est gagé sur le loyer de cette terre qui ne paie plus, qui ne peut
plus et ne veut plus payer de revenu. C'est un prêt de trois mil-
liards sur troisième ou quatrième hypothèque lait à une nation
étrangère, car c'est là ce que veut être, ce que va devenir l'Irlande.
Les irlandais ne cachent point leur rêve : ils ne se reposeront que
quand ils auront obtenu la séparation pure et simple, rompu le der-
nier Uen qui rattache l'une à l'autre les deux îles. Ainsi, pour ob-
tenir son indépendance, l'Irlande cessera d'être co-proprietaire de
l'empire britannique, mais prononce-t-on la dissolution dune telle
société? Liquide-t-on un empire qui compte plus de deux cents
millions de sujets et qui est l'œuvre des siècles? Qui rendra à l'Ir-
lande sa part des sacriiices accompHs, du sang versé sur les champs
de bataille, de la gloiie conquise en commun?
Telles étaient, en substance, les critiques de M. Chamberlain.
Cependant il ne niait pas la nécessité d'un grand ellbrt pour
résoudre lu (question irlandaise. JN'avait-il pas déiini le gouverne-
ment de l'Irlande par l'Angleterre « un système fonde sur chiquante
mille baïonnettes, le système de centralisation bureaucratique avec
lequel la Russie gouverne la Pologne, avec lequel l'Autriche gou-
vernait \enise? » iN'avait-il pas ajoute : « Ln Irlandais ne peut, à
I
/l20 REVUE DES DEUX MONDES.
l'heure actuelle, faire un pas, lever le doigt pour s'occuper des
choses de la paroisse, de la ville, de l'école, sans se heurter à un
fonctionnaire étranger, choisi par le gouvernement et sans l'ombre
d'autorité représentative? » iN 'est-ce pas encore lui qui avait dit :
« 11 est temps d'en finir avec cette absurdité irritante qui s'appelle
le château de Dublin ? »
Oui, il avait dit tout cela et le pensait encore. On lui offrait le
choix entre l'Irlande entièrement livrée à elle-même et l'Irlande
conduite au bâton. Il repoussait ces deux systèmes. La force, il la
détestait : / hâte coercion. Que proposait-il ? D'accorder à la
patrie de Grattan non le home-ride de Parnell, mais le home-nile
d'Isaac Butt ; de lui assurer une large part de libertés locales qui
mettraient l'Irlande hors de la portée des tracasseries britanniquas
et ruister à l'abri delà tyrannie irlandaise ; de donner à ces deux
moitiés inégales de l'île sœur des parlemens provinciaux, au-dessus
desquels s'élèverait, dans son majestueux isolement et dans sa sou-
veraineté indiscutable, le parlement impérial de AYestminster, à
peu près comme le parlement central d'Ottawa s'élève au-dessus
des assemblées particulières et subordonnées qui forment la fédé-
ration du Dominion.
Cette suggestion ne fut pas discutée, ni même sérieusement
écoutée. L'été se passa en discussions presque ridicules entre
M. Gladstone et les libéraux dissidens. La premier ministre fit des
concessions partielles qui rendaient sa loi encore plus boiteuse et
illogique. Il proposa de soumettre l'Irlande à la douane et à l'excise
anglaises, en sorte qu'elle devrait obéir à des lois sans les avoir
votées, payer des impôts qu'elle n'aurait point consentis. C'était la
violation du principe primordial de la constitution anglaise, et c'est
d'une violation analogue, — le souvenir était de fâcheux augure,
— qu'était sortie l'indépendance des États-Unis d'Amérique. Pour
donner une demi-satisfaction à ses critiques, M. Gladstone imagi-
nait des députés irlandais qui paraissaient et disparaissaient à
Westminster suivant les questions en jeu, entrant et sortant comme
les jeunes filles qu'on envoie chercher une broderie oubliée sur un
banc du jardin lorsqu'on se prépare à raconter une histoire sca-
breuse. C'était là ce que M. Thicrs a appelé des chinoiseries. Les
énoncer, c'est les condamner sans appel.
On proposa plusieurs transactions : toutes furent acceptées de
M. Chamberlain et rejetées par M. Gladstone. On sait ce qui s'en-
suivit. La loi fut repoussée et les conservateurs rentrèrent au pou-
voir, appuyés sur le nouveau parti unioniste, formé des amis de
lord Ilartington et des amis de M. Chamberlain. "
Le pays, par les élections de juin-juillet 1886, s'était prononcé
JOSEPH CHAMBERLAIX. 421
contre le « grand vieillard, » et la parole de M. Chamberlain avait
contribué, dans une large mesure, à ce résultat. Son talent ora-
toire était à l'apogée. Jamais il n'avait été plus maître de lui-même,
plus lucide, plus animé et plus calme tout à la fois. Jl était si sûr
d'avoir raison que le sourire ne quittait plus ses lèvres : il avait la
gaîté de la force. Ses discours de ce temps sont ponctués par de
grands rires mêlés d'applaudissemens. Non-seulement il avait
appris à supporter les interruptions, mais il s'en servait, il les pro-
voquait. Dans le parlement, vers la fin de son discours contre le
bill du home-rule, il trouve moyen de rappeler que M. Gladstone,
en 1862, a prédit la séparation des États-Unis en deux nations dis-
tinctes. Un Itear ! hear! sonore du premier ministre fait connaître
qu'il admet l'exactitude historique de ce souvenir, a Hé bien !
crie M. Chamberlain, qui vous dit qu'il ne se trompe pas aujour-
d'hui en prédisant que l'Angleterre et l'Irlande resteront unies? »
Est-ce que cette interrogation AÏctorieuse ne vaut pas le fameux :
'A/.o'j£i; à ")iyou'ji , de Démosthène à Eschine ? Un autre jour, il
place devant ses collègues d'Irlande la déclaration faite par l'un
d'eux en Amérique, il les somme de dire si ce député a traduit leur
pensée en affirmant qu'ils ne voulaient rien de moins qu'une sépa-
ration totale, définitive, absolue. Et voilà que ces hommes, si ardens
à l'interrompre, deviennent silencieux. « Pourquoi ne parlez-vous
pas? » demande M. Chamberlain de sa voix la plus pressante, la
plus impérieuse, et la Chambre salue de ses acclamations enthou-
siastes ce silence qui vaut un aveu. Hors du parlement, l'orateur
ose plus encore. Il saisit un adversaire qui a lancé un mot agressif,
joue avec lui, le pousse, le harcèle et le laisse ahuri, risible, écrasé
d'un dernier coup : « Allez apprendre votre histoire : vous en avez
besoin. » Ce puissant maître des foules ne craint pas d'employer
l'interrogation socratique avec un auditoire de quatre mille per-
sonnes. 11 dialogue avec le peuple et le questionne : « Le bill est-il
encore vivant? — Oui... Non. — Vous avez raison de dire oui et
raison de dire non. Le bill n'est ni vivant ni mort. Si nous disons
qu'il est encore vivant, les gladstoniens sont indignés, et ils entrent
en fureur si nous disons qu'il est déjà mort. » Dans une autre réu-
nion,, il se lélicite d'avoir été interrompu. Il va jusqu'à dire : « S'il
y a quelque chose que vous ne compreniez pas, arrêtez-moi. » C'est
là un mot de professeur, et, en elï'et, M. Chamberlain, l'homme
aux paradoxes sociaux, s'est trouvé, finalement, n'être qu'un pro-
fesseur de bon sens politique.
Tout espoir de réunion n'était pas perdu. Les conférences dites
de la Table ronde commencèrent à la fin de 1886 et se prolongèrent
dans l'hiver de 1887. L'ultimatum des unionistes, formulé par
'"
h'2'2 REVUE DES DEUX MONDES.
lord llartinglon, contenait les quatre articles suivans : « 1° la pre
sence des députés irlandais à Westminster; 2" la suprématie du
parlement impérial maintenue; 3-' l'indépendance de 1" Lister garan-
tie ; h" l'ordre et le respect de la loi assurés en Irlande. Les conié-
rences n'aboutirent pas. Pourquoi? M. Morley explique cet échec
par quelques mots amers échappés à M. Chamberlain dans un
article de revue. M. Chamberlain attribue la rupture des négocia-
tions à un veto de .M. Parnell. La vérité est que, de part et d'autre,
la défiance croissait chaque jour, et, malgré la rondeur de la table,
la ligne de démarcation était de plus en plus nette entre les deux
pai'tis. Les déclamations passionnées de x^L Redmond à Chicago,
surtout le fameux plan de campagne de M. Dillon (ce nom porte
malheur) et les excès qui en furent la suite, avaient achevé d'ouvrh'
les veux à M. Chamberlain et à ses amis.
Au printemps de 1887, il annonça le désir de visiter le nord de
l'Ecosse et les îles voisines. Aussitôt des lettres menaçantes lui
parvinrent. L'un de ces correspondans lui promettait, s'il mettait
le pied dans l'île de Skyc, « qu'une royale volée d'œufs pourris
y saluerait son débarquement. » L'n autre, plus exalté, jurait que
l'apostat ne sortirait pas vivant du territoire écossais. M. Cham-
berlain vint, n'essuya aucun outrage, ne courut aucun péril et ne
se vit olFrir que des œufs frais. 11 étudia sur place et par lui-même
la question des cro fiers et parla aux libéraux de Glascow de façon à
leur faire entendi-e que le véritable Chamberlain existait encore et
n'avait pas abdiqué ses théories. Jl leur donnait encore quelque
vague espoir de réconciliation. iUen de semblable dans ses discom'S
d'automne, lorsqu'il parcourut en triomphe T Lister.
Vers ce moment, il acceptait de lord Salisbury la mission d'aller,
en qualité de commissaire spécial, régler la question, loujom's pen-
dante, des pêcheries du Canada. «Il fuit la lutte, crièrent ses
anciens partisans, devenus ses adversaires ; il n'oserait se montrer
à Birmingham ! » Dès le lendemain, il paraissait devant ses élec-
teurs, le iront haut, et obligeait les membres du fameux Cuucns
radical à saluer d'un grognement le nom de Gladstone, à applaudii'
des paroles courtoises et modérées aur lord Salisbury.
Si le (I cousin Jonathan » n'est pas très expert à caresser et à
flatter, il faut convenir que ses lilles et ses sœurs s'en acquittent à
souhait pour lui. La haute société de Washington choya M. Cham-
berlain de mille laçons. Entre temps, il négociait avec Al. Ba\ard
un traite dont il annonça la conclusion à lord Salisbury avec la
salislaciion naturelle à un diplomate débutant. Dans un banquet
de trois mille couverts, ollèrt parla Société dos Fils de Saint-George,
il caractérisa complaisamment son œuvre. C'était mieux qu'une
JOSEPH CHAMCERLAIX.
/I-23
convention de pêche, c'était un traité d'alliance et d'amitié entre la
Grande-l'retagne et la « plus grande » Bretagne, un véritable pacte
de famille entre la fille et la mère, il serait cruel de rappeler ce qui
advint du traité Bayard-Chamberlain. Une seule union devait résul-
ter de ce voyage diplomatico-sentimental : celle du grand orateur,
veuf depuis quelques années, avec miss Endicott, fille du secrétaire
d'état de la guerre, la grâce et le charme des salons de Washington.
jN'est-il pas singulier, et même significatif, que lord Randolph
Churchill et M. Chamberlain aient épousé tous deux des Améri-
caines? Les milieux d'origine sont, d'ailleurs, tout diiïérens.
Miss Jérôme est la fille d'un spéculateur de New-York. Miss Endi-
cott descend d'une longue lignée de colons puritains. On sait qu'il
y a une sorte d'aristocratie aux États-Cnis : elle consiste à pouvoir
revendiquer un ancêtre sur la Mayfloiver qui amena, en 1628, sur
les dunes du xMassachusetts, une élite immortelle de proscrits.
J'ignore si miss Endicott avait un ascendant direct sur le bienheu-
reux bateau. Mais elle se rattache par une filiation certaine à cette
forte race qui peupla le rivage oriental de l'Amérique et fut, cent
cinquante ans plus tard, le plus énergique agent de son émanci-
pation.
Le mariage fut célébré le 15 novembre 1888, M. Chamberlain
ramena sa femme en Angleterre. Birmingham la reçut comme une
jeune reine ; après quoi, elle parcourut l'Ecosse au bras de son
mari, au milieu des hurrahs, prenant avec un sourire les bou-
quets que lui apportaient les jeunes filles, tandis que M. Cham-
berlain remerciait en quelques mots sobres et graves. Ainsi, de
meeting en meeting, d'ovation en ovation, le tribun promena sa
lune de miel. Ce fut pour lui, sans doute, une heure très douce,
une joie profonde de pouvoir montrer à la femme aimée combien il
était grand dans son pays et de lui offrir ces fêtes de la popularité
que les empereurs et les rois ne connaissent plus.
V.
Au printemps précédent, M. Chamberlain était revenu en Europe
pour assister à un curieux spectacle : la mise en pratique de ses
propres idées par le parti qu'il avait combattu toute sa vie. Puisque
M. Parnell était devenu le mentor de M. Gladstone, pourquoi donc
M. Chamberlain n'aurait-il pas été l'inspirateur de lord Salisbury?
Ce n'était pas là, — qu'on le comprenne bien en France, — une
de ces coalitions honteuses qui se nouent sans scrupule à la veille
hlh REVUE DES DEUX MONDES.
du conibal et se dénouent, sans vergogne, au lendemain de la
défaite. Dans nos parlemens Irançais, on a vu de petits groupes,
formés de politiciens douteux qui louvoyaient sur les confins de
tous les partis, vendre leurs votes au moment décisif et devenir,]
pour quelques heures, les arbitres de la politique. Vous les recon-
naîtrez à ce signe, qu'ils se disputent des places au lieu de négocier
pour des principes. Ici, rien de semblable. L'appoint des quarante
ou cinquante voix que M. Chamberlain apportait en dot au parti
tory était précieux sans doute, mais non indispensable. Ce qu'on
voulait surtout de lui, et ce qu'il pouvait prêter sans bassesse,
c'était son nom, son éloquence, sa puissance populaire, seule |ca-
pablc de balancer celle de Gladstone auprès des masses libérales ;
c'était enfin son programme de réformes, plus social que politique,
et compatible, par conséquent, avec le vieux credo conservateur.
L'emprunt n'était ni illogique, ni immoral ; ce n'était même pas
une nouveauté. Deux fois déjà, dans ce siècle, le parti tory s'est
retrempé et rajeuni par ces transfusions de principes. Salisbury ne
faisait que suivre l'exemple de Robert Peel et de Beaconsfield. Mais
c'est à Randolph Churchill que revient l'honneur, — car c'en est
un ! ■ — d'avoir préparé cette brillante évolution.
Dès 1885, M. Chamberlain l'avait prévue et prédite. Il s'écriait :
(( Voilà les tories au ministère et les radicaux au pouvoir ! » Les
conservateurs, n'ayant pas de programme, devaient fatalement
prendre celui de Birmingham : « Ils m'ont volé ma politique,
disait-il gaîment à ses électeurs; me voici nu et dépouille, jusqu'à
ce que j'en invente une autre... qu'ils me voleront encore! » Il
disait dans une autre circonstance : « Jusqu'où iront-ils? Si je de-
mande la séparation de l'église et de l'état, l'abolition de la pairie
héréditaire, la laïcité des écoles, me les donneront-ils? L'autre jour
un membre de la chambre est venu à moi et m'a dit : « Mon cher
ami, faites bien attention à ce que vous demanderez : car si vous
critiquiez les commandcmens de Dieu, Balfour déposerait immé-
diatement un bill pour les supprimer. »
Ce n'était alors qu'une piquante plaisanterie. Aujourd'hui que
ces paroles traduisent l'exacte situation des choses, M. Chamberlain
se garderait bien de les prononcer. Il est trop habile pour se
vanter de cette dictature impalpable et insaibissable. Alais voyons
comment il l'a exercée.
11 n'a pas u critiqué » les commandcmens de Dieu, comme beau-
coup de ses contemporains, il les prati({ue sans y croire. Sagement
il laisse imu'ir le problème de l'impôt progressif et celui de la sé-
parai ion de l'église et de l'état. Quant à la cliambre des lords,
dont il reclamait énergiquement la suppression il y a dix-huit ans,
JOSEPH CHAMBERLAIN. A25
il semble avoir pitié de sa décrépitude. Il a dit un jour dans le
parlement : « Je regrette d'avoir à discuter les idées de lord Salis-
bury en son absence. Mais il ne peut descendre vers moi, et,
quand je le pourrais, je ne voiidnna pas mon/cr jiiupià lui. »
Remarquez ces paroles par lesquelles il se ferme à jamais les portes
de la haute assemblée. La vanité d'une jeune femme, tendrement
aimée, pourrait le faire changer d'opinion. Mais non, au plaisir de
timbrer ses lettres d'un tortil de baronne ou d'une couronne com-
tale, xAP' Chamberlain ne sacrifiera pas le nom glorieux du parvenu
de Birmingham, ni cette belle lignée d'ancêtres puritains, pure de
toute mésalliance patricienne, et qui vaut mieux que les seize quar-
tiers d'une chanoinesse allemande.
Ou la chambre des lords vivra et prouvera ainsi qu'elle méritait
de vivre ; ou elle s'éteindra dans une pompeuse léthargie qui nous
dérobera la vue de son agonie. Elle n'a pas eu John Bright; elle
n'aura ni Gladstone, ni Chamberlam. La sève populaire, le sang
jeune et chaud n'arrivera plus à ses veines. Embaumée dans ses
honneurs nominaux, sa rigidité majestueuse fera longtemps illusion,
et on la croira vivante qu'elle aura, depuis bien des jours, cessé de
res[ûrer. Quand on viendra pour l'achever, on ne trouvera plus
qu'un squelette sous la pourpre et l'hermine, et on n'aura qu'à
lui décerner d'imposantes funérailles.
Donc M. Chamberlain, laissant de côté les problèmes irritans
que le temps se charge de résoudre, est allé droit au plus pressé,
à la constitution des assemblées de comté et de district, qui cor-
respondent à nos conseils généraux et à nos conseils d'arrondisse-
ment, et qui centraliseront dans leurs mains les attributions
éparses des divers corps électifs locaux, en y joignant des pouvoirs
empruntés à l'omnipotence pléthorique du parlement. Ces conseils
fonctionnent depuis un an à peine : il serait prématiu^é de porter
un jugement sur leur vitalité et sur leur avenir. Plus que toutes
les antres, et en Angleterre plus qu'ailleurs, les institutions re-
présentatives veulent du temps pour s'implanter, fleurir et porter
fruits. Dans un quart de siècle, si nous sommes encore là, nous
saurons si l'enfant de M. Chamberlain était viable, si les conseils de
comté et de district ont créé une nouvelle classe de politiciens,
transformé une aristocratie de seigneurs terriens en une démo-
cratie de petits propriétaires. Car c'est à ce grand rôle que les
destine .celui qui les a créés. Tâche bien difficile à remplir avec un
gouvernement tory! M. Chamberlain le sait, et il a dit, si je me
souviens bien, que « charger les conservateurs d'exécuter la réforme
de la propriété foncière, c'était donner la crème à garder au chat. »
Mais, à son toiu*, il garde le chat.
^26 REVUE DES DEUX MONDES.
Déjà cette révolution sociale commence. La mise en pratique
de la loi sur les (tllotmenls, de M. Jesse Collings, qui est comme
le préambule des lois agraires de M. Chamberlain, va être remise
aux mains des conseils de district. Les terrains usurpés par les
particuliers sur les communes seront repris, divisés en lots, remis
aux travailleurs qui les occuperont dans une situation mixte entre
celle des locataires et celle des propriétaires. L'esprit anglais et
l'état de la législation permettent ces compromis que repousse
notre esprit latin, absolu et symétrique. Ce sont des étapes qui ren-
dent plus facile la marche d'une société, de l'erreur à la vérité, du
privilège à la Uberté et de l'abus au droit.
On comprendra maintenant la place que tient M. Chamberlain en
Angleterre, surtout si j'ajoute que les esprits se sont lentement
convertis à la solution qu'il indiquait, dès le début, à la question
irlandaise. Que M. Parnell et ses amis y consentent, cette question
sera réglée demain. L'Irlande aura son autonomie administrative;
elle sera maîtresse chez elle, sans cesser d'exercer à Westminster
sa part légitime de souveraineté.
Un homme a singuhèrement aidé, qu'il l'ait voulu ou non, au
triomphe des idées de M. Chamberlain, c'est lord Randulph Churchill,
dont j'ai essayé d'esquisser, l'an dernier, la curieuse physionomie.
Le député de Birmingham, toujours équitable et courtois envers
son jeune collègue, même quand celui-ci perdait la mesure, l'a
défini un « tory démocrate, plus démocrate que tory. » La situa-
tion actuelle disparaîtra, chacun reprendra sa place naturelle, son
rôle logique : ces deux hommes resteront ce qu'ils sont, et, si Dieu
leur prête vie, alterneront au pouvoir comme ont alterné Disraeli
et Gladstone. Et le pays ne sentira point cette effroyable secousse
qu'éprouverait la France si le comte de Mun succédait à M. Jules
Ferry, ou M. Clemenceau à M. Paul de Cassagnac. L'un restaurera,
l'autre réformera : deux manières d'agir qui aboutissent quelquclois
au même résultat. M. Chamberlain croit à la raison humaine et au
progrès, lord Raudolph Churchill est un chrétien ierme et déclaié.
M. Chamberlain a confiance dans l'efficacité des principes plus que
dans l'inlaillibilité des hommes : Measures, nol men! Lord lîan-
dolph est plutôt de l'école de Carlyle : « cherchez l'homme capable,
the able man, et donnez-lui carte blanche! » Mais, quelles que soient
leurs divergences, apparentes ou réelles, jamais l'un de ces deux
hommes ne se donnera pour mission de détruire l'œuvre accomj)lie
par l'autre.
Que seront-ils pour la France ? Il est permis d'espérer eu lord
lÀandolph et il est logique de compter sur Chamberlain.
L'orgueil anglais est à la fois une force et une faiblesse : vous
I
JOSEPH r.HAMBERLALV.
427
n'en trouverez chez M. Chamberlain que les côtés admirables et
non les côtés ridicules. Ce n'est certes pas lui qui méprise
les étrangers et les croit indignes d'imitation. Il connaît, je
pense, ce beau passage où Montesquieu nous montre Rome emprun-
tant quelque chose à tous ses ennemis, soit une arme de guerre,
soit un outil de gouvernement. Ainsi a fait M.. Chamberlain avec
ses amis d'Amérique et de France. Récapitulons tout ce qu'il nous
doit. Sans parler d'emprunts insignifians, comme la loi sur les
faillites, chez qui a-t-il trouvé le sufïrage universel, l'instruction
populaire obligatoire et gratuite, l'unification des pouvoirs locaux?
Où a-t-il vu ce puissant organisme d'une nation de paysans pro-
priétaires, qui défie la révolution sociale parce qu'elle l'a devancée?
Quels charmes peuvent avoir le caporalisme et le piétisme prus-
siens pour ce grand disciple de la pensée française, dont nous
revendiquons avec fierté la sympathie? Il se souvient de Thiers
avec respect ; il a salué, d'une phrase émue et vibrante, la mémoire
de Gambetta, dont il a été l'ami ; il a parlé de l' Alsace-Lorraine
comme en eût parlé un Français. Peut-être, lorsque le traité de
Francfort, qui nous lie les mains, ne sera plus qu'un morceau de
papier historique, est-il réservé à sa \ueillesse de reprendre, avec
nos hommes d'état, l'œuvre de la liberté commerciale, la grande
œuvre de Cobden et de Napoléon III. Mais, quoi qu'il arrive, j'ose
en répondre, Joseph Chamberlain ne sera pas un second Crispi!
Augustin Filon.
LE
CONGRÈS ANTIESCLAVAGISTE
La façon dont les puissances européennes ont procédé au par-
tage d'une grande partie du continent africain ne pouvait soulever
de difficulté. En matière d'expropriation de ce genre, il ne s'agit,
pour les hommes habiles dont un congrès se compose, que de bien
s'entendre à l'avance sur ce qui convient le mieux aux pays qu'ils
ont l'honneur de représenter.
Quant aux expropriés, qu'ils le soient de gré ou de force, nul
scrupule à leur sujet ne saurait venir à l'esprit de personne.
Le sultan do Zanzibar, par exemple. Sa Hautesse Saïd-Bargash, a
bien murmuré contre le sans-gène avec lequel on lui a pris « en
fermage » des villages et des centaines de lieues de côte, mais
ses plaintes n'avaient pas plus de chance d'être entendues que
celles d'un malheureux pigeon aux serres d'un vautour. Ce sou-
verain a donc fini par vouloir tout ce qu'on voulait de lui et surtout
de ses biens; il a eu même l'esprit de se montrer satisfait, d'en-
voyer une ambassade en Europe, et c'est ce qu'il avait de mieux
à faire. En somme, il doit s'estimer heureux qu'on ne l'ait pas
entièrement dépossédé, car on n'avait pas plus le droit d'enlever
à IJruxelles un grain de sable à ses domaines que de lui prendre
ceux-ci tout à fait.
Une seule fois, il y a quelques années, l'opinion publique a eu
raison d'une entreprise par trop brutale, c'est lorsque l'archipel
des Carolines, un instant dérobé, fut restitué, après arbitrage du
vénérable Léon XIII, à ses légitimes propriétaires.
LE CONGRÈS ANTIESCLAVAGISTE. /i29
Donc en dehors des lamentations de Saïd-Bargash et des regrets
peu motivés qu'éprouve M. Crispi de nous voir à Carthage, je ne
sais personne ayant à se plaindre du partage qui s'est fait à Berlin
de l'Afrique. Qui donc aurait pu mettre opposition à la création
d'un état libre du Congo par Sa Majesté le roi des Belges, d'un
autre Congo non moins libre par la République française, et à l'ou-
verture de comptoirs portugais , allemands , italiens et anglais
sur les rivages de l'Océan-Indien, de l'Océan-Atlantique et de la Mer-
Rouge? Personne que je sache ; ceux qui, comme les madliistes ou
les Abyssins, ont osé le faire, en ont été punis par une répression
sanglante.
Tout le monde est donc d'accord pour tolérer certains actes ar-
bitraires, vu qu'il y a urgence à porter la lumière jusque dans les
profondeurs du continent noir, de même que l'Angleterre et la
France se trouvèrent d'accord, il y aura bientôt trente ans, pour
forcer sans excuse valable les portes de la Chine et du Japon; mais
on est unanime aussi pour déclarer que de très grands devoirs, de
très sérieuses obligations s'imposent aux gouvernemens ayant fait
acte de souveraineté dans leurs récentes acquisitions. Un engage-
ment solennel avait été pris de s'opposer à la vente et aux trans-
ports des esclaves, aux hideux trafics dénoncés au monde chrétien
par des hommes comme Livingstone, Gordon, le commandant Ca-
meron, Pinto, Speke, l'aventureux Stanley, et par ces pères blancs
d'Afrique, dont le témoignage, selon une magnifique expression de
Pascal, ne peut être suspect puisqu'il est attesté par le martyre de
ceux qui ont témoigné. L'a-t-on iait? La traite est-elle morte? Non.
A l'heure où j'écris ces lignes, des noirs, courbés sous le fouet
et de lourds fardeaux, s'acheminent-ils encore vers le port où ils
doivent s'embarquer pour un exil éternel? Oui, et par milliers.
De mesquines rivalités entre puissances par trop industrielles,
des guerres sans merci faites par des officiers sans mandat
sérieux à des Arabes qui, en somme, combattent pour garder
un sol qui leur appartient, ont mis en contradiction de solennels
engagemens, les belles théories qui servaient d'excuse aux entre-
prises africaines. Que l'on y prenne garde si l'on ne veut pas
entendre dire que l'intérêt que l'on a porté dans ces derniers temps
aux nègres esclaves n'est qu'un masque sous lequel se cachent de
tristes compétences et des rivalités de boutique.
Il est une politique appelée la politique de l'extension coloniale,
celle dont avec un succès non interrompu s'est servie l'Angleterre
depuis le commencement du siècle et que l'Italie, la France et
l'Allemagne s'cflorcent d'imiter. De toutes les politiques, c'est la
moins honnête, s'il en est une qui le soit, car elles ne pèchent toutes
hZO RE\TJE DES DEUX MONDES,
"
qu'en eau trouble. La politique coloniale a presque toujours été tIc-
torieuse au-delà des mers, parce que, à ses fusils ta tir rapide, aux
yaisseaux cuirassés qu'elle a à son service, il ne lui a été opposé
que des flèches et des lances, des fortins en torchis et couverts de
paille comme ceux que l'exposition nous a montrés. Son excuse est
en ce qu'elle obéit et cède inconsciemment à cette loi inéluctable,
mystérieuse, qui veut que la lumière triomphe des ténèbres, la
civilisation de la liarbarie.
Que cette politique réussisse à supprimer en Afrique les marchés
à esclaves, qu'elle en fasse disparaître la vente, l'achat et le trans-
port, et alors il lui sera beaucoup pardonné, car des millions
d'ètrcs humains lui devront la vie et la béniront au lieu de l'accu-
ser; personne n'osera plus lui dire ce qui lui a été reproché tant
de fois, c'est qu'elle n'asservit que des êtres faibles, inca-
pables de lui résister, et dont elle n'a eu cure ni souci dès qu'elle
les a vaincus. Tout pour l'envahisseur, rien pour l'indigène, telle
paraît être trop souvent la devise égoïste des vainqueurs.
I.
A diverses époques très distinctes de l'histoire, deux grands
assauts ont été donnés à l'esclavage , lequel , sans aucun
doute, remonte au jour où la terre compta jusqu'à deux habi-
tans d'inégale force. Dans la Rome primitive, un fils pouvait
être déjà vendu par son père jusqu'à trois fois, et, bien plus
tard, c'est-à-dire 72 ans avant Jésus-Christ, si nombreux étaient
les captifs dans la capitale du monde, que Spartacus, qui les
commandait, ne craignit pas de se mesurer à des légionnaires
réputés invincibles. « Au i^"" siècle de Rome, dit Montesquieu,
les maîtres vivaient avec leurs esclaves ; ils avaient pour eux
beaucoup de douceur et d'équité. Les mœurs suffisaient pour
maintenir la fidéhté ; il ne fallait pas de lois ; mais lorsque Rome se
fut agrandie, que les esclaves ne furent plus les compagnons de
travail de leurs maîtres, mais les instrumens de leur luxe et de
leur orgueil, il fallut des lois terribles pour établir la sûreté de ces
maîtres cruels qui vivaient au milieu de leurs serviteurs, comme
au milieu de leurs ennemis. »
C'est l'évangile de Jésus, prêché par ses apôtres, qu\ porta le pre-
mier coup à l'esclavage païen. Des gladiateurs captifs, dressés pour
les sanglans combats du cirque, apprirent de la bouche de martyrs
chrétiens qu'il y avait plus de gloire à mourir pour un obscur crucifié
que pour un césar romain. C'était l'époque où Néron enveloppait les
briseurs d'idoles de peaux d'animaux pour mieux les faire déchirer
LE CONGRÈS ANTIESCLAVAGISTE. ^31
par ses chiens, et où leurs corps , enduits de résine , éclai-
raient de sinistres lueurs les jardins de ses palais. D'année en
année, de siècle en siècle, la religion nouvelle progressa de ce que
la servitude perdait, jusqu'au jour où celle-ci disparut du monde
chrétien. Rome, au temps de sa toute-puissance, avait regorgé de
captifs, et cependant, au v^ siècle de notre ère, rien n'eût été plus
facile que de faire le dénombrement de ceux qui s'y trouvaient
encore.
C'est en débarquant en Terre-sainte que les croisés apprirent, —
qaelqucs-uns à leurs dépens, — qu'un assez grand nombre de
leurs semblables, fidèles à leurs croyances, vivaient dans une
étroite servitude chez les m.usulmans. Ils en furent surpris à faire
croire que le christianisme avait effacé de leur esprit jusqu'au mot
avilissant d'esclavage. Ce qu'il y eut d'attristant par la suite, c'est
que, les croisades terminées, les Vénitiens, qui n'avaient plus de
pèlerins soldats à transporter d'Europe en Palestine et de Palestine
en Europe, imaginèrent d'aller acheter des captifs en Tunisie, puis
de les revendre dans divers ports d'Asie, ports qui, alors comme
aujourd'hui, sont les meilleurs débouchés pour ce genre de né-
goce. Les papes fulminèrent contre ces odieux traitans, mais sans
aucun succès. Les Portugais et les Espagnols, alors les maîtres de
la mer, et qui avaient, eux aussi, des bateaux h utiliser, s'abattirent
comme des oiseaux de proie sur les rivages africains, en dépeu-
plèrent les villages et remplirent Lisbonne et Séville de nègres
asservis. C'est le prince Henri de Portugal qui se signala le plus
par riiabile et miplacable direction qu'il sut donner à l'exploitation
des côtes d'Afrique. Longtemps avant la découverte du Nouveau-
Monde, on pouvait voir à Séville beaucoup de noirs qui, quoique
baptisés, étaient tenus en dehors de la population blanche; ils y
cultivaient la canne à sucre, importée par les Maures; relégués
dans une sorte de ghetto, ils avaient une église à eux, une police
et des lois particulières. Leur existence n'avait rien de pénible.
On a accusé un homme vraiment bon, l'évêque de Chiapa 13ar-
tolomé de Las Casas, d'avoir transporté en Amérique le germe de
l'esclavage.
La façon dont les conquérans espagnols traitèrent les malheureux
Indiens, le dur travail des mines auquel ils étaient attachés sans
trêve ni repos, donna au saint évêque l'audace d'accuser le roi d'Ara-
gon et de Castille de faire anéantir par des licutenans très âpres
à la curée ses sujets du Nouveau-Monde. Il remontra à son royal
maître que la race cara'ïbc était menacée d'extinction si l'on ne
venait charitablement à son secours. Pour ne pas la voir dispa-
raître et continuer l'extraction de l'or, l'évêque conseillait de rem-
k
432 REVUE DES DEUX MONDES.
placer les Indiens aux mines par des nègres robustes qui végé
taient sans grande utilité pour personne à Séville. Le cardinal
Ximénès, à cet époque régent d'Espagne, répondit avec raison
qu'il lui paraissait peu logique de soumettre les noirs aux travaux
forcés pour en préserver une autre race. En 1517, Charles-Quint
fut moins scrupuleux : un gentilhomme des Flandres obtint l'auto-
risation d'introduire â ,000 Africains à Hispaniola, aujourd'hui Saint-
Domingue. 11 est certain, pourtant, qu'un certain nombre de noirs
avait été envoyé dans cette île de 1501 à 1506, avec l'étrange
condition d'enseigner aux Caraïbes le catéchisme qu'ils avaient
appris à Séville.
L'autorisation accordée par l'empereur Charles-Quint fut donc
le point de départ du commerce des esclaves ; il doit peser sur sa
mémoire et laver celle de Las Casas de l'accusation qui pesait
injustement sur elle.
Lorsque les Espagnols des Antilles et du Mexique eurent constaté
qu'un nègre des côtes d' Afrique faisait quatre fois le travail d'un
Indien, le nègre fut très demandé. Les rois, et quelquefois même
les reines d'Espagne, ont eu des favoris besogneux ; c'est donc à
des hommes de cour que furent accordées les reaies asientos ou
rovales autorisations de s'enrichir en faisant ouvertement un com-
merce réputé infâme aujourd'hui.
Les Portugais, les Génois, les Anglais, les Français, les Danois
et les Hollandais, qui avaient également des bateaux à voile à uti-
liser, demandèrent à leurs gouvernemens, qui la leur accordèrent,
une autorisation que l'Espagne ne refusait plus à aucun de ses voi-
liers. La France jeta son dévolu sur les côtes du Sénégal et de la
Gambie; les Hollandais s'installèrent dans le voisinage de cette
rivière; les Anglais, ne pouvant tout absorber, se contentèrent du
littoral de la Guinée septentrionale, de la côte d'Ivoire, de la côte
d'Or et des baies de Î3énin et de Biafra. Les Brésiliens s'adju-
gèrent la Guinée, avec les ports d'Ambriz, Loanda, Benguela,
Zaïre et Cabinda. Les Portugais avaient leurs établissemens dans
la Guinée méridionale, aux royaumes d'Angola et de Benguela; leur
pavillon flottait encore des îles du Cap-Vert à Sierra-Leone, de l'ar-
chipel de Bissaos aux embouchures du Rio->junez et du Rio-Pongo.
Sur la côte orientale d'Afrique, ces habiles navigateurs avaient de
plus Mozambique et deux autres refuges dont les noms m'échap-
pent. Le Portugal est de toutes les nations celle qui, assure-t-on,
a prêté à la traite le plus constant appui. C'est peut-être pour cela
que les Brésiliens, — des Portugais émancipés, — ont été les
derniers à aflranchir leurs serviteurs. La loi d'émancipation, ou la
(( loi dorée, » comme on l'appelle au Brésil, date en efïet d'hier.
LE CONGRÈS ANTIESCLAVAGISTE. ' 433
Pour l'Espagne, s'il est vrai qu'elle ait la première mis en pra-
tique « l'iniquité monstre, » ainsi que Livingstone nomme la traite,
elle fut aussi la première qui ait songé à faire participer au bienfait
(les institutions quelques-uns des déshérités dont nous nous occu-
pons. Bonaparte fut bien moins tolérant ; après avoir rétabli la ser-
vitude abolie dans nos colonies par un décret du 18 pluviôse an ii, il
crut devoir interdii-e le territoire français aux gens de couleur, « pour
prévenir un mélange contraire à notre race, n II y eut les exceptions
que chacun connaît. D'autres griefs, à ce point de vue, peuvent être
formulées contre nos gouvernans. Bien avant Bonaparte, le grand
Golbert, qui voulait encore plus une marine que des colonies, em-
ploya toute son influence pour que la France obtînt le monopole
du transport des noirs au Nouveau-Monde, mais il ne put y par-
venir. Nos colonies ont néanmoins regorgé d'esclaves, et Louis XIV
décréta cette monstruosité, que les enfans nés du commerce des
blancs avec les négresses seraient captifs comme leurs mères.
Tous les emplois leur furent fermés : « Dans un pays où il y a
quinze noirs contre un blanc, on ne saurait tenir trop de distance
entre les deux espèces. » Autre immoralité : Louis XV défendit le
mariage entre les deux races, et pourtant les enfans dits « de cou-
leur » naissaient par milliers dans nos possessions. Inconséquence
bien extraordinaire chez des souverains qui légitimèrent en si grand
nombre leurs fils naturels.
Ces anomalies, un nombre infini d'ordonnances touchant à la
ser\itude, la publication du code noir, dans lequel il était dit que
le nègre était la propriété absolue de son maître, quelque vague
connaissance de la façon dont se faisaient les recrutemens sur la
côte d'Afrique, et enfin l'état misérable dans lequel les esclaves dé-
barquaient en Amérique, éveillèrent l'attention de quelques esprits,
et plus particulièrement de deux grands philosophes, Montesquieu
et Voltaire; c'est une de leurs gloires d'avoir été des premiers,
dans les lettres, à stigmatiser « l'iniquité monstre. » Plusieurs [ton-
tifes, — alors des souverains, — réclamèrent aussi contre le trafic
criminel et le frappèrent d'anathème. Mais ni les lettres aposto-
liques de Paul III, en 1537, ni celles d'Urbain VIII, en 1639, du
pape Benoît XIV, en 1711, ne furent prises en considération par
les rois très chrétiens, ou qui, du moins, se qualifiaient de la sorte.
Il est dilTicile de se faire une idée de l'activité qui se déployait
pour dépeupler l'Afrique. Je n'en donnerai qu'un aperçu. Lorsque
les Anglais, qui, pendant un demi-siècle, gardèrent le monopole de
l'odieux commerce, s'emparèrent de l'île de Cuba, en 1702, il n'y
avait à La Havane que très peu d'esclaves. A leur départ, on en
comptait 60,000. Les descendans de Cham sont, très heureusement
TOME xcvi. — 1889. 28
434 REVUE DES DEUX MONDES.
pour eux, plus prolifiques que les descendans de Japhet; sans ce
privilège, le centre du continent africain, qui perd encore tous
les ans 500,000 de ses enfans, — c'est le chiffre donné par
M. le cardinal Lavigerie et ses pères, — serait aussi dépeuplé
que le Sahara.
II.
L'opinion devenait chaque jour de plus en plus attentive aux
récits des drames maritimes et terrestres que faisaient les capi-
taines négriers et leurs armateurs, et cela malgré le silence qui
régnait à Baltimore, Savannah, Charleston et la Nouvelle-Orléans,
lorsqu'on sommait ces villes de dire si elles traitaient leurs servi-
teurs avec bonté et comme des créatures de Dieu devaient l'être.
Par les négriers on sut que les roitelets d'Afrique se battaient sans
répit, afin de se procurer les noirs qui leur étaient demandés, ce-
qui permettait de dire aux esclavagistes que beaucoup de prison-
niers, s'ils n'avaient été achetés par eux, auraient été sacrifiés aux
fétiches ou mangés. Mais ce que les ennemis des nègres ne disaient
pas, c'est que la traite alimentait la guerre ; ce qu'ils ignoraient
alors, c'est que les mangeurs d'hommes étaient aussi rares en
Afrique qu'en Océanie, et qu'il n'y avait guère que les rois de
Dahomey ou les rois des Achantis qui se donnaient le luxe des
grandes hécatombes.
Comme aujourd'hui encore, les esclaves n'arrivaient pas tous à
leur port d'embarquement. C'est ainsi qu'il advint, un jour, qu'une
caravane de captils formée en Nigritie pour être dirigée sur le lit-
toral, et n'ayant pas rencontré de l'eau dans une oasis où d'habi-
tude il s'en trouvait, périt tout entière de soif. Elle se composait
de 2,000 individus et 1,800 chameaux. D'une autre caravane de ce
genre, comptant 1,000 prisonniers, il ne s'en sauva que 21. La
façon de faire voyager les noirs était identique, ainsi qu'on le
verra, à celle en usage à notre époque : colliers de cuù*, carcans
de fer, fourches, jougs, la jambe droite de l'un enchaînée à la
jambe gauche de l'autre ; les conducteurs à cheval ; coups de la-
nières ou de iouets pour accélérer la marche; mort violente pour
ceux qui, à bout de forces, ne peuvent suivre le sinistre convoi.
Résultat: hO noirs sur 100 périssent dans le trajet.
Par les armateurs, on sut qu'en échange d'une pièce d'andri-
nople ou de cotonnade bleue d'une valeur de 100 francs, leurs
capitaines avaient un nègre qu'ils revendaient 1,000 francs aux
planteurs de Cuba. Une pétition d'armateurs français apprit au
LE CONGRÈS ANTIESCLAVAGISTE. 435
monde indigné que tous les ans il était jeté à la mer un chiffre
approximatif de 1,500 moribonds. C'était lorsque le capitaine dé-
couvrait qu'un nègre esclave ne pouvait supporter la traversée
qu'il s'en débarrassait de cette façon sommaire. Les capitaines dé-
claraient « sur l'honneur » à des compagnies d'assurances, consti-
tuées à cet effet, que l'homme noyé n'aurait pu vivre, et les assu-
rances payaient un prix convenu d'avance. Un autre document
semi-officiel fit savoir qu'un quart des Africains embarqués sur un
bateau à voile périssait en route.
« La plupart des esclaves, a écrit un ancien chirurgien de né-
grier, semblaient en proie à un abattement insurmontable, à une
morne mélancolie. De temps en temps des sanglots leur échap-
pent, ou bien ils déplorent, dans un chant plaintif, la perte de leur
famille et de leur patrie ; et tel est sur eux l'empire du chagrin que
beaucoup cherchent à se donner la mort, soit en se jetant à la
mer, soit en se heurtant contre les parois du navire, ou en s'étran-
glant avec leurs chaînes. D'autres refusent obstinément de manger;
et, quand on veut les forcer à prendre de la noui'riture, soit par
le fouet, soit par tout autre moyen violent, ils regardent en face les
négriers en leur disant dans leur langage : « Laissez-nous ; que ce
soit fait de nous. » L'accablement de l'esprit produit chez eux une
langueur générale et une faiblesse qu'accroît l'obstination insur-
montable qu'ils mettent à ne point manger, obstination due soit à
la bouderie, soit à la maladie. Il en résulte bientôt la dysenterie,
qui se propage dans la cargaison et enlève les malheureux par dou-
zaines, sans que la puissance de la médecine puisse arrêter le
fléau. »
On pourrait supposer que les noirs installés dans les plantations
pouvaient se créer un foyer, une famille, et qu'ainsi leur exil eût
été plus léger, moins douloureux. Une femme, des enfans, un père
et une mère à vénérer, eussent peut-être, à la longue, fait germer
dans leurs âmes des sentimens que leur triste condition d'esclaves
les empêchait de connaître. Mais sans tendres liens était-ce pos-
sible? Or, ces liens leur étaient inconnus, n'existaient pas pour eux.
La famille est le fondement des sociétés; mais, pour que la famille
existe, il faut que ceux qui en font partie ne puissent être soudai-
nement séparés et vendus selon le caprice d'un maître.
Naufragé aux îles du Cap-Vert, je fus témoin de la vente d'un
groupe d'esclaves ayant appartenu à une vieille dame portugaise
morte sans héritier. La vente se fit sur la place publique de Boa-
Vista, par autorité de justice, et je vis toute une fiiinille de noirs
dispersée auvent des enchères. Il n'y eut aucune scène déchirante,
de celles qui, au moment d'une séparation, éclatent entre gens qui
/l36 REVUE DES DEUX MONDES.
s'aiment et se connaissent depuis longues années. Une personne
présente me dit qu'on s'était bien gardé d'éveiller dans le cœur de
ces infortunés des sentimens qui eussent pu nuire à l'autorité de
ceux qui en disposaient. Le dernier lot se composait de deux en-
fans, le frère et la sœur : l'un fut vendu à un planteur de San-
lago, l'autre à un colon de l'île de San-Vicenle. L'adjudication faite,
on sépara les deux petites créatures, qui se regardaient en sou-
riant, comme confuses de l'attention qui s'était portée sur elles,
mais sans paraître comprendre qu'elles étaient à l'heure d'une sépa-
ration sans doute éternelle.
De telles iniquités, de pareilles infractions aux lois de l'huma-
nité, devaient soulever des protestations indignées chez les nations
civilisées. J'ai dit déjà qu'elles avaient été flétries, pour la pre-
mière fois en France, par des écrivains de grand renom. En Angle-
terre, en 1780, un membre de la chambre des communes voulut
que le parlement déclarât que la traite des noirs était contraire aux
lois de Dieu et aux droits des hommes. Un petit et vaillant royaume,
le Danemark, prit contre le transfert des noirs par les bâtimens de
sa nationalité de sérieuses mesures, et, le premier des états euro-
péens, il interdit ce négoce par décret royal. La Convention, comme
jalouse de cette généreuse initiative, se hâta de l'imiter. En 1794,
les Américains, réunis en congrès, condamnèrent aussi l'infâme
commerce; mais, bien entendu, sans abolir l'esclavage. Celui-ci
était pour la marine marchande des ports anglais une source de
profils énormes, aussi est-ce chez nos voisins que les plus ardens
antiesclavagistes, Thomas Clarkson et \Mlberforce au premier
rang, Pitt, Fox, Shéridan, lord Grey et le marquis de Lansdo\vne à
la suite, rencontrèrent une violente opposition. De 1787 à 1807,
c'est-à-dire pendant vingt ans, à chaque nouvelle session du par-
lement, Wilberforce déposa une motion d'abolition de la traite.
Il triompha finalement, et dès lors, il faut le reconnaître à la gloire
de l'Angleterre, les négriers de toute catégorie, de toutes les na-
tionalités, n'eurent pas d'ennemis plus acharnés qu'elle.
La philanthropie des Anglais devint proverbiale, et c'est dans la
campagne entreprise par eux contre l'esclavage qu'il faut chercher
l'origine du bruit qu'on en faisait. Cette philanthropie a paru par-
fois bien surfaite et très souvent elle a été accusée de servir de pré-
texte à des intérêts où l'amour de l'humanité n'avait que faire.
Ainsi, au temps des croisières, une partie des cargaisons humaines
saisies par nos voisins ne retournait pas dans leurs tribus ; au
lieu de leur faciliter les moyens de s'y rendre, on les transportait
dans des établissemens de la côte d'Afrique, où des colons anglais,
protégés par leur marine do guerre, louaient pour vingt et trente
LE CONGRÈS AMIESCLAVAGISTE. Zl37
ans les pauvres noirs. De tels engagemens imposés à des gens
qu'on vient d'affranchir se passent de commentaires.
Ce qu'il y a de fâcheux, c'est que les Allemands accusaient,
il y a très peu de jours, les Anglais de violer le blocus de
Zanzibar, d'y importer des armes et d'acheter, à marché ouvert,
pour ho shillings par tète, tous les esclaves mis à la côte. Sauf
l'importation des armes, dont les Anglais sont coutumicrs, — ils
en importaient en Chine étant en guerre avec les Chinois, — il
est permis d'émettre quelque doute sur cette monstrueuse accu-
sation d'acheter des noirs à marché ouvert, et, probablement, il
n'y faut voir que le dépit éprouvé en Allemagne à la nouvelle que
l'amiral Freemantle avait saisi et mis en pièce un de leurs bateaux,
le Néœra.
III.
Quoiqu'il en soit, l'Angleterre à Paris en 1814, à Vienne au Con-
grès de 1815, à Véroile en 1822, prit constamment et avec ardeur
la défense des noù-s opprimés. L'abolition de leur trafic fut la préoc-
cupation constante de ses hommes d'état et de ses philanthropes,
réussissant ainsi à obtenir de tous les pouvoirs européens la pro-
messe qu'ils réuniraient leurs efforts. Les prières, les menaces ne
suffisant pas toujours auprès de ceux qui se montraient hésitans
et de mauvais vouloir, elle achetait leur adhésion. Celle du Portugal
fut payée. L'Angleterre offrit la Guadeloupe à la Suède, mais à la con-
dition expresse que celle-ci adhérerait à son programme. Elle donna
10 millions de francs à l'Espagne pour qu'elle ne tolérât plus la
traite dans ses colonies des Antilles, et Dieu sait si l'Espagne s'en
priva jamais. Elle fit partout et pour son propre compte la police
des mers, se déclara la protectrice de tous les noirs. La première,
elle défendit que la peine du fouet fût appliquée aux femmes noires.
Les négriers, gens de sac et de corde, car on les pendait s'ils
étaient pris, soutinrent dès lors contre les marines de guerre des
états antiesclavagistes une lutte à outrance. Ceux-ci établirent
partout des croisières qui coûtèrent la vie à des millions de
noirs jetés à la mer quand le bateau qui les transportait était serré
de trop près par un navire de chasse. Chose monstrueuse, on vit
les plus riches armateurs de Boston, de New-York, de Charleston
et de la Nouvelle-Orléans se former en société au prix de 5,000 fr.
par action pour continuer le trafic défendu. Leurs bateaux partaient
ostensiblement chargés de barriques de rhum pour l'île de Cuba,
mais cachant à fond de cale de mauvais fusils, des menottes et des
fers destinés à la cargaison vivante qu'ils allaient prendre à Mozam-
438 REVUE DES DEUX MONDES.
bique ou en (Juinée, le but réel de leur voyage. Ils y avaient ctabl
des agens qui allumaient de grands leux sur le rivage lorsqu'unl
bâtiment des croisières naviguait dans leurs parages. Les risques]
étaient grands, car, généralement, sur trois négriers un seul par-'
venait à tromper la surveillance des croiseurs. On juge si elle était
active des deux côtés': pour l'un, la pendaison en perspective; pour
l'autre, une forte prime par chaque noir délivré. Tout à fait au dé-
but de la traite, les compagnies d'assurances prenaient 11 pour 100
seulement de prime sur une cargaison de nègres. Avec l'interdic-
tion de la traite, le droit de visite de tout bâtiment suspect, elles
exigèrent hO pour 100 à l'aller comme au retour. Le piix d'un
bon Africain variait de 7,000 à 15,000 francs. Un chargement se
composait de 650 esclaves, qui, nuitamment embarqués , étaient
dirigés sur La Havane, où les autorités espagnoles, de conni-
vence avec les armateurs américains, visaient, moyennant une
redevance, tous les papiers du bord qu'on leur présentait. Des
bateaux pécheurs, en permanence dans les ports de l'île de Cuba,
prenaient fmalement les Africains et allaient les débarquer aux
États-Unis. Le Wonderer, le plus célèbre des clippers américains,
y mettait moins de façon ; il chargeait dans le sud son contingent
de noirs et le débarquait à New-York, toujours échappant avec un
bonheur merveilleux aux croisières qui le surveillaient. Du 1*' jan-
vier 1839 au 9 mars 18/i0, les Anglais saisirent 82 navires avec
5, A 58 nègres. Croit-on que le transport des noirs aux États-Unis
en dimmuât? En aucune façon, car, en 1858, dans les deux seuls
mois de mars et d'avril, 50 clippers partirent des ports des États-
Unis à destination de La Havane ou plutôt pour le littoral africain.
Pendant bien longtemps, en dépit du droit de visite, de l'assimi-
lation de la traite à la piraterie, des échanges de notes diplomati-
ques et d'incessantes croisières , 40,000 esclaves furent chaque
année débarqués à Cuba. Ils s'y rendaient ouvertement dans des
marchés publics appelés barracoims. D'ailleurs, leur débarquement
était si bien toléré que les gouverneurs de l'île y envoyaient des
commissaires pour veiller à ce qu'on ne les oubhât pas. Les con-
trebandiers payaient à ces hauts fonctionnaû-es une once d'or on
80 francs par tête de nègre. De 1835 à 1840, les gouverneurs se
firent par ce moyen 1 million de piastres ou 5 millions de francs.
Les rigueurs exercées contre la traite ne l'avaient donc rendue
que plus active. Les enfans noirs, en ])révision d'un arrêt complet
du trafic par mer, étaient surtout tivs recherchés par les planteurs.
Dans son livre, loi Hiver mw Antilles, M. Garney raconte qu'il
assista au débai'quement de plusieurs centaines de petits nègres :
« Maigres, décharnés, écrit M. Garney, la plupart portaient encore
LE CONGRÈS ANTIESCLAVAGISTE. 439
sur leur peau des traces de meurtrissure et de contusion prove-
nant, selon toute apparence, du frottement de leurs corps contre
les parois du bâtiment où ils avaient été entassés comme des
harengs dans une caque. »
L'Angleterre, entraînée par un parti puissant, le parti religieux
abolitioniste , marchait vers une solution, la seule qui fut pra-
tique, celle de l'abolition absolue de la servitude dans ses colo-
nies. Elle s'y décida en 1838, en émancipant solennellement plus
de 700,000 de ses noirs et en donnant, à titre d'indemnité, à ceux
qui en étaient les maîtres, un demi-milliard de francs.
Un fait curieux et auquel ne s'attendaient guère les sociétés reli-
gieuses abolitionistes, se produisit. Le développement du commerce
anglais et le perfectionnement de ses machines obligèrent la Grande-
Bretagne à demander aux États-Unis des quantités plus considé-
rables de coton que par le passé. Le besoin d'un textile que les
noirs seuls cultivaient fut cause que les Américains s'acharnèrent
plus que jamais à demander à la traite les travailleurs noirs qui
manquaient à leurs plantations.
On a vu que la France, au cours de la Révolution dont elle cé-
lèbre cette année-ci le centenaire, avait à la fois flétri le trafic des
noirs et aboli l'esclavage dans ses colonies. Mais l'arrivée de Bona-
parte au rang suprême ne lui permit pas d'appliquer ses vues
généreuses. Une autre révolution, celle de 1830, appela de nouveau
l'attention publique sur les esclaves de nos colonies, mais on ne
se mit pas en grands frais de charité à leur intention. Je vois qu'on
fit le recensement des noirs et que, lorsqu'ils mouraient ou nais-
saient, on avait la condescendance de coucher sur un livre officiel
le jour de leur entrée dans ce monde et le jour de leur sortie dans
l'autre. En 1833, on décida de ne plus les marquer avec un fer
brûlant sur l'épaule lorsque, après avoir joui clandestinement de
quelques heures de liberté, ils étaient repris et reconduits à la
plantation. En 1835, on eut la naïveté de demander aux conseils
coloniaux leur opinion sur la possibilité d'abolir l'esclavage. C'était
d'une candeur à nulle autre pareille. Les uns répondirent qu'en
raison des instincts de soumission de la race noire, de son
abaissement moral irrécusable, il n'y avait qu'à la laisser croupir
telle qu'elle croupissait ; d'autres affirmèrent que l'histoire des
nègres n'était qu'un long récit d'oppression et de servitude et
la conséquence logique de la condamnation lancée par la Bible
contre les enfans de Gham. M. Granicr de Gassagnac, esclava-
giste, appuyait ces cruelles théories en disant dans un journal
alors fort influent que la traite se réduisait à un simple dépla-
cement d'ouvriers avec un incontestable avantage pour ceux-ci.
Il!i0 REVUE DES DEUX MONDES.
i( Qu'on mette des moutons en liberté, disait encore un esclava-
giste, on n'aura que des moutons... Que l'on mette des nègres, on'
n'aura que des nègres. » En 183/1, il se créa à Paris une association
négrophile qui prit le titre de Société pour l'dholition de l'escla-
vage; M. le duc de Broglie en fut nommé président, et M. Passy,
secrétaire. « L'abolition de l'esclavage, disait-elle dans son pro-
gramme, ne pouvait plus donner lieu à une discussion de prin-
cipes. Il reste une tâche à remplir : ramener fréquemment l'atten-
tion sur tant de milliers d'honmies qui souiïrent d'horribles maux
et que nous oublions parce qu'ils sont loin de nos yeux; intéresser
lopinion à leur sort, et enfin rechercher le meilleur moyen d'abolir
la traite. »
Tous ces beaux sentimens n'aboutirent qu'à un projet de loi
présenté aux chambres françaises en 18/i5. On y demandait que
la condition des esclaves fût améliorée. On osa, un peu plus tard,
grâce à M. Schœlcher, faire un essai timide d'émancipation à Mayotte.
Enfin, une troisième révolution (celle de I8/18) triompha de toutes
les hésitations. Le premier décret de Lamartine, le premier usage
que le noble poète fit du pouvoir, lut d'émanciper en masse les
esclaves de toutes les colonies françaises. Leur rachat coûta
126 millions de francs. C'était peu de chose comparé au 1/2 mil-
liard des Anglais et aux 12 milliards qu'eussent dû payer les États-
Unis sans la guerre de sécession, qui, chez eux, supprima tout à
la fois les indemnités et les rachats d'esclaves. Ce ne fut qu'en 1835
que se forma, à Boston, le parti abolitioniste. Un nommé AMlliam
Lloyd, directeur d'un petit journal, le Liberator^ osa imprimerie
premier, et en plein pays d'esclavage, que la vente et l'achat des
noirs étaient une infamie. Il fut traîné en prison la corde au cou, et
s'il ne paya pas son audace de la vie, c'est parce que des amis dé-
voués, abolilionistes comme lui, le sauvèrent. En 1850, la popula-
tion de couleur des états du sud ne s'en éleva pas moins à
3,591,000 personnes, dont 3,20/i,000 esclaves, et, en 18(30, elle
atteignit le chiffre formidable de /j,/iOO,000. En suivant cette pro-
gression, fait remarquer M. Elisée Reclus, elle eût été dans cent ans
de h1 millions.
Une réaction violente ne pouvait manquer de se produire dans
un pays où chaque jour débarquaient des hommes nouveaux
imbus des idées libérales de l'Europe, là où la religion des pres-
bytériens de la Nouvelle-Angleterre jetait de profondes assises, où
le rigorisme des quakers de la Pensylvanie n'admettait aucune
transaction avec les devoirs d'une pliilanthropie éclairée. L'acti-
vité si connue des hommes du nord ne s'accommodait pas non
plus de la nonchalance des Africains. L'expérience leur avait dé-
LE CO.NGKÈS A^T1ESCLAVAGISTE. llM
monU'é que le cultivateur qui travaille pour lui, ou l'ouvrier blanc
qui travaille librement pour un autre moyennant salaire, produi-
sent moitié plus que le blanc travaillant pour son maître sans inté-
rêt personnel. Il en était de même du nègre esclave et les Améri-
cains du nord, plus pratiques, plus policés, plus religieux que ceux
du sud, préférèrent une guerre fratricide à la honte de voir perpé-
tuer dans leurs états l'odieuse exploitation du noir par le blanc.
IV.
On crut que le triomphe des états du nord sur les états du sud
portait à l'esclavage un coup formidable, et que c'en était fait de
cette institution qui, remontant aux premiers jours de l'humanité,
se confondant parfois avec son histoire, allait, en ^disparaissant à
jamais, être comme le couronnement des grandes gloires de notre
siècle.
Comment supposer, en effet, qu'à une époque où tout se publie,
se voit, se dénonce, quand les mœurs, en dehors de celles des
hommes politiques, sont devenues d'une douceur extrême, il pou-
vait se perpétuer sur des continens où flottaient tous les pa-
villons européens, un négoce où des femmes, des hommes, des
enfans se vendaient comme bétail en foire? Il se fit donc comme
une accalmie, en France surtout, dans l'esprit de ceux qui saluaient
avec joie l'entrée dans les rangs de la famille humaine de noirs
successivement émancipés à Cuba, à Mozambique, aux îles du Cap-
Vert et finalement au Brésil. De son côté, la race jaune, à l'étroit
dans son immense empire, se mit à envahir les grandes îles de la
Sonde, l'Australie, la Californie, les républiques du sud américain,
s'offrant, comme à souhait, pour suppléer aux vides causés dans
les rangs des travailleurs par l'émancipation de la race noire.
En Angleterre, les sociétés antiesclavagistes, dont VAnli-Slavery
Reporter est le principal organe, ne partageaient pas la quiétude
des philanthropes français. Mieux renseignés que nous, ils savaient
que l'esclavage sévissait encore en Tripolitaine, en Egypte, en
Turquie, en Arabie, à Madagascar, au nord de Bornéo sous l'œil
bienveillant de sir John Brooks, un de leurs compatriotes devenu
sultan, dans l'île de Mindanao, malgré les canonnières espagnoles,
et, beaucoup plus près de nous, en vue des côtes d'Espagne et do
la citadelle anglaise de Gibraltar, c'est-à-dire au Maroc. Oui, chose
incroyable, il y a très peu d'années, des marchés à esclaves so
tenaient à ciel ouvert dans les villes du littoral marocain, à Mo^-a-
Qor, à Tanger surtout. M. Allen, secrétaire de YAnti-Slavcry Re-
porter, leur fit une telle guerre, qu'ils ont disparu des cités rive-
raines, mais pour se continuer dans l'intérieur.
442 REVUE DES DEUX MONDES.
Les lettres de Livingstone entretenaient chez nos voisins l'ir-
ritation contre les oppresseurs des noirs, et, tout bon Anglais
qui à l'abbaye de Westminster, ce Panthéon de la Grande-
Bretagne, lisait l'épitaphe gravée sur le tombeau de l'illustre mis-
sionnaire, se considérait comme l'héritier de la haine vigoureuse
que Livingstone avait montrée contre l'esclavage. « Je ne puis rien
faire de plus, y Ut-on, dans l'abandon où je vais mom'ii', que do
souhaiter que les bénédictions les plus abondantes du ciel descen-
dent sur tous ceux, quels qu'ils soient, Anglais, Américains, Turcs,
qui contribueront à lairc disparaître du monde la plaie alïreuse de
l'esclavage. »
Comment se fit-il que, au congrès de Berlin, en 1878, quand
jamais plus belle occasion ne s'était présentée pour traiter la ques-
tion de l'esclavage, l'Angleterre, oubliant la lutte qu'elle avait sou-
tenue contre cette histilution pendant quatre-vingts ans, son atti-
tude militante au congrès de Vienne en 1815, et à la conférence de
Vérone en 1822, s'opposa absolument à ce qu'il en fût question !
Hélas! un traité secret la liait alors avec la Turquie, et elle se
trouvait dans l'impossibilité de lui dire qu'avec des harems et un
millier d'ennuques dans ses palais d'Europe et d'Asie, il lui fallait
bien recruter des esclaves pour cette hiqualiriablc domesticité. Cha-
cun sait cela aussi bien à Londres qu'à Conslantinople, mais il n'est
pas toujours aisé de parler de ce qui crève les yeux. Nul, non plus,
ne sait mieux ceci que l'Angleterre : l'esclavage ne se maintient que
dans les pays où le croissant est le maître, et tant que les fils du
prophète seront convaincus qu'un noir ou un blanc qui ne partage
pas leur croyance doit les servu", l'Afrique sera exploitée par leurs
agens. Les sociétés antiesclavagistes de la Grande-Bretagne comp-
taient triompher par des moyens moraux d'un caractère paciliquc
et religieux. Cela eût été pom* le mieux s'ils avaient réussi, mais
j'ai étudié sur place et sous bien des latitudes le caractère des sec-
tateurs de Mahomet et je reste persuadé que les sociétés rehgieuses
européennes et de toute nature se trompent grossièrement si elles
espèrent assouplir ce caractère. Voilà déjà plus de cinquante ans
qu'elles y travaillent et sans jamais aboutir. C'est à Conslantinople
qu'est la solution qu'elles cherchent ; elles s'en apercevront le jour,
— mais pas avant, — où la politique anglaise, plus libre de parler
qu'en 1878, leui* permettra d'y voir clair.
Le Dlue hook publié à Londres en 1888 ne peut être suspect,
car il n'a en vue aucune propagande, et son rôle se borne à raconter
les faits. 11 a donné un léger aperçu des pays où l'esclavage sévis-
sait en cette année-là; rien de plus navrant, mais aussi rien de
plus instructiL On y apprend que les nègres mis en vente au Maroc
viennent du Soudan; quoique ayant traversé le désert, et p^a"
LE CONGRÈS ANTIESCLAVAGISTE. hkS
conséquent, quoiqu'ils soient exténués par suite des privations et
des fatigues de la route, on les conduit immédiatement au marché.
S'il y a dans ce bétail à vendre des hommes, il y a aussi beau-
coup de jeunes négresses, et des enfans âgés tout au plus de
six ou sept ans. La société antiesclavagiste de Londres a bien écrit
au sultan du Maroc pour lui dire que, si l'esclavage était reconnu
par Mahomet, il ne l'était que pour les captifs pris dans la guerre
et que le prophète enjoint strictement de bien traiter tous les
esclaves, de même qu'il recommande comme un acte spécialement
agréable au ciel, celui de leur rendre la liberté. Le Coran n'approuve
pas non plus la séparation du mari d'avec la femme ou des enfans
d'avec leurs parens, comme cela se fait ouvertement dans les mar-
chés du Maroc, et enfin, que la mutilation des enfans pour les
harems, telle qu'elle se pratique d'une manière si fréquente dans
les domaines de Sa Hautesse, est un crime contre Dieu et la nature
humaine et que le Coran ne peut justifier. La majesté chérifienne
répondit que les Maures traitaient les esclaves différemment des
autres peuples, et que l'institution de l'esclavage telle qu'elle était
au Maroc n'avait besoin ni de réforme, ni de changement. Le Blue
book nous apprend que dans ce même empire du Maroc, à Messfoua,
se trouve un vaste étabUssement destiné à la préparation des eunu-
ques pour le sérail de cette majesté. « J'y vis, dit le correspondant
du Blue book, une grande quantité d'enfans nègres, dont la plu-
part avaient l'air extrêmement malades, et le soir, je demandai aux
Maures qui étaient venus me voir dans ma tente, la raison de leur
état de souffrance, si on devait l'attribuer au climat ou à l'eau ;
mais je ne pus obtenir aucune réponse. Quand ils se furent retirés,
je fus informé confidentiellement que c'était parce que là étaient
préparés les eunuques pour le sultan et que, si le caïd apprenait
que ce secret avait été divulgué, la vie du révélateur serait sacri-
fiée. Je fus aussi informé que sur trente^de ces enfans opérés, il en
meurt au moins vingt-huit. ))
Dans la Tripolitaine le commerce des noirs n'est ni public, ni
même officiel ; il n'est pas, en un mot, autorisé^ mais ce qui se
passe là n'en est pas moins odieux. C'est encore le Soudan qui
fournit des esclaves, et, d'après le consul Wood, à Bengazi et dans
ses alentours seulement, il en était venu plus de vingt mille en
quatre ans. Dans cette proportion on arrive à un total pour la
Tripolitaine de cent mille esclaves. « Aux yeux des musulmans, dit
le consul Nachtigal, le commerce des noirs n'a pas cessé d'être
légitime, et toutes les fois qu'un chef do province peut le faire
impunément, il ferme les yeux sur ce cluipitre, favorisant même
les contraventions pour peu que son intérêt le lui commande. Les
hllk REVUE DES DEUX MONDES.
gouverneniens de là-bas, toujours obérés, paient peu ou point
leurs fonctionnaires : n'est-il pas naturel que ceux-ci recherchent
un supplément de profit dans une branche d'aiïaires qui s'accorde
avec leurs convictions religieuses? Le gouverneur du Fezzan, pour
chaque esclave importé, reçoit, suivant une vieille règle, la somme
de 9 fr. [\b environ, ce qui, naguère, lui faisait au bout d'un an un
casuel de 50,000 francs.
On a des preuves, et par centaines, que la Tripolitaine est
une des grandes portes par lesquelles le Soudan envoie ses
esclaves en Crète, à Sniyrne et jusqu'à Constantinople. En voici
une des plus authentiques. L'année dernière, le schooner turc
Mahroiissa était poussé par une tempête dans le port de Fokia,
non loin du golfe de Smyrne. Pendant qu'il était à l'ancre, un ma-
telot mécontent descendit à terre et informa les autorités que le
schooner était parti de Bengazi en Tripolitaine avec vingt-six escla-
ves, dont huit avaient été déjà débarqués dans la baie de Vaalah
et le reste était caché à bord. Le kaïmakan de Fokia envoya un
homme de la police accompagné par le dénonciateur, et, sur la dé-
claration de ce dernier, le ballast ayant été soulevé, on vit une
trappe qui fermait un compartiment s'étendant tout le long de la
cale. Dans ce réceptacle lurent trouvées, entassées les unes sur les
autres, dix-huit négresses, sales, dégoûtantes, réduites à l'état de
squelettes et mourant de faim. Les malheureuses furent descen-
dues à terre où les autorités leur donnèrent les soins nécessaires.
L'équipage cependant ne fut pas arrêté, et le maître du port se
borna à retenir les papiers du navire, pensant que cela suffirait
pour prévenir son départ, mais le capitaine du schooner leva l'ancre
et fit voile pendant la nuit vers des rivages plus hospitaliers.
Pour en finir avec la Tripolitaine, il a été constaté qu'un nombre
considérable d'esclaves embarqués à Bengazi et h Tripoli de Bar-
barie ont été débarqués du paquebot ottoman Kinmil-Pacha . le
plus souvent à Constantinople même, et cela, sous les yeux
des autorités musulmanes. Si, en 1888, au Caire, je n'ai plus
retrouvé le marché où j'avais vu vendre des hommes et des
femmes, j'y ai rencontré dans les rues des eunuques et des harems
que ces eunuques escortaient. Ce fut suffisant pour me convaincre
qu'il y avait encore des captifs en Egypte, plus qu'on ne se le
figure généralement, et cela à la barbe des Anglais. Le khédive,
un homme simple, vertueux, n'a qu'une femme, laquelle est elle-
même une exception entre toutes |)ar sa beauté et sa modestie, et
pourtant l'usage, la tradition, le rang obligent l'un et l'autre à avoir
un nombre considérable de domestiques, et dans ces domestiques
il y a forcément des esclaves et des eunuques. Des Égyptiens et
LE CONGRÈS ANTIESCLAVAGISÏE. ll^b
(les Européens devenus musulmans, quelques-uns de ceux-ci taillés
sur le modèle de l'oncle Barbassou, sont restés fidèles aux anciens
usages, et ces apostats les pratiquent avec une licence qui scanda-
lise parfois les Turcs de vieille roche.
Le colonel Schaeffer, chargé de veiller sur les agissemens
ténébreux de certains traitans en Egypte, s'est efforcé de pro-
curer, — et il y a pleinement réussi, — aux femmes qu'il a pu
faire rendre à la liberté une situation leur permettant de gagner
leur vie d'une façon honnête. Une société intitulée : The Cairo
home for freed women slaves, dont S. M. la reine d'Angleterre est
protectrice et l'inévitable sir E. Baring président, a déjà réuni
quatre cents de ces malheureuses créatures dans une maison de
refuge, où, sous la direction d'une dame anglaise, très maternelle
pour ses enfans d'adoption, elles apprennent ce qui peut en faire
d'utiles servantes, mais servantes absolument libres de leurs actes
en dehors d'un service bien rétribué. La population musulmane du
Caire, qui sait qu'aucune tentative de prosélytisme ne sera faite
auprès des libérées, n'y trouve rien à redire; on dit aussi que le
khédive lui donne sa haute approbation, ce qui ne surprendra
personne.
Djeddah, sur la Mer-Rouge, ne dépend pas du khédive; cela n'a
pas empêché le colonel Schaeffer, tout dévoué à sa mission, d'affir-
mer, par une certitude acquise sur les lieux, que cette ville est un
grand entrepôt d'esclaves. En excursion dans ces parages, il envoya
un de ses officiers à terre en lui disant d'opérer comme s'il y allait
pour acheter un domestique. En route, l'officier demanda au bate-
lier, d'un ton dégagé, où il pourrait se procurer un nègre, et le
batelier, sans défiance, lui ofirit de le conduire au dépôt du prin-
cipal marchand. Lorsqu'on sut dans la ville qu'un étranger, — il
était accompagné d'un officier égyptien, — désirait un esclave,
plusieurs personnes vinrent à lui dans la rue et lui proposèrent de
le conduire là où elles en savaient en dépôt. Il entra ainsi dans
dix-huit maisons de marchands où il trouva des nègres et des
Abyssins, au nombre de six à quatorze dans chaque habitation.
Un de nos jeunes compatriotes, M. George Grimaux, que n'ont
pas rebuté les difficultés d'un voyage à Massaouah et à Hodeida,
m'a raconté que, malgré les croisières de l'Océan-lndien et de la
Mer-Rouge, la marchandise noire continuait à alîluer sur les côtes
d'Arabie. Le gouvernement turc, plus aveugle qu'un quinze-vingt,
ne veut rien voir, et, grâce à sa tolérante complicité, on vend
des nègres un peu partout. Si dans une ville comme Hodeida,
m'a dit M. Grimaux, où il y a deux consuls européens, le com-
merce des noirs se fait clandestinement, il se pratique ouverte-
Uk6 REVUE DES DEUX MONDES.
ment ailleurs. A Loheïa, petite bourgade située au nord d'Hodeida,
on cric encore quelquefois sur les places le prix d'un esclave mis
aux enchères; le sous-gouverneur reroit deux talaris par tête
d'esclave vendu; de plus, il en choisit pour lui un ou deux à
chaque nouvel arrivage. Avec de tels fonctionnaires, on comprend
que les marchands en question puissent continuer à se livrer en
toute sécurité à leur trafic. Tout ce que la Turquie fait contre eux,
m'a dit M. George Grimaux, ne sert qu'à donner un semblant de satis-
faction aux puissances européennes ; ainsi, tout dernièrement, un
bâtiment de guerre ottoman saisissait deux barques avec cent
soixante nègres, et la Porte s'en est longtemps autorisée et s'en-
autorise encore pour répondre victorieusement aux accusations qui
sont portées contre elle. Mais ce n'est qu'un cas isolé et ne suf-
fisant pas à détruire ce qui se passe tous les jours à l'abri du
pavillon ottoman. On estime à plus de mille les Africains qui sont
vendus annuellement à Hodeida. C'est peu, il faut le reconnaître,
comparativement à ce qui se passe à Djeddah, où les ventes se
font par dizaine de mille.
On se souvient peut-être d'un étrange pari dont toute la presse
s'occupa il y a environ un an. Un haut fonctionnaire russe soutint
à un fonctionnaire anglais, en résidence à Constantinople, que,
malgré toutes les précautions prises par la Turquie et l'Angleterre
contre le commerce des nègres, il se faisait fort de lui procurer,
sur l'heure, une esclave blanche et chrétienne. Le fonctionnaire
anglais accepta le défi et perdit son pari.
11 reste donc établi, indéniable, que des esclaves, après avoir tra-
versé la Mer-Rouge et après s'être montrés sur les marchés d'Arabie,
sont ensuite transportés par caravane jusqu'en Syrie et embarqués
de nouveau sur la Méditerranée. Le fait est encore attesté par le
consul anglais Dickson, dont le poste olliciel est à Damas; d'après
lui, ce sont des pèleiins venant de la Mecque qui en introduisent
le plus, car on ne se défie pas des marchands d'esclaves qui
pénètrent par la voie de terre en Turquie; il en vient aussi par eau
à l'île de Crète et à Smyrne. Si les nègres, hommes et femmes, sont
actuellement plus recherchés comme domestiques que par le passé,
c'est parce que les esclaves du pays des Tcherkesses n'arrivent
])lus qu'en très petits nombres en pays musulman ; les quelques
districts dont les habitans, des Circassiens, étaient encore sujets
turcs, ont été annexés par la Hussie.
Est-ce la connaissance de ce qui se passait dans la MéditerranéCv
dans des eaux baignant dos côtes européennes, qui a motivé le
blocus de Zanzibar? Il y a de cela sans doute dans cette mesure
extrême. On vient de le supprimer à la date du 10 octobre dernier,
LE CONGRÈS ANTIESCLAVAGISTE. llM
et cette suppression termine sans résultat une mortelle campagne
qui, à son début, lut pourtant bruyamment acclamée par 1 Alle-
magne, l'Italie et l'Angleterre. La France, il est vrai, y fut repré-
sentée par le d'Estaing, le Bourel et le Bourmiîit, mais simplement
pour empêcher que des étrangers prissent un droit de visite sur
des bateaux battant pavillon français.
La première des trois puissances nommées plus haut a dé-
pensé en blocus des sommes énormes, et perdu en croisières très
fatigantes beaucoup de braves gens. Quel a été, en définitive, le
résultat de ces sacrifices? Se saisir de quelques b outres suspects.
C'est que, paraît-il, les arraez arabes s'entendent fort bien à dissi-
muler dans leur dahous une marchandise vivante, en entassant sur
elle sacs, toiles à voiles et fûts vides. Dans la Mer-Rouge, où le
trafic des enfans est des plus considérables, les négriers, en cas
d'alerte, font tout simplement descendre ces petits malheureux
dans une île, et ils les tiennent cachés, tant que la croisière est en
vue, dans des cavernes dont l'entrée est masquée avec soin. Ce qui
rend la répression plus difficile encore, c'est la situation faite aux
esclaves. Les voilà libres, mais après? Qui leur donnera à manger?
Sous quel joug vont-ils retomber? Et à terre, les aidera-t-on à rega-
gner leur village? Beaucoup aiment mieux rester avec un maître
qu'ils connaissent, que de courir le risque de mourir de faim sur
une plage désolée, d'avoir à travailler sous les ordres d'un Euro-
péen qu'on leur a dit être mangeur de noirs. Oui, les Arabes ont
persuadé, aussi bien aux négrillons qu'aux grands nègres, de
grands enfans aussi, que nous trouvions leur chair savoureuse.
Quelle ne doit pas être la terreur de ces infortunés et comment ne
se prêteraient-ils pas au mutisme, aux mesures de prudence qui
lem- sont imposées, lorsqu'on leur signale au loin, rayant large-
ment l'horizon, un panache de fumée ou plutôt la chevelure de
l'ogre géant qui fouille les mers pour les prendi'e et les dévorer?
Autrefois, les nègres étaient vendus en place publique ou sur des
marchés ad hoc; aujourd'hui les ventes se font dans des maisons
particulières. C'est le seul résultat qui ait été obtenu. Fermez les
harems, et la solution sera tout autre, car il n'y a pas seulement des
hommes faits sur les marchés de Hodeida et de Djeddah : il y a
aussi des enfans et de jolies Abyssines au teint clair et aux beaux
types européens. Mais c'est demander l'impossible aux mahomé-
tans : ils se contenteront comme nous d'une femme le jour où, par
la suppression de la traite, ils en seront réduits à, la portion con-
grue.
llhS REVUE DES DEUX MONDES.
Y.
Comment se pr;ai(iue sur place, c'est-à-dire en Afrique, et
je ne parle pas ici, bien entendu, de l'ouest du continent, le
recrutement de tant d'êtres voués à une vie de misère? C'est
Livingstone qui, l'un des premiers, nous l'a appris et par l'atten-
tion qu'il força l'Europe à lui accorder, son nom doit figurer au
nombre des grands bienfaiteurs de l'humanité. Malgré de nom-
breuses missives à ses amis d'Angleterre, combien de fois
s'est-il plaint de se trouver dans l'impossibilité de donner une
peinture exacte des horreurs de la traite de l'homme, de ne
pouvoir fournir un total même approximatif des existences qu'elle
détruisait chaque année. Il était persuadé que, si la moitié des hor-
reurs commises en Afrique étaient connues, l'indignation, la pitié
qu'elles éveilleraient, seraient telles, que « le trafic infernal dispa-
raîtrait bientôt, quelques sacrifices qu'il en pût coûter pour
l'anéantir. »
C'est la grande consommation de l'ivoire en Europe qui a le
plus contribué au développement de l'esclavage. Des marchands
arabes, des métis plus cruels que ces marchands, se sont servis, à
défaut d'autres moyens de locomotion, des épaules des nègres
pour transporter l'ivoire jusqu'au port d'embarquement où il leur
était demandé. Les noirs n'y auraient jamais consenti, même
contre salaire, s'ils n'avaient été vendus aux traitans à la suite de
guerres de tribu à tribu ou de ruses qui les ont traîtreusement
arrachés à leurs villages par de véritables chasseurs d'hommes.
Des marabouts fanatiques, de ceux que l'on rencontre dans les
rues du Caire ou sur la place de la Casbah à Alger, aussi ardens
propagateurs du Coran que les Anglais le sont de la Bible, ont, il
faut le reconnaître, donné à beaucoup d'Africains qui ne l'avaient
pas, l'habitude du travail, celle de se vêtir qu'ils ignoraient; ils leur
ont inculqué des notions religieuses dont ils n'avaientjamaiseuidée,
et les ont forcés, bon gré mal gré, à transformer en villages où se
rencontrent l'aisance et la propreté, les misérables agglomérations
des noirs idolâtres. Malheureusement, ils leur ont donné en outre
leur cruauté et leur fanatisme. Les missionnaires, appartenant à
n'importe quelle doctrine, n'ont jamais pu obtenir de pareils résul-
tats, la grande majorité des noirs persistant à considérer comme
péché véniel la possession de plusieurs femmes. La suppression de
la polygamie imposée aux tribus africaines a été la grande cause de
l'insuccès dcs^disciples du Christ, et le triomphe des sectateurs de
Mahomet.
LE CONGRÈS ANTIESCLAVAGISTE. 449
Les néo-mahométans sont, d'ailleurs, les plus durs, les plus bar-
bares des maîtres, et malheur à qui devient leur esclave. Les récits
de Livingstone, de Baker, de Stanley, de Pinto, de Gordon, du com-
mandant Gameron, des pères blancs d'Afrique sont remplis défaits
attestant leur cruauté. Que dit Speke dans ses Sources du Nil ?
« Voici déjà quelque temps que j'habite à la « cour nègre » de
l'Ougamta, et les usages de cette cour ne sont plus pour moi lettre
close. Me croira-t-on cependant si j'affirme que, depuis mon chan-
gement de domicile, il ne s'est pas passé de jour où je n'aie tu
conduire à la mort, quelquefois une, quelquefois deux et jusqu'à
trois de ces malheureuses femmes qui composent le harem de
Mtesa ? Une corde roulée autour du poignet, traînées ou tirées par
le garde du corps qui les conduit à l'abattoir, ces pauvres créatures,
les yeux pleins de larmes, poussent des gémissemens à fendre le
cœur : liai minangé ! o mon seigneur ; kbakka, mon roi ; haï
n'yavio ! ô ma mère; et malgré ces appels déchirans à la pitié pu-
blique, pas une main ne se lève pour les arracher au bourreau,
bien qu'on entende çà et là préconiser à voix basse la beauté de
ces jeunes victimes. »
Quant aux métis, nous apprend le cardinal Lavigerie, ils sont
pour la plupart les chefs des grands marchands d'esclaves ; par une
coïncidence douloureuse, il y a vingt-cinq ans, ces alTreux traitans
pénétrèrent aussi pour la première fois, à la suite des explora-
teurs et des missionnaires, dans les régions où ceux-ci venaient
apporter la civilisation et la morale chrétienne. C'est une race hor-
rible, issue d'Arabes et de noirs du littoral, musulmane de nom,
juste ce qu'il en faut pour professer la haine et le mépris de la race
nègre qu'elle met au-dessous des animaux, et à qui, pour lui don-
ner ce qui lui est dû, elle ne doit que l'esclavage, et, si elle ré-
siste, les supplices et la mort. « Hommes affreux, sans conscience
sans pitié, également infâmes pour leur corruption bestiale et pour
leur cruauté, ils justifient le proverbe africain : u Dieu a fait les
blancs, Dieu a fait les noirs, c'est le démon seul qui a fait les métis...))
Ce qu'on apprenait de l'Afrique chaque jour en Euro[)e par les
lettres et les récits des voyageurs redoublait le zèle des négro-
philes, zèle qui se traduisait en grosses souscriptions dont une
partie était employée en difiusion do bibles. Mais ce beau feu ne
donnait aucun résultat. Et conmient en eùt-il pu être autrement
avec les contradictions qu'on signalait chez les chefs? Le plus hé-
roïque des Anglais, la victime la plus pure d'une politique inquali-
fiable, Gordon, n'avait-il pas rétabli l'esclavage après l'avuir com-
battu à outrance? Lui aussi, avait compris qu'il n'y avait pas à lutter
contre l'esclavage dans l'Ahique elle-même et que la solution de
TOME xcvi. — 1889. 29
àbO REVUE DES DEUX MONDES.
celte grande question n'était pas à Khartoum. « Il n'y a que deux
moyens, écrivait-il à Londres, deux moyens sérieux pour empêctier
la traite : le premier, de tarir la source en établissant la tranquillité
dans les territoires de chasse au gibier humain ; le second, de fer-
mer les débouchés en Egypte, en Turquie et en Perse. »
D'autres récits que ceux des explorateurs et missionnaires an-
glais vinrent jeter aussi en France une sinistre clarté sur ce qui se
passait sur les rivages des grands lacs akicains, je veux parler des
lettres écrites par des missionnaires, nos compatriotes. Par une
circonstance toute providentielle pour l'abolition de l'esclavage,
l'évêque de .\ancy, devenu depuis le cardinal Lavigerie, avait été
nommé à l'archevêché d'Alger. L'éminent prélat se dit aussitôt
qu'envoyé en pays musulman, c'est-à-dire à un poste de combat en
quelque sorte, il lui fallait des auxiliaires sur lesquels il pût
compter, propres aux missions qu'il comptait bien leur confier. Il
créa donc, en 1878, un séminaire où l'étude et la connaissance de
la langue était particulièrement obligatoire. On devait y porter le
costume de laine blanche aux plis flottans, autrement seyant, certes,
que la noire soutane des lazaristes, s'habituer aux longues marches,
et à la sobriété des nomades du désert. Le séminaire de Kouba
fut donc fondé, et c'est de là que sont sortis et sortent encore ces
missionnaires que Ton rencontre avec un vif intérêt un peu par-
tout, à Biskra, c'est-à-dire au pays des oasis, sous les ombrages
parfumés de Blidah, dans l'Oranais avec Figuig pour objectif, sur
les hauteurs neigeuses du Djurdjm-a, à Carthage où ils sont à la
fois gardiens du poste télégraphique et du peu qui nous reste de
la rivale de Rome. Mais ces pères parcourent des régions saines,
et suivent des routes largement ouvertes. Il en est d'autres dont
la tâche est plus ardue; pour les voir exercer un apostolat plutôt
de charité que de propagande religieuse, il faut aller jusqu'au Zam-
bèze et sur les rives des grands lacs. Et ils ne sont pas les seuls :
dans d'autres régions du continent nou, on trouve des lazaristes,
des pères du Saint-Esprit, des missions de Lyon et de vénérables
sœurs de charité vouées à une mort certaine loin de leur patrie.
Tous combattent, répandant autant que possible la morale de l'Évan-
gile dans les tribus nègres, mais s'efTorçant par-dessus tout de les
arracher à leur triste condition et à relever leurs esprits.
C'est le 25 mars 1878, aussitôt après avoir obtenu l'approbation
de Léon XIII, que les premiers pères blancs au nombre de dix par-
tirent pour le centre de l'Afrique. « Marchez donc, leur dit M^"" La-
vigerie, au nom et avec l'aide de Dieu ! Allez relever les petits,
soulager ceux qui souffrent, consoler ceux qui pleurent, guérir
ceux qui sont malades. Ce sera l'honneur de l'église de vous voir
révéler de proche en proche, jusqu'au centre de cet immense conli-
LE CONGRÈS ANTIESCLAVACrTSTE. llbi
nent, les œuvres de la charité ; ce sera l'honneur de la France de
vous voir achever son œuvre, en portant la civilisation chi'étienne
bien au-delà de ses conquêtes, dans ce monde inconnu dont la
vaillance de ses capitaines a ouvert les portes. »
Un an après ce premier départ, dix autres pères blancs prenaient
la route des Hauts-Plateaux. Ainsi que l'a dit M. Jules Simon au
cours d'une conférence faite à la Sorbonne en février dernier, le
spectacle de ces missionnaires consolerait un peu des misères qui
se passent en Afrique, si on pouvait jamais s'en consoler. « Mais
enfin, a-t-il ajouté, plus on est malheureux de savoir qu'elles exis-
tent, et plus on sent le besoin et le devoir d'exprimer la profonde
admiration et la profonde reconnaissance que méritent ces jeunes
hommes qui partent à vingt-quatre ans, abandonnant leurs parens,
leurs amis, presque leurs idées et leurs sentimens, laissant tout ce
qu'ils ont de grand et de cher derrière eux, et allant au loin affron-
ter de tels maux et guérir ou consoler de telles soufïrances. Oh!
que nous nous servons mal de notre admiration et de notre recon-
naissance! Nous avons de l'admiration pour des actions qui en
méritent bien peu et de la reconnaissance pour des bienfaits qui
souvent tournent contre nous. Mais les voilà, les âmes généreuses,
les âmes compatissantes, celles qui sont remplies d'éternité ! Les
voilà ! Si jamais de cette réunion quelque bruit pouvait sortir,
je voudrais qu'il passât, sans s'arrêter, par-dessus la France et
par-dessus l'Europe, et qu'il allât dans quelques-uns de ces pays
inconnus, dont nous savons à peine le nom, où ils sont quatre ou
cinq, vivant de privations inouïes, ayant de temps en temps le
spectacle de ces horreurs et, semblables aux nègres de Zanzibar,
entendant toute leur vie le cri de la mère quand un coup de pisto-
let a tué son enfant dans ses bras. »
C'est sur les bords des lacs Nyanza et Tanganyika que se sont
établis les missionnaires ayant dans leur voisinage d'autres collè-
gues anglais et protestans attachés comme eux à la grande œuvre
d'émancipation et de charité. Parfois, ils se prêtent une mutuelle
assistance, car, à cette distance de la mère patrie, des liauteui's
où la foi les porte, les mesquines dissidences disparaissent. Des
lacs, les pères blancs écrivent à leur chef spirituel, entretenant
ainsi en lui cette ardeur de propagande qui en fait un Pierre l'Er-
mite moderne; ils lui disent leurs travaux, leurs espérances et ce
qui se passe autour d'eux. Lisez leurs lettres, si, toutefois, vos
larmes vous le permettent, et après les avoir eues sous les yeux
vous n'hésiterez pas à donner votre obole et à prêter votre aide
aux mesures qui doivent faire cesser de telles atrocités.
On pourrait supposer que ce qu'écrivent les pères blancs est
^^52 REVUE DES DEUX MONDES.
poussé trop au noir comme les tableaux de certains peintres. Il
n'en est rien. Le commandant Gameron, un Anglais qui, par état eti
par nature, n'a pas la sensiblerie que l'on est sûr de rencontrer
presque toujours chez les apôtres modernes, nous prouvera que rien
n'a été exagéré. Durant le très récent séjour que le cardinal Lavi-
gerie fit à Londres, le commandant Gameron lui écrivit : «... Pen-
dant les trois ans que j'ai employés à traverser l'Afrique, j'ai été
souvent témoin des mau\ causés par le commerce des esclaves, et,
auparavant, j'avais passé quatre ans à faire la chasse aux dahous
arabes qui portaient des esclaves en Asie. La plupart de ceux qui
pensent encore aujourd'hui aux horreurs de la traite croient que
cette question n'intéresse que le transport des esclaves par mer, et
que, sur terre, ils ne sont ni si maltraités ni si malheureux. J'ai vu
les esclaves à bord des dahous arabes, accroupis, leurs genoux
au menton, couverts de blessures et de plaies, mourant par
manque de boisson et de nourriture, les morts fiés aux vivans, et
la petite vérole ajoutant sa funeste contagion aux misères dont ils
étaient accablés. Mais cela n'est rien comparativement aux horreurs
que l'on voit à terre ; des villages brûlés, des hommes tués en dé-
fendant leurs foyers, des provinces entières dévastées, des femmes
violées, des petits enfans mourant de faim, ou, si quelque mère a
obtenu d'emporter avec elle son enfant et que le négrier brutal
trouve que la pauvre femme ne peut plus porter à la fois son far-
deau et l'enfant, c'est ce dernier qui est jeté à terre et qui a la tête
brisée d'un coup de feu sous les yeux de sa mère.
« L'Allemagne vient de devenir maîtresse d'une grande région de
l'Afrique, mais jusqu'à présent elle ne témoigne aucune volonté de
soulager les maux de ceux dont elle est devenue la souveraine. J'es-
père que vous, monseigneur, vous réussii-ez à exciter un vif intérêt
pour cette question de la traite, et que vous parviendrez à trouver le
moyen de la supprimer... L'homme qui assurera la liberté à la race
nègre sera le plus digne serviteur de Dieu que le monde aura ja-
mais vu. »
Le commandant Gameron, signataire de cette lettre, l'un des
hommes d'Angleterre les mieux informés sur ce qui se passe en Afri-
que, afTn-me que 500,000 noirs y étaient déjà vendus annuellement à
l'époque où il s'y trouvait, et qu'aujourd'hui, ce chiiïre s'est en-
core augmenté. Paraît-il, en vérité, possible que les états euro-
péens qui se sont arrogé des droits de souveraineté sur le continent
noir laissent à quelques misérables marchands la liberté de le
dépeupler ?
LE CONGRÈS ANTIESCLAVAGISTE. 453
VI.
J'ai dit que Ton croyait assez généralement que les esclaves
dont disposent les Arabes trafiquans étaient des prisonniers de
guerre qui leur avaient été vendus, comme cela se iaisait au siècle
dernier, par des rois africains bataillant entre eux. Ce n'est même
plus cela. Les esclaves actuels sont de pauvres êtres arrachés vio-
lemment à leurs villages. Les missionnaires ont raconté comment
les traitans s'emparaient de leur bétail humain, et M. H. -H. Johns-
ton, vice-consul d'Angleterre à Cameroons, a envoyé au Graphie
des dessins qui ont vulgarisé leurs récits. C'est ainsi que tous les
ans, des chasseurs d'hommes, musulmans du nord, de l'est et du
centre, s'évertuent à découvrir des provinces où la traite soit en-
core inconnue. Ce qu'il y a de profondément atti'istant, c'est que, à
la suite d'explorations nouvelles faites par des Européens, et, en
quelque sorte à leur suite^, apparaissent presque toujours d'infâmes
marchands avec leur cortège de chevaux, d'ânes, de chameaux,
d'armes à feu et de vices. Des bandes venues du Maroc, du pays
des féroces Touaregs, de la Tunisie, font irruption dans Tombouctou,
et dans les contrées qui entourent le Niger ; d'autres, venues de
l'Egypte et de Zanzibar, régnent, comme certains carnassiers, dans
la région des lacs; on les rencontre aujourd'hui au-delà du Haut-
Congo et presque aux confins des possessions anglaises et des co-
lonies du Cap. C'est dans les régions fertiles où les nègres ont
jusqu'à présent vécu heureux, menant l'existence des pasteurs
bibhques, n'ayant jamais eu pour armes que l'arc et la flèche, pour
vêtement que leur nudité, que se commettent les rapts les plus im-
prévus,, les plus douloureux. C'est là que les chasseurs, se dissi-
mulant comme le tigre le long de la lisière des forêts ou au centre
de hautes moissons, se jettent sur la femme ou l'enfant isolé qui
passe à leur portée, u Auprès des grands lacs, dit le père Moinet,
toute créature qui s'éloigne à dix minutes de son village n'est pas
sûre d'y revenir. » S'il arrive que la tribu dont ils veulent s'em-
parer est trop forte pour être attaquée de front, ils séduisent par
de riches présens, ils corrompent par de l'or quelque chef inférieur,
et, grâce à la trahison de celui-ci, ils attaquent la tribu par sur-
prise et parviennent ainsi à la réduire en esclavage. Pour compléter
tant de misères, la guerre civile éclate dans ces malheureux pays,
et pendant que les indigènes sont occupés à se combattre, les Arabes
ne songent qu'à une chose, rassembler ce qui leur est demandé
d'esclaves. Si la corruption ne peut être employée, alors rampant
et se dissimulant comme des fauves dans l'herbe haute, les ravis-
llbU REVUE DES DEUX MONDES.
seiirs s'élancent soudainement sur un village dont les homme
sont partis pour la chasse ou pour la pêche. La décharge
leurs fusils, les clameurs, le feu mis à des huttes de paille, ter-
rifient les femmes, les enfans et les jeunes hommes qui sont res-
tés au logis. On leur attache les mains derrière le dos, et lem-s
cous sont introduits dans de larges fourches. Le joug ne suffisant
pas, les hommes valides sont attachés par des liens faits de hanes
entrelacées. Les petits enfans serrés par leur frayeur contre leurs
mères ne songent guère à s'en séparer, aussi se dispense-t-on de
les lier.
C'est lorsque le butin vivant est dirigé vers la côte ou vers le
dépôt des marchands, que commencent les véritables horreurs de
la traite. On marche toute la journée. Le soir, lorsqu'on s'arrête
pour prendre du repos, on distribue quelques grammes de sorgho
cru. C'est toute la nourriture, et le lendemain, de bonne heure, il
faut repartir! Si grande au début est la fatigue que la mortalité
parmi les esclaves s'élève à 50 pour 100. C'est le chiffre que donne
M. Johnston. Les femmes, les vieillards, les enfans, sont les pre-
miers qui, exténués par la marche, s'arrêtent tout à coup sur le
chemin brûlant. Pour terrifier les hommes qui seraient tentés d'en
faire autant, les conducteurs s'approchent, armés d'une barre de
fer pour épargner la poudre, de ceux qui paraissent les plus épuisés,
ils en assènent un coup terrible sur la nuque des victimes qui pous-
sent un grand cri et se roulent dans les convulsions de la mort.
D'autres fois on les laisse périr de faim et de soif, sous les mor-
sures répétées des hyènes. La caravane est presque toujours suivie
dans sa marche par un cortège de chacals et par des vols hardis
de vautours et de marabouts, de même qu'en mer, les requins
suivent le sillage des bàtimens sur lesquels se trouvent des ma-
lades et des mourans. « J'ai rencontré en suivant la trace des mar-
chands d'esclaves de Swahili, raconte M. Johnston, des corps d'es-
claves à demi rongés et ayant encore attachées à leurs cous des
fourches. J'ai ramassé et rendu à la santé trois d'entre eux que
j'avais trouvés au dernier degré de l'épuisement et encore tout san-
glans des morsures des hyènes. »
Quand le soir arrive, à l'heure des haltes, les miu*chands
d'hommes qui ont acquis de l'expérience devinent d'un seul coup
d'oeil quel est celui de la caravane qui succombera le lendemain à
la fatigue. Pour épargner le sorgho, ils passent derrière lui et
l'abattent d'un seul coup de barre. Et l'on marche longtemps ainsi,
des mois entiers, quand la chasse s'est faite loin du Uttoral. Si nom-
breuses sont les victimes que, si l'on perdait la route qui conduit
de l'Afrique équatoriale au marché des esclaves, on pourrait la rc-
LK CONGRÈS ANTIESCLAVAGISTE. /j55
trouver aisément par les ossemens des nègres dont elle est blanchie.
Je me souviens qu'avant l'ouverture de la voie ferrée du Caire à
Suez, une caravane dont je faisais partie n'eut pour se guider dans
le désert que les squelettes de dromadaires morts de fatigue ou de
soif. C'était un spectacle peu récréatif, mais après tout, assez insi-
gnifiant, comparé aux débris humains rencontrés par le vice-
consul de Cameroons. Avant d'ai'river aux marchés des esclaves, il
se fait des haltes à Tabora, Nyanza, Kano et Tombouctou. Là, les
marchands passent une dernière inspection de leur troupeau, et ceux
des hommes qui dénotent une trop grande faiblesse sont portés
moribonds aux cimetières et abandonnés sur le sol. La nuit venue,
les chacals et les hyènes se les disputent. C'est encore dans ces
haltes que l'on procède aux mutilations des petits garçons que
l'on veut transformer en futurs gardiens des sérails. Après une bru-
tale opération, ces enfans sont jetés sanglans sur un sable torride,
ils s'y roulent dans la douleur, n'échappant à la mort que si les
rayons d'un soleil incandescent cautérisent leurs plaies. Sultans,
pachas puissans, qui prétendez sortir du sein d'Allah, lui dites-
vous comment les pourvoyeurs de vos harems mutilent d'inno-
centes créatures?
Arrivés à leur destination, ou plutôt sur quelque marché du lit-
toral africain, les captifs sont soumis au minutieux examen de
l'acheteur. Tout amateur a le droit de les visiter des cheveux jus-
qu'aux talons. En 1860, au Caire, j'ai été conduit dans un marché
couvert où se trouvaient à vendre, 50 jeunes Nubiennes à peine
revêtues de quelque lambeau d'étoffe. Le spectacle de la « revi-
sion » à laquelle je les ai vues se soumettre ne parut choquant
qu'aux Européens qui se trouvaient avec moi. Comme aux îles du
Cap-Vert, pas une de ces femmes ne paraissait avoir la moindre
notion des pudeurs et des délicatesses des femmes d'Occident.
Toutes pom'tant ne sont pas ainsi, et il en est qui protestent par le
suicide contre les violences qui leur sont faites. En lisant le livre du
cmiimandant Cameron A travers l'Afrique, on y verra qu'une jeune
fille du Barotsé, très belle, ayant refusé de se prêter aux désirs
d'un chef qui lui répugnait, fut donnée par celui-ci, dans un accès
de colère, à des traitans venus de Cenguela. Quand elle vit qu'elle
était vendue et livrée, elle saisit la lance de ceux qui voulaient l'em-
mener, s'en frappa et tomba morte. Quand de nobles instincts du
cœur se révèlent avec une telle violence dans une race réputée
barbare, ne peut-on espérer qu'elle se relèvera un jour! C'est ailaire
à ceux qui, s'emparant d'une province sous le prétexte de la civili-
ser, ont le strict devoir d'en moraliser et d'en rendre heureux les
habitans.
456 REVUE DES DEUX MONDES. ^i
Lorsque des bateaux allemands, anglais et italiens croisaient, -^Ê\
comme ils l'ont fait jusqu'au lOoctobre decetteannée, — de Zanzi- '
bar à Souakim, les esclaves transportés d'Afrique en Asie avaient
de longues et tristes heures à passer. Les dahous ou boutres
arabes qui les transportent ordinairement vont jusqu'au nord de
l'Inde, au Golfc-l^ersique, en Asie, en Arabie, et même dans cer-
taines îles de rOcéan-Indien ; ces voyages sont très courts,"comparés
à ceux qu'avaient à faire autrefois les noirs lorsqu'ils partaient de
la côte occidentale pour d'Afrique débarquer aux États-Unis; mais
actuellement, comme les boutres sont petits et les passagers nom-
breux, on entasse ceux-ci comme des harengs dans un tonneau ;
suffoqués, asphyxiés faute d'air pui", mourant de soif et de faim,
les vivans restant attachés aux morts, ils arrivent tant bien que mal
à destination. On les débarque dans de petites baies bien cachées,
toujours à une certaine distance des grandes villes, où ils sont con-
duits par petites escouades, puis internés dans des bazars où les
pourvoyeurs des harems savent bien les trouver.
Vil.
Comprend-on, maintenant, l'active campagne antiesclavagisle
faite à Londres, à Bruxelles, à Paris, par le cardinal Lavigerie et
ses émules, leurs appels répétés, leur besoin de réunir autour
d'eux ceux qui ont dans l'âme quelque chose de la pitié que Living-
stone avait pour les pauvres noirs, une étincelle du feu qui brûle
dans l'âme des missionnaires dont en Sorbonne M. Jules Simon a
fait l'éloge d'une façon si éloquente? C'est qu'il y a vraiment urgence
à courir au secours de ceux qu'on opprime, des malheureux dont
une partie de l'Europe a pris charge d'âme et de corps. N'est-il
pas douloureux de songer que chaque minute de retard prive de
la vie, et cela par notre indifférence, des milhers d'êtres humains?
Le II août de cette année, un congrès devait se tenir à Lu-
cerne, et l'on jugera de quelle importance il eût été par les pro-
blèmes qu'il avait à élucider. Ce congrès n'a pas eu lieu, mais
comme son programme comprend toutes les difficultés à vaincre, il
est indispensable de le connaître.
On devait donc y traiter :
1° De l'esclavage au point de vue du droit naturel et du droit
public. — Du nombre des victi^ies de la traite et des cruautés
commises soit dans les chasses, soit dans l'esclavage domesti([iie.
— Des milliers d'enfans mutilés tous les ans pour les harems;
2° En Afrique action pacilique. — Soutien et développement des
missions religieuses. — Moyen de répandre l'instruction parmi les
LE CONGRÈS AJNTIESCLAVAGISTE. A 57
noirs. — Substitution de travaux et d'un trafic honnête à la traite
des esclaves. — Empêcher l'introduction des armes et des muni-
tions par les Arabes. — Empêcher l'introduction des spiritueux
pour les noirs. — Emploi de la force par les gouvernemens. —
Est-elle nécessaire? — Chaque état doit-il se borner à agir sur
les territoires placés dans sa sphère d'influence? Vaudrait-il mieux
combiner sur certains points une action collective? — Emploi de
la force par l'initiative piivée? — Chefs volontaires isolés, avec
troupes indigènes? — Corps de volontaires? — Miîices religieuses
chargées de protéger les routes commerciales et d'ouvrir des asiles
fortifiés et approvisionnés?
3° De l'action en Europe : moyens pratiques d'amener le gouver-
nement musulman à supprimer le marché d'esclaves. — Mesures
pour procurer aux associations antiesclavagistes les moyens né-
cessaires. — Quête universelle comme autrefois pour les Lieux-
Saints et les Croisades. — Constitution d'une commission perma-
nente.
h" Opinion publique : moyens les plus efficaces d'agir sur l'opi-
nion, revues et journaux existans; publications existant en dehors
des bulletins de la Société. — Conférences spéciales. — Concours
littéraires.
Ce programme si chargé n'a pu être discuté à Lucerne pour
divers motifs : maladie subite de l'Eminence , état des esprits
en France aux approches des élections législatives. Il y avait d'au-
tres raisons qu'on n'a pas dites et que chacun soupçonnait. Il
y eût été certainement parlé de ce qui s'est passé de grave en
Afrique depuis un an environ. On y eût récriminé contre le blocus
de Zanzibar, qui a ruiné le peu de commerce honnête qui s'y
faisait, laissé le sultan sans autorité sur la terre ferme, et mis en
péril de mort les Européens qui se trouvent sans protection dans l'in-
térieur. On se serait plaint de la façon dont les nègres, capturés par
les Anglais à bord des boutres arabes, avaient été dirigés sur l'ile
de Pemba avec interdiction d'en sortir, et cela, pour faire profiter
les sujets indiens de l'Angleterre du grand commerce des girofles
qui se fait dans cette île sur une grande échelle. Les représentans
de l'Allemagne au congrès auraient fait remarquer avec aigreur
que l'Angleterre ne s'était immiscée au blocus que pour mieux gê-
ner l'action des Allemands, et que son intrusion avait changé une
grande idée, celle de l'abolition de la traite, en une mesquine
question de rivalité coloniale. Les Anglais auraient répliqué que la
flotte allemande, bombardant sans nécessité quelques villages arabes
du httoral, à seule fin sans doute d'exercer le tir de son artillerie,
avait eu grand tort, et que la campagne du capitahie ^^issmann
Zi58 REVUE DES DEUX MONDES.
était des plus impolitiques. Elle n'aurait eu, d'après eux, d'autre
résultat qu'un redoublement de haine contre les Européens, une
mortalité très grande chez ceux qui la laisaient, car les Arabes,
cruellement éclairés aujourd'hui sur l'insuffisance de leur arme-
ment, se mettent pendant le jour à l'abri des fusils à longue portée
et à tir rapide, sauf à revenir pendant la nuit pour attaqpier le cam-
pement de leurs ennemis. Le but de l'audacieuse marche de Stanley
y eût été dévoilé probablement, car il saute aux yeux que sa
recherche d'Émin-Pacha n'a été que le prétexte d'une nouvelle
extension de l'empire britannique au centre de l'Afrique. Quant
aux Français, tout en disant que cela leur était parfaitement indif-
férent, ils auraient indiqué qu'ils étaient loin d'ignorer que la société
anglaise de l'est africain avait pris à ferme « pour cinquante ans et
contre dédommagement » l'administration des parties méridionales
des côtes du territoire qui appartient au sultan, et que la société
allemande de l'est, de son côté, avait fait la même bonne affaire;
qu'elle a agi sur la côte dans les limites de la sphère des intérêts
allemands, sans trop savoir quelles sont ses Hmites, et la société
anglaise dans les limites également de fantaisie de la sphère des
intérêts anglais. Conformément à la convention de Londres, et à
une déclaration concordante du gouvernement français, l'Alle-
magne, l'Angleterre et la Franco ont garanti, il est vrai, les pos-
sessions du sultan de Zanzibar. Mais, comme disait ces jours-ci un
journal semi-officiel de l'Allemagne, ce n'est là qu'une formalité,
puisque, quand les conventions relatives à la ferme de l'admi-
nistration du pays expireront, les fermiers ne disparaîtront pas. En
réalité, une pareille convention équivaut à une prise de possession
dans le sens le plus strict du mot. Aurait-on ajouté méchamment
que l'Italie, en récompense de sa croisière, du grand zèle qu'elle
a mis à seconder l'Angleterre et l'Allemagne, avait aussi voulu et
non sans raison sa part d'un si large gâteau? Rien n'eût été plus
naturel, et pourtant elle a dû restituer le lopin de terre qu'elle
avait pris avec trop d'empressement; comme la restitution s'est
faite de force en quelque sorte, le pavillon italien a exigé des
excuses, une réparation, un salut de vingt et un coups de canon.
Tout a été accordé ; néanmoins, c'est peu; mais tel n'était pas
l'avis de ses deux compagnons des croisières, plus maîtres de Zan-
zibar que le souverain lui-même.
N'est-il pas permis de penser qu'en présence d'une telle dévia-
tion des motifs qui avaient conduit dans les eaux de Zanzibar les
escadres allemande, anglaise, française et italienne, le congrès
de Lucerne eût risqué, lui aussi, de dévier? C'est sans doute
co que l'organisateur du congrès avait pensé lui-même. Qui sait
LE CONGRÈS ANTIESCLAVAGISTE. A 59
même si l'on ne nous y eût pas accusés, comme l'a lait la presse
allemande et anglaise, d'avoir favorisé par dessous main la traite
en autorisant les insulaires des Gomores à arborer sur leur légère
embarcation le pavillon tricolore? voulait-on que, sujets français,
ils y missent un pavillon étranger? Et pourtant il est avéré
que leurs bateaux ont été visités non pas une fois, mais trois
et quatre fois avec une insistance marquée par les navires de
guerre allemands et anglais. 11 n'est pas jusqu'aux bateaux à va-
peur des messageries maritimes allant de Marseille à Madagascar,
qui n'aient été soumis à des questions humiliantes et déplacées.
Les imputations ont été si loin à notre égard, qu'on nous a accusés
de favoriser le commerce des esclaves du Mozambique à Madagas-
car. Pour les faire cesser, le premier ministre de cette île, sur la
demande de M. Le Myre de Villers, a publié une loi aux termes de
laquelle tous les esclaves qui désormais débarquent dans l'île se-
ront affi-anchis de droit. « Ainsi, dit le décret royal que j'ai sous les
yeux, si des Mozambiques venant d'au-delà de la mer sont intro-
duits à Madagascar sur n'importe quel point pour être esclaves, ils
ne seront pas esclaves, mais sujets libres. )>
Le décret est daté du 8 mars 1889. Il y a malheureusement des
esclaves à Madagascar, mais ils y sont d'ancienne date, et pour les
libérer, il faudrait indemniser ceux qui en sont les possesseurs,
et les finances du trésor malgache ne permettent pas cette libéra-
lité. Du reste, m'a affirmé l'honorable gouverneur de Madagascar,
les esclaves d'Emyrne tiennent plus à leurs maîtres que les maîtres
tiennent à leurs esclaves. Il faut que les maîtres les nourrissent ;
quant à travailler, les esclaves mozambiques ne le font que lorsque
l'envie leur envient, et jamais cette envie n'a germé chez eux.
Ce qui ne s'est pas dit à Lucerne se dira peut-être à Bruxelles,
où des représentans des nations antiesclavagistes se trouvent
en ce moment réunis. Dans l'intérêt des Africains, il vaudi'ait mieux
qu'il n'y eût pas de récrimination, car si quelqu'un avait le droit
de se plaindre, ce serait le nègre, qui n'y sera certainement pas.
Pour que chaque membre du congrès reste dans de sages limites,
il n'aura qu'à se répéter ces mots de l'acte constitutif du Congo :
« Les puissances s'engagent à ce que les territoires sur lesquels
elles ont de l'influence ne servent ni de marché, ni de voie de transit
à la traite des esclaves, de quelque race que ce soit. »
Et c'est là, en somme, qu'est pour elles la solution, mais en
étendant cette influence sur les pays musulmans afin d'en obtenir
l'abrogation du statut de l'esclavage. Une action collective armée
n'aurait aucune chance de réussite, car, une troupe ne pouvant agir,
combattre d'une façon entièrement indépendante, elle porterait
460 REVUE DES DEUX MONDES.
ombrage à qui ne l'aurait pas sous sa direction. Ce qu'il faudrait
renouveler sur une très grande échelle, ce serait une quête géné-
rale dans toute la chrétienté comme au temps des croisades. Le
cardinal Lavigerie a recueilli près d'un million de francs, à quel
chiffre n'atteindrait pas une quête universelle faite par le saint-père?
11 faudrait de l'argent, beaucoup d'argent, non pour gagner à notre
cause les métis dont on devra se défaire par n'importe quel pro-
cédé, mais pour désintéresser d'honnêtes Arabes qui possèdent des
esclaves acquis aux mêmes titres que les colons américains, les
créoles des Antilles et autres avaient acquis les leurs, c'est-à-dire
contre argent comptant ou par héritage. 11 ne faut pas ignorer que
dans les conditions où, depuis des siècles, se trouvent certaines
régions de l'Afrique, l'esclavage est entré profondément dans
les mœurs et les coutumes et qu'on ne gagnerait absolument rien
à vouloir les réformer par la violence. Les Arabes ne font aucune
difficulté, du reste, à vendre leurs esclaves dès qu'on leur en offre
un prix raisonnable ; c'est ainsi qu'à la station de Rabaï, apparte-
nant à des missionnaires anglais, il se trouve un village qui ne
comprend pas moins de 1,500 noirs libérés. \os missionnaires
ont aussi les leurs, mais l'argent leur manque pour en émanciper
autant qu'ils le voudraient. A Fcrdoyo, petit village qui est dans la
sphère des terres a protégées » par les Anglais, on peut voir actuel-
lement 3,000 nègres fugitifs; leurs maîtres ont le droit de venir
les reprendre, mais ce serait avec empressement qu'ils les céde-
raient à bas prix. La quête universelle produirait à coup sûr de
bons effets, des résultats vraiment pratiques.
Ainsi que je l'ai dit au début de cette étude, il a été livré deux
assauts à l'esclavage, le premier, lors de la propagation et du
triomphe de l'Évangile, le second, quand, en Amérique, les états
du nord vainquirent ceux du sud. Tous les deux ont été des assauts
heureux. En sera-t-il de même pour le troisième? J'en ai le ferme
espoir, car si de grands peuples comme les Anglais, les Allemands,
les Français, les Italiens, les Belges, se liguent pour imposer une
idée généreuse, défendre une grande cause, cette idée et cette
cause ne peuvent sûrement finir que par un éclatant triomphe.
Edmond Plaucudt.
REVUE DRAMATIQUE
La Lutte pour la vie, pièce en 5 actes et 6 tableaux, de M. Alphonse Daudet.
Qui dira le pouvoir d'un titre mal choisi? Si M. Alphonse Daudet
avait intitulé son mélodrame : un Scandale dans le grand monde, ou :
le Divorce de la duchesse, ou encore, et tout simplement : Paul Astier,
nous en eussions parlé, négligemment et obligeamment, comme du
Maître de Forges, par exemple, ou comme des Deux Orphelines. Mais il
l'a intitulé : la Lutle pour la vie; et, en le faisant, puisque ces mots
expriment une idée, il a voulu prouver quelque chose; et quelques
moyens qu'il en ai'c pris, ils sont mauvais, s'ils ne prouvent rien; et,
s'ils ne prouvent rien, quoi que l'on puisse dire d'ailleurs en faveur
de sa pièce, elle est manquée. Les exigences de la critique se règlent
pour une part sur les intentions ou prétentions des auteurs; et les
chutes, en général, sont d'autant plus chutes qu'on tombe de plus
haut. Cette vérité banale peut passer pour nouvelle, aujourd'hui que
Vintentionisme a envahi tous les arts, et qu'en musique, en peinture,
en littérature, au théâtre comme dans le roman, il suffit d'avoir voulu
faire quelque chose pour s'entendre acclamer comme si l'on l'avait
fait. Nous voyons trop clairement, dans la pièce de M. Daudet, qu'il
a voulu faire quelque chose, et qu'il ne l'a pas fait.
Mais aussi, quelle rage a-t-il, — lui. l'auteur de Jack, du Nabab, ,
de Numa Roumestan, de Sapho, l'auteur non-seulement applaudi, mais
aimé, — quelle rage de faire du théâtre? et, n'y ayant réussi qu'une
fois en vingt ans, grâce à la musique de Bizet, quel n'est pas son aveu-
glement d'imputer on ne sait à quelle cabale imaginaire des échecs
dont il ne devrait s'en prendre qu'à lui-même? Pour n'avoir point
écrit de romans, je ne sache pas que l'auteur de l^Avenluriere ou
des Effrontés en ait tenu dans la littérature contemporaine une place
moins considérable; et, si M. Feuillet ou M. Dumas ont également réussi
au théâtre et dans le roman, ce n'est pas sans doute une raison pour
que M. Daudet y réussisse après eux et comme eux. Il n'a ni l'œil, ni
462 REVUE DES DEUX MONDES. 1
l'esprit, ni la main d'un auteur dramatique; il gâte lui-même, comme^t^
à plaisir, ses meilleurs romans lorsqu'il essaie de les accommoder «PI
l'optique de la scène; et, quand au lieu de tirer la pièce du roman,
comme dans les Rois en exil ou dans Numa Roumeslan, il fait la pièce
avant le roman, comme dans la Lutte pour la vie, l'épreuve est plus
décisive encore : ses qualités de romancier, gênées ou rendues inu-
tiles par les conventions d'un art qu'il ne connaît point, s'y dénaturent,
s'y tournent en déi'auts, et, finalement, y périssent.
Que, par exemple, le jeune mari d'une vieille femme, qu'il a ruinée,
veuille divorcer d'avec elle pour en épouser une plus jeune, et une plus
riche ; qu'à cet effet il prenne une maîtresse parmi les « protégées »
de sa femme; et que, son calcul s'étant trouvé faux, l'empoisonnement
de la première lui suggère l'idée d'empoisonner lui-même la seconde,
j'aimerais mieux un autre sujet. Mais, après tout, il en vaut un autre,
et, dans le roman, la longueur des préparations et des explications, la
subtilité de l'analyse, la variété des épisodes, la vérité des descrip-
tions, la grâce savante et négligée du style, en atténueraient la gros-
sièreté, la masqueraient peut-être, et la sauveraient en tout cas. Mal-
heureusement, tout ce qui la sauverait dans le roman, et tout ce qui
est le triomphe du talent de M. Daudet, c'est ce qui s'évanouit au théâtre,
et c'est ce qu'il a vainement essayé d'y transporter. Sur la scène du
Gymnase, le temps, l'espace et généralement tous les moyens lui man-
quent pour y développer des qualités purement livresques, si je l'ose
ainsi dire; et de son sujet, quel qu'il soit, il ne reste que le mélo-
drame. Car si dans le roman, et dans le ronian contemporain surtout,
l'intrigue est devenue presque indifférente; s'il y a raille manières
d'en déguiser Tinsignifiance ou la brutalité; de faire même qu'à moins
d'être averti, le lecteur ne s'en doute pas, il en est autrement au
théâtre, où, l'on aura beau faire, on ne remplacera jamais, ni par au-
cun moyen, le plaisir de la curiosité savamment provoquée, inquiétée,
contrariée et satisfaite.
Il n'y a pas jusqu'à cette sensibilité frémissante, — et un peu ma-
ladive sans doute, mais si contagieuse, — qui est l'une des meilleures
parties du talent de M. Daudet, dont on ne puisse, dont on ne doive
dire qu'elle dégénère au théâtre en une fade sentimentalité. J'ai vu
louer « l'intérieur des Vaillant, » ce tableau de mœurs bourgeoises, évi-
demment destiné, dans la pensée de l'auteur, comme dans celle du
directeur du Gymnase, à « nous tirer les larmes des yeux. » On y
déjeune, on y mange des cerises, w pépère » y fait risette à « fifiUe, »
et le bon chimiste Antonin s'y élève jusqu'à l'éloquence. Mais, pour ma
part, et en dépit du talent des acteurs, de M"* Darlaud, de M. Lafon-
laine, de M. Burguet, — un débutant, aussi naturel, aussi vrai qu'on
le puisse être à la scène, — tous ces personnages m'ont eu l'air de
sortir, je ne dis pas d'un roman de Dickens, je dis d'une moralité de
REVUE DRAMATIQUE. ^63
Berquin ou de Bouilly. Ils sont trop bons, d'une bonté trop banale ou trop
moutonnière; et, je sais bien, comme dit l'autre, que pour être assez
bon, en ce monde, il faut l'être trop, mais eux, ils sont surtout trop con-
formes à un certain modèle de bonté, « poncif » et convenu. Com-
parez maintenant à « l'intérieur des Vaillant » celui des Joyeuse, dans
le Nabab, et pour relever, pour « accentuer, » pour renouveler ce que
les Joyeuse ont eux aussi d'un peu conventionnel et de plus voulu que
d'observé, voyez les facilités que le roman procure. Direz-vous d'ail-
leurs à ce propos qu'il ne les procure pas à tout le monde ? Ce sera
donc une preuve de plus que l'auteur de la Lutte pour la vie est chez lui
dans le roman, mais qu'il n'est qu'en visite, ou en passage, ou en
voyage, au théâtre.
Quant à la thèse que ce titre ambitieux implique, l'intention de la
traiter était louable sans doute, et, — pour faire plaisir à M. Jules Le-
maître, — nous la louerions bien davantage encore, si nous ne l'avions
louée suffisamment naguère en parlant du Disciple. Puisque M. Daudet
pense donc avec nous que de certaines doctrines, prétendues scien-
tifiques, ne le sont pas, premièrement ; et, secondement, quand elles le
seraient, qu'il y a plus d'une façon de les interpréter : la bonne, la
moins bonne, et la mauvaise, nous sommes heureux de cette rencontre;
et si quelque chose devait faire un jour vaciller la solidité de sa con-
viction, nous espéro.ns qu'au moins ce ne sera pas les argumens de
M. Albert Wolff. Mais la doctrine qu'il attaque, il me paraît que M. Dau-
det l'a mal prise. Il a donné trop beau jeu pour le contredire, — diver-
sement, il est vrai, mais non moins vivement des deux parts, — et
à tous ceux qui ont lu Darwin, et à tous ceux qui ont ouï dire que
deux mille ans avant l'Origine des espèces, un poète, qu'on appelait
Lucrèce, avait assez éloquemment dépeint « la lutte pour la vie. »
Je ne suis pas un naturaliste, et, si j'insiste sur ce point, on entend
bien que ce n'est pas pour le vain plaisir de reprocher à M. Daudet
une erreur d'interprétation que les vrais savans, s'ils me lisent, me
reprochent peut-être à moi-même. Mais c'est qu'il me semble que la
vraie question n'était pas" où M. Daudet l'a mise; et que, s'il l'eût mise
où je la crois voir, son drame n'en eût pas mieux valu, mais il eût prouvé
davantage. Le vrai danger de la doctrine, en effet, c'est qu'en raison de
la connexité de la « lutte pour la vie » et de la « sélection naturelle, »
avec la « persistance du plus apte, » la cause du progrès a l'air aujour-
d'hui de se trouver enveloppée dans le droit du plus fort ; — et c'est
à ce sophisme qu'il fallait s'attaquer. Ne lisais-je pas récemment en-
core, dans un endroit que je ne dirai point, cette phrase étonnante :
« Les adultes travaillent et reproduisent ; quant aux enfans et aux
vieillards, leur âge les force à vivre aux dépens des adultes, ils consti-
tuent le poids mort de la société? » Le même écrivain dit ailleurs :
« Plus les naissances sont nombreuses, plus est actif le combat pour
h6'i REVUE DES DEUX MONDES.
la vie, combat douloureux, mais nécessaire, et d'où les plus iatelligens
ont tOH'es les chances de sortir victorieux. « On peut tirer, on a tiré de
là d'étranges conséquences.
Dostoievsky l'avait bien vu, dans ce roman célèbre : Crime et châti-
ment, où je ne veux pas dire que M. Daudet a pris l'idée de sa pièce,
mais enfin dont nous savons que l'obsession l'a longtemps hanté.
« Cette vieille femme est inutile à la société, disait le Raskolnikof du
romancier russe, elle encombre la vie publique, c'est un poids mort,
elle coûte plus qu'elle ne rapporte, elle ne dure et elle ne détient sa
fortune qu'aux dépens et aux dôtrimens d'un plus jeune, d'un plus
intelligent, d'un meilleur, que je suis; je la supprime; et, en la sup-
primant, je rends service à la société, puisque je libère en ma personne
une force capable d'aider pour sa part au progrès futur. » Voilà la
question comme il faut la poser, et voilà le danger du nouveau droit
du plus fort. 11 n'a sans doute encore autorisé ni le meurtre, ni le vol,
ni, généralement, aucun des crimes dont les nécessités de la préser-
vation sociale empêcheront toujours qu'aucun sophisme réussisse à
changer l'abominable caractère. Qui niera toutefois que déjà, dans
notre âge de fer, il ait rendu le faible encore plus faible en face du
plus fort? qu'il en excuse l'écrasement, s'il ne l'autorise pas? ei qu'à
la pitié de l'homme pour son semblable, pour son égal devant la mort
et devant la souffrance, il doive bientôt substituer le tranquille mépris
du vainqueur pour le vaincu du combat de la vie ? C'est donc par là
qu'il fallait attaquer la doctrine; l'incarner dans un personnage qui
couvrît, sans presque s'en douter lui-même, du prétexte spécieux de
l'intérêt publie, les démarches de son égoïsme; et dans la « lutte pour
la vie» nous faire voir enfin la force, au nom du progrès futur, essayant
d'éteindre en nous la pitié, de corrompre la morale, et de renverser la
justice.
Une telle pièce était-elle faisable? et comment? C'est une autre ques-
tion, que nous n'avons point à résoudre, dont nous ne pouvons, pour
notre part, que déléguer modestement la réponse aux auteurs drama-
tiques. Mais, faisable ou non, tout ce que nous* disons, c'est que la ten-
tative en eût singulièrement honoré M. Daudet; et que, n'eût-cUe rien
prouvé, elle eût du moins justifié le titre qu'il avait choisi. Peut-être
alors eussions-nous trouvé son Paul Astier « plus fort; » — car il ne
l'est guère, en vérité, quoique l'on le lui dise tout le long de la pièce;
et, avec son secrétaire, que l'on nous donne comme plus « fort « en-
core, plus libre de préjugés, ce ne sont l'un et l'autre que deux cri-
minels assez vulgaires. Il faut bien le dire à M. Daudet : si M. Marais,
dans ce rùlc, a généralement paru fort au-dessous de lui-même, l'au-
teur du drame en est la cause. Le rôle est faux d'un bout à l'autre, ce
qui s'appelle faux, plus digne, — de qui dirai-je, pour ne blesser per-
sonne? — mettons de Guibert de Pixérécourt que de M. Daudet, de la
REVUE DRAMATIQUE. 465
scène de l'Ambigu que de celle du Gymnase, et de feu Castellano que
de M. iMarais.
Qu'est-ce encore que ce coup de pistolet qui termine la pièce, avec la
vie de Paul Astier ? S'il y a des morts qui sont des dénoûmens, il y
en a, comme celle-ci, qui ne sont que des expédiens, un moyen de se
tirer d'affaire, un fâcheux aveu d'impuissance. A moins toutefois que
M. Daudet n'en ait cru l'effet sûr. Car j'admire la complaisance avec
laquelle M. Daudet, comme d'ailleurs M. de Concourt et comme M. Zola,
se soumet aux pires conventions d'un art dont ils vont se plaignant
que les conventions les empêchent d'écrire des chefs-d'œuvre. Situa-
tions violentes, plaisanteries usées, artifices de mise en scène, M. Vala-
brègue ou M. d'Ennery sont plus habiles à ce jeu : ils n'en abusent pas
davantage. Faire faire, par exemple, à M. Marais sa toilette sur la scène,
l'y faire se laver les mains, et friser sa moustache, M. Daudet préten-
dra-t-il que ce soit imiter la vie? Non ; c'est tout simplement émoustil-
1er la curiosité du parterre, lequel est ainsi fait, qu'on est sûr de l'in-
téresser en lui montrant des acteurs qui mangent de vrai potage ou qui
découpent de vrai gigot. La Lutte pour la vie est pleine de ces inventions
pseudo-réalistes qu'on ne pardonne à M. Daudet qu'en songeant combien
il a dû souffrir d'être obligé de les y introduire. Il aura cru qu'elles
feraient passer ses u hardiesses,.. » en en détournant l'attention.
Malgré tout cela, pourtant, il faut convenir que la pièce n'est pas
ennuyeuse; on l'écoute sans fatigue; on la suit avec intérêt. Est-ce le
romancier dont la juste popularité protège et soutient l'auteur drama-
tique? Ou plutôt encore, — ôtez la thèse, oubliez Darwin et surtout Ber-
keley, rappelez-vous le Nabab et Numa Roumestan, — ne serait-ce pas
qu'à défaut d'un vrai drame il y a dans la Lutte pour la vie un roman,
un vrai roman, dont l'intérêt vaguement entrevu fait celui de la repré-
sentation? C'est une erreur que la Lutte pour la vie, mais c'est Terreur
d'un romancier. D'ailleurs, la pièce, adroitement mise en scène, est aussi
fort bien jouée. J'ai déjà dit deux mots de M. Lafontaine, de M. Marais,
de M. Burguet : le premier serait parfait, dans un rôle qui rappelle les
romans qu'il écrit, si sa simplicité était moins théâtrale; je voudrais
que le second, s'il le pouvait un jour, cessât de jouer les Marais, qu'il
joue bien, mais qu'il joue trop souvent; et, pour ne pas achever d'é-
tourdir le troisième, je n'ajouterai rien aux éloges dont on l'a comblé,
mais je n'en retrancherai rien. J'ai moins aimé que je ne faisais jadis
le jeu toujours sûr de M"" Pasca : je l'ai trouvée trop mélodramatique,
avec des intonations caverneuses et des gestes excessifs, elle, qui fut
la mesure et la sobriété mêmes. Les autres, la maréchale de Sélény.
le comte Adriani, et l'aimable M. Chemineau, m'excuseront aisément
si je ne dis rien d'eux ni des rôles d'opérette qu'on leur a donnés dans
cette sombre histoire. ^^
TOME xcvi. — 1889. 30
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 novembre.
Maintenant que les jours de fête ou d'émotion sont passés, que le
beau rêve de l'Exposition s'est évanoui, et que les ardeurs de la der-
nière lutte électorale sont plus qu'à demi éteintes, il faut compter avec
ce qui reste, avec la réalité. Il faut revenir aux affaires du moment,
aux problèmes qui naissent des circonstances, au choix d'une conduite,
à la politique qu'on devra suivre; il faut vivre avec les faits.
Jusqu'ici, tout s'est passé en discours, en projets, en commentaires,
en conversations où chacun dit son impression et porte son témoignage
ou propose son programme. C'était peut-être le préliminaire inévitable.
Aujourd'hui, la chambre nouvelle, élue il y a six semaines, a déjà fait
son entrée dans le monde; elle est réunie depuis hier au palais Bour-
bon. Les questions se pressent, on va être à l'œuvre réelle, pratique,
et tout peut dépendre d'un premier pas, des dispositions avec lesquelles
majorité et minorité, partis de toute sorte, vont se rencontrer dans le
parlement, de l'idée qu'on se fait des instincts, des vœux, des aspira-
lions du pays. Il est certain que dans cette chambre qui vient de s'ou-
vrir, il n'y a pas seulement une foule d'hommes nouveaux, il y a aussi,
il doit y avoir un esprit nouveau. Il y a une signification dans ces élec-
tions récemment accomplies. Il y a eu un vote pour la république,
pour les institutions régnantes, c'est désormais presque universelle-
ment entendu; il y a eu, en même temps et du même coup, un vole
pour une direction nouvelle, i>our une politi([uc de conciliation libé-
rale, de réparation, de iiacihcation morale, substituée à une politique
malfaisante de parti et de secte. On le sent, et c'est ce sentiment qui
doit passer maintenant dans la réalité. Comment, dans quelle mesure,
par quelle série de combinaisons, d'évolutions ou de transactions, cela
s accomplira-l-il ? C'est la question à laquelle on ne peut échapper, qui
KÈVUÈ. — CtlRONtQdÈ* li61
renaîtra sous toutes les formes, à tout propos, dans toutes les délibé-
rations et dans toutes les résolutions, qu'il s'agisse d'un vote parle-
mentaire ou d'un simple acte administratif, du choix d'un président
ou de la vérification des pouvoirs.
C'est toujours une difficulté sans doute de faire entrer dans la réalité,
dans la pratique des choses ce que tout le monde pense ou sent, ce
qui a été comme le mot d'ordre d'un grand mouvement public. C'est
surtout une dilTicultô avec des partis qui, la veille encore, se combat-
taient violemment et qui le lendemain se retrouvent en présence dans
une assemblée, tout pleins de leurs ressentimens, de leurs animosités
et de leurs défiances. Non, assurément, ce n'est pas facile; mais ce
n'est pas impossible, puisque c'est nécessaire, et la première condition
pour ceux qui ont le sentiment de cette situation nouvelle, c'est de
rester dans la vérité de leur rôle, de ne pas laisser une idée simple et
juste s'égarer ou s'émousser dans les subtilités et les équivoques des
tactiques intéressées. On résistera, on se débattra, on se débat encore,
et, au bout de tout, il faudra bien y venir ; il faudra bien arriver à C3
concordat nécessaire de la raison, de l'équité libérale, du patriotisme,
parce qu'on ne peut pas faire autrement, parce que c'est le pays qui
l'a voulu. Ce qu'il y a de plus singulier, c'est que, dans le premier mo=
ment, les républicains eux-mêmes, la plupart des républicains du moins
ne méconnaissaient pas le caractère des élections dernières, la signifi-
cation intime et profonde de cette manifestation d'opinion. Ils le sen-
taient, ils le disaient; encore émus de la crise à laquelle ils venaient
d'échapper, ils étaient les premiers à convenir que ce n'était plus le
moment de recommencer une expérience qui avait failli coûter un peu
cher, qu'il fallait se hâter de satisfaire et de désintéresser le pays. Ils
ne parlaient que de conciliation, de tolérance, d'apaisement, d'une po-
litique d'affaires. C'était le commencement de la sagesse! Ils se sont
rassurés depuis et ils sont revenus à leurs illusions, à leurs préjugés
de parti. Ils ne parlent plus maintenant que des lois républicaines, de
la politique républicaine, de la concentration républicaine. La concilia-
tion, ils la pratiquent avec les radicaux en se hâtant de nommer
M. Floquet président de la chambre nouvelle. On dirait qu'ils n'ont plus
aujourd'hui d'autre préoccupation que de maintenir les vieilles divisions
des partis et de rassurer leurs alliés les radicaux, pour les amener à la
sagesse, — que toute leur crainte est de paraître se désavouer, d'avoir
l'air de rechercher l'alliance des conservateurs, de traiter avec eux ou
de subir leurs conditions. Les habiles tacticiens de l'opportunisme se
débattent dans d'étranges contradictions. Ils veulent faire du gouver-
nement et de l'ordre avec les radicaux, destructeurs de tout ordre et de
tout gouvernement. Ils veulent faire de la conciliation en excluant les
conservateurs. Ils bataillent contre des chimères et se perdent dans tous
/l6S REVUE DES DEUX MONDES.
les subterfuges de la passion de parti pour se dérober à la vérité des
choses, pour éluder des nécessités qu'ils ont eux-mêmes reconnues.
Est-ce qu'il s'agit de faire ou de subir des conditions, de signer des
traités avec les conservateurs, d'entrer avec eux en partage du pouvoir,
de décider en un mot de la direction des affaires publiques par des ar-
rangemens personnels ou même des arrangemens départi? Il s'agit
avant tout de se mettre en face du pays, d'interroger ses vœux, de sa-
voir ce qu'il a voulu, et d'adopter la seule politique qui puisse répondre
à cet état nouveau, sans se préoccuper des alliés ou des adversaires
qu'on rencontrera. M. Léon Say, qui a ouvert la campagne au nom de
la république modérée et qui la poursuit avec une ferme persévérance,
le disait récemment dans un discours familier qui, sans être un pro-
gramme, trace quelques-unes des conditions de la politique nouvelle.
L'essentiel n'est pas de se jeter à travers les lois qui existent, de tout
changer ou de tout réformer au plus vite. Le plus pressé est de réfor-
mer d'abord l'esprit de l'administration, de faire pénétrer partout l'es-
prit de tolérance et de modération, de ne pas craindre de consulter
les conseils municipaux, les pères de famille, dans toutes ces affaires
irritantes des écoles et des laïcisations. Il s'agit en d'autres termes
d'une politique qui mette la paix là où l'on a mis la guerre, l'ordre et
l'équité là où l'on a mis la désorganisation et la lutte, — qui applique,
avec une intelligente et tolérante mesure, des lois dures par elles-
mêmes et décourage les excentricités radicales partout où elles se pro-
duisent. Les républicains qui sont des modérés intermittens préten-
dent, dans leurs bons jours, qu'ils sont disposés à suivre cette politique,
— mais à la condition que tout soit fait par une majorité républicaine.
Soit! Qu'ils l'essaient, qu'ils le fassent s'ils le peuvent: c'est tout ce
qu'on leur demande depuis longtemps, ce qu'ils n'ont malheureusement
pas fait jusqu'ici. Qu'ils rétablissent la paix morale et religieuse! Qu'ils
rassurent les croyances et les intérêts ! Qu'ils mettent la prévoyance
et la conciliation libérale dans leurs actes, dans les lois, dans l'admi-
nistration; qu'ils commencent d'abord par donner le gage le plus sen-
sible et le plus efficace de leur modération dans cette première opéra-
tion de l'examen des pouvoirs qui va s'ouvrir, qui peut décider de la
fortune de la session, peut-être de la législature !
C'est, en effet, au seuil de cette ère nouvelle, une épreuve aussi
sérieuse que délicate, et si elle a pris ce caractère, il faut le dire, c'est
que cette vérification des pouvoirs a été dénaturée par les précédentes
chambres républicaines dans un intérêt de parti, pour assouvir des
ressentimens de parti. Il est bien clair, et cela a été toujours entendu
ainsi, que par lui-même cet examen des pouvoirs est l'acte le plus
simple, il n'a d'autre objet que de vérifier la correction et la légalité
d'un scrutin, les conditions d'éligibilité d'un candidat, la régularité des
REVUE. — CHRONIQUE. Û69
Opérations électorales. Au-delà, on tombe dans l'inconnu, dans un arbi-
traire illimité dont la seule règle est la passion d'une majorité. C'est
l'intervention de l'esprit de parti abusant de son pouvoir d'un moment,
interprétant des faits souvent douteux, exerçant des représailles, inva-
lidant quelquefois une élection pour le bon plaisir d'un candidat mal-
heureux. C'est une sorte d'épuration frauduleuse, tout au moins équi-
voque du suffrage universel. Ces invalidations abusives et imprévoyantes
dont les républicains ont les premiers donné deux ou trois fois le triste
exemple, sont de plus un précédent redoutable, une arme meurtrière
que la majorité d'aujourd'hui laisse à la majorité de demain, sans pro-
fit pour la dignité des institutions ni même pour la paix publique. Que,
dans les élections dernières, la lutte ait été violente, que les partis se
soient livré un combat sans mesure et sans merci, ce n'est point certes
ce qui est douteux. La question, pour ceux qui ont vu de près, avec
quelque sang-froid, cette lutte, serait de savoir quel est le parti qui a été
le plus violent. On pourra sûrement, si l'on veut, recueillir des faits,
des témoignages, et surtout des commérages, sur les élections conser-
vatrices, mettre en doute la pureté des scrutins d'où sont sortis les
élus de l'opposition, décréter des invalidations décidées d'avance. C'est
possible; mais l'opposition provoquée, irritée, ne se fera faute à son
tour de présenter k dossier des élections officielles, et ce dossier
pourra être aussi instructif qu'édifiant. Car enfin, s'il est un fait avéré,
c'est que jamais, même sous l'empire, pour dire les choses telles
qu'elles sont, l'influence officielle ne s'est déployée avec une telle har-
diesse et dans de telles proportions ; jamais le gouvernement n'a pesé
d'un poids plus lourd sur les élections et n'a plus savamment usé et
abusé de son autorité, de ses fonctionnaires, de ses subventions, de
ses faveurs, — même des bons de pain! M. le ministre de l'intérieur
est un habile homme qui a su agir sans bruit, mais sans scrupule, et
beaucoup de républicains peuvent saluer en lui leur grand électeur !
Chose bizarre ! Jusqu'ici, dans le langage des partis et des polé-
miques, le gouvernement seul avait le monopole de l'abus des in-
fluences. Aujourd'hui, pour certains républicains, il est convenu que la
candidature officielle est un devoir, que tout est permis contre les ad-
versaires de la république, que les oppositions seules peuvent abuser
des influences. Mettons, si l'on veut, que candidats indépendans et
officiels soient à deux de jeu. Les républicains, s'ils cèdent à leurs
passions, provoqueront les représailles, les révélations des conserva-
teurs; qu'en résultera-t-il? On aura éclairé d'une étrange et triste
lumière les corruptions du suffrage universel, l'avilissement des mœurs
électorales, les faiblesses du régime parlementaire; on aura déshonoré
l'origine de la chambre, la source de la souveraineté publique. Voilà
un beau résultat! Mais il y a un autre danger plus immédiat. On aura
ravivé toutes les passions de la lutte, envenimé les rapports des partis,
\
/l70 ' REVUE DES DEUX MONDES.
créé des scissions irréparables, compromis pour longtemps, peut-être S^
pour toute la législature, une situation où bien des rapprochemens
utiles restent encore possibles. Ce qu'il y a de mieux, évidemment,
dans l'intérêt de la paix intérieure, des institutions, de la république
elle-même, c'est de traverser rapidement cette épreuve de la vérifica-
tion des pouvoirs pour en arriver à ce qu'on peut appeler les ques-
tions nécessaires; et, si on le veut, ces questions sont assez nom-
breuses, assez sérieuses, pour suffire à l'activité d'une assemblée en
ralliant toutes les bonnes volontés.
On parle souvent, sans doute, pour en finir avec les agitations sté-
riles, d'une « politique d'affaires; » mais il ne faudrait pas que cette
politique d'affaires fût, selon le mot spirituel de M. Léon Say, un eu-
phémisme commode, le déguisement d'une « mauvaise politique » ou
de l'absence de toute politique. La vérité est que tout se tient, qu'on ne
peut s'occuper utilement des finances, des réformes économiques ou
administratives qu'avec un gouvernement de modération libérale et
prévoyante fixé sur les points essentiels de la politique, résolu à ras-
surer le pays, à rétablir l'ordre dans les esprits comme dans les faits,
et, pourquoi ne pas le dire ? à faire cesser cette anomalie d'un conseil
municipal de Paris se mettant tous les jours en rupture ouverte avec
les lois. Pour ce conseil municipal qui rentre aujourd'hui en scène et
reprend ses représentations interrompues, on dirait que l'illégalité est
une habitude ou une passion ou même une manie. Lorsqu'il attribuée
chacun de ses membres un traitement ou indemnité, qu'il vient d'éle-
ver sans façon à 6,000 francs, il se moqué audacieusement des lois
qui sanctionnent la gratuité des fonctions municipales. Lorsqu'il vote,
comme il vient de le faire, des secours et des encouragemens aux gré-
vistes du nord, il sort manifestement de ses attributions et il dispose
sans aucun droit de l'argent des Parisiens. Lorsque M. le préfet de la
Seine se morfond à la porte de l'Hôtel de Ville sans pouvoir y entrer,
humiliant l'autorité publique devant un veto du conseil, c'est là un de
ces faits qui n'ont été possibles que par la complaisance obstinée de
tous les ministères et qu'on ne peut pourtant laisser se prolonger dans
un ordre régulier.
Ainsi, ramener le conseil municipal de Paris à la loi, raffermir les
institutions ébranlées ou faussées par les partis, rétablir la paix mo-
rale, réorganiser les finances, rassurer les intérêts, c'est ce qu'on pour-
rait appeler dégager la politique des élections, faire entrer dans la
réalité l'esprit des derniers scrutins. Les républicains, qui par euphé-
misme se donnent le nom de républicains de gouvernement, se déci-
deront-ils à suivre cette politique, au risque d'avoir à braver l'hostilité
des radicaux? C'est toute la question. Si les républicains ont assez de
résolution pour se prêter à cette politique de raison., de modération
libérale, d'apaisement, qui n'a été jusqu'ici qu'un mot ou un programme.
BEVDE. — CHRONIQUE. A71
il est certain désormais qu'ils peuvent trouver des alliés parmi les con-
servateurs : témoin le langage tenu récemment par M. Pieu et bien
d'autres. S'ils ont la faiblesse de tout sacrifier à leur alliance avec les
radicaux, ils vivront peut-être puisqu'ils ont une majorité; ils recom-
menceront leur histoire, ils repasseront par cette série de crises, d'agi-
tations, d'efforts impuissans qui ont failli mettre la France hors d'elle,
qui ne peuvent plus suffire à une nation impatiente de retrouver sous
un gouvernement sensé la paix civile et la sécurité.
Les affaires de l'Europe, il faut le croire, sont désormais destinées à
être traitées et décidées sur les chemins, puisque les visites, les en-
trevues et les voyages ont une si grande place dans la politique. Sou-
verains, princes, chanceliers ou ministres sont toujours en mouvement,
et entre tous, l'empereur Guillaume II d'Allemagne est évidemment le
plus errant, le plus agité des grands de la terre. Il porte partout avec
lui sa puissance, la puissance d'un grand empire : c'est ce qui tient le
monde en éveil sur la signification, sur les conséquences éventuelles
de ses voyages. Il porte aussi partout sa jeunesse, son impatience de
vivre, avec son goût de l'apparat et de la cérémonie : c'est ce qui met
du piquant, de l'imprévu et de la nouveauté dans ses excursions.
11 a paru récemment à la tète d'une escadre allemande, sur son cui-
rassé le Kaiser dans les eaux du Pirée : c'était bien naturel puisqu'il
allait conduire sa sœur, la jeune princesse Sophie, aujourd'hui mariée
au prince héréditaire de Grèce et appelée à porter un jour la couronne
hellénique. 11 a peut-être étonné les Grecs par la variété de ses cos-
tumes, par l'impétuosité de ses allures; il ne paraît pas les avoir abso-
lument conquis, et on ne dit pas que le compagnon de ses voyages, son
conseiller, le comte Herbert de Bismarck, ait capté les Athéniens par
la bonne grâce et l'affabilité de ses manières. Les Grecs sont fins, ils
saluent la puissance de leurs complimens et quelquefois ils la jugent.
L'empereur Guillaume, à peine échappé aux plaisirs et aux cérémonies
d'Athènes, s'est fait une joie de franchir les Dardanelles par un « temps
superbe, » qu'il faut probablement appeler un temps impérial. 11 est
arrivé à Constantinople, où depuis des siècles n'avait paru un empe-
reur d'Occident, et il a peut-être encore plus étonné le sultan et ces
braves Turcs peu accoutumés à cette vivacité de jeunesse. Il a été sû-
rement reçu comme il devait l'être. Pendant ([uclqucs jours, il a tout
vu, tout visité, sauf le sérail, où l'impératrice seule a été admise. 11 a
parcouru la ville, déguisant un touriste sous l'empereur. Une de ses
originalités, en effet, a été d'écrire ses impressions un peu sommaire-
ment peut-être, mais avec une curieuse spontanéité, sous la forme de
télégrammes adressés au chancelier. Évidemment le jeune voyageur
couronné a traversé ces régions privilégiées en prince sensible aux
beautés de la nature, aux splendeurs du ciel et des mers d'Orient,
h72 REVUE DES DEUX MONDES.
émerveillé de la Corne d'or comme de l'Acropole. 11 a appelé lui-même
son voyage un rêve !
Quant aux résultats réels, pratiques, de cette visite à Athènes et à
Constantinople, c'est une autre question, il faut attendre. Il est pro-
visoirement douteux que Guillaume II ait changé au passage l'état des
affaires helléniques, qu'il ait pu promettre aux Grecs une protection
qui les dispense de la sagesse dans leur politique, et il est encore plus
douteux qu'il ait réussi à entraîner le sultan dans une alliance conti-
nentale, si tant est que ce fût l'objet de son voyage. Les Turcs, avec
cette sagacité de diplomatie qui est chez eux une tradition et une force,
savent bien que, dans toutes ces alliances où l'on pourrait chercher
à les attirer, ils auraient un rôle effacé, sacrifié, qu'ils ne seraient
qu'un appoint dans des combinaisons où l'empire ottoman ne trouverait
ni avantages, ni garanties pour sa sécurité, pour ce qui lui reste d'in-
tégrité. On n'a pas besoin de connaître les secrets des chancelleries,
c'est la nécessité qui fait la sagesse du divan. Et voilà pourquoi il est
infiniment probable que les conversations intimes de Guillaume II avec
Abdul-llamid aussi bien que les conférences du comte Herbert de Bis-
marck avec le grand-vizir n'ont produit rien de précis, de positif. 11
n'a pu, il n'a dû y avoir que des témoignages de courtoisie et de bonne
volonté, accompagnés de présens dignes de la magnificence d'un sul-
tan à l'égard d'un souverain européen, — mais peut-être un peu lourds
pour les finances turques.
Aujourd'hui, l'empereur Guillaume est sorti de son «rêve» oriental,
il rentre dans les brouillards de l'occident. Il va, il est vrai, faire une
halte en Italie. Il trouvera, à Venise des ovations, à Monza des chasses
préparées, il y a un mois déjà, pour lui faire fête et ajournées par suite
de la mort du roi de Portugal. A Monza d'ailleurs, l'empereur Guillaume
peut se croire un peu chez lui. Puis, avant de regagner Berlin, il doit en-
core, à ce qu'il paraît, rencontrer à Inspruck l'empereur François-Joseph.
Pendant ce temps le chancelier d'Autriche, le comte Kalnoky, a fait son
pèlerinage à Friedrichsruhe. Or de tous ces déplacemens et de ces ren-
contres qui se suivent et coïncident, de tout ce mouvement qui
semble n'avoir jamais été plus actif que depuis le passage du tsar à Ber-
lin, que peut-il sortir? On ne le voit pas bien ; on distingue tout au plus
un travail qui recommence et se déplace sans cesse, une agitation per-
pétuelle, qui, sans avoir de grands résultats, peut n'être pas sans in-
convéniens. Certainement les chefs des grands états, souverains et
ministres, ont le droit et môme le devoir de suivre avec vigilance la
marche des affaires, de se concerter, de se prémunir contre le hasard
des événemens ou des incidens, d'où dépend quelquefois la paix du
monde; ils ont le droit de se promener, de se rencontrer, de se visiter.
Qu'on rcfiéchisse un instant toutefois, qu'on remarque bien que le plus
REVUE. — CHRONIQUE. Û73
souvent, depuis quelques années, ce sont ces voyages, ces rencontres,
ces agitations qui ravivent les suspicions, créent les paniques factices,
mettent l'Europe sur le qui-vive, en entretenant la crainte de crises
imminentes, — si bien qu'on finit par trouver quelque lueur de vérité
dans ces paroles récentes du député socialiste Bebel devant le reich-
stag de Berlin : « Les peuples veulent la paix, ce sont les gouvernemens
qui poussent à la guerre... » Si les gouvernemens ne poussent pas à la
guerre, ils s'exposent du moins, sans le vouloir probablement, à pa-
raître toujours la préparer par leurs combinaisons mystérieuses, par
des démonstrations propres à tenir l'opinion dans un état maladif
d'excitation et d'inquiétude. C'est le dernier mot et pour ainsi dire la
moralité de cette humeur de locomotion perpétuelle et indéfinie qui
domine souverains et ministres, qui semble être entrée dans la poli-
tique du jour.
Il y a tous les ans, à cette époque, en Angleterre, une occasion que
les ministres de la reine saisissent volontiers pour exposer leur opi-
nion ou leurs pronostics sur les affaires britanniques et même sur les
affaires de l'Europe et du monde : c'est le banquet du lord-maire. En
dépit des autres assemblées locales qui ont pu être créées, qui ont un
caractère plus moderne^ la cité garde ses privilèges qui datent de sept
siècles. Elle a célébré, il n'y a que peu de temps, le sept centième
anniversaire de sa fondation, de l'inauguration de ses franchises, et
cette année encore, comme tous les ans, un nouveau lord-maire, sir
Henry Isaacs, succédant à M". Whitehead qu'on a vu récemment à Paris,
est entré dans ses fonctions avec la procession et les cérémonies tra-
ditionnelles. Cette année aussi, comme les années précédentes, le chef
du cabinet, convive-né du lord-maire, a fait le discours traditionnel à
l'usage de l'Angleterre et du monde. 11 y a eu parfois de ces discours
prononcés à Mansion-House, notamment ceux de lord Beaconsfield,
qui ont eu un singulier retentissement. Celui que lord Salisbury a pro-
noncé l'autre jour, sans manquer assurément d'importance, ne semble
pas destiné à remuer l'Europe. A part les affaires d'Irlande et les
réformes intérieures qui intéressent l'Angleterre, il n'y a guère que
deux points sur lesquels le chef du cabinet a cru devoir s'expliquer plus
ou moins.
Le premier est l'état de l'Egypte, et le voyage que le prince de Galles
a fait dernièrement au Caire, à son retour d'Athènes, était un prétexte
tout trouvé. A dire vrai, lord Salisbury ne s'est pas beaucoup compro-
mis. Il n'a pas décliné l'engagement qu'a pris l'Angleterre de quitter
les bords du Nil ; seulement, il a encore une fois ajourné l'exécution
de cet engagement à des temps meilleurs. Sans doute, l'Egypte a fait
de grands progrès dans ses finances, dans son administration; mais
elle ne peut pas encore se suffire à elle-même, elle reste exposée aux
troubles, eux incursions des Soudanais. Elle ne peut pas se passer de
Ultx REVUE DES DEUX MONDES.
protection, et, toutcompte fait, l'Angleterre reste seule jugedu moment
oij l'occupation ne sera plus nécessaire, où les habits rouges pourront
être rappelés de la vallée du Nil. C'est ce que le premier ministre de
la reine appelle la « politique invariable » de l'Angleterre ! Quant au
second point, à l'état de l'Europe, lord Salisbury n'attache pas visible»
ment une grande importance à tout ce mouvement de voyages et de
négociations qui excite toujours la curiosité du continent, pas plus qu'à
la Bulgarie ou aux affaires de Crète. 11 a parlé en homme plein d'une
confiante sérénité et n'a pas craint d'annoncer la bonne nouvelle que,
dans ces derniers temps, « le baromètre de la paix a sensiblement
monté. » S'il en est ainsi, rien certes de plus lieureux. Par exemple, le
premier ministre de la reine n'a pas dit les raisons particulières qu'il
avait de croire à cette hausse rassurante du « baromètre de la paix, »
et il s'est encore moins expliqué sur une question souvent agitée jus-
que dans la chambre des communes, celle des engagemens qu'aurait
pris l'Angleterre dans les éventualités qui pourraient se produire en
Europe. Lord Salisbury s'est sans doute tiré habilement d'affaire en
déclarant que l'Angleterre n'avait pas pu sengager pour des événemens
inconnus, qu'elle était pour la paix, pour l'état territorial fixé par les
traités, pour l'état existant dans la Méditerranée; mais c'est précisé-
ment la question de savoir ce qu'on entend par l'état territorial, par
l'état de la Méditerranée, jusqu'à quel point l'Angleterre s'est liée sur
tout cela avec d'autres puissances par ses explications, par une entente
éventuelle, et, si lord Salisbury a cru répondre victorieusement aux
doutes récemment manifestés par M. Gladstone, par lord Derby, il s'est
peut-être trompé. Il a laissé subsister une équivoque contre laquelle
la seule garantie est le bon sens du peuple anglais, qui ne se laisse-
rait pas sans doute facilement entraîner dans les querelles continen-
tales. .
La saison des vacances, du repos ou des voyages est passée en
Espagne, comme elle commence à passer un peu partout. La reine
régente, après sa paisible villégiature autour de Saint-Sébastien, est
revenue depuis quelques jours à Madrid, et avec elle sont rentrés les
ministres, ses conseillers. Les membres du parlement, sénateurs ou
députés, qui ont visité leurs provinces ou ont voulu venir voir l'Exposi-
tion de Paris, en faisant une station à Biarritz, ont regagné do leur
côté la capitale espagnole.
C'est le moment où la politique se réveille, où les cortès, qui étaient
ajournées depuis l'été, viennent de se réunir. Le bon temps est peut-
être passé pour le ministère, pour le président du conseil, M. Sagasta,
qui, à vrai dire, est depuis longtemps tout le ministère espagnol. Le
chef du cabinet libéral de Madrid a pu vivre pendant quelques mois
sans être trop troublé, sans avoir à compter avec les embarras intimes
de gouvernement, les dissidences de majorité ou les assauts d'une op-
REVUE. — CHRONIQUE. 5/5
position momentanément réduite au silence. Aujourd'hui la trêve est
finie! A peine les cortès sont-elles réunies, le ministère se voit plus
que jamais pressé et harcelé, assailli déjà d'interpellations, menacé
par des adversaires de toute sorte qui semblent décidés à ne pas lui
laisser un moment de repos, à profiter de ses fautes ou de ses fai-
blesses. Le fait est que, dès les premiers jours de la session, la situa-
tion ministérielle et parlementaire paraît assez critique à Madrid. Si
M. Sagasta, qui s'est montré souvent un temporisateur adroit et heu-
reux, a compté sur l'influence bienfaisante des vacances, s'il a cru que
les passions s'apaiseraient, que les dissidences s'émousseraient, que
quelques-uns des libéraux qui l'ont abandonné lui reviendraient, il
s'est visiblement trompé. M. Martos, l'ancien président du congrès, que
le ministère a fait exécuter assez brutalement il y a quelques mois par
sa majorité, M. Martos semble plus vif et plus ardent que jamais dans
son hostilité. Le général Lopez Dominguez, le général Cassola, qui ont
pris position contre le cabinet Sagasta, loin de désarmer, sont dispo-
sés à reprendre et à continuer la lutte. Un autre dissident du camp
libéral, un ancien ministre, M. Gamazo, sans être un ennemi déclaré,
combat ouvertement les projets économiques et financiers du minis-
tère. Les conservateurs, dirigés par M. Canovas del Castillo, restent ce
qu'ils sont, des adversaires de principe. Ils ont longtemps évité dans
un intérêt supérieur, pour le bien de la monarchie, de créer des diffi-
cultés à M. Sagasta ; ils croient aujourd'hui le moment venu d'accen-
tuer leur opposition, et ils sont aidés par un de leurs orateurs, M. Ro-
mero Robledo, qui, après s'être séparé pendant quelque temps de
M. Canovas del Castillo, vient de se rapprocher, avec ses amis, de son
ancien chef pour combattre sous le même drapeau. Conservateurs et
dissidens libéraux de diverses nuances se confondent dans une opposi-
tion commune et font campagne ensemble. Ils ont engagé le feu dès
l'ouverture de la session.
Cette opposition, disent le ministère et ses amis, n'est qu'une coali-
tion incohérente et artificielle qui sera impuissante devant une majo-
rité libérale disciplinée et résolue. Il se peut. Malheureusement, le
ministère et son parti ne sont, eux aussi, qu'une coalition, et même
cette coalition, pour rester une majorité, est obligée de s'étendre jus-
qu'à une certaine fraction des républicains, que le chef du cabinet
ménage habilement. De sorte que, s'il y a coalition, elle est de toutes
parts. On est à deux de jeu, et la situation devient d'autant plus diffi-
cile qu'on approche de la fin de la législature, c'est-à-dire des élec-
tions. La question est de savoir qui fera les élections, dans quelles
conditions elles se feront, si la reine gardera jusqu'au bout le minis-
tère qu'elle a depuis quatre ans, en lui remettant le droit de dissolution,
ou si elle appellera d'autres hommes au pouvoir. Au fond, qu'on l'avoue
ou qu'on ne l'avoue pas, c'est là toute la question qui s'agite, dans le
A76 REVUE DES DEUX MONDES.
flébat qui va s'ouvrir prochainement sur le suffrage universel, comme
dans les discussions financières qui sont déjà engagées. Qu'en sera-
t-il? Le ministère, il faut le dire, n'a pas été heureux pour son début
flans ces discussions financières qui ont éclaté pour ainsi dire dès l'ou-
verture de la session et où il devait rencontrer l'opposition la plus vive.
Avant d'en venir au budget de 1890-1891, qui a été récemment proposé
par le gouvernement, les conservateurs représentés par un ancien mi-
nistre des finances, M. Cos-Gayon, ont demandé au congrès de valider
par une loi le budget de 1889-1890, qui a été promulgué simplement
par un décret royal, il y a quelques mois, au moment de la séparation
des chambres. Pour ne rien exagérer, le ministère était strictement
dans son droit constitutionnel en prorogeant par un décret de néces-
sité, pour 1889-1890, le budget de l'année précédente. Les conserva-
teurs étaient aussi manifestement dans leur droit en demandant qu'on
donnât la sanction de la loi à un acte nécessaire peut-être, dans tous
les cas exceptionnel et temporaire. Au premier moment, le ministre
des finances, homme des plus sérieux, M. Gonzalez, a paru tout dis-
posé à accepter la proposition ; il n'a élevé ni objection ni difficulté.
Bientôt cependant, comme s'il soupçonnait quelque piège ou comme
s'il ne voulait pas paraître céder à des adversaires, le gouvernement,
au risque de se désavouer, a rétracté son adhésion et n'a plus rien
accepté. De là des discussions violentes, acerbes, où le ministère a eu
tous les désavantages d'un pouvoir indécis, flottant dans les contradic-
tions, se désavouant lui-même du jour au lendemain.
C'était, à dire vrai, mal commencer la session, préluder assez mé-
diocrement aux discussions qui vont s'ouvrir soit sur les affaires finan-
cières du pays, soit sur le suffrage universel, pour lequel le ministère
s'est engagé et qu'il aura peut-être quelque peine à faire accepter.
M. Sagasta est sans doute un habile tacticien qui, par sa dextérité, par
ses temporisations, a su jusqu'ici se tirer de bien des embarras et pour-
rait s'en tirer encore. On ne distingue pas moins, dans ces cortès au-
jourd'hui ouvertes au-delà des Pyrénées, des présages de prochains
orages parlementaires et tous les signes d'une situation difficile. Après
cela, au milieu de ces confusions intérieures, quelle signification par-
ticulière pourrait avoir ce voyage de l'archiduc Albert d'Autriche à
Madrid, qui a été tout récemment dans le congrès l'objet d'une inter-
pellation assez vive? L'incident le plus simple sans doute a été inter-
prété de toute faqon. On a dit bien des choses, on a dit surtout ([ue
l'archiduc Albert avait été envoyé au-delà des Pyrénées pour tenter
de gagner l'Espagne à la triple alliance. Le plus vraisemblable est que
l'archiduc, oncle de la reine régente, est allé visiter sa nièce et qu'il
n'avait aucune autre mission diplomatique. Ce qu'il y a de plus certain
encore, c'est que, sous le ministère de M. Sagasta comme sous le minis-
tère conservateur qui pourrait lui succéder, l'Espagne n'a rien à voir
REVUE. — CHRONIQUE. hll
avec la triple alliance; clic n'a qu'à s'inspirer de ses plus évidens inté-
rêts pour rester fidèle à la politique de neutralité indépendante qui est
sa sauvegarde et sa force.
CH. DE MAZADE.
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.
11 avait été dit longtereps à Pavanée que le marché financier sorti-
rait de sa torpeur après les élections générales, si ces élections abou-
tissaient à un résultat rassurant pour la tranquillité du pays et pour
la politique générale.
Ce n'est pas que cette période de torpeur ait été aussi réellement
vide d'événemens financiers que la dénomination pourrait le faire sup-
poser. En une année, la rente française a monté de près de cinq uni-
tés, hausse considérable due au grand succès de l'Exposition, à TafTir-
mation, cent fois répétée par tous les gouvernemens, de leur volonté
de maintenir la paix, enfin à la décadence progressive du boulan-
gisme.
Avec la rente française ont monté également les titres représenta-
tifs des dettes de presque toutes les nations européennes. Mais la
hausse des fonds d'États n'intéresse et n'occupe qu'une partie de la
spéculation. D'ailleurs, ces fonds sont tous parvenus à des cours qu'il
leur est bien dilficile de dépasser. En tout cas, la marge de hausse est
courte désormais, et les risques restent grands, quelque aspect rassu-
rant que les derniers événemens politiques aient donné à l'état géné-
ral des affaires européennes.
Aussi les sociétés de crédit, qui vivent surtout de la création et de
l'émission de nouvelles valeurs et tirent de ce genre d'opérations le
principal élément de leurs bénéfices, se sont-elles préparées à l'envi,
pouJant la période d'attente, pour entrer dans la carrière dès que
s'ouvrirait la campagne d'affaires tant de fois annoncée.
Il faut donc s'attendre à voir pendant quelque temps les fonds
d'Ktats reculer au second plan sur la scène financière et les valeurs,
surtout les valeurs nouvelles, se présenter en première ligne.
!l7S REVUE DES DEUX MONDES.
Déjà le délilé a commencé, et une animation insolite règne sur le
marché de la coulisse qui pendant de longs mois avait eu un aspect
morne et désolé.
C'est, en effet, sur ce marché spécial dont l'existence est en quelque
sorte toute de tolérance, que viennent faire leurs premiers pas les
créations nouvelles des établissemens de crédit. Pour certaines de ces
créations, il ne s'agit là que d'un stage; c'est le passage obligé pour
pénétrer ensuite, après un délai plus ou moins long, dans le domaine
réservé de la cote oflicielle, au milieu des titres négociés par l'inter-
médiaire des agens de change. Pour d'autres, au contraire, le marché
en banque est un domicile définitif, la forme môme des titres dans la
plupart des cas ne permettant pas l'inscription à la cote oflicielle.
La Banque de Paris a donné le signal, dès le mois dernier, par l'in-
troduction des actions de la Banque nationale du Brésil, établissement
qui a commencé à fonctionner à Rio-de-Janeiro le l" octobre, et dont
l'opération principale doit consister au remplacement, par ses propres
billets, du papier-monnaie de l'état brésilien. Un contrat, passé avec le
ministre des finances du Brésil, assure de ce chef à la Banque des bé-
néfices considérables que notre marché escompte en ce moment en
maintenant une prime de 1/jO à H5 francs à ces titres, dont le pair
nominal est de 56G fr. 50, et qui ne sont encore actuellement libérés
que de 20 pour 100 de ce montant.
La Banque russe et française a suivi, en offrant au public français
des actions d'une Compagnie de mines d'or duTransvaal, thc Robinson.
Le capital de cette Compagnie se composait primitivement d'actions
de 1 livre sterling ou 25 francs. En trois années, les résultats de l'ex-
ploitation furent tels et l'engouement, à Londres, prit des proportions
si extraordinaires, que ces actions de 1 livre sterling s'élevèrent à
60 livres sterling. Le capital fut alors remanié ; chacune des anciennes
actions de 1 livre sterling fut échangée contre dix nouvelles de 5 livres
sterling ou 125 francs, et ce sont ces nouveaux titres qui se négocient
actuellement chez nous entre 130 et 136 francs, soit avec une prime
variant de 5 à 11 francs. L'entreprise est d'ailleurs très prospère et
peut encore, même dans les conditions actuelles du capital, donner
aux intéressés un revenu fructueux. On ne peut s'empêcher, toutefois,
de constater que les développemens éventuels de cette prospérité sont
déjà largement escomptés.
Le Comptoir national d'escompte a offert à sa clientèle un « certain
nombre » d'obligations k pour 100 des chemins de fer russes de
Koursk-Charkow-Azow. Cette valeur semble très bonne, ayant la ga-
rantie absolue du gouvernement russe. Remboursable à 617 fr. 50, elle
produit un intérêt annuel de 2/| fr. 70, net d'impôts. Le prix de sous-
cription était 563 fr. 50. Le Comptoir national a annoncé, au bout de
quelques jours, que la quantité de titres dont il pouvait disposer était
HEVUE. — CHRONIQUE. ^79
à peu près entièrement épuisée. Le stock à placer était, parait-il, de
50 millions de francs au moins. Les titres se négocient maintenant
à 567 fr. 50.
L'établissement qui vient d'obtenir ce succès va procéder, le 23 cou-
rant, au doublement de son capital social, conformément à la décision
prise par l'assemblée générale des actionnaires tenue au commence-
ment du mois. Bien que le Comptoir national d'escompte, créé en rem-
placement de l'ancien Comptoir, dont la catastrophe en mars dernier
est encore dans toutes les mémoires, ait à peine un semestre de fonc-
tionnement, il a déjà reçu de sa clientèle plus de 125 millions de francs
de dépôts. Son capital nominal de /jO millions, libéré de moitié seule-
ment, ne répondait plus à de telles responsabilités. Les actionnaires
ont un privilège de souscription aux nouveaux titres émis avec une
prime de 30 francs. L'action actuelle est cotée 670 francs.
Le Crédit mobilier a lancé récemment un lut d'obligations du che-
min de fer espagnol de Linarès à Almeria et se prépare bientôt à offrir
au public des actions d'une Banque nationale de Saint-Domingue. La
Banque d'escompte va émettre, le 26 courant, 40,000 actions des éta-
blissemens Decauville, transformés en société anonyme.
En même temps qu'apparaissent toutes ces créations, on voit se
réveiller d'anciennes valeurs, laissées depuis plus ou moins longtemps
dans un profond oubli, par exemple le Phénix espagnol, qui valait, il
y a six mois, 5^0 francs et en vaut aujourd'hui 677.50, le Rio-Tinto,
tombé après le krach du cuivre à 260 et qui vient d'être porté en moins
de quinze jours de 305 à 390, les Alpines, Société métallurgique autri-
chienne, ancienne création de l'Union générale, qui valut longtemps
de 60 à 80 francs et se négocie aujourd'hui à 210 francs.
Telles sont les valeurs, et la liste en pourrait être encore allongée
notablement, dont s'occupe principalement la spéculation moyenne,
mise en mouvement par l'ouverture de la campagne d'affaires. Il y a,
dans cette masse de titres offerts aux convoitises de l'épargne avec
l'appât, soit d'une plus-value éventuelle, soit d'un gros revenu, du bon
grain et de l'ivraie. C'est affaire aux capitalistes d'user de discerne-
ment et de ne pas prendre pour parole d'évangile toutes les affirma-
tions des prospectus.
La liquidation de fin octobre n'a pas confirmé les craintes de ren-
chérissement excessif des reports. Mais elle a été accompagnée de
livraisons de titres qui ont fait reculer un instant le 3 pour 100 de
87.25, cours de compensation, à 86.80. Mais la reprise s'est faite prompte-
ment, et depuis plusieurs jours les cours oscillent entre 87.30 et
87.45. L'amortissable s'est avancé de 25 centimes à 90.80, le h 1/2 de
10 à 105 francs.
La haute banque allemande a fait un vigoureux effort pour enlever
les cours de la rente italienne à l'occasion de Touverture de la sous-
A 80 REVUE DES DEUX MONDES.
cription, le Ik courant à Berlin, à 250,000 obligations des chemins de
fer d'Italie, garanties par l'État. Le syndicat anglo-allemand, qui a pris
au Trésor italien /j22,000 de ces titres, n'en oflre donc qu'une partie
au j)ublic. Le cours d'émission est de 291 francs, le revenu net annuel
12 fr. (Jk, soit du k-^k pour 100. La souscription est ouverte également
en Angleterre, en Belgique, en Hollande et en Suisse. Les achats de
rente italienne ont porté ce titre de 9k à 9/j.60, mais le recul a été im-
médiat; on cote 94.10.
L'Extérieure a baissé de Ik 1/2 à 74 sur la présentation aux cortès
d'un budget dont l'équilibre est trop factice pour faire illusion.
Le Hongrois, le Portugais n'ont pas varié. Le Turc a été porte de
17.10 à 17.50. Il a été détaché un coupon de 10 francs sur l'Unifiée au
cours de 474. Ce titre vaut maintenant 4G0. 11 a été détaché également
un coupon semestriel sur le 4 pour 100 russe 1880 au cours de 94 1/2;
dernier cours 92 1/2.
La Banque de Paris a baissé de 10 francs à 843.75 ; le Crédit lyon-
nais de 5 francs à 693.75, le Crédit mobilier de 6.25 à 482.50.
Le Crédit foncier a gagné 6.25 à 1,300, la Banque d'escompte 8.75 à
533.75.
Sur les Chemins français et nos grandes valeurs industrielles, les
affaires ont été très limitées et les cours à peu près immobiles.
Les Autrichiens et les Lombards ont monté d'une dizaine de francs
à 527.50 et 288.75.
Malgré cet élan imprimé aux transactions sur notre marché par l'ap-
parition de valeurs nouvelles et par la hâte que mettent les syndicats
à profiter d'un concours favorable de circonstances, on n'est pas abso-
lument rassuré, dans les hautes sphères financières, sur la possibilité
de soutenir l'allure actuelle.
D'un côté, l'argent reste très cher à Londres, et surtout à Berlin; à
Vienne, la Banque austro-hongroise a dû élever d'un point son taux
d'escompte. D'autre part, la situation spéciale du marché berlinois in-
spire de sérieuses inquiétudes. La spéculation sur valeurs industrielles
y commet des exagérations manifestes, et le caractère artificiel, peu
solide, de cette hausse est nettement accusé par le fait que les fonds
d'états allemands et prussiens ont baissé de deux, trois ou quatre
unités depuis l'ouverture de cette période d'engouement pour les
valeurs à revenu variable.
Le direcleur-gèram : G. Buloz.
CHANTE-PLEURE
PREMIERE PARTIE.
I.
On finissait de dîner chez Martin, rue Dauphine ; diner de thèse
et dîner d'adieux. Pendant que le fiacre du nouveau docteur sta-
tionnait en bas, chargé de la malle en bois noir de l'étudiant
pauvre, plus lourde de l'empilement, au fond, des bouquins pro-
lessionnels, que du poids du linge et des habits, on avait toasté
là-haut, on avait vidé nombre de grands et de petits verres k la
santé du diplômé, de Pierre Lortal, qui, accoudé à la nappe, écou-
tait à peine, et de cet air en allé, déjà loin, de ceux qui vont
partir, les propos de ses amis.
On causait maintenant, et à voix très animées, de l'événement
du jour et du lendemain : un concert monstre que les internes de
la Charité organisaient pour la mi-carême, et dans lequel devait
figurer un des convives; et ces projets, ces inventions boufibnnes
de rôles et de costumes, au lieu d'anmser Pierre, l'agaçaient
presque, l'attristaient même, comme si ces préparatifs d'une fête
qu'il ne verrait pas lui faisaient pressentir l'indifiérence future de
ses camarades, la fragilité des souvenirs qu'il laisserait après lui.
Distrait, il regardait vaguement gesticuler devant lui l'ami Béléa,
qui, les mains croisées derrière le dos, la bouche remontée avec
TOME XCVI. — 1''" DÉCEMBRE 1889. 31
48-2 REVUE DES DEUX MO]VDES.
un clignement de l'œil gauche, monologuait, mimait en charge
une leçon de son chef, le docteur X...
« Vous mettez à nu la membrane occipito-alloïdicnne... » Ces
mots, — et rien que ceux-là, — arrivaient jusqu'à lui et, pour les
accompagner, le refrain d'une chanson qu'une inconnue d'à côté,
une dîneuse à voix aigre, à accent canaille, envoyait à travers la
cloison trop mince :
C'est le p'tit bleu, p'tit bleu, p'tit bleu.
Mais, brusquement, le camarade Caldaguôs levait la séance. Sept
heures et demie ! et je dois prendre la garde à huit heures. Et toi
aussi, Lortal, si tu ne veux pas manquer le train...
On sortait, on s'empilait dans le fiacre; et, pendant que la bande
joyeuse entonnait, à pleine voix, la ronde des Microbes, le clou
du futur concert, Pierre, qui chantait aussi, mais sans faire atten-
tion à la musique ni aux paroles, écoutait les bruits, regardait les
images de la rue qui entraient à secousses par la glace laissée ou-
verte du sapin.
C'était un lambeau de voiture filant tout près, et d'autres à
la suite, un écoulement sans fin de véhicules, des éclairs de
roues, des flambées de lanternes, des grappes de gens oscillant en
l'air, perchés sur une impériale d'omnibus ; puis, le long des trot-
toirs, vite, un retroussis de jupes, une main qui saluait, l'emboî-
tement et le déboîtement continu d'une mosaïque en marche.
Et ces ombres fugitives de passans, ces silhouettes de maisons,
Pierre les voyait plus vivantes, plus expressives que d'habitude,
comme animées de l'intérêt qu'il prenait, ce soir-là, à sa propre
vie, solcnnisées presque par la mélancolie du départ.
Des têtes, dans le nombre, venaient à lui, entraient profon-
dément dans ses yeux : une fille battant son quart à l'entrée d'une
ruelle noire, une pas jeune, à figure de larve, anxieuse sous
le plâtre, et qui remontait outrageusement une loque noire effilée
sur un bas rouge de sorcière au sabbat; et, plus loin, bord à
bord, dans le brusque arrêt d'un embarras de voitures, au tour-
nant de rOdéon, dont la colonnade j)élillait, enguirlandée de becs
de gaz, un profil à travers la glace d'un coupé de maître : le nez
mince et l'œil clair d'une mondaine on toilette de théâtre, du satin
crème avec une large tache de chair au milieu; et à côté, perdu
dans l'étalement de la jupe, un monsieur chauve, une tête pâle,
latiguée, cravatée d'un ruban rouge de commandeur...
Le [l'Iit bleu, [)'iit bleu, p'tll bleu...
CIIANTE-PUiUrvE. Ù83
On traversait le boulevard Saint-Mîchel en plein allumage de bal
masqué; sous les feux croisés des cafés dégorgeant leur trop-plein
de consommateurs sur les trottoirs, une bande en partance pour
Bullier, bras dessus, bras dessous, beuglant et se trémoussant; des
folies, des pierrettes ; du blanc, du rouge, du vert, passaient réver-
bérés, multipliés dans les flaques d'eau tremblantes perpétuelle-
ment agitées par le piétinement de la foule, le roulement ininter-
rompu des fiacres et des omnibus :
Le p'tit bleu, p'tit bleu, p'tit bleu...
Tout à coup le silence, la longue percée noire du boulevard Saint-
Germain s'enfonçant dans la solitude des quartiers morts, des trot-
toirs vides où flambaient de loin en loin, comme pour rendre l'obs-
curité plus épaisse, la solitude plus morne, les kiosques lumineux
portant les affiches multicolores des spectacles, avec les noms en
vedette des grands artistes; des noms lumineux aussi, imprégnés
de l'éclat des ors et des pourpres, radieux des clartés du lustre et
des feux de la rampe...
Le p'tit bleu, p'tit bleu, p'tit bleu...
Un ivrogne laissait échapper comme un vomissement le refrain
tortillé qu'il syncopait à sa manière, et, à force de l'entendre, il
semblait à Pierre que ce fût comme un air de marche accompa-
gnant son départ de Paris, de la musique pour lui, étroitement liée
à son existence.
Mais devant la glace ouverte du fiacre, un grand trou d'ombre
s'élargissait tout à coup au bord du boulevard ; tout un labyrinthe
de ruelles en contrebas, une masse confuse d'où sortaient, en plus
noir, les clochers de Saint-Nicolas. Et un souvenir aussitôt l'ac-
crochait, le mordait au cœur. Il se revoyait plus jeune de cinq ans,
et avec lui, deux par deux en longue file, quelques centaines d'étu-
dians de première année, néophytes de l'amphithéâtre et de l'hô-
pital, venus là pour faire la dernière conduite à un camarade, un
compatriote de Pierre, le petit Noguès, emporté en quelques hem-es
par une piqûre anatomique. En même temps que l'église et le cor-
tège, l'ancien élève retrouvait ses émotions de la journée, la boufléc
d'orgueil professionnel qu'il avait eue à coudoyer les maîtres, les
célébrités de la science, mêlés avec eux et que les badauds de la
rue montraient du doigt en les nommant. Et enfoncée encore plus
au vif de sa mémoire, il retrouvait aussi l'angoisse ressentie à la
pensée des risques à courir du métier de carabin, de cette horreur
de hidvche, de la pourriture humaine à travailler, d'où le scalpel,
hSll REVUE DES DEUX MONDES.
uno fois ou l'autre, pouvait faire jaillir la mort. Pour le rassurer,
pour le desassombrir de cette perspective du retour au pays entre
quatre planches de sapin avec des couronnes dessus et une pincée
d'éloquence, ça n'avait pas été trop de ce bonheur de vivre presque
involontaire qui accompagnait toute cette jeunesse et qui planait
au-dessus de la cérémonie funèbre avec la gaîté des lilas blancs
jetés sur le cercueil.
Ce souvenir revenu'en appelait d'autres : des amusans, des tristes,
des insignifians même, des heures, des journées au hasard dans
ses années d'étudiant, des noms de camarades, des sons de voix,
des tics, situés, encadrés, avec un angle de trottoir en perspective,
ou la table de marbre d'un café, ou le coin de feu pauvre d'une
chambre d'hôtel, et en même temps l'odeur aigre du caboulot, la
chaleur du soleil sur l'asphalte, le tintement fêlé de la pendule sur
la cheminée.
De cette poussière de vie, des restes de sentimens se levaient
aussi; l'impression lanée quelquefois, d'autres fois vivace, laissée
par des commencemens ou des fins d'amitiés, des frôlemens d'exis-
tences rapprochées ou désunies, il ne savait plus ni quand, ni
pourquoi...
Le fiacre avait touché le quai de la gare ; après les recomman-
dations dernières, après les dernières poignées de mains toujours
très expressives, comme pour cacher le "vide de la pensée, souvent
absente à cette heure, Pierre, installé dans son coin de troisième,
regardait s'en aller à droite comme à gauche, noyées dans les
lueurs tremblantes du gaz avivées par endroits du flamboiement
colorié des signaux, les longues, les interminables files de wagons
alignés, comme attendant la fuite, la migration d'un peuple; et,
sur ce décor étrange, le rêve de sa vie ancienne flottait encore un
moment, puis s'effaçait, usé, semblait-il, par l'effort d'une résur-
rection pourtant si brève. Et une mélancolie ennuageait, comme
une vapeur morbide, cette évocation de choses plutôt gaies que
tristes en elles-mêmes ; un regret poignant attachait Pierre à des
souvenirs d'incidens futiles, à d'à peu près riens qui, dans la réa-
lité, l'avaient laissé parfaitement froid. Un attendrissement le ga-
gnait après coup à la pensée de sa vie de là-bas, des années con-
sumées, dévorées par cette grande mangeuse d'existences, l'énorme
ville qu'il voyait lentement disparaître, sombrer comme un astre
rouge dans les vapeurs de l'horizon.
II.
De Paris même, de la vie qu'on y mène, des plaisirs qu'on s'y
donne, dans de certains coins d'initiés, Pierre Lortal n'en pouvait
I
CHANTE-PLEURE. ^85
pas regretter grand'chose ; il les connaissait si peu, ces coins-là!
De l'école à l'hôpital, de l'hôpital à la pension, toujours en hgne
droite, ses heures étaient aussi réglées, ses habitudes aussi casa-
nières que celles du manœuvre limousin parqué entre le chantier
et le gargot. Pour l'apprenti médecin, aussi bien que pour le com-
pagnon du tour de France, c'était comme le même fil à la patte et
qui les tenait de court l'un et l'autre : la pensée constante du retour
au pays, de la terre à acheter, de la position à prendre, aussitôt ra-
massé le magot de science ou la pelote d'argent.
Pierre n'était pas, d'ailleurs, le seul étudiant de son espèce.
Rare, soit ; unique, pas tout à fait. Ils étaient bien quelques-uns à
l'école de conduite à peu près aussi correcte ; quatre ou cinq, entre
autres, grands amis de Pierre : des camarades, des pays, tous
sortis plus ou moins, comme lui, de derrière les moutons, fils de
cultivateurs aisés ou de bourgeois de campagne, élevés au même
collège de prêtres, un petit collège en pleins champs, oii ils avaient
pioché le grec et le latin comme qui laboure, avec des bruits et
des odeurs de nature autour d'eux, des meuglemens de bœufs qui
entraient par la fenêtre ouverte de la classe, accompagnant la ca-
dence imiiative d'un vers des Gèorgique^i.
Egaux d'âge, pareils de goûts, ils avaient vécu sans se cpiitter,
logés au même hôtel, inscrits aux mêmes cours, travaillant et
s'amusant toujours ensemble, — travaillant surtout. En bande, les
coudes serrés à la façon de ces jouvenceaux de village qu'on voit
bras dessus, bras dessous, couper d'un seul bloc la tassée hu-
maine d'une fête rustique, ils avaient, tête haute, et sans trop
d'éclaboussures, traversé la mêlée autrement redoutable des plai-
sirs parisiens. Les uns tout à fait sages, les autres presque, gar-
dés, celui-ci par le manque d'argent, celui-là, par la passion de
l'étude, cet autre par un reste de croyance religieuse, tous par une
certaine prudence native, moitié timidité, moitié vertu, qui les fai-
sait reculer, méprisans et peureux, devant la femme et devant la
dette, ces deux monstres !
C'était un peu tout cela qui avait retenu Pierre ; c'était aussi une
délicatesse de cœur, encouragée par le souvenir très cordial d'une
cousine de là-bas, la fille de son oncle et tuteur Lortal, une petite
avec qui il se trouvait lié par des fiançailles un peu vagues et
une amitié assez solide pour le mettre à l'abri des tentations gros-
sières, des œillades avivées au crayon noir, ou des appels, le soir,
au coin des rues, des marchandes d'amour.
Cinq ou six fois par an, — et encore ! — à l'issue de quelque
repas de corps, d'un de ces dîners mensuels où les gens de la
même province : cigaliers, compagnons de la pomme ou du tourin,
486 REVTE DES DEUX MONDES.
se donnent rendez-vous autour du symbole ou du plat national, il
s'était laissé entraîner, grisé de musique locale et de camaraderies
patoisantes, dans une de ces brasseries du Quartier où s'exliibent,
sur un iond de bibelots truqués et de japonaiseries à quatre sous,
des serveuses peintes comme des idoles et parfumées d'odeurs à
migraine.
Drôles d'endroits et drôles de femmes! d'anciens modules de
peintre, immobilisés dans la coiffure et le cestume de quelque
tableau célèbre : Salomé, Dalila;.. une tragédienne sans ouvrage
qui entrecoupait d'alexandrins macabres des scies huriées dans
le plus pur argot faubourien.
Puis c'avait été un compatriote, le mosaïste Lasnier, qui l'avait
convié à pendre la crémaillère dans son nouvel atelier de l'impasse
du Maine, et il en avait rapporté, comme une courbature d'intelli-
gence, les débris épars d'une certaine définition chimique de l'âme
formulée discrètement par l'inventeur, un matérialiste imberbe, et,
plus douloureux encore, le souvenir confus d'une série de strophes
à treize pieds le vers, des charogneries rose pâle et vert tendre,
débitées à voix morte par un monsieur à figure d'halluciné qui se
disait décadent.
Avec quelques jeudis pas bien folâtres chez son député, au troi-
sième, rue de Madame, dans un salon en reps jaune maigrement
décoré de gravures professionnelles : le Serment du jeu de paume,
V Appel des Girondins;., avec un très petit nombre de soirées de
théâtre, aux Français ou à l'Opéra-Comique, les jours du réper-
toire, c'avait été à peu près tous les divertissemens de Pierre Lortal.
Vraiment, après cinq ans de séjour presque ininterrompu au
Quartier, le garçon n'avait guère le pied plus parisien que le soir
de novembre où, nouveau débarqué de son village, il avait posé
sur l'asphalte ses souliers épais façonnés pour résister aux che-
mins rocheux du pays natal.
Et cependant, il s'était bien quelque peu affiné pendant ces
années d'école; il avait perdu de sa rudesse native à l'user des
fréquentations de l'hôpital ; et même au dehors, rien qu'à res-
pirer l'air de la grande ville, si léger, si excitant, si vibrant à
la parole humaine, rien qu'à regarder, à écouter ce qui saute à
l'oreille ou aux yeux dans le coudoiement d'une promonade par les
rues : le chillonné délicat d'un ajustement de femme, l'harmonie
savante d'une toile de maître exposée en vitrine, le parler à demi-
mot d'une, conversation mondaine saisie au vol, la sensibilité de
ce rural, qui voyait clair et entendait juste, s'était singulièrement
aiguisée.
Du demi-monsieur, du paysan frotté de grec et de latin, la ville
1
CHANTE-PLEURE. 487
avait fait un bourgeois, un être d'imagination et de nerfs ; d'ima-
gination paisible, il est vrai, de nerfs équilibrés. Ce qui luimanquait
pour devenir vraiment Parisien, ce n'était pas tant certaines qualités
que certains défauts ; tout au moins ses qualités paraissaient-elles
d'une étoile un peu grosse, comme tout ce qui se fabrique en pro-
vince. Pierre Lortal avait gardé de son éducation première, de la
gravité de la vie rustique, une droiture d'esprit, une ingénuité de
cœur, une façon de parler sérieusement dos choses sérieuses et
tendrement des choses tendres, qui était au rebours de l'air et du
ton de là-bas. Et il avait la figure de son genre d'esprit : quelque
chose de robuste et de tranquille, une mine de santé, une fraîcheur
de teint qui parmi ses camarades, citadins pour la plupart de race
et d'habitudes, flétris déjà par la corruption de la ville, trahissait
son origine rustique aussi sûrement que les quelques particularités
de locution ou d'accent qui lui restaient de son enfance paysanne.
Du reste, Pierre avait pris facilement son parti de ces misères.
Il ne rougissait pas de sa petite patrie ; même il se permettait de
l'aimer plus étroitement que la grande.
L'éloignement, au lieu de l'amortir, avait plutôt avivé cette
tendresse ; cela allait jusqu'à l'enfantillage. Un mot de patois en-
tendu dans la rue, un nom du pays remarqué en passant sur une
enseigne, suffisaient à de certains momens pour lui mettre les
larmes aux yeux. Et c'avait été une grosse émotion, une joie presque
religieuse, le jour où, traversant en partie de plaisir les cavées feuil-
lues du bois du Meudon, il avait découvert, largement étalés, les
branches ployées jusqu'à terre, de vrais châtaigniers, des arbres
en tout pareils à ceux qui ombrageaient, mêlés aux chênes,
les ravins abrupts de Saint- Jean-des-Grèzes, aux frontières du
Quercy.
III.
La boule d'eau chaude avait tinté, secouée dans l'arrêt du train
enrayé brusquement. A moitié réveillé, Pierre souleva la cou-
verture où il s'était enveloppé pour dormir, et se mit sur pied
lestement. En peu de clarté venait du dehors, à la bordure du store
tiré pour faire l'obscurité du wagon plus épaisse; il le remonta, et
encore engourdi, les paupières lourdes, il se pencha sur la vitre.
L'aube naissait, étonnée, lointaine ; une lueur tombait de haut
au fond d'une tranchée taillée dans le roc; le train ralenti frôlait
des ronces humides, des verdures pâles de pariétaires accrochées
aux fentes, et parmi ces végétations confuses, ces frêles existences
Zl88 REVUE DES DEUX MONDES.
décolorées par l'hiver, une branche de figuier, reconnaissable à la
blancheur de l'écorce, sortait en avant comme pour annoncer au
voyageur son arrivée au pays...
La tranchée franchie, c'était devant lui la vallée de Fénôé^, étroite,
longue, encore vague, avec des vapeurs vertes épandues qui étaient
des blés, et des fumées grises qui étaient des saules, un chaos de
choses mouillées, indistinctes, comme flottantes, et au-dessus la
silhouette très nette, très arrêtée, du roc vif qui de toutes parts et
à presque égale hauteur emmuraillait l'horizon.
Vers l'est seulement, la rigidité de la ligne laitière s'infléchis-
sait échancrée dans la coupure d'un ravin. Saint-Jean-des-Grèzes
gîtait là; là, les bois, les terres de la Glanderie et de Fontbrune.
Pierre les devinait, épars dans l'ombre des pentes, et, plus haut, dans
la brèche de l'Aligné, il reconnaissait à leur feston noir les futaies
de la Ramade, la grande forêt domaniale dont les crêtes les plus
hautes regardent en même temps les plaines blanches de l'Albi-
geois et les t7/«5s^s inhabités du Quercy.
(( Fènoé! Fénôé! » annonçait le conducteur du train, et déjà la
mécanique, un moment enrayée, se remettait en marche; le dernier
wagon disparaissait au tournant d'une courbe, laissant la station à
peine agitée retomber à son calme, à son air sommeillant de chose
rustique, sans autre mouvement de vie qu'un peu de vapeur que
la machine avait oublié après elle, des flocons blancs qui s'en allaient
tout de suite alanguis, mêlés aux froides grisailles du matin.
Pierre était descendu.
Seul, — car il n'avait averti personne de son arrivée, — ses
bagages consignés à la gare, il s'avançait allègrement, faisant son-
ner son bâton d'étudiant aux arêtes calcaires qui çà et là, un peu
partout, déchiraient l'écorce du sol natal. C'était à la montée du
ravin, un chemin charretier étroitement resserré entre des murs de
pierres, et, quand les pierres manquaient, bordé de saules mar-
ccaux ou de chênes bizarrement coudés et enchevêtrés en forme
de claie, un vrai chemin du pays, revêche, avec des mousses
noires rongeant la pierre et des verdures de buis, des broussailles
en espalier, de rugueuses broussailles tondues par les troupeaux
et qui les tondaient à leur tour, retenant des lambeaux de toison à
leurs épines. Le roc saillait à chaque pas, ou bien une racine
d'arbre crispée en travers, pareille à un tendon mis à nu; quel-
quefois c'était aussi, sabrant tout, l'entaille profonde d'un sentier
adjacent : une coulée de pierraille blanchie par les pluies d'hi-
ver qui escaladait en casse- cou, vers quelque pauvre masure, une
grange à feuilles plantée à l'orée des bois.
Au-dessus, au-dessous, des bouqueteaux de chênes espacés, des
CHANTE-PLEURE. /Ï89
pacages troués de carrières à l'abandon, des vignes herbeuses, des
guérets de terre grenue, raboteuse, presque aussi dure que le
roc.
Le tendre mystère du matin était sur ces choses : les bouque-
teaux, les pacages, les rangs de vigne, le chemin aussi qui coupait
au travers, tout cela plongeait à moitié dans les vapeurs aurorales.
L'un après l'autre les arbres défilaient, pleurant de rosée, pom-
miers, pruniers chétifs, tristes fantômes d'arbres déjetés, penchés
en avant, qui portaient tous, comme une enseigne de misère soudée
à leurs branches, la verdure parasite du gui. L'ombre les reprenait
aussitôt passés, plus épaisse au fond de la combe où luisait par in-
tervalles, entre les écorces grises des trembles, la fuite du ruisseau.
Pierre grimpait, et le brouillard s'en allait peu à peu ; déjà un
morceau de la vallée se découvrait à ses pieds dans la coupure du
ravin. Désensevelis, dévêtas à moitié du linceul nocturne, les ha-
meaux, les maisons, jusqu'aux plus petits arbustes et aux herbes
des champs se levaient, montaient lentement dans le clair.
Tout à fait en bas, ce coulant d'eau soulevé à fleur de prairie,
ces ombres minces de peuphers sans feuilles, allongées sur l'herbe
givreuse comme de noires épées, ce toit où les pigeons serrés en
grappe attendaient, tournés tous vers la porte entr'ouverte de
l'aube, l'arrivée du soleil, c'étaient les peupliers, c'était le moulin
de Vernède. Et à la remontée, plus loin, de l'autre côté de l'Avey-
ron, ces masures grises parmi la rocaille et les pâtis caillouteux,
c'était le hameau de Saint-Irech-le-Pauvre : le pays de naissance de
Taton, la nourrice de Pierre, — le pays de la peur pour l'enfant
qui, même en plein soleil et longtemps après qu'il avait fini d'y
croire, voyait toujours étendue sur l'endroit, la nuit noire des contes
de revenans et de loups-garous que lui récitait pour l'endormir la
superstitieuse paysanne.
Mais ce qui prenait surtout ses regards, c'était avec leurs figures
étranges, leurs visages de marbre si profondément enfoncés dans
sa mémoire, les tètes levées des sommets calcaires qui encerclaient
la vallée : la proue éperonnce de Sabar, labourant l'azur, la haute
terrasse de Jabrun et ses érables, ses alaternes inclinés au bord
qui frissonnaient comme pris de vertige...
Portée juste en face de Pierre sur une muraille blanche que le
sillage séculaire des pluies avait marbrée de larmes noires, toujours
ennuagée du vol triste des choucas logés dans les cavités de la
corniche, une bâtisse s'exhaussait, se soulevait en plein ciel : Pe-
chagos, le vieux donjon crevé qui épiait toujours par les baies de
ses fenêtres vides comme des yeux de mort, les masures cïlon-
drées gisant au-dessous.
/|90 REVUE DES DEUX MONDES.
En automne, chassant l'outarde ou la perdrix rouge à travers les
friches de Sesquières-Hautes, il avait souvent tiré la guêtre des
journées entières sans voir personne que cette autre solitaire, la
tour curieuse, montant sa faction illusoire au seuil du village inha-
bité.
Démesurées jadis pour l'enfant, ces choses restaient grandes en-H
core, émouvantes pour le jeune homme; il avait beau les toiser àl|l
la mesure de sa science nouvelle, déterminer l'époque géologique
des rochers, fixer l'âge de la ruine, l'impression première persis-
tait, quelque chose de la vision d'autrefois flottait devant lui, l'em-
pêchait de regarder avec ses yeux d'à présent.
Était-ce beau vraiment, était-ce laid, cette ligne raide des mon-
tagnes surplombantes, cette silhouette naïve des chênes émondés
sans tête et sans bras selon la mode du pays ? Pierre eût été bien en
peine d'en juger. C'était lui-même, c'étaient ses sensations d'enfant
qui le charmaient retrouvées à travers le paysage.
Ainsi, de ce bruit d'eau vive qui venait depuis un moment de
l'obscurité du ravin. Bien grêle, bien peu de chose cette musique !
Oui; mais il avait été si longtemps à n'entendre qu'elle.
Les pierres roulées en travers, qui faisaient chanter le ruisseau,
il les avait soulevées plus d'une fois péchant aux écrevisses ou
bâtissant une chaussée pour rire en travers du courant. Et cette
plainte un peu plus haut, ce grincement de machine fîitiguée qui
sortait de tout près, d'une maison blottie au ras du chemin, — et
une ombre en même temps passait, repassait d'un mouvement au-
tomatique sur la vitre éclairée en blanc de la toute petite fenêtre,
— Pierre savait ce que cela voulait dire. Chaque matin c'était ainsi;
à l'heure où là-haut défaillent les astres, en bas, dans le noir de la
combe, comme une autre étoile, la lampe du tisserand s'allumait;
la plainte monotone du métier montait avec les premiers appels des
coqs devinant le jour. Depuis des années, le docteur connaissait le
logis et l'ouvrier; c'était lui, ce Testons des Frugères qui travaillait
tout le fil qui se filait à la Glanderie chez l'oncle Lortal, comme
autrefois chez ses parens à Fontbrune. Les draps dans lesquels il
dormait si copieusement à la Glanderie étaient tissés de ses mains,
et ceux aussi, hélas ! où reposaient pour toujours son père et sa
mère...
Le lumignon du tisserand pâlissait dans la clarté matinale ; la vie
s'éveillait; des voix partaient: commandemens de bouviers, api)els
de pâtre, des coups de gosier âpres, rugueux, qui déchiraient
comme avec la pointe d'un couteau le velouté de l'aube...
Et Pierre reconnaissait les voix, nommait le berger, le laboureur.
Sébal, celui-ci, cet homme en tablier de cuir, énergiquement
CHANTE-PLEURE. 491
implanté dans un ratouble en pente et qui menait ses bœufs, le
bras droit appuyé au mancheron de la charrue ; Tout-en-Jambes,
celui-là, ce vieux braconnier couleur de terre, qui se coulait pUé
en deux, le dos rond, le compas allongé, rapide et circonspect, à la
lisière d'un fourré; et Finette, la briquette à poils roux, mince et
futée qui traquait devant lui dans la brande mouillée, tout écla-
boussée d'or par le soleil naissant.
Pierre se rappelait : cette toulïe d'herbe à plum e penchée en
bouquet blanc au bord du chemin, il avait cueilli la pareille, enfant,
à la même place; et plus loin, cet écureuil en fuite à travers le lacis
violet des frênes, il avait eu le semblable à la Glanderie, un naïf
qui pendant des années avait trompé son chagrin en ramant des
jambes dans sa cage tournante.
Où qu'il posât le pied, l'arrivant emboîtait le pas à un souvenir.
11 avait fréquenté ce sentier, il avait grimpé à cet arbre, il avait bu
à cette source.
Tout ce qu'il voyait, tout ce qu'il entendait, près ou loin, lui par-
lait du beau jadis, de son enfance d'orphelin, abandonnée, éparse
aux quatre vents du ciel, et dont il rencontrait les lambeaux accro-
chés, colorés encore et vibrans de l'émotion ancienne, aux pierres,
aux ronces du chemin.
IV.
Et à chaque souvenir ressaisi, un autre souvenir se mêlait, à
chaque lambeau, le lambeau d'une autre vie, d'une autre enfance
étroitement unie à la sienne.
Une tête brune, des yeux fous : c'était Cécile sa cousine, la fille
de son oncle et tuteur, le cadet de Lortal, — Gilotte, — comme on
disait à la Glanderie, une endiablée qui, plus jeune que lui de six
ans, ne le quittait pas d'une semelle, allongeant les jambes, re-
troussant les jupes, se faisant garçon pour jouer aux mêmes jeux.
Oh! les belles journées ensemble! les journées à quatre pattes
dans la société des bêtes, cheveux et toisons mêlés, les journées de
paresse, couchés tous deux à plat ventre, à regarder pousser
l'herbe, à écouter s'en aller les heures lentes qui tombaient l'une
après l'autre dans la sérénité des campagnes, comme des châ-
taignes mûres dans le silence d'un bois ; et les journées de folie
après, les frénésies de mouvement, les galopades, le poing dans les
crins d'une poulinière, avec le torrent d'air qui vous siiUait aux
oreilles !
Est-ce qu'il l'aimait alors, cette cousine? Un peu, oui, à sa ma-
/l92 REVUE DES DEUX MONDES.
nière; mais elle Taimail certainement, elle, et à fond. Pierre n'avaî
pas oublié... Cécile un peu grandette déjà, encore plus garçon,
encore plus diable, gâtée par la croissance, anguleuse et rêche, la
figure mangée par les yeux, des yeux trop luisans, trop noirs.
Et des gestes, des cris ! des gestes maladroits, des cris rauques !
Ils revenaient, elle et lui, de la messe paroissiale en compagnie
du monde de Chante-Pleure, des nobles de campagne, avec qui
l'on voisinait à l'occasion. Il y avait là une petite Urgèle de Fabry,
une gamine assortie d'âge avec Pierre, et le garçon s'amusait avec
elle sans s'occuper de sa cousine. Ce fut une belle scène; de la
colère d'abord, et, la colère passée, une explosion de tendresse,
des baisers, des sanglots, de l'amour.
Pierre revoyait encore une autre Cécile, une Cécile retour du
couvent en robe longue et en pèlerine d'uniforme, correcte, matée,
avec des gestes conventuels et des phrases apprises par cœur, le
jargon mystique et mondain en usage chez les dames des Cinq-
Plaies du chef-lieu, les yeux baissés tout le temps et la bouche
cousue, une Cécile en sucre et qui avait peur de se casser, évitant
les regards, fuyant les contacts, toujours prête à se dérober ou à
rougir. Sournoise avec cela. Elle et Pierre ne se parlaient plus ;
lui en chasse du matin au soir, levé avant l'aube, couché avant la
nuit; elle au presbytère, à l'église, occupée à décorer les chapelles,
à di-esser les reposoirs ; un mot en passant, bonjour, bonsoir,
comme des étrangers. Et puis voilà qu'à table, au dîner d'adieu,
— elle rentrait le lendemain au couvent, et Pierre partait pour Pa-
ris, — toujours impassible en dessus, en dessous, elle avait cher-
ché la main de son cousin, et l'avait serrée de telle façon, d'une
étreinte si longue, si brûlante, que, ma foi, c'avait été son tour
de rougir.
Rien de bien fautif, cependant. N'était-il pas convenu qu'ils
devaient s'épouser plus tard? Personne ne le leur avait dit; ils
n'en avaient jamais parlé l'un à l'autre ; et cependant ils en étaient
sûrs tous les deux.
A sa majorité, le jour même où l'oncle cadet lui avait rendu ses
comptes de tutelle, oh ! sans notaire et sans papier marqué, en trois
mots, sur le pouce! — ils allaient ensemble chasser le lièvre au
bois de Mujole, et déjà les chiens tenaient la matinée, — quand le
brave homme, après lui avoir prouvé clair comme le jour qu'il avait
été de sa poche à le tenir au collège, lui avait offert de l'en-
voyer en partie à ses frais étudier à Paris pour être médecin, lui
promettant de l'établir au retour, Pierre n'avait pas eu de mal à
deviner avec qui. 11 avait souri simplement, l'oncle avait cli-
gné de l'œil, et ils s'étaient compris : w Tu te presseras si tu m'en
CHANTE-PLEURE. 493
«rois, avait ajouté le père de Cécile. Ces choses-là, il ne faut pas
que ça traîne. D'ici cinq ans, la personne aura quitté le couvent;.,
tâche de ne pas la faire languir. »
L'oncle aurait peut-être continué ; un individu qui les attendait
venir, penché par-dessus le mur de pierre de son héritage, coupa
le fil de ses confidences. C'était un vigneron du hameau de Toutes-
Aures, qui était en difficulté de bornage avec son beau-père ; ils
perdirent une heure à le suivre, à écouter ses raisons... Jamais
depuis, ni ce jour-là, quand l'homme les eut lâchés, ni plus tard
à la Glanderie, l'oncle et le neveu n'avaient repris la conversation.
Pierre avait quitté le pays peu de temps après, et dans les lettres
assez rares, péniblement élaborées, pesamment écrites, qu'il lui
avait adressées à Paris, le père de Cécile n'avait pas eu une fois
la pensée de revenir là-dessus.
Et l'étudiant n'avait plus revu sa cousine. Soit que ça l'ennuyât
de surveiller les promis pendant les vacances, soit qu'il eût vrai-
ment hâte de voir son neveu passer docteur, Lortal avait insisté
pour que le carabin ne quittât son quatrième, rue de l'Arbalète,
qu'avec son diplôme en poche, et comme c'était lui qui tenait les
cordons de la bourse, Pierre avait passé cinq ans, cinq longues an-
nées sans retourner à Saint-Jean-des-Grèzes.
Toujours amoureux, paisiblement amoureux de la petite. Seule-
ment avec le temps, avec la distance, l'idée, la figure même de
Cécile, s'étaient confondues avec l'idée, avec la figure du pays. Il
ne pensait pas une fois aux yeux noirs sans revoir aussitôt l'horizon
de la Glanderie, la ligne courbe des bois de Mujole cernés par la
corniche blanche de la Randèche. Et il s'attendrissait sans savoir au
juste pour qui, du paysage ou de la payse.
Même maintenant, au moment de revoir sa fiancée, ses deux
désirs se confondaient ensemble, et c'était bien vers Cécile qu'il
allait, mais au fond, il était presque aussi content d'épouser avec
la terre.
V.
La Glanderie. Plus que le bois à traverser et la treille allait ap-
paraître au coin du jardin, la treille antique portée sur ses piliers
de grès. Pierre se hâtait. Mais voilà que, le bois passé, le verger
franchi, le jeune homme hésitait, étonné. La treille avait disparu.
Et que de changemens autour! Maison, jardin, tout était mécon-
naissable. Adieu les anciennes allées droites, la charmille taillée où
nichait le rossignol et les carrés de choux bordes de lavande et do
494 REVUE DES DEUX MONDES.
sauge dont on cueillait la bonne odeui imprégnée aux doigts en
passant ! Adieu les grands lis nourris des eaux de l'épier, et les
hampes rigides des tournesols, dont la lace énorme, sidérale,
i-ayonnait auparavant parmi les herbes basses, amollies par les
brumes automnales. Arrachés les oignons des lis, sabré l'espoir
des tournesols! Au lieu des carrés de choux, des planches de sa-
lades, c'était maintenant une pelouse étriquée, des massifs d'ar-
bustes grêles dont les noms, comme des inscriptions mortuaires,
pendaient en étiquettes blanches secouées au vent du malin !
Le jardin avait l'air tout neuf, et la maison aussi, ou plutôt le
logement des maîtres, passé au lait de chaux, couvert d'une
couche uniforme de crépi, dont la blancheur criait, juxtaposée à la
couleur vétusté de la ferme et des étables laissées dans leur état
primitif. Avec les croisées à carreaux larges et les contrcvens d'un
vert trop tendre, avec la toiture nouvelle en tuile à crochets d'un
rouge ardent, la Glanderie avait pris un aspect de bâtisse bour-
geoise, très comme il faut, sans doute, et même magnifique pour
l'oncle cadet et pour les gens du pays, mais un peu déconcertant
aux yeux de Pierre, qui demeurait là désappointé, se demandant si
dans ce cadre aussi changé, les figures étaient restées les mêmes
et quel accueil l'attendait dans ce logis nouveau, presque étran-
ger.
Un bruit de paroles, une conversation à deux voix, pas loin
de lui, dans le cabinet de buis resté debout à l'angle de la teiTasse,
le cloua sur place au moment où il entrait dans le jardin. Cécile
était là, mais une Cécile si peu ressemblante à celle qu'il avait lais-
sée encore chétive, inachevée, le corsage plat, le visage obscur,
dans son fourreau de pensionnaire, que Pierre ne finissait pas de
la dévisager. Les traits pareils cependant ; toujours les grands
yeux noirs fendus en long, la bouche sinueuse et mobile ; mais le
regard I mais le sourire! ce battement des cils très allongés,
presque lourds, ce frémissement des lèvres violemment arquées,
duvetées d'ombre! Elle était mieux ainsi, la future mariée ; et ce-
pendant, il semblait au futur qu'elle n'était plus autant sienne; ces
airs de tête, ces mouvemcns déliés, fondus, où les avait-elle appris,
et pour qui? La demoiselle n'était pas seule; un jeune monsieur
se tenait assis près d'elle; citadin? campagnard? un peu de l'un,
un peu de l'autre ; un individu pas facile à classer au premier abord
avec son complet de couleur voyante et sa chemise à col très ou-
vert, d'où sortait, en désaccord avec lliabillement tant soit peu
frivole, une tête de jeune lévite, une physionomie grave, un air
important, un son de voix onctueux.
Un brin d'herbe au bout des doigts, élégamment pincé entre lo
I
CHANTE-PLEURE. 495
pouce et l'index, le jeune homme expliquait on ne sait quoi à Cé-
cile, qui suivait appliquée, avec un allongement de son cou tendu
en avant, les mouvemens du démonstrateur.
Qu'est-ce que cela voulait dire ?
Pierre s'était arrêté, surpris... Mais Cécile l'avait aperçu. Elle
se mit sur pied en jetant un cri, ne pensant plus au livre posé sur
ses genoux et qui glissa à terre en compagnie du brin d'herbe que
le jeune monsieur, surpris aussi, laissait échapper de ses doigts.
— Pierre, c'est toi! s'exclamait-elle en se jetant au-devant de
son cousin... Sans avertir, continuait-elle excitée, parlant très
vite. . . et mon père qui ne t'attendait pas avant huit jours !.. En
voilà une aventure! Et ta malle?.. A la gare!.. Tu es donc venu à
pied de Fénoé jusqu'ici? Quelle idée! Nous qui pensions aller te
prendre avec le break neuf! Enfin tu es ici; tant mieux... Seule-
ment je ne sais pas si le charpentier aura fini d'arranger ta chambre
chez toi, à Fontbrune; c'est que... tu ne sais pas? ton oncle ne t'a
donc pas écrit? rien n'est prêt ici pour te recevoir, les peintres en
ont pour la semaine prochaine; et puis, si tu logeais avec nous, tu
comprends... les gens pourraient jaser, à cause... à cause de
notre...
Le mot resta dans la gorge de Cécile ; mais ses yeux parlaient
allumés tout à coup. En même temps elle se souvenait de l'autre,
du professeur qui demeurait là, ne sachant trop que faire ni que
dire, grimaçant un sourire enfariné qui ne voulait pas sortir de
sa moustache...
— Monsieur Caviol, pardonnez-moi, s'excusa-t-elle, je crois que
pour aujourd'hui, la botanique... Et se tournant vers Pierre : Mon-
sieur, expliqua-t-elle, est le nouvel instituteur ; il me prépare au
brevet ; trois leçons par semaine ; oh ! très courtes ! Une idée de
mon père, ce brevet ; et il y tient !
— Avec raison, n'est-il pas vrai, docteur? intervint doucereuse-
ment le jeune homme, s'inclinant d'un geste subalterne et pré-
tentieux devant le neveu, le futur gendre du maire de Saint-Jean-
des-Grèzes. Ce serait vraiment dommage , continua-t-il , grand
dommage, avec la facilité de mademoiselle pour la science... Il
avait une façon de bêler ce mot science, une extension des mâ-
choires, un prolongement de la voix; et en même temps la tête se
redressait, encensait, avec un mouvement dont la solennité s'ar-
rangeait mal avec l'air petit garçon de toute sa personne.
— Oh! moi! sourit Pierre; pourvu que ma cousine sache faire
les confitures...
Un peu agacé, il envoyait ça par-dessus l'épaule à l'intrus qui
tombait de son haut et se relevait tout de suite, allable et conci-
liant.
h96 REYUE DES DEUX MONDES.
— Sans doute, monsieur Lortal ; les confitures...
Cécile l'interrompit :
— Tu ne me fais pas compliment du jardin, dit-elle en se sus-
pendant au bras de Pierre. Qu'en dis-tu? C'est moi qui ai tout
arrangé. . . avec les conseils de M. CavioJ cependant ; j 'avais bien mon
idée; mais pour métrer, pour lever le plan...
— Trop bonne, mademoiselle, protesta l'instituteur, vous vous
seriez bien passée de mes lumières,., de simples notions d'arpen-
tage et d'arboriculture...
C'était dit à voix basse, modestement, dans les talons de Pierre et
de Cécile, qui avaient pris les devans, remplissant à eux deux l'al-
lée ridiculement étroite qui se tordait comme un ver coupé, repliée
sur elle-même sous le vain prétexte de reculer la perspective.
Le goût de M. Caviol se montrait d'ailleurs dans les moindres dé-
tails du nouveau jardin. Pour la plantation surtout, il s'était sur-
passé : pas un seul arbre du pays ; rien que des exotiques , des
exilés, voués à une mort certaine dans cet âpre terroir! M. Caviol
en faisait les honneurs comme un savant de sa collection, présen-
tant les individus les plus rares, les élèves sur qui l'on fondait le
plus d'espérances ; il y avait le séquoia gigantea, le colosse de l'Aus-
tralie, haut pour le moment de trois pieds et quelques pouces, et
d'autres encore, des noms compliqués, des figures rêches, funèbres
à voir, blessantes à toucher, d'arbies ou d'arbustes toujours verts.
Le pareil est chez M""^ de Vore... ou bien : il n'y en a que deux
dans lepays; l'autre est à la préfecture,., commentait Cécile. — Puis
brusquement : Je bavarde, dit-elle, et voilà V Angélus de midi qui
sonne à Saint-Jean. S'il ne trouve pas la table mise en rentrant,
que va dire ton oncle? Et je l'entends déjà qui arrive.
VI.
On l'entendait. De la route, franchissant les murs, des éclats de
voix descendaient vers Pierre, des morceaux de jurons, des bribes
d'insultes. Pourquoi et contre qui? on ne comprenait pas bien;
mais ça ronflait! L'oncle était à jeun ; bon moment pour s'encolérer
à fond, pour y aller de la gorge, des bras, de tout, sans craindre le
coup de sang ou l'apoplexie. L'oncle y allait ; à pleins poumons, à
poings fermés! Et cela récop^Grtait Pierre, un peu mortifié des
embellissemens de la Glande i^, de retrouver le maître tel quel, pas
émondé, pas apprivoisé, en toute sa verdeur de rusticité gogue-
narde et brutale : « Bien gueulé, l'oncle! » avait-il envie de dire
en saluant au passage les jurons familiers avec lesquels avait été
bercée son enfance sans mère.
L'homme était lancé si raidc qu'il se retint une seconde à peine^
CHANTE-PLEURE. A97
juste le temps d'embrasser son neveu qui, d'un bel élan, lui avait
sauté au cou. Sitôt arrêté, sitôt reparti ; sa figure n'avait pas fini
de se rasséréner en recevant l'accolade de l'arrivant, elle se re-
fronçait déjà, les sourcils remontés, la lippe dehors, pendant qu'il
se tournait vers l'autre, vers le patient, un malheureux valet de
lerme, un vieux pâtre qui recevait l'averse, courbé en deux, ne
laissant voir qu'un peu de sa figure entre le feutre rabattu sur
les yeux et le collet relevé de sa limousine.
C'était un nommé Francille, un ancien serviteur de la Glande-
rie que Pierre avait connu jadis bouvier-chef, le premier en grade
de la domesticité de la ferme et qui, déclinant en autorité à mesure
que baissaient ses forces, était tombé sur sa fin à cet emploi de
gardeur d'ouailles qui est celui des presque inutiles, des tout petits
ou des très vieux.
Ce jour-là, tout à l'heure, l'œil investigateur du maître l'avait
surpris sommeillant au creux d'un châtaignier fendu, tandis que les
brebis répandues à la maraude tondaient les pousses d'un champ
de blé. Et ce terrible homme l'insultait depuis ; le berger ramenant
ses ouailles à coups de fouet, le maître fouettant le berger à coups
d'injures, ils étaient rentrés ensemble à la ferme; et la colère de
l'oncle avait monté en route, exaspérée par la lenteur de la marche
réglée sur le pas des animaux.
— Si tu crois que je suis f.... pour te tenir du pain à manger
pendant que tu laisses dévorer mon blé en herbe ! Mon meilleur
blé, double Dieu ! un champ où il y a autant de fumier que de terre !
Voleur! voleur!
Honteux d'être ainsi malmené en public, ahuri du bruit encore
plus que de la signification des insultes dont le cinglait son maître,
le malheureux berger se coulait à la suite du troupeau sous la porte
basse de l'étable, et l'oncle ne désarmait pas ; il pestait contre le
mur, il invectivait contre la porte !
— Faites donc de l'agriculture avec ces brutes ! finissait-il en se
tournant vers son neveu. — Et comme si quelque reste de mau-
vaise humeur le poussait : — Toi, l'apostropha-t-il, qu'est-ce qui te
prend d'arriver sans nous avertir? justement le charretier était à
Fénôé ce matin ; maintenant il faudra qu'il retourne chercher ta
malle. Et j'avais besoin de lui pour charrier le fumier à mes em-
blavures d'avoine... Puis se radoucissant: Enfin, tant pis! ça ne nous
empêchera pas de déjeuner, pas vrai, vous autres? — Et flattant
de la main l'épaule de son neveu. — une caresse à lui désarticuler
le bras : — Ah çà ! regarde-moi voir un peu qu'on examine quelle
espèce d'homme tu es devenu depuis cinq ans ! Eh! un individu
pas trop mal planté, qu'en dis-tu, Cécile? Du rable, de l'encolure!
TOME xcvi. — 1889. 32
498 REVUE DES DEUX MONDES.
Dommage pour les Parisiennes, ce morceau-là, eh! fifille? Allons,"
attelez-vous là tous deux bras dessus, bras dessous, qu'on vous
reluque un brin! Le nez en l'air, toi, poulette, et toi, la crête haute,
mon jeune coq; hardiment, là; comme si nous parlions pour la
noce. Bien, bien ; ça va. Crédié! la jolie paire! hein! monsieur Ca-
viol, qu'en pensez-vous? Des pur-sang, mon cher! Race du pays;
durs comme le roc d'Anglar, fibreux autant que les chênes de
la Ramade... L'oncle Lortal s'extasiait; puis brusquement: —
Maintenant, suffit, articula-t-il, assez vu comme ça, mes enfans!
Ça réchauffe le cœur de vous admirer, mais ça ne remplit pas les
boyaux. A la soupe, jeunesse! Peut-être bien qu'il n'est que midi;
mais mon estomac marque deux heures! A table, à table! "Vous
êtes des nôtres, monsieur Caviol, si, si;., vous n'êtes pas de trop;
tranquillisez-vous ; il n'y a pas d'exemple que personne soit mort
de faim à la Glanderie. »
L'instituteur restait. Cécile disparue du côté de la cuisine, les
hommes entraient dans la galerie ouverte, le baïlet, qui, selon la
coutume du pays, encadrait la maison. Soigneusement reblancliie
depuis peu, elle avait été meublée, en manière de véranda, de fau-
teuils et de chaises de jardin, inutilement, d'ailleurs, l'oncle n'ayant
jamais pu se façonner à ces sièges de structure un peu frêle, tandis
que la volaille, violemment expulsée et revenue la minute après,
insistante et malapprise, Unissait, avec la complicité de la servante,
par reconquérir le terrain perdu et, insolemment, s'accommodait des
chaises en guise de juclioirs. Peu à peu, l'endroit à peine trans-
formé était revenu à son emploi primitif; des outils, des baquets
pour les canards, des mues destinées aux pondeuses s'entassaient
pêle-mêle dans les coins ; du linge séchait pendu à des ficelles, et,
de la cour voisine, les animaux enhardis, une vèle échappée de
l'étable, une truie en gésine, envahissaient, venaient meugler
jusqu'à la porte du salon. Cécile avait jeté les hauts cris, mais
qu'y faire? La récolte des pommes de terre ayant été, cette
année-là, plus abondante que de coutume, n'avait-elle pas dû se
résigner à les loger un peu partout, même dans les appartemcns
neufs ?
Des sacs de toile imitaient les housses, jetés sur les fauteuils
de la chambre d'honneur ; et les Quatre-Saisons, un quadrille sym-
bolique de chromolithographies représentant la même jolie fille en
blond ou en brun, de lace ou de profil, avec des attributs appro-
priés : un manchon pour l'hiver, un nid de colombes pour le prin-
temps, assistaient souriantes et impassibles à cette profanation.
— Eh bien! Parisien, que dis-tu du changement?
Ravi, avec un gros rire qui secouait son menton, l'oncle prome-
nait Pierre à travers les somptuosités de la Glanderie :
CHANTE-PLEUIŒ. ^99
— Ça, c'est le salon, expliquait-il; ici, votre chambre ; le papier,
regarde ; le goût do Cécile, mon ami ; un goût qui me ruine (cin-
quante sous le rouleau), et encore le marchand écoulait-il son fond
à perte. Admire un peu d'ici ce reQet, on jurerait de l'or... Un
fameux nid que tu auras là, mon gaillard, et qui ne t'aura pas donné
de peine à l3àtir, sais-tu? Des beaux-pères comme moi, sans me
flatter, il ne s'en trouve pas à la douzaine; hein! monsieur Caviol?
L'instituteur acquiesçait d'un balancement de tête très expressif,
tandis que Pierre, sincèrement ému, le brave garçon, serrait éner-
giquement la main tendue vers lui , la main robuste et hâlée qui
avait su tirer à elle et garder entre ses doigts noueux et poilus,
terres et argent, l'aisance de la maison.
Cécile interrompit ces effusions; la soupe était sur la table. Une
soupe de saison où le printemps tout proche, en train de naître,
se pressentait déjà dans la saveur parfaitement confite et mitonnée
à point des jeunes poireaux, des premiers oignons si tendres! Un
charme, cette soupe! et, pour l'arroser, le clairet du cru, un tanti-
net âpre et léger de couleur, mais droit de goût et même assez
capiteux sans en avoir l'air. Un ami, ce petit vin, et le pain aussi,
le bon pain de maison, récolté, travaillé sur place, pétri par les
mains rougeaudes de la servante, encore une connaissance : la
petite Bièbe, une sauvageonne de par-là, qui s'oubliait, plantée de-
vant la table, à dévisager le Parisien.
Pierre était heureux; heureux d'être rentré au pays, heureux
d'être assis à la table de famille entre ce brave homme d'oncle, ce
bon vivant, luisant de joie et de santé et se fâchant quand même
entre deux éclats de rire, pestant et sacrant pour rien, pour ne pas
en perdre l'habitude, et cette belle plante de Cécile, épanouie, bonne
à cueillir et qui ne rechignerait pas sans doute, à en juger par les
coups d'oeil de fiancée ingénument effrontés qu'elle décochait à son
promis. Et ce qui le charmait encore à voir, c'était pai'-dessus
l'épaule de l'instituteur, à travers les vitres sans rideaux de la
fenêtre, ce grand morceau de pays, les labours en pente plongeant
vei^ les profondeurs du ruisseau, et, en face, sur le A^ersant opposé
au-dessous de la corniche blanche de la Randèchc, le bois de Mu-
jolc, une montée d'arbres sans feuilles, des têtes rondes tassées,
mêlées ensemble, flottant dans une vapeur violette d'une presque
immatérielle douceur.
VII.
Pierre était heureux; pas autant cependant qu'il aurait dû l'être.
Non, ce n'était pas tout à fait ainsi que de loin il avait imaginé les
500 REVUE DES DEUX MONDES.
choses. Chaque fois qu'en idée il s'était vu à ce moment, à ce dé?
jeûner du retour, ils n'étaient que trois à table, et maintenant ils
étaient quatre. Un de trop. A tort ou à raison, il ne lui allait pas,
ce quatrième, ce joli cœur à mine de pédant qu'il avait trouvé dès
son arrivée installé, implanté, semblait-il, dans la maison. Que venait-
il chercher à la Glanderie, ce botaniste à veston court ? Un institu-
teur, ça!
Très injustement peut-être, Pierre en voulait au nouveau maître
de Saint-Jean-des-Grèzes de ne pas ressembler à l'ancien, à ce bon
M. Diffre, un régent d'autrefois, — le dernier, — en redingote noire,
en chapeau noir ; un vrai magister, celui-là, respectueux de la règle
quand même et de l'autorité quelconque, dévot à Ghapsal, fidèle à
l'Eglise, subordonné à l'État, un peu ridicule à sa manière, mais
d'un ridicule ingénu, bon enfant. Et la répugnance de l'arrivant
s'accentuait à mesure que, la liberté du déjeuner aidant, et la cha-
leur du vin vieux débouché en l'honneur du Parisien ayant fait cra-
quer écaille par écaille le masque d'obséquiosité qu'il portait par
prudence appliqué sur sa figure, le vrai Caviol se développait,
s'étalait à plein, enflait sa voix, sortait ses gestes, se laissait
voir enfin ou plutôt s'exhibait de pied en cap. A quoi bon se
gêner et pour qui ? Le docteur ne l'intimidait plus ; sur deux ou
trois mots de réserve modeste, de simplicité familière, il l'avait
promptement toisé et jugé à sa valeur; un garçon pas fort, un
brave homme tout uni, tout simple, facile à mettre au pli s'il le
fallait. Et il partait là-dessus, il allait, il allait, d'autant plus bavard
et plus fat que l'autre se tenait plus silencieux et boutonné.
Est-ce qu'il ne s'avisait pas à présent d'en remontrer au Pari-
sien, et sur Paris encore! Il avait tout vu, il connaissait tout : les
lignes d'omnibus et la hauteur exacte du Panthéon, le petit nom des
actrices à la mode et l'heure où les animaux étaient visibles au Jar-
din des plantes; tout, jusqu'aux jours des cours delà Sorbonne,
jusqu'au prix d'entrée de Bullier et de l'Alcazar!
Pas moyen de le prendre une petite fois en défaut, ce gaillard-là!
et il collait les autres. A plusieurs reprises, au grand ébahissement
de Cécile qui le regardait opérer, il avait embarrassé Pierre, qui
ne se souvenait plus,., qui n'était allé que le soir dans ce quar-
tier...
L'oncle à la fin s'impatientait.
— Mais, voyons, Caviol, mon neveu a habité Paris cinq ans;
vous combien? Quatre jours! En train de plaisir, n'est-ce pas? Et
vous prétendez...
Et comme le neveu, n'y mettant aucune vanité, continuait à se
laisser battre, le vieil homme, agacé, rompait les chiens, mettait
CHANTE-PLEURE. 501
le propos sur la vie d'étudiant en médecine ; histoire de mettre
le docteur sur son terrain...
Les questions pleuvaient, et Cécile allait tout de suite aux détails
les plus osés.
Pour disséquer, comment s'y prenait-on? Et accoudée à la nappe,
avec un frisson de peur qu'elle savourait, recueillie, les yeux demi-
fermés, elle écoutait les explications de l'ex-carabin,
— Quoi, tout nus, les cadavres?
— Sans doute.
— Les femmes aussi?
— Parfaitement.
— Quelle horreur !
Elle se détournait, comme pour ne pas voir. Puis, à un détail
d'opération chirurgicale un peu raide, elle mettait la main sur la
bouche du démonstrateur, l'obligeait à finir, n'en pouvant plus,
disait-elle. Et pour changer, brusquement, elle interrogeait Pierre
sur la toilette, pressée de savoir ce qui se portait à Paris, des man-
telets garnis en jais ou des visites en peluche, et si le réséda était
encore la couleur à la mode: pour les chapeaux ; à quoi l'interrogé
répondait évasivement, « n'étant pas bien sûr... » tandis que Gaviol
détaillait complaisamment les costumes d-'s dames du directeur des
contributions, des élégantes, qu'il avait admirées de très près au
chef-lieu, quelques jours avant, à la sortie du concert.
Mais l'oncle en avait vite assez de ces fariboles ; à son tour il
s'emparait de Pierre, s'informait de la politique.
Que pensait-on là-bas, de l'exécutil? Et il s'étonnait que son
neveu ne fût pas plus au courant des faits et gestes de la Prési-
dence; qu'il n'eût pas assisté à une réception de l'Elysée, pas
même à une séance de la Chambre ou du Sénat. — Tu ne t'occu-
pais donc pas de politique ? lui demandail-il. Lui, l'oncle, le maire
de Saint-Jean-des-Grèzes, tenait toujours pour la République; mais
il l'aurait voulue sage et modérée, comme du temps de M. Thiers.
L'avenir l'effrayait; il trouvait Grévy un peu trop vieux. Clemen-
ceau, en revanche, était bien jeune.
— Cependant, le progrès... réclamait M. Caviol.
— Le progrès ! le progrès ! Est-ce qu'on ne vous a pas aug-
menté de deux cents francs? répliquait l'oncle. Eh bien, alors...
Et secouant la tête, il déplorait l'absence d'un gouvernement sé-
rieux, d'un gouvernement ami de l'ordre, assez énergique pour
contenir les rouges tout en faisant marcher droit les nobles et les
curés. De ceux-là, par exemple, il n'en voulait à aucun prix. —
Chacun son métier, est-il pas vrai, Caviol? Que les marquis dansent
la polka ; ils ne sont pas bons à autre chose ; et que les vobiscum
502 K^VUZ DES DEUX MONDES.
braillent leur latin ; ils sont payés pour ça et assez cher, les fai
néans; et que les paysans gouvernent. C'est bien juste, puisque
ce sont eux les maîtres. Voilà mon opinion, est-ce aussi la tienne,
docteur?
Non ; ce n'était pas tout à fait l'avis de Pierre ; pourquoi n'y
aurait-il pas place au soleil pour tout le monde, pour les marquis
aussi bien que pour les simples pacans?
— Ce qui veut dire, si je te comprends bien, qu'il te serait indif-
férent que le seigneur de Chante-Plcure fût maire de Sainl-Jean-
des-Grùzes à ma place! répliquait l'oncle.
— Pas précisément; et pourtant, ne vous ai -je pas entendu dire
à vous-même que ce M. de Fabri était une bonne pâte d'homme?
— Dis plutôt un gourmand, un avale-tout, qui finira un jour ou
l'autre d'engloutir son bien et peut-être celui des autres...
Une fois lancé sur cette piste, l'oncle Lortal ne s'arrêtait pas de
clabauder. Lui, à voix très ample, tayautée comme il sied à un
chien de tête, le roquet Caviol, en fausset, jappant à la suite, ils
donnaient tous les deux à pleine gueule contre les châtelains de
Chante -Pleure. De tristes sires à les entendre, ces de Fabri! L'aîné,
le ^deux garçon, un juponnier fini, malgré ses airs dévots, un infa-
tigable trousse-bergère qui avait semé de la graine de noble à tous
les vents du pays. Et le cadet, le marié, ne se gênait pas davan-
tage; plus délicat seulement à contenter; il lui fallait, paraît-il, du
gibier de choix à ce seigneur ; des cataus de la ville avec des robes
de velours et du linge parfumé sur la peau... JoUe famille! Et pen-
dant que monsieur courait la gueuse, madame se consolait avec le
colonel, un carliste réfugié, un grand pantin qui passait sa vie à
pincer de la guitare et à roucouler aux pieds du beau sexe... Quant
à M"" Urgèle, rien de précis encore sur son compte. Et cependant
il courait des bruits déjà, certaine histoire de rendez-vous, sortie on
ne savait d'où et colportée on ne savait par qui; sans doute un
caquet en l'air, supposait charitablement Cécile ; cai* enfin, si c'était
vrai. . .
— Ce qu'il y a de sûr, articulait Caviol, c'est qu'on l'a rencon-
trée à V Angélus, à peine jour, décampant de chez la Bouziguette ; oh !
toujours avec sa boîte de remèdes, la fine mouche, et ses habillemens
de paysanne ; un déguisement de folle, pourrait-on croire; non pas,
mais une invention très conmiode pour se glisser inaperçue aux
heures louches, quand les loups sortent du bois et que les amou-
reux y entrent. Pas si bète, la demoiselle, concluait le narrateur;
m'est avis que le particulier qu'elle avait été soigner de si grand
matin chez son amie la Bouziguette avait dû trouver du plaisir à
ses remèdes...
CHANTE-PLEURE. 503
— Mais qui, ce particulier? demandait Pierre incrédule.
— Ah! voilà; celui qui par hasard avait vu s'envoler l'oiselle
aurait bien voulu le surprendre aussi, l'autre; blotti deriière une
yeuse, il demeura deux grosses heures à guetter; pour rien. De
grand matin, sans doute, avant la femelle, l'oiseau avait dé-
niché !
— Et on ne soupçonne personne ?
— C'est-à-dire qu'on a l'embarras du choix parmi tous ces jeunes
godelureaux, cesfringans saute-marquis qui papillonnent autour de
la demoiselle...
— Ce qui ne l'empêche pas d'avaler son bon Dieu tous les di-
manches, ricanait l'oncle.
VllI.
Pierre étouffait. Accoutumé à l'air léger, généreux, qu'on respire
à Paris, il ne pouvait pas se faire du premier coup à cette atmo-
sphère épaisse de la Glanderie, à l'étroit horizon de l'âme villageoise.
Prisonnier de ce déjeuner qui n'en finissait pas, enlizc dans le flot
vaseux des commérages, il se soulevait, regardait par-dessus
l'épaule des convives le ciel de mars qui etincelait aux vitres, un
ciel humide d'un bleu si tendre, si jeune, au-dessus des futaies
mortes !
De là-bas, du fond des combes invisibles, des abois montèrent
tout à coup ; un coup de gorge prolongé, et d'autres après, plus
pressés, plus brefs.
Tout de suite, Ronflô, le briquet à poil fort, occupé à chercher sa
\ie sous la table, avait dressé l'oreille ; agité, frétillant delà queue,
il gambadait autour du maître en jetant des gémissemens d'impa-
tience.
— Voyez s'il connaît la musique, le gaillard! s'exclamait l'oncle.
Paix là! Ronflô! on y va, attends un peu, mon petit! Leste, il
décrochait le fusil couché en travers de la cheminée :
— Et les gendarmes! objectait Pierre. La chasse n'est donc pas
fermée...
— jNigaud! répondait l'autre en secouant une épaule! à quoi
donc que ça semrait d'être maire? Et toi aussi, va, si le cœur t'en
dit et si tes jambes le veulent, en avant, marche! commandait-il à
Pierre. Ton fusil est là; des cartouches, prends-en dans mon car-
nier. C'est aujourd'hui jeudi; M. Caviol aura le temps de tenir
compagnie à Cécile...
La porte entre-bâillée, le cliien partait des quatre pieds, roulait
à travers les jeunes blés jusqu'au fond de la combe, et l'oncle
ir
504 REVUE DES DEUX MONDES.
planté sur le seuil de la maison l'appuyait en frappant dans ses
mains :
— C'est la Tambellc de Girma qui a lancé au fond des Roumè-
gués, prononçait-il. Si c'est le lièvre, il va monter; va vite te poster
à la croisière de Trabuc ; moi je cours au pas de Cayriech pour lui
couper le chemin de la Ramade.
La croisière de Trabuc est à l'orée des bois levés et des taillis
de Mujole; un pays noir comme la gueule du loup, pris dans la
brouillée des branches, voilé par l'haleine des ruisseaux et des sources
qui fument ensevelis dans le profond des ravines ; un trou avec à
peine une percée de jour au-dessus, entre l'obscurité humide des
arbres et l'ombre immense de la Randèche, une corniche surplom-
bante de rochers calcaires qui cernaient de leur courbe rigide l'en-
ceinte vaporeuse des chênaies.
Pierre s'était posté au bord de la clairière; le fusil couché sur son
bras gauche, accoté d'une épaule à un mur de pierres sèches, il
attendait venir. A ses pieds, comme deux puits obliques finissant
dans du noir, deux chemins charretiers s'enfonçaient, plongeaient à
pic dans les taillis.
Pierre écoutait. Comme le pétillement d'un incendie, les abois
des chiens ameutés éclataient, éveillant le morne silence des arbres,
tantôt plus clairs quand la chasse traversait le découvert des petits
prés enclavés çà et là dans le bois, tantôt assouriiis au passage des
fourrés. Ils s'espacèrent bientôt et se ralentirent pour reprendre la
minute après et se perdre de nouveau, évanouis cette fois pour
longtemps.
La chasse avait disparu et Pierre écoutait encore. Des mouve-
mens, des bruits frémissaient près de lui, loin de lui, si légers!
Un moment elTarouchée par les abois des chiens, la vie recommen-
çait, la vie sourde, mystérieuse, des solitudes forestières. Un ruis-
seau chantonnait, pas bien loin, sous les feuilles mortes; et plus
au fond, balancée à la cime d'un peuplier dont le bouquet, déjà
gonflé de sève, émergeait du noir de la combe, illuminé des clartés
déclinantes du jour, une grive ramageait, tirelirait d'un accent
rude et joyeux, illuminé aussi, semblait-il, allumé aux tiédeurs du
soleil.
Puis ce fut, venant du ravin des Roumègues, un bruit de pas, le
choc d'un sabot heurtant le chemin, et presque en même temps
l'individu apparaissait, ou plutôt la hotte lai'ge et profonde sous
laquelle le j)iètre charrieur s'aflalait, écrasé, disparu. Raide et lent,
d'un effort terrible qui le faisait hésiter, butter presque à chaque
pas, il montait. Uientôt, sous l'osier, une broussaille de poils gris
sortait et sous les poils, au fond, tout au fond de la figure cave,
CHANTE-PLEURE. 505
trouée d'ombre, des yeux de pauvre, des regards morts où se
voyait toute la souffrance de la carcasse étique, usée jusqu'à l'os,
consumée par l'abstinence et le travail.
Et Pierre reconnaissait le vieux Calel,Galel le possesseur, — non
sans peine, — des vingt ou trente rangées de vigne qui végétaient,
là tout près, parmi la pierraille, entre la Randèche et le bois.
Triste vigneron, triste vigne! Ce n'était, quand Calel l'acheta,
pas bien cher! qu'une misérable friche, moins encore, un
éboulis de pierres dégringolées de la corniche, juste de quoi
nourrir quelques genévriers qui se tordaient obstinément a,ccro-
chés, comme pendus à la raideur de la montagne. Un endroit
oii il n'y avait rien à récolter que du soleil! Il en avait fallu de
ces bottées de terreau charriées d'en bas, de la vallée, pour
amender la ruinaille, la transformer en une vigne de rapport. La
patience de Calel avait opéré ce miracle; sa passion surtout, la
passion âpre, entêtée, du paysan pour la terre, et plus entêtée, plus
âpre, sa passion pour la vigne, pour la bonne terre à vin assez rare
et d'autant plus convoitée dans ce pays inclément d'entre Rouergue
et Quercy, sous ce ciel violent, inégal, où tout est danger pour le
bourgeon, pour la fleur si frêle, aussi bien la morsure de la bise
hivernale que la caresse desséchante du soleil d'août. Des années
durant, de longues années, Calel avait travaillé à sa vigne. Plus
d'une lois, enfant, chassant les cèpes dans les brandes de Mu-
jole, Pierre l'avait vu passer plié sous la charge, mais soUde encore
et le pas leste, enlevant sa montée comme qui boit un coup de pur
— d'un seul trait.
Maintenant c'était lui encore; ce n'était plus le même homme;
les reins cassés, les jambes molles, il allait lourdement, touchant
presque de la tête les pierres du chemin.
— Allons, Calel, tu arrives! lui criait le docteur.
Le vigneron n'eut pas la force de répondre. Tête basse, remon-
tant un peu ses sourcils aussi pesans à soulever que des sourcils
de pierre, il envoya à celui qui venait de lui parler, le salut d'un
regard terne, sans idée, puis se hissant avec un ah! désespéré jus-
qu'au sol enfin uni de la croisière, il se laissa tomber, kii et sa
hotte, sur un quartier de roc à sa portée, un ami qui, plus d'une
fois sans doute, lui avait rendu le même service.
Inerte, le dos renversé sur la charge qui le tirait en arrière, les
bras ballans, Calel souillait, cherchait l'air avec une trépidation
qui faisait trembler la peau crevassée de ses joues et tantôt se
hausser, tantôt descendre ses épaules.
Puis le souffle revenu, essuyant du revers de sa main osseuse la
sueur qui gouttait à ses tempes :
506 REVUE DES DEUX MONDES.
— Vous, monsieur Pierre? Depuis quand au pays? interro-
geait-il.
— Depuis ce matin ; et pour longtemps cette fois, repartit le
docteur.
— Bonne nouvelle ça ; il tardait bien à tout le monde, allez ! On
en avait assez par ici d'aller chercher M. Bissol à Paour ; un bon
médecin, je ne dis pas ; mais trop loin. Une heure pour aller, au-
tant pour revenir; si le malade était bas, il avait le temps de passer
dix lois avant qu'on eût les remèdes.
— Toi, toujours à charrier à ta vigne! Des gourmandes, ces
souches ! et qui coûtent cher à nourrir, est-il pas vrai, l'ami?
— Las, monsieur, plus cher que vous ne pensez ; car je vois
bien que vous ne connaissez pas mon malheur. Le mur, là, vous
empêche de voir; mais ici, tenez entre ces pierres, regardez...
Un large morceau de vigne arraché, déraciné par les pluies de
l'hiver, avait coulé, crevant le mur de pierre, jusqu'au bas de la
pente, à la lisière du pré de la Glanderie, et, à la place, on ne
voyait qu'une brèche nue, de la semence de rochers.
— Mon meilleur plant, gémissait le vigneron: tout nègrette et
bouchalés; ça me donnait un vin noir, épais; du vin à manger!
Maintenant, avant que j'ai lini de terrer, de replanter... Pau^Te
Calel! si jamais tu en tâtes du vin de la vigne !
— Mais ce terreau, remarqua Pierre, pourquoi le charrier de si
loin, quand tu l'as à ta portée, sous la main, là où les pluies l'ont
entraîné, dans le pré de la Glanderie?
— Pourquoi? demandez à votre oncle. Ah! si c'était vous le
maître! Mais le cadet de Lortal! Un honnête homme, oui, incapable
de prendre un sou dans la poche du voisin, mais parlez-lui un peu
voir de lâcher de la terre qui s'est donnée à lui, qui s'est incorpo-
rée à son fonds, du bon engrais tombé du ciel qui va d'ici trois
mois lui doubler sa récolte d'herbe!
— Pas si bête, en elTet, le cadet de Lortal ; tu as raison, Calel!
pas si malappris, quand îl plaît au bon Dieu de lui rendre un ser-
vice, que de reluser sa politesse...
C'était dit brutalement et joyeusement, sans ombre de colère; et
l'homme presque aussitôt se montrait hors du chemin creux qu'il
remplissait de sa puissante encolure...
— Finie la chasse; continuait-il en s'adressant à Pierre. La
bourrue m'a mis dedans; pendant que je l'espérais à Gayriech, elle
a sauté à Teirabus, et la voilà sous la protection du gouvernement
en pleine lorêt de la Ramade. Toi, tu ne t'ennuyais pas trop ici :
Calel te tenait compagnie. Lt il pleurnichait à son habitude, Calel!
Toisant le bonhomme d'un regard de côté : Vieille bête, va, pro-
CHANTE-PLEURE. 507
nonça-t-il entre les dents; puis, subitement encoléré, le sang au
visage, il marchait sur lui, le secouait comme un prunier : on
m'a répété, je sais, gueulait-il; j'en ai assez de tes criailleries;
Il expliquons-nous à la fin. Voyons, est-ce la faute à Lortal^ si ta
vigne, fatiguée de demeurer là-haut suspendue, a pris fantaisie
de se promener dans mon pré! On t'avait prévenu, rappelle-toi;
on te l'avait dit et chanté sur tous les tons. Et toi tu bâtissais tes
murs, tu charriais ton terreau. Imbécile! tu n'as que ce que tu
mérites. Et après cette leçon, voilà que tu recommences. A ton
âge! sans jambes, sans soufTle, à moitié perclus, crevé aux trois
quarts, tu bâtis, tu charries encore. Faut-il être enragé! Et tu vou-
drais que je te laisse reprendre la terre qui a coulé dans mon
champ. Non, cent fois non. Pour qu'une fois remontée, elle des-
cende une seconde fois, qu'elle aille se perdre on ne sait où peut-
être, sans servir à rien. Ce serait bien dommage! Ta terre savait
bien ce qu'elle faisait en se donnant à moi, en descendant à la
Glanderie, au lieu de s'ennuyer là-haut à nourrir les cigales et les
chardons !
fl Patiemment, sans sourciller, sans protester d'un mot ou d'un
geste, le \igneron avait avalé la semonce.
— Tu es riche, donc tu as raison, Lortal, répondit-il résigné; ma
terre est chez toi; c'est comme si elle était tienne... garde-la.
Puisque tu as mis la main dessus, serre fort. Ce n'est pas moi,
pauvre diable, qui essaierai de te desserrer les doigts. Et pour-
tant il faudra bien les ouvrir un jour... Quand? Bientôt peut-
être. Prends garde, Lortal; il y a quelque chose qui court après
toi ; ne te laisse pas attraper ; prends garde !
Calel passait le bras dans la bricole, et, penché en avant, d'un
coup de reins, il enlevait la hotte et se mettait en marche...
— Prends garde ! envoyait-il encore en guise de salut au maître
de la Glanderie.
IX.
Lortal ricanait.
— Ah çà, docteur, ne moisissons pas plus longtemps ici, com-
mandait-il ; l'ombre gagne et la journée s'avance. Pendant qu'on y
voit encore, je veux te montrer mon vignoble; oh! quelque chose
de plus conséquent que la vigne à Calel; allons, viens-tu?
Affectueusement, il entraînait Pierre, qui, très ému, fâché de
n'avoir pas intercédé pour Calel, regardait dévaler le vieil homme
perdu sous la hotte qui ne laissait passer (}ue le bas des jambes
508 REVUE DES DEUX MONDES.
et les sabots au bout, énormes, lents à quitter le sol et qui fo
geaient, frappaient à chaque pas l'un contre l'autre comme les
fers d'un cheval fourbu.
Le vigneron disparu, les deux Lortal partaient, cheminaient
côte à côte, Pierre, silencieux, ruminant en lui-même, au fond de
sa conscience, la malédiction énigmatique du pauvre homme, l'oncle
parlant haut comme d'habitude, fouettant l'air calme du moulinet
de ses gestes et des vibrations de son verbe qui allait très loin,
ricochant aux rochers, réveiller les échos accoutumés à répéter
uniquement chaque jour aux mêmes heures les appels des pâtres
ou des servantes cornant la soupe, debout au seuil des maisons.
Le pays changeait devant eux. Quittant le couloir étroit de la
Randèche et les fumées violettes des bois de Mujole, le chemin
chevauchait une arête calcaire décharnée , épineuse , rompue
tantôt à droite, tantôt à gauche par des crevasses, des cassures à
pic; puis, l'arête s'élargissait en forme de croupe; des terres culti-
vées, des vignes, des emblavures accompagnaient la route élargie
à son tour, taillée à la mesure des chariots de ferme dont les roues,
rudement cloutées, avaient laissé leur empreinte dans la glaise dur-
cie des ornières. La montée bientôt s'alentissait; les guérets
s'étendaient en pente douce, découvrant la crête de la montagne,
une ligne raide bastionnée, que les chênes de la Ramade héris-
saient çà et là de leur feston noir.
Au-dessouS;, vers la pente vaguement arrondie en cirque, des
reins de montagne dégringolaient, ébréchés, mutilés par les hasards
de la perspective, ne montrant des choses que des angles : le pi-
gnon d'une borde, la pointe d'un clocher, et plus bas, dans l'in-
fléchissement d'un col, la silhouette pâle de Péchagos et le village
en ruine, une découpure noire flottant sur la houle figée des rochers,
comme un récif sur un océan mort.
Et les pays montaient, s'entassaient au-delà; échafaudées sur
les falaises verticales qui plongent dans la vallée torrentueuse et
serpentante de l'Aveyron, des terrasses s'étageaient, des plateaux
nus, déserts, sans autre relief sur leur écorcc poudreuse, que des
broussailles maigres, une vermine d'arbres.
La douceur attendrie du soleil d'hiver déjà déclinant qui en-
voyait de loin, pareils à un bouquet de chrysanthèmes jaunes, ses
rayons d'or fluide, mollement allongés, peut-être aussi la mélan-
colie latente dont s'enveloppent à la longue, comme d'un voile, les
pays à figure invariable : landes, montagnes ou forêts, quelque
chose d'étranger, d'hostile à l'homme, pesait sur ces étendues si
plates que la silhouette levée d'un dolmen y mettait la saillie d'un
clocher, si vastes qu'on ne savait si le jet de fumée qui montait à
CHANTE-PLEURE. 509
l'horizon venait d'une ville lointaine ou d'un feu de berger allumé
entre deux pierres.
Les Lortal s'étaient arrêtés.
— Tu regardes et tu ne te reconnais pas? interrogeait l'oncle. Tu
cherches la châtaigneraie de Ginibrède et le pré des Vimes ? Défon-
cés, mon ami, désherbés, épierrés, fumés! Et, à la place, du vin, du
bon vin qui pousse ! Un plantier de quatre ans. Descendons, veux-
tu? ça vaut la peine d'être suivi de près. Vingt arpens de vigne
d'un seul tenant, sais-tu que cela ne se voit pas tous les jours !
La plus belle pièce de mon héritage, monsieur mon futur gendre.
De quoi siroter à la santé de l'oncle ou au repos de son âme quand
il aura fait couic, le pauvre! Oh! je ne suis pas pressé; sois tran-
quille! Eh bien, qu'en dis-tu?
D'un geste circulaire, l'oncle montrait, enfermé dans l'ombre
allongée de sa main, le vaste enclos où les ceps pointaient à peine,
noyés dans l'ombre des sillons.
— Et pas un rocher dans tout ça, continuait-il très excité, pas
un pied de cMendent, tu peux fouiller, va !
En même temps, il se baissait vivement vers le sol où son regard,
perçant l'obscurité commençante, avait découvert une repousse
vivace et vite extirpée, il la broyait encore dans ses doigts, il
l'écrasait sous son talon, furieux comme s'il avait tenu en son pou-
voir quelque bête malfaisante.
Puis, doucement :
— C'est égal, reprenait-il, ça va bien; la vigne marche; si tu
avais vu ça l'été dernier; des mises de cinq empans et pas une
manque. Tous les ceps décidés à vivre, la feuille large et luisante,
des vrilles comme pour monter au ciel.
Pierre admirait le travail, louangeait le travailleur. Cette bonne
humeur agissante, cette vaillance à maîtriser la terre, à faire suer
le vin au sable et au rocher réveillait en lui la fibre pas tout à fait
morte du paysan, la passion héritée des tâcherons ses ancêtres, de
l'ouvrage soigné, de la conquête agricole adroitement et vigoureu-
sement poursuivie.
Pourtant le phylloxéra l'inquiétait :
— Vous ne craignez donc pas? insinuait-il, se retenant de lâcher
le mot, comme s'il portait toute la contagion imprégnée dans ses
quatre syllabes.
Mais l'oncle avait deviné.
— La maladie ? Allons donc ! riposta-t-il ; qu'elle y vienne si elle
ose. Nous sommes trop coriaces par ici, vois-tu ? Pas de danger
qu'on nous mange. Sérieusement, comment veux-tu que cette sale
vermine puisse mordre à notre glèbe argileuse alors que nos fortes
510 REVUE DES DEUX MONDES.
charrues attelées à deux paires ont de la peine à l'évontrer? Pas do
danger! Et puis la maladie attaquerait-elle Saint-Jean-des-Grèzes,
qui te dit qu'elle mordrait aux terres de la Glanderie? C'est comme
le typhus d'il y a cinq ans, toute la commune y est passée ; nous,
rien. Ce que la chance veut !.. D'ailleurs, j'ai pris mes précautions :
ceci de toi à moi, inutile de le confier à ce lendant de Caviol;il
se moque de tout, cet être-là; et moi aussi, parbleu, je m'en moque;
ce qui n'empêche pas qu'au premier cep planté j'ai lié moi-même
une médaille de Notre-Dame de Lourdes. On dit que ça a préservé
ceux de l'Albenque. Et puis si ça ne fait pas de bien, ça ne peut pas
faire de mal...
X.
Suivant jusqu'à son extrémité l'allée charretière qui coupait en
deux le vignoble, les deux Lortal s'étaient arrêtés devant un em-
pierrement énorme, tassé en muraille, assez haut pour mettre le
plantier à l'abri du vent de bise, mortel à cette altitude pour les
jeunes bourgeons. C'était un endroit très retiré, un coin de silence
où les bruits de la montagne, amortis comme le vent par l'obstacle
des pierres, n'arrivaient qu'en morceaux, émiettés, confus.
D'autant plus saisissant, vibra tout à coup aux oreilles des pro-
meneurs un cri venu on ne savait trop d'où, à travers la solitude
des campagnes déjà presque désertes. Cri de détresse, de dou-
leur, impossible de s'en rendre compte à cette distance, mais à coup
sûr le cœur de celui ou de celle qui l'avait jeté devait battre à se
rompre et la sueur d'angoisse baigner ses cheveux et son front !
L'oncle lui-même en avait ou le fil coupé pour une seconde;
puis, comme sachant à quoi s'en tenir, — et sans doute que ça ne
valait pas de se déranger, — il secoua la tête, et, sans plus tarder,
se remit à discourir. Mais Pierre n'y était plus. Le cri ! Il l'enten-
dait encore ; il l'entendait plus effrayant dans le silence un moment
déchiré et qui s'était refermé plus compact sur la vibration dernière.
Dernière ? Non. Un second cri, puis un troisième jaillirent coup sur
coup, mais rcâlés ceux-là, exténués, comme si la distance mainte-
nant était plus longue, ou plus affaiblie la résistance de la victime.
Tout comme le premier, ces cris s'en allèrent sans éveiller un
seul bruit en réponse, pas même le cri d'une bête effrayée, le ja-
cassement accusateur de la pic ou du geai, ces éternels espions des
crimes rustiques ; ils expirèrent étouilés dans la comphcité muette
des campagnes.
Pierre secouait l'oncle.
— Là-bas, qu'est-ce donc? que se passe-t-il?
CHANTE-PLEURE. 511
— Rien. Cest encore la Margasse des Nivoliers qui fait ses farces.
— Pauvre femme ! toujours assommée par cette brute de Mar-
gas!
— Margas ? Tu ne sais donc pas I II y a bon temps que ce pa-
roissien-là a dit bonsoir à la paroisse. Plus une miette à gratter
par ici; tout mangé, tout bu, les terres, les outils, tout! Alors ils
défilèrent un beau matin, le forgeron et la forgeronne et la suite;
une portée de morveuses et de morveux ; en route pour Capdenac
où l'homme comptait travailler de son état, — et comme il était
joliment leste et découpé, le scélérat, il fut embauché presque
en arrivant dans les ateliers de la Compagnie. Bonne maison, fruc-
tueuses journées ; rien ne l'empêchait de gagner honnêtement sa
vie comme les camarades. Mais le vin ! mauvaise affaire quand ça
vous entreprend un homme. Ce fut pour une engueulade avec un
contremaître, un jour qu'il en tenait une pointe, et il n'avait pas le
vin commode, le Margas ! La langue partit, puis la main et finale-
ment on vous le mit dans la rue. Le revoilà en marche avec toute
sa nichée; pour très loin, cette fois, pour Saint-Dié, un endroit
tout noir de forêts et de forges, au diable, là-bas, dans les Vosges.
Si jamais ils reviennent de là! pensions-nous ici; et personne ne
les regrettait : ni parens, ni voisins, personne ! Eh bien, il est resté,
lui, mais elle est revenue, elle, la Margasse. A pied, mon ami; à
pied de Saint-Dié jusqu'ici, et ses deux petits derniers avec elle; un
pendu à la mamelle, l'autre cramponné à sa jupe. A pied, en men-
diant son pain. Il faut qu'elle ait l'àme chevillée au corps, cette
femelle ! Elle nous tomba donc ici l'an passé, vers les vendanges.
Dans quel état ! Des loques sur le dos et de la vermine : un fumier !
Abrutie, avec ça, idiote. Elle arrive et s'en va droit aux Nivoliers,
à la forge vendue par eux avec le reste et fermée depuis, aban-
donnée par le Grassian, l'acquéreur. Et une fois là, gîtée avec
ses petits, impossible, ni par persuasion ni par force, de la ren-
voyer chez elle... sur le grand chemin ! Les contrats de vente pas-
sés, les signatures données par-devant notaires, elle ne sait pas ce
que ça veut dire : « C'est ici que je fus engendrée et mise au monde,
affirme-t-elle ; vous ne m'en tirerez que les pieds devant ! » Et
gare à qui tenterait de la violenter. Une bête folle alors, une bête
qui mord, une bête qui rue ! Le Grassian qui s'y est frotté une
fois en a gardé les marques... Pire qu'une laie en sa bauge,
qu'une renarde en son terrier ! Enfumée une nuit, incendiée,
— on n'a jamais su par qui, — au risque de la grillade, la gueuse
a tenu bon ; roussie aux trois quarts, elle a maté le feu, raccom-
modé tant bien que mal le taudis en ruines. Elle est là, toujours
enfoncée dans la misère et dans Tordurc, mendiante quand on la re-
512 REVUE DES DEUX MONDES.
garde, voleuse si on ne peut pas la voir, déterrant les pommes de
terre, coupant les raisins sur pied dans les champs qui étaient siens
autrefois, — ce qu'elle appelle lever sa récolte ! C'est une honte,
un dégoût pour tout le monde; et s'il arrivait jamais qu'un voisin
moins endurant que les autres, la prenant en flagrant délit de ma-
raude, lui cassât les reins à coups de fourche, jusqu'à ce qu'elle
eût fini de crier...
— Assassinée, alors! C'est monstrueux, protestait Pierre.
L'oncle se récriait. Assassinée! pour qui le prenait-on? Non, ce
n'était pas ce qu'il avait voulu dire. Seulement il lui tardait, à lui
comme aux autres de Saint-Jean-des-Grèzes, d'être débarrassé de
la citoyenne.
— Qu'elle disparaisse d'une manière ou d'une autre; que son
mari la reprenne à sa charge, ou qu'elle aille se faire pendre ail-
leurs; ça nous est égal, pourvu qu'on ne la rencontre plus. Et ce
serait déjà fini; depuis longtemps on en serait délivré par la famine,
si de bonnes âmes, de saintes personnes, monsieur le curé, la de-
moiselle de Ghante-Pleure, un gâte-métier, une embrouilleuse,
n'avaient, sous prétexte de charité, ravitaillé la place prête à se
rendre. Mais patience...
XI.
Pierre allait riposter. La voix, la voix même de la martyre ré-
pondit à travers l'espace. Non plus un cri, mais un appel : « A l'as-
sassin! à l'assassin! »
Et Pierre, cette fois, s'était mis à courir.
L'oncle après lui, haletant au premier pas, et entre deux souilles:
— Pas de bêtise, hein; ne t'emporte pas, mon ami, nous arri-
verons à temps ; plus de bruit que de mal, je t'assure, et d'ail-
leurs, depuis dix ans qu'on la bat, une fois de plus ou de moins...
Laisse, va; elle a la peau dure, la coquine!
Pierre courait, sans s'arrêter d'une haleine, droit à travers les
cultures.
Vite, plus vite encore. La voilà maintenant !
Sur la pente vaguement assombrie de ce guéret, cette chose
écroulée à terre, après laquelle un homme s'acharnait, fourche en
l'air, c'était elle; et tantôt la tête de la victime apparaissait, soulevée,
avec ses crins au vent et sa bouche ouverte, criant l'épouvante,
tantôt l'homme et sa fourche levée, qui faisait comme un éclair
noir sur la pâleur du ciel...
D'un seul choc, d'un coup d'épaule, avant qu'il eût le temps de
se reconnaître, l'homme roulait, bousculé par Pierre et tout de
(
CMANTE-PLEURE. 5 13
suite inaintcnii par l'oncle, qui jetait sou fusil à terre, l'einpoi-
irnait à bras-le-'-orps ; et, tout eu le tenant ferme, il l'amadouait
de bonnes paroles :
— Doucement, mon garçon! à bas les pattes, Grassian î Ah eh,
tu veux donc aller en cour d'assises, malheureux! Tiens-toi donc
tranquille, sacré rageui'! C'est Pierre, mon neveu, le mcdecin, et
toi. tu t'occupais à lui donner de l'ouvrage. Oui, j'entends bien, une
voleuse, mais ce n'était pas une raison pour... Un fameux service
que nous te rendons là, Grassianot! Quand tu seras de sang-froid,
tu nous diras merci...
L'autre, furieux, se débattait, ruait, balbutiant, crachant des
doubles D.., des insultes à la Margasse, aux Lortal...
— Làche-moi ! làche-moi, capon. que je lui règle son compte à
ce sale carcan. Quand je te dis qu'elle m'a mordu à la main,
regarde, tiens, le sang coule.
— Petit bobo, ripostait l'oncle; tu ne mourras pas de celle-là,
j'en réponds. Allons, calme-toi, que diable; tu lui as assez tra-
vaillé la peau pour aujourd'hui, à la Margasse !
— Deux côtes rompues et la cheville foulée, et je n'ai peut-être
pas tout vu, prononça rudement Pierre, qui, sans plus s'occuper
de l'homme, soulevait, examinait la malheureuse.
— Sans rancune, Grassian ! Il ne sera pas dit que des cama-
rades comme nous, deux vieux amis qui ont toujours marché en-
semble, se soient brouillés pour une bêtise...
Le cadet de Lortal tendait la main au maître des Nivoliers,
lequel, désentortillé de son étreinte, le plantait Là, rageusement, et
gagnait au large, avec sa fourche, qu'il brandissait d'un air me-
naçant.
— Salut, Lortal, grognait-il à distance ; nous nous retrouve-
rons. Puisqu'un honnête homme ne peut pas se faire justice chez
lui, sur sa terre, sans qu'on vienne se mettre entre lui et les vo-
leurs, c'est bien; on verra plus tard...
— Ce n'est pas toi, c'est ta colère qui parle. Des fichaisos, tout
ça; je ne t'écoute plus, bonsoir, Grassian ! concluait l'oncle.
Et l'individu, une fois hors de portée, se tournant vers Pierre :
— Mon compliment, mon cher; tu me l'as proprement allongé,
ce brutal. Un coup d'épaule, et allez! donnez-vous la peine de vous
asseoir! Bien envoyé! mon gaillard; va bien, va bien, tu es un vrai
Lortal et un bon! Dommage seulement que ton coup d'épaule nous
coûte un peu cher. Cent cinquante voix de moins pour toi à ta
prochaine élection : les Nivoliers et Terrabus ; c'est lui, le maire,
et il a toute sa commune dans la main. Bon enfant, l'animal, mais
TOME xcvi. — 1889. 33
5l'l REVUE DES DEUX MONDES.
têtu comme une mule. Enfin, d'ici six mois, les choses ont le
temps de s'arranger.
— Aïou ! Aïou! geignait la Margasse, toujours allongée à terre,
inerte.
— Que vous semble, mon oncle? Celte femme n'aura jamais la
force de se traîner chez elle; il faut la porter à nous deux. Tu en-
tends, Margasse? ne te chagrine pas; on va te ramener à la forge.
— Les raves! Où sont mes raves? geignait la créature; et elle
se tordait, soulevée sur le coude pour ramasser à terre les quel-
ques raves arrachées à la pointe de ses ongles, — misérable larcin
qui avait mis la fourche à la main de Grassian.
— Vous, prcncz-la par les pieds, doucement, h cause de la che-
ville malade; moi, je la tiendrai sous les aisselles,., ordonnait
Pierre.
L'oncle n'y allait pas de trop bon cœur. Toucher ça! Lui, le
maire de Saint-Jean-des-Grèzes, charrier une mendiante! Il rechi-
gnait; pas longtemps, cependant. Subjugué par l'air d'autorité du
médecin, il obéissait, il s'attelait quand même, et le convoi par-
tiit, avançait lentement, à travers champs d'abord, puis dans le
c'.iemiiî pierreux, bordé de murs, qui conduisait à la forge, ou,
pour mieux dire, à ce qui était resté debout de la bâtisse incen-
diée. Tout noir encore, crassi du haut en bas par la fumée, clô-
turé, là où le feu avait fait brèche, par un torchis de glaise et de
chaume battu ensemble et maçonné par la Margasse, le logis, très
bas, se soulevait à peine au bord de la route, accroupi dans les
ronces.
Des gémissemens en sortaient, une plainte à deux voix, toujours
la même: « Mâmâ! màmâ! » C'étaient les petits Margassots, en-
fermés par leur mère, et qui, ne la voyant pas revenir, criaient la
faim et la peur.
Le verrou tiré, dès le seuil une puanteur prenait les Lortal à la
gorge; et il leur sembla que ça sentait plus mauvais encore, la
chandelle allumée, quand le taudis apparut dans toute sa hideur.
Rien que les quatre murs; un endroit vague, étable? hangar? où
les araignées habitiiient en liaut, où des êtres lampaicnt en bas,
dans la boue. Une tassée de genêts, c'était le lit ; deux grosses
pierres, avec une marmite à cheval dessus, servaient de foyer;
quelque chose de fétide, qui pouvait être de l'eau, croupissait dans
des flaques ; et dans les coins des restes de nourriture, des immon-
dices fermentaient, animés par la vermine.
Les enfans étaient là, hérissés, rencoignés; un tas de loques
et de cheveux, une broussaille où flambaient des yeux très clairs,
conmie des prunelles de félins. La Margasse à peine allongée sur
CHAME-PLF.CRE. 515
sa litière, ils s'étaient jetés sur elle, et, apaisés tout de suite au
toucher de leur mère, insoucians, ils s'étaient mis à dévorer les
raves tombées de son giron.
Assisté de l'oncle, qui penchait sur la blessée la clarté rouge de
la chandelle de résine, Pierre, agenouillé dans la boue, avait aus-
culté la créature qui s'abandonnait, li\Tait, sans un mouvement de
pudeur, comme une bête malade, la nudité de ses jambes, de sa
poitrine.
Avec des lambeaux déchirés de son mouchoir, délicatement, le
docteur liait, bandait les morceaux cassés de la patiente ; et elle
le regardait, étonnée, comprenant à peine, ne s'expliquant pas
bien, avec ses idées toujours vacillantes, obscurcies encore, em-
brouillées par la fièvre, pourquoi celui-ci la soignait, lui voulait du
bien, pas plas qu'elle ne savait peut-être exactement pourquoi
l'autre l'avait assommée à coups de fourche.
La plaie du corps était pansée ; mais l'autre, la blessure de
dedans, qui la guérirait? Ému, Pien-e cherchait le mot à dire pour
calmer, pour rasséréner cette maudite.
— Dis donc, toi? si tu trouves que ça sent bon, ici! gi'ognait
l'oncle. Ouf! J'en ai assez, à la fin, de te tenir la chandelle. Très
bon enfant, l'oncle Lortal ; mais faudrait pas lui en demander trop
le même jour. Et puis voici que le soleil est tombé ; et, quand il ne
fait plus clair, tout de suite il fait faim. M'est avis qu'il serait
temps de retourner à la Glanderie.
— Je reviendrai, Margasse, dit Pierre en mettant une pièce
blanche dans la main de la pamTe brate, qui ferma les doigts d'un
mouvement instinctif. Et ce fut sa seule réponse.
— Et tâche qu'on ne te repince pas à voler des raves, en-
tends-tu, carogne? cria l'oncle en forçant la voix, comme pour
faire peur à un enfant. Et, la menaçant de son doigt levé, il ajou-
tait: « Sinon, gare les gendarmes! »
XII.
L'oncle Lortal criait encore et ils étaient loin déjà, seuls sous
le ciel crépusculaire, enveloppés tous deux, et à côté d'eux les
murs de pierres, les chardons aussi et les l'onces, jusqu'à l'herbe
rase piétinée par les troupeaux, tout également caressé, baigné
dans les rougeurs diiïuses du soleil tombé tout à l'heure, mais
vivant encore dans l'incendie du couchant, dont les braises ensan-
glantaient l'horizon.
L'air fraîchissait, annonçant la froideur nocturne ; et les deux
hommes, cinglés au visage, filaient d'un bon pas sur le chemin
516 REVUE DES DEUX MONDES.
qui mène, en conloiirnanl par de brusques ressaut>> la naissance
des ravins obscurs, des grands réscnoirs d'ombre creusés au
flanc de la montagne, jusqu'à l'cnlrée du vallon de la Glanderie.
cl plus haut encore, à Toree de la combe de Fontbrune.
L'oncle parlait, cancanait sur l'un, sur l'autre, narrait j)ar le
menu les événemens de Saint-Jean-dcs-Grèzes : brutales histoires
d'amoureuses lâchées, abandonnées en mal d'enfant, de galans en
bataille, s'attrapant comme des animaux en rut devant la porte
de leur femelle ; échos de guerres électorales, de trahisons soi-
gneusement préparées, de vengeances tenacemcnt poursuivies...
Va tout cela, hurlé comme toujours, mais plus retentissant encore
à cette heure, dans le recueillement ouaté de brume des espaces
noyés de crépuscule...
Un malaise prenait Pierre, à l'entendre. La déconvenue qu'il avait
eue, le matin, en arrivant à l'improviste à la Glanderie, la mau-
vaise impression qui lui avait gâté la joie du retour, un moment
dissipée, évaporée au grand air, lui retombait sur le cœur, mais
singulièrement aggravée, plus lourde, plus amère. Et cependant il
ne se plaignait de rien, il n'en voulait à personne; ce n'était pas
ceci qui lui déplaisait, ni cela, c'était tout : c'était le goût même,
la saveur tant aimée de la vie paysanne qui ne s'accommodait plus
à son estomac... Trop âpre, ce goût; trop brutale, cette vie! Jus-
qu'à l'oncle Lortal, qui ne l'enchantait plus comme autrefois. Et
pourtant il était identiquement le même homme qu'il avait tou-
jours connu, cordial et rude, gueulard et avisé, un individu pas
trop commode, mais amusant quand même, appétissant à regarder
vivre; l'oncle Lortal, enfin! Est-ce que par hasard, après s'en être
contenté pendant vingt ans, après l'avoir aimé ainsi lait, il aurait
fantaisie d'y corriger quelque chose maintenant?
Kon, il n'y prétendait rien changer, il aurait voulu l'oublier
seulement, oublier la réalité blessante d'aujourd'hui, et ressaisir
son rêve, revivre les yeux fermés cet ancien bonheur de Saint-
Jean-dcs-Grèzes, dont l'miage nostalgique l'obsédait depuis cinq
ans à Paris.
Mais la réalité parlait plus haut que ses souvenirs. Telle qu'il
l'avait entendue tantôt à la croisière de Trabuc, la malédiction du
vieux Calel, de cette cariatide vivante écrasée sous sa bottée de
terre, retentissait encore, vibrait en lui distinctement, et par-
dessus les imprécations du pauvre homme, il percevait les appels
de bête aux abois de la Margasse, et le bruit de fléaux battant
Paire des coups de fourche du Grassian défonçant sa poitrine.
lnqK)Ssible d'oublier, et pourtant...
La blessée, lâ-haut, sur sa litière de feuilles pourries, sans
CllAME-PLEURE. 517
doute ne se tracassait pas tant que lui. Une goutte d'eau tétée à la
cruche pour amortir sa lièvre, une caresse aux petits, elle s'était
endormie, elle avait oublié le chagrin de vivre.
Que n'oubliait-il comme elle, comme tous ces gens qu'il aperce-
vait de loin, cheminant leur outil sur l'épaule, l'allure raide, l'es-
prit lent, le cœur dur, dur à eux-mêmes autant qu'aux autres,
façonnés aux cruautés de la vie, guère plus sensibles aux gémisse-
mens d'une femme battue, — si le vent les portait jusqu'à eux, —
qu'au bruit du marteau frappant l'enclume : les enclumes et les
femmes étant fabriquées pour recevoir des coups et pour se plaindre
— chacune à leur façon ? Vraiment il avait de la bonté de reste de
se rendre malheureux pour des affaires qui ne le regardaient pas,
pour des injustices auxquelles il n'était pas en son pouvoir de re-
médier. Un malheureux, ce Calel ! une misérable, cette Margasse!
Mais quoi? Est-ce qu'il n'y avait pas eu de tout temps des souffre-
douleur, des crève-la-faim à Saint-Jean des-Grèzes? Est-ce qu'il
n'avait pas déjà entendu geindre les damnés de cet enfer des cam-
pagnes, aussi hideux peut-être que l'enfer des villes, quoique d'ap-
parence moins sinistre, enveloppé qu'il est, voilé de la grande
innocence de la terre? Et jusque-là, cependant, jusqu'à son départ
pour Paris, ce qu'il avait pu voir, ce qu'il avait pu entendre ne lui
avait pas fait perdre un coup de dent, comme on dit, ni une heure
de sommeil.
Pourquoi si tranquille alors, si ému, si bouleversé mainte-
nant ?
Si rien n'avait changé autour de lui, c'était donc lui qui n'était
plus le même?
Pierre s'interrogeait; anxieux, il. s'enlaçait comme à un piège au
fil de sa pensée repliée sur elle-même, inextricable.
— Gomment, non? Tu ne crois pas à mes chiffres?
L'oncle, qu'il n'écoutait plus depuis un moment que d'une oreille,
fermant d'un oui ou d'un non, sans conviction, les trous de silence
que l'impitoyable raconteur laissait entre les mailles serrées de son
bavardage, l'oncle le rappelait à son devoir.
— Je vous crois, se hàtait-il de répondre; cependant...
— 11 n'y a pas de cependant. Toutes les voix de l'administration
et quelques-unes en sus dont je fais mon affaire, cela te donne déjà
plus de cent cinquante de majorité à Paour ; et je ne compte pas
Saint-Jean-des-Grèzes. Le curé n'osera pas bouger, sois tranquille;
trois ans que je le tiens le bec dans l'eau pour un crépissage à
passer à l'église, les fonds votés, les devis approuvés; s'il vote
bien, nous crépirons. A Mespol, les Garendié sont pour nous; à
Bartas...
518 REVUE DES DEUX MONDES.
Il s'agissait d'une élection au conseil d'arrondissement, et l'oncle
développait son plan de campagne.
Ami de toute la bourgeoisie paysanne du canton, à tu et à toi
avec l'autorité, le bonhomme Lortal avait arrhé la place pour son
neveu et il la lui tenait toute prête, toute chaude. Rien qu'à lever
le bout du doigt : tu dis oui, et ça y est... Au dessert, le soir de
la noce, je veux qu'on t'oflre la candidature...
Et comme Pierre, étonné, hésitait à répondre :
— Ah çà! reprenait le maire de Saint-Jean-des-Grèzes, fais atten-
tion, eh? Je t'ai mis en avant, j'ai parlé de toi au sous-préfet; c'est
une affaire dans le sac; tu ne vas pas renâcler à présent! Con-
seiller d'arrondissement! eh, eh, le morceau n'est pas assez gros
pour toi peut-être? C'est la députation qu'il fallait à monsieur!
— Ni la députation, ni le reste, TKn, mon oncle ; je ne demande
qu'à demeurer tranquille.
— Tranquille! à ton âge! avec l'instruction que tu as reçue!
Un docteur! Tu te moques de moi, mon neveu. Eh! t'imagines-tu
que je me sois saigné aux quatre veines, que j'aie mis un bon
billet de mille de ma poche tous les ans à t'entretenir à Paris, tout
ça pour que tu Aiennes ici tâter le pouls à ton oncle et faire des
enfans à ta cousine? Non, \Tai, tu me chagrines, mon ami. Com-
ment, je te ménage une rentrée superbe à Saint-Jean-dcs-Grèzes ;
je combine, je manigance, et quand la poire est mûre, quand tu
n'as qu'à allonger la main pour la cueillir, tu reiuses. Mais com-
prends donc, nigaud; conseiller d'arrondissement, ce n'est que le
pied à l'étrier. Une fois en selle, un garçon comme toi, qui sait où
tu iras? Ah! si j'étais à ta place! Si le grand-père Lortal, que Dieu
repose, m'avait poussé dans les écoles !
— Voyons, ne vous fâchez pas, mon oncle. D'ici au renouvelle-
ment, nous avons le temps de voir venir....
Le cadet de Lortal allait insister. Pierre l'arrêta, la main posée
sur sa manche... Avançant toujours, ils étaient arrivés au Pas-des-
Mimoïs, d'où se précipite, aussitôt dévoré par l'ombre du ravin,
le sentier qui plonge vers la Glandcrie.
— Demain, si vous voulez, nous recauserons de notre affaire. Je
vais y réfléchir dans mes draps. Pour ce soir, permettez-moi de ne
pas souper à la Glanderie... Vrai, je n'en puis plus, je n'ai faim
que de sommeil. Et puisque mon lit est préparé à Fontbnme, bon-
soir, mon oncle.
— Bonsoir, neveu. Cécile va être bien attrapée de ne pas te
revoir. Enfin, si l'envie de dormir te tient...
— A demain, donc!
CHANTE-PLECRE. 519
XIII.
Comme un caillou qui tombe au fond d'un puits, le bruit des
souliers ferrés de Tonclc s'en allait, diminué peu à peu dans les
lointains de la descente.
Pierre était seul.
Devant lui, derrière lui, le silence des campagnes déjà sombrées
dans le crépuscule; des choses effacées, vagues, et dont la ligure
s'anéantissait, se détruisait encore! Des voiles noirs flottaient,
se tissaient en l'air, et de minute en minute, les buissons, les
arbres, perdaient leurs contours, entraient dans l'existence illu-
soire, immatérielle de la nuit. Une poussière d'obscurité montait
des grands espaces vides ; à peine quelques parcelles de cou-
leur tremblaient au-dessus, des couleurs légères, frissonnantes :
un peu de rose du couchant posé sur l'aile d'un oiseau, une goutte
de clarté, tel un œil ouvert, palpitant dans l'eau d'une ornière ;
et pendant que Pierre les regardait, la clarté s'éteignait, le rose
de l'aile s'évanouissait comme si on avait soufflé dessus.
Tout était mort maintenant ; une douceur de sépulcre planait sur
la décomposition lente où s'abîmaient les êtres; des lacs noirs,
des lacs silencieux, s'ouvraient, s'élargissaient, engloutissant peu à
peu comme une marée d'ombre, les haies, les murs de pierres,
allégés tout à coup, comme débarrassés de leurs corps.
Seule, très loin, sur la pâleur du ciel occidental, une proces-
sion d'arbres se levait; des silhouettes dures, raidies dans des
attitudes si expressives qu'elles avaient l'air de regarder debout,
comme des personnes immobiles au-dessus du grand mystère.
Immobile aussi, Pierre se laissait pénétrer par le calme de cette
tombée de nuit, — la nuit si paisible des rochers et des arbres.
Quelle paix autour de lui! Gris de colère ou de douleur, la vie
humaine avait fini de se plaindre, et, à la place, c'était la voix si
pure, déUcieusement brisée, d'une source filtrant à travers les
mousses, et encore, comme une caresse, là-haut, à la cime des
branches, la musique errante d'un souille d'air qui passait. Enve-
loppé de la sérénité ambiante, Pierre oubliait les contradictions, les
déchiremens de tantôt; les misères, l'âpreté des mœurs paysannes,
s'abolissaient dans la sensation de bonheur intense que lui versaient
la beauté de la nature, l'harmonie des campagnes endormies dans
l'unité profonde du non-étre. Cette douceur matérielle lui donnait
l'illusion d'une bonté dilîuse; une maternité vague émanait du
visage obscur de la terre, qui le remuait jusqu'à pleurer.
520 REVUE DES DEUX MONDES.
Un bruit d'ailes à côté de lui, dans la broussaillc, le frôlement
amical, le cri léger d'un rouge-gorge qui voletait tout près, à por-
tée de la main, comme pour se rassurer en sa compagnie contre les
Iraveurs de l'obscurité commençante, achevèrent de l'attendrir. Il
lui semblait entendre dans ce chétif appel la bienvenue envoyée par
les humbles des champs, les petites existences cachées sous les
feuilles, blotties au creux des sillons; et cette amhié le rassurait,
lui aussi, cette camaraderie imaginaire l'empêchait de se sentir
seul.
Apaisé, reconsolé, Pierre s'était remis en marche. Laissant le
chemin qui biaisait à gauche, s'attardait aux maisons, aux hameaux,
avant de se jeter dans le gouffre noir de la Ramade, il s'avançait
au découvert, coupant en ligne à peu près droite les guérets et les
friches vaguement étalés entre le ravin et la forêt. Sans trop hési-
ter, mené par l'habitude, il suivait les foulées blanches ouvertes
aux limites des héritages par le sabot fourchu des brebis ; et tan-
tôt il broussait à travers la brande mouillée de rosée, tantôt il
franchissait à gué sur des pierres plates les ruisseaux qui fuyaient
mystérieux, se tordaient, blancs d'écume, sous la noirceur des
arbres.
En avant, un rien de clarté flottait encore ; ce qui restait en l'air
du crépuscule agonisant se mêlait à la pâleur confuse de l'aube
lunaire qui naissait, à peine distincte, bleuissait le ciel au sommet
de la montagne. La nuit, à moitié tombée, reculait, hésitante ; des
frissons faisaient osciller la masse des ténèbres, pénétrée peu à
peu, traversée de reflets qui trahiaient languissamment au ras du
sol. Aurore malade d'un astre défunt, bientôt une blancheur triste
parut au bord de l'horizon ; elle monta, s'élargit comme une tache,
s'épanouit en plein ciel; puis ce fut, l'espace d'une minute, une
teinte d'un safran brouillé; et tout de suite après, soulevée d'un
mouvement insensible, l'énorme face jaune se hissait, toute proche,
serablait-il, cognant du front aux branches d'un chêne dont la sil-
houette angulense se découpait en noir sur le disque de métal ;
puis encore, laissant couler dans l'espace ses langes dorés, elle
s'élançait, toute blanche, versant à larges nappes sur la campagne
sa clarté froide, ensorcelante!
Ecartant de la main les branches basses d'un pommier sauvage,
Pierre franchissait l'échalier pratiqué dans le mur qui clôturait les
terres de Fontbrune. Le vallon natal était devant lui ; à travers les
branches du pommier, les pignons aigus de la maison familiale
luisaient, suspendus plus bas, accrochés comme un nid de cor-
neilles à une fente du rocher; et autour, dans l'éparpillcment hu-
mide des clartés et des ombres, des prairies apparaissaient noyées
CHAiNTE-PLtURK. 521
de rosée, des clos de fruitiers maigres encerclés de murailles, et
au-dessus, au-dessous, des faîtages de châtaigniers étages en l'air,
vaporeux, pareils à des fumées noires.
Tout cela vague, incertain, ^ u plutôt dans la réalité des souve-
nirs qu'à travers les mensonges de la nuit; mystérieux aussi, comme
les endroits habités depuis longtemps, dont la figure vous regarde
de loin, reculée, tremblante dans la profondeur des âges.
Une race avait vécu là, nichée dans ce creux de rocher. Depuis
quand? Les pierres de la bâtisse étaient bien ruinées, bien épaisse
la toison de lierre qui pendait aux murailles ! Combien de fois la
pleine lune sortant des bois à la même échancrure de l'horizon
avait-elle baigné ces murs, mouillé ce lierre? Des générations de
Lortal avaient habité, étaient morts sur ce lambeau de terre. Dans
ce pré qui blanchissait sous la lune, de petits Lortal insoucieux
avaient mené leurs ouailles, et d'autres, adolescens, avaient jeté
leur premier soupir d'amour au bord de cette fontaine, donné ou
rendu leur premier baiser d'amour à quelque retour de veillée,
dans l'obscurité de ces châtaigniers aux branches retombantes. Par
ce chemin pavé de rochers, argenté par l'eau des sources, de
jeunes épousées étaient venues en habits de jadis, droites dans la
charrette à côté de l'armoire nuptiale ; et plus tard les filles, les
petites-filles de celles-là, mariées à leur tour, parées de même, s'en
étaient allées dans la charrette, tournant le dos à la maison pater-
nelle, droites, tristes, par le même chemin. Et les lèvres des amou-
reux s'étaient flétries, les jeunes épousées étaient devenues des
vieilles femmes, des figures ridées de fileuses tirant l'étoupe au
seuil du logis; les beaux jeunes hommes avaient perdu leur sève;
cassés par l'âge, ils s'étaient rencoignés, les sabots dans les cendres;
chantant à voix chevrotante les chansons de leur jeunesse et du
pied balançant le nourrisson au berceau.
Et tout ce monde n'était plus. Vieux ou jeunes, tous avaient
quitté, les pieds devant, l'étroite enceinte du clos ancestral pour
habiter le clos plus étroit, l'enceinte plus solitaire où dorment, om-
bragés par le clocher de pierre, les défunts de Saint-Jean-des-
Grèzes.
L'orphelin songeait aux derniers partis, au père, à la mère.
Tendrement, il se remémorait le peu de chose qui lui restait d'eux,
au plus lointain de sa mémoire.
Des cheveux blonds, un regard candide, c'était sa mère : des
cheveux fins échappés du bonnet et qui le chatouillaient quand elle
se penchait sur lui pour l'embrasser, des yeux clairs tout près de
ses yeux; presque rien, et cependant, une impression forte, une
sensation de douceur qui l'enveloppait.
522 REVUE DES DEUX MONDES.
11 n'aurait pas reconnu le son de sa voix, — pauvre musique
enallre I — et il rctrou\ait la caresse en son cœur des mots incon-
nus, des mots de tendresse, dont elle le câlinait, tout petit. Et ses
gestes, ses sourires, il ne les voyait pas, il les sentait; il sentait les
attouchemens délicats de ses mains adroites à le coucher, à le
vêtir, il sentait sur sa joue la tiédeur des baisers reçus : des baisers
appuyés, claquant à pleine bouche, et d'autres, acres, fiévreux,
des baisers de malade, jusqu'au dernier, inoubliable celui-là, jus-
qu'au souille tombé des lèvres moites du froid de l'agonie.
Des couleurs sombres de courtines, d'habillemens rustiques, des
luisans de meubles ou de faïences, dans le demi-jour de la chambre
éclairée en vert pai* les carreaux étroits, accompagnaient la chère
figure, et, autour, comme émanant d'elle, un parfum cordial de linge
trais et de pommes mûres, l'odeur de l'ai'moire d'où la ménagère
implorée, tii'ée par le pan de la robe, sortait des Iriandiscs pour
l'enfant.
Après la mère morte, c'était le père mort qu'il revoyait, et si
vivant, en pleine santé, en pleine force, la voix grave, le geste
puissant. Une image surtout lui revenait de lui : dans la vapeur
dorée d'un couchant d'automne, la silhouette de l'homme tel qu'il
l'avait aperçu mi soir, menant la charrue à la crête d'un guéret.
Lui, tout menu, regardait, agenouillé dans un sillon au bas de la
pente, et, dans la vastitude du terrain nu, dans la brouillée con-
fuse où s'efïaçait la campagne, le guéret, le laboureur, tout lui
apparaissait immense, démesuré.
Comment cet homme si robuste avait-il été terrassé par la ma-
ladie? Si grand, comment avait-on pu l'enfermer dans la boîte étroite
et courte qu'il accompagnait un peu plus tard au cimetière? Et
Pierre revoyait aussi le petit clos ceinturé de murs, le clos d'herbes
et de ronces où se soulevait, çà et là, comme un sillon tmnqué, le
ph d'une tombe. Il y avait là des gens en noir, le curé en surplis
blanc; tète nue, tous les yeux à tene; un grand silence; le clergé
s'en allait, les parens un à un défilaient devant la fosse, et l'orphe-
lin, sa petite main abandonnée dans la rude étreinte de l'oncle, se
retournait attiré par le trou d'ombre où la caisse au fond se tenait
un peu de travers, très trancjuille.
l^ierre songeait; et les douces figures revenues lui semblaient
toutes proches, comme réelles, là, sous la clarté suggestive de la
lune, cette douce évocatrice de l'impossible. Le cœur gros de sa
joie déçue, de sa tendresse rentrée, l'orphelin aurait voulu les inr-
terroger, leur demander secours : « Maman ! oh ! maman ! » pro-
nonçait-il, exalté tout à coup, les mains tendues vers le vide...
Et troublé du son de sa voix, n'osant plus avanoer, il écoutait
CHANTE-PLEURE. 523
comme si, de l'obscurité de la nuit, il pouvait lui venir une ré-
ponse.
XIV.
Mais ce n'était pas une ombre, c'était bien une créature vivante
qui se mouvait au-dessous de lui dans le chemin... Une femme, une
vieille, à l'allure incertaine, penchée jusqu'à terre et se relevant
aussitôt pour se baisser et se relever encore ; une glaneuse de bois
mort sans doute... L'ombre se retourna brusquement, presque un
fantôme, ([uelque chose de flottant, une figure passée, éteinte, et
des branches sèches dans des mains décharnées. Mais les mains se
mettaient à trembler tout à coup, les yeux morts s'éclairaient.
— Pierrillou ! Pierrillou ! C'est vous, monsieur Pierre ! s'excla-
mait la créature; on m'avait prévenue, mais je ne vous attendais
pas d'une grosse heure. Par où êtes-vous passé qu'on ne vous ait
pas vu? Par-dessus le mur, par le chemin des voleurs! C'est vous,
c'est vous ! répétait-elle encore, et elle serrait entre ses doigts os-
seux la main tendue de l'arrivant.
— Que t'ai-jefait que tu me dises vous et que tu ne m'embrasses
pas, ma vieille Taton? ripostait Pierre, attirant à lui les joues tan-
nées et rugueuses qui se détournaient comme honteuses de l'acco-
lade.
Et, l'embrassant, il revoyait la robuste femme de trente ans, qui
l'avait allaité lui second, pour soulager sa mère malade et qui, sa
mère morte, l'avait gardé longtemps encore tout en besognant dur
à la maison et aux champs. Pauvre nourrice ! Ses maîtres défunts,
elle était restée tout de même à Fontbrune, ne sachant pas s'en
aller, attachée aux pierres de la maison, aux arbres du jardin ou
plutôt à ce qui demeurait pour elle, à tout ce qui vivait de l'ancien
temps, épars autour des arbres et des pierres...
Côte à côte, la vieille et l'enfant descendaient, arrivaient au seuil
de Fontbrune. La maison se taisait endormie, morte, semblait-il,
enveloppée comme d'un hnceul des froides clartés lunaires. Pas
un aboiement de chien autour, pas un rais de lumière, aucun des
bruits, aucun des signes de vie qui sortent le soir des maisons ha-
bitées, ne venait au-devant du maître.
Pierre soulevait le loquet d'une main hésitante, et, la porte ou-
verte, il s'arrêtait encore sur le seuil, interrogeant l'ombre, écou-
tant le silence.
— On ne mène pas grand tapage chez vous, est-il pas vrai?
52/i REVUE DES DEUX xMONDES.
expliquait Taton, en réponse au regard étonné du maître, qui
chcrcliait \aincnient dans la salle les bouviers, les pâtres, le per-
sonnel de la ferme qui aurait dû à cette heure se trouver attable
autour de la soupe. — Personne, mon ami, continuait la servante
en souillant sur les braises mourantes du loyer. Gervais etGervaiset,
Ramoundil, T^inette, tout le monde est parti, voici tantôt deux ans,
— ne le saviez-vous pas ! — parti en compagnie des bœufs et des
moutons, que ce diable d'homme, — vous entendez qui, — vou-
lait tenir sous sa coupe à la Glandcrie. Et si les terres avaient pu
suivre ! Ah ! pauvre monsieur Pierre ; elles languissent de vous, les
terres, elles crient la faim, mal nourries qu'elles sont depuis des
années, mal tenues, sans fumiers et sans labours ! Elles vous ap-
pellent, vos terres. Si bon médecin que vous soyez, il vous faudra
du temps pour les remettre. Enlin, puisque la Glanderie doit être
vôtre, ça n'y lait rien, est-ce pas? Et moi j'ai peut-être tort de ba-
varder. Les terres auraient bien parlé toutes seules !
La lampe de cuivre à trois becs, — le calel, — allumée et accro-
ché au manteau de la cheminée, Taton s'était mise à vaquer à ses
besognes de ménagère, assistée d'une chatte jaune qui, tête levée,
épiant ses gestes, la suivait pas à pas, l'échiné frottée à ses jupes.
Et tout en pendant la crémaillère, en coupant à tranches minces le
pain bis de la soupe, elle continuait à parler, s'intormant du voyage
de son maître, du temps qu'il avait mis à venir à Paris. Si vite!
Sainte Vierge ! Si vite ! Et après un silence :
— Ah çà, dis-moi, petit? c'est pour bientôt la noce? question-
nait-elle, plantée devant le jeune homme, qui tisonnait au coin de
l'âtre, assis sur le coffre au sel.
Au choc de la pince à feu, massive, grossièrement dressée par
un forgeron de village, qu'il tourmentait d'une main nerveuse, une
volée d'étincelles jaillit tout à coup de la braise et s'épanouit en
bouquet d'or sur le noir de la suie. Et les regardant luser en l'air
et s'évanouir presque aussitôt éteintes dans les cendres :
— La noce? je ne sais pas; il n'y arien de décidé, répondit
Pierre.
Emile Pouvillon.
(Li deuxième partie au prochain »".)
UN
PRÉCURSEUR
DUPONT-WHITE.
L'auteur de deux livres qui resteront, l'Individu et l'État, et
la Centralisation, Dupont-Wiiite, n'a pas obtenu, pendant sa vie,
la place que ses écrits auraient dû lui assurer dans l'estime pu-
blique. Économiste, il eût mérité d'être de l'Institut, et écrivain
politique, de l'Académie. Si j'ose m'exprimer ainsi, c'est que je
puis invoquer une autorité que nul ne contestera, celle de Stuart-
Mill, qui, peu de temps avant sa mort, me disait qu'il plaçait notre
ami commun au tout premier rang parmi nos contemporains. Sa
haute valeur n'a pas été reconnue, parce que ses idées étaient en
opposition avec celles des dilîérentes écoles qui se partageaient
l'opinion de son temps. C'était le moment où le libéralisme, plein
de confiance en la doctrine du laissez-faire, exaltait l'individu et
voulait enlever à l'État presque toutes ses attributions, ne lui
reconnaissant plus guère d'autre fonction que celle de préparer sa
destitution. Dupont-White prétend prouver que, tout au contraire,
plus la civilisation progresse, plus s'étend le rôle du pouvoir. Il
était aussi de mode alors d'accuser des maux, parfois imaginaires,
dont on se plaignait, l'excès de centralisation légué par l'empire,
et l'on se plaisait à citer comme contraste et comme modèle à
imiter l'Angleterre et l'Amérique. Dupont-White soutient une thèse
tout opposée. C'est à la centralisation que la Franco doit sa gran-
526 REVUE DES DEUX MONDES.
(leur et les qualités particulières qui la placent en tête des nations.
La race anglaise a les siennes, sans doute, très grandes et très
lavorablcs à l'accumulation de la richesse et à l'accroissement de
la puissance ; mais elles n'ont nullement pour source le gouverne-i
ment local, lequel, d'ailleurs, n'existe pas en Angleterre.
On attribue généralement aux professeurs des universités alle^
mandes l'invention de cette nouvelle Ibrme de la science écono-'
mique qu'on appelle tantôt « socialisme d'état, » tantôt, rappelant
sa prétendue origine, Kiitheder-Sociali^m (socialisme de la chaire);
c'est à tort. Le mérite, dans la mesure où on l'admet, en renent à
Dupont-White. Tout en repoussant les utopies des réformateurs qui
voulaient reconstruire la société de toutes pièces, sur de meil-
leures bases, Dupont- White admettait la plupart des griels qu'ils
faisaient valoir contre l'ordre de choses actuel, et, ainsi, il était
amené à demander que le gouvernement portât remèc'e aux soul-
frances des classes laborieuses et redressât les inégalités exces-
sives. Il ne voulait ni de l'Ltat-gendarme des économistes, ni de
l'État-providence des socialistes, mais il prétendait que le pouvoir
doit être, comme il l'a été dans le passé, l'instrument du progrès et
l'organe de la justice sociale, tâche immense, dont il était encore
impossible de fixer les limites. 11 traçait, dès lS/16, le programme
de la nouvelle école économique qui occupe aujourd'hui presque
toutes les chaires universitaires, non-seulement en Allemagne, mais
en Angleterre, aux Etats-Unis et en Italie. On peut donc l'appeler
un précurseur dans toute la force du terme.
Son premier livre porte le titre de : E.ssui $ur les relations du
tracail iwec le capital. \\co\\s\i\éYiiii conune démontrées ce que l'on
appelle les lois de Ricardo concernant le salaire, la rente et la po-
pulation. Ces principes fondamentaux de l'économie politique étaient
alors généralement acceptés, et Stuai't-Mill venait de leur donner
une autorité nouvelle, en les émondant de ce qu'ils aA'aient de trop
absolu, de trop mathématique, et en leur prêtant toute la rigueur
de sa logique et toute la clarté de son style. La population tend
partout à s'accroître, tandis que l'étendue du sol cultivable est
limitée. Il s'ensuit que, dans tout pays qui prospère, le prix des
denrées alimentaires doit augmenter et la rente du sol s'accroître
en proportion. Le bénéfice du progrès se condense donc aux mains
des propriétaires fonciers, qui, jouissant d'un monoj)ole, s'enri-
chissent, même sans rien faire. D'autre part, le nombre des ou-
vriers augmente : pour trouver à subsister, ils sont forcés d'offrir
leurs bras au rabais, et ainsi se réalise cette maxime si souvent
répétée de Ilicardo, que les socialistes allemands qui l'hivoquent
onl appelé « la loi d'airain» : le salaire finit toujours par se réduire
au minimum de ce qui est indispensable aux ouvriers pour vivre et
DUPONT-WIÎITE. 527
se reproduire. Dans ce sujet encore, c'est en France que nous trou-
Tons des précurseurs en deux gi-ands esprits qui furent aussi de
grands ministres, Turgot et Necker. « En tout genre de travail, dit
le premier, il doit arriver et il arrive, en effet, que le salaire de
l'ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour lui procurer sa
subsistance, » [Bcflexîons sur la formation et la distribution des
richesses, édit. 17S8, p. 12.) Quant à Necker, il s'exprime ainsi :
« Les propriétaires de subsistances, usant de leur pouvoir et dési-
rant multiplier le nombre de leurs serviteurs, iorceront toujours
les hommes qui n'ont ni propriété ni talent à se contenter du simple
nécessaire. » [Sur la Législation des grains, édit. 1771, p. 312.)
C'est donc l'accroissement de la population qui apporte aux uns la
gêne et même l'indigence, aux autres le bien-être et l'opulence, et
ainsi heureux les peuples où elle n'augmente que lentement!
Bastiat, en 18A8, dans ses Harmonies économiques, et, récem-
ment, M. Paul Leroy-Beaulieu, dans son excellent livre : la Ré-
partition des richesses, ont battu ces propositions en brèche, avec
beaucoup de force et d'éclat, mais en méconnaissant, à mon oyis,
la part de vérité cpie renfermait la doctrine des anciens maîtres de
la science économique. Dupont-White, en la prenant pour point de
dépait de son livre, y fait cependant déjà de curieuses résers'es.
Ainsi, à la hausse progressive du prix des grains annoncée par
Ricardo, il signale plusieurs obstacles : le perfectionnement des
méthodes de culture, l'amélioration des routes et l'importation des
gTains étrangers. Il semble prévoir l'arrivée des blos américains,
qui, à l'élévation progressive des fermages, a fait succéder,
depuis 1875, une baisse si rapide. Il constate aussi que la con-
dition des ouvriers s'est beaucoup améliorée, surtout en France,
mais il fait ressortir avec force tout ce que l'organisation actuelle
de l'industrie leur fait parfois souffrir : le dur labeur dans des ate-
liers surchauffés, la durée excessive de la journée de travail, le
père et souvent la mère de famille arrachés au foyer domestique,
le chômage en temps de crise. Il emprunte aux écrits des socia-
listes l'énumération de ces griefs, comme le font aujourd'hui les
réformateurs de l'école catholique en Allemagne, avec l'évèque
Ketteler, et en France avec M. de Mun.
C'est pour porter remède à ces maux, qui sont la conséquence
du progrès de l'industrie, que Dupont-White réclame l'inteiTention
de l'État. Oui, dit-il, nous avons l'égalité devant la loi : les castes
privilégiées n'existent plus. Nous acquérons chaque jour plus de
liberté et une plus large part à la collation et à la direction du
pouvoir; mais ce qui manque à la réalisation du programme, ré-
sumé en trois, mots fameux inscrits en tête de nos constitutions.
528 REVUE DES DEUX Mo.VDES.
c'est l'emploi de ce pouvoir pour le bien du plus grand nombre. Lî
fralernilé! qu'importe au peuple, si le droit du plus fort, banni des
institutions, peut revivre et se déployer à l'aise dans le domaine
économique. Les institutions libres, le laissez-laire univeisel, le^
prodigieux accroissement de la production des richesses, devaient'
apporter satisfaction à tous. Mais il n'en est rien : l'âge d'or, qui,
d'après Saint-Simon, est devant nous, n'a pas commencé ; parmi
\ùs masses, le mécontentement est plus grand que jamais. « De cei
es])oir trompé, ajoute notre auteur, une science est née, qui n'est
jioinl lu politique, car elle n'a nul souci de l'équilibre et de la divi-
sion des pouvoirs, ni l'économie politique, car la distribution des
biens n'est qu'une de ses voies... Qu'on l'appelle science sociale
ou autrement, qu'on lui conteste même le nom de science, tou-
jours est-il que la churilé da/is les lois est une donnée qui, de nos
jours, doit faire école; car, en dehors même des sectes socialistes,
elle a mis dans tous les cœurs un trouble, un souci, une émotion
inconnue au sujet des classes soufliantes, et en quelque sorte un
cas de conscience publique. »
J'ai tenu à reproduire les termes mêmes de ce passage, parce
que c'est bien la aujourd'hui le mot d'ordre des « socialistes de la
chaire. » L'économie politique doit être une science « éthique, »
c'est-à-dire soumitse aux prescriptions de la morale et du droit,
voilà la thèse que développe M. le professem* Gustav Schonberg
dans l'introduction à l'œuvre collective considérable [llandbudi
der polit ischen OEco/tomie), à laquelle ont contribué les principaux
économistes de l'école nouvelle. Après I8/18, Dupont-^\'hile renonça
à ces attaques, parfois acerbes, contre la société, et surtout contre
la concurrence, dont les écrits de Louis Blanc, d'Eugène Sue et
de George Sand avaient pour ainsi dire imprègne le langage du
libéralisme avancé. Mais il resta fidèle, en principe, à ses aspira-
tions. Il m'écrivait plus tard : « Souvenons-nous du mot du mar-
quis de Posa dans le Don Carloa de Schiller : « Respectons les
illusions de notre jeunesse. »
C'est dans son œuvre capitale, i Individu et l'État, qu'il doima
la mesure de ce (ju'il valait, et il en a\ ait conscience. Quand il me
donna son portrait photographie, il y inscrivit ; «l'État, c'est moi. >*
Sa thèse de l'extension nécessaire du rôle de l'Etat en proportion
des progrès de la civilisation est exposée dans ce livre avec une
force de raisonnement, un luxe de citations et une abondance de
faits historiques qui doivent iaire réfléchir même les partisans les
plus convaincus de l'opinion opposée. A chaque instant s'y rencon-
trent des tiaits qui frappent et des inots à retenu*. Son style a une
saveur relevée qui lait penser à Suint-Simon et aux lettres du niar-
DUPONT-UHITE. 529
quis (le Mirabeau, a l'Ami des liorames. » Plus d'une fois il y éclate
des éclairs qui illuminent le sujet jusqu'au fond (1).
La doctrine que rencontrait alors Dupont-White chez tous les amis
de la liberté peut se résumer ainsi : si les fiommes voyaient claii*e-
ment que leur intérêt se confond avec l'intérêt général ; s'ils sa-
vaient ce qu'ils doivent faire en toute circonstance, la contrainte
que l'Etat est appelé à exercer sur eux pourrait disparaître. Parmi
des êtres parfaits, tout gouvernement serait superflu. « L'anarchie »
régnerait. Il s'ensuit que plus la civilisation progresse et plus les
hommes s'améliorent, plus doit se réduire le rôle de l'autorité.
(i C'est aujourd'hui une remarque vulgaire, dit Guizot, qu'à me-
sure que la civilisation et la raison font des progrès, cette classe
de faits sociaux qui sont étrangers à toute nécessité extérieure, à
l'action de tout pouvoir public, devient de jour en jour plus large
et plus riche. La société non gouvernée, la société qui subsiste par
le libre développement de l'intelligence et de la volonté humaine
va toujours s'étendant à mesure que l'homme se perfectionne. Elle
devient de plus en plus le fonds social. » Telle est la thèse de
l'école libérale « anti-interventioniste,» dont Dupont-White s'efforce
de montrer l'erreur, en invoquant tour à tour l'histoire, les ten-
dances permanentes de notre espèce et les faits contempo-
rains.
Il en appelle d'abord à l'histoire. Elle nous montre en tout pays,
dit-il, l'activité et la compétence de l'Etat s'accroissant en même
temps que s'élève la civilisation. Partout, au début, la liberté est
(1) Il ne m'appartient pas à moi, étranger, ne maniant qu'avec grand labeur la
langue française, déjuger du style d'un écrivain français, mais je voudrais cepen-
dant, pour donner une idée de celui de Dupont-White, reproduire ici ce qu'il dit de
Pascal, afin de prouver que le pessimisme est un mauvais conseiller en fait de réformes
politiques : — « Je m'en tiens aux Pensées de Pascal, qui n'aurait garde de toucher à
quoi que ce soit, parce qu'il méprise tout abus de réforme. Voilà un contempteur, un
désespéré! Les plus fameux mélancoliques de notre temps, les plus incompris, les
plus ulcérés contre la nature, la Providence et le reste n'atteignent pas cette hau-
teur, cette vérité de dégoût. Au fait, ils n'ont pas commencé par trouver la géomé-
trie ; il leur manque les ailes de Pascal pour voir les hommes si petits. Lui, il use de
son droit quand il met tout au monde sous ses pieds : lois, traditions, monarques et
jusqu'à la propriété. Sur quoi ne marche-t-il pas? On dirait le cheval d'Attila. 11 fait
litière et carnage des idoles sociales ; puis, ayant regardé son arme, Samson la rejette
et conclut paisiblement à souffrir ces choses, la raison humaine qui voudrait les chan-
ger étant aussi méprisable que le reste. Et tout finit par ce mot : cor comminutum,
sentiment chrétien. A la bonne heure, voilà qui est logique. Oui! réduisez votre cœur,
éteignez-vous, écrasez-vous (contrition ne veut pas dire autre chose) ou plutôt mou-
rez; c'est ce que vous avez de mieux à faire de la vie, un cas désespéré dès qu'elle
n'a pas en elle de quoi se gouverner. » La Centralisation , 1" édit., p. ibi. A lire
dans le même ouvrage (obap. xi, § 2) le portrait de Louis XI faisant la France par
la centralisation, un chef-d'œuvre de verve et d'évocation historique.
TOMK xcvi. — 1889. Sk
530 REVUE DES DEDX MONDES.
absolue. C'est la lutte de tous contre tous, et le plus fort triomphe.
« Tout est en proie. » On peut voir ce cpi'est cette forme dé so-
ciété dans les campemens des squatters du far-west de l'Amu-
riquc. Point de lois, point de règlemens, point de police, point de
tribunaux. Le revolver est le seul souverain; la pendaison à la
mode de Lynch le seul moyen de répression. Plus tard, dans cette
époque de transition qu'on retrouve partout sous le nom de moyen
âge, l'autorité se constitue, des pouvoirs publics se forment, mais
ils sont aux mains des castes ou attachés à la propriété. Le meurtre
n'est pas une atteinte à l'ordre public, mais un dommage personnel
qui se rachète à prix d'argent; la composition n'est définitivement
abolie en France que par l'ordonnance de 1350. Les contestations
juridiques se décident les armes à la main : le plus fort gagne le
procès. C'est le jugement de Dieu. Tout seigneur a sa cour de jus-
lice; c'est un droit de la terre féodale. Tout grand baron a aussi
ses bandes armées; labolition des guerres privées ne date que
de 1^78 ; c'est la guerre contre les Anglais, qui peu à peu crée
l'État en France. L'rltat, grandissant et se iortifiant, dit aux dy-
nastes : « Vous ne ferez plus la guerre à vos voisins; vous vous
soumettrez aux décisions de mes juiistes. Vous ne lèverez plus de
troupes ; le souverain disposera d'une armée nationale, n Des ser-
vices publics et des règlemens interviennent dans ce domaine
illimité où se. déployaient, à titre de droits individuels, la juridic-
tion seigneuriale, l'autorité absolue du maître sur ses serfs, le com-
mandement militaire.
A partir du xvi° siècle, la centralisation se constitue. A chaque
règne, le champ d'intervention du gouvernement s'étend. Ce ne
sont, d'année en année, que lois, règlemens et fonctions nouvelles,
à l'usage d'une société avide d'ordre et de sécurité.
La macliine admiuisti'ative se construit pièce à pièce, acquérant
chaque jour de nouveaux engins pour des nécessités nouvelles et
s'amiant de plus de lorce pour vaincre toutes les résistances. Cet
accroissement des pouvoirs publics atteint son apogée sous Louis XIV,
où il aboutit à un despotisme qui entend tout conduhe, tout régle-
menter et qui, à cet eilet, crée cette légion de fonctionnaiies dont
on connaît le prodigieux tableau. De cet excès inouï, naît au
xvni* siècle une réaction qui a pour principal organe les économistes
et qui se traduit par la maxime fameuse : « l'État chancre.» 11 semble
que la Révolution française, faite au nom de la liberté naturelle, ya
réduire prescju'à rien les attributions du pouvoir. Ce fut le rêve d'un
instant. On sait trop qu'il n'en fut rien. Anéantissant les provinces,
les autonomies locales, les castes, les parlemens, les corporations,
les corps privilégies et laissant ainsi l'hidividu isolé en face de la
toute-puissance de l'État, elle exagéra l'activité du pouvoir, afin
DUPONT- AVllITE. 531
d'imposer à la société une organisation nouvelle. L'empire profita
des lois révolutionnaires pour créer la machine administrative la
plus parlaitement oppressive qui fut jamais. Le pli fut pris par
la nation : l'instrument de gouvernement était trop commode pour
que la royauté rétablie s'en dessaisit. On parla de réformes; et en
attendant, des interventions nouvelles réclamées par le public
s'ajoutaient aux anciennes.
Mais, dira-t-on, cette fureur de tout réglementer est une maladie
gallicane. Le delaut d'initiative individuelle en est la conséquence.
Nous voulons y porter remède et imiter cette race anglo-saxonne,
où l'État a des pouvoirs restreints, mais où l'activité des particu-
liers, même pour les objets d'intérêt général, accomplit des mer-
veilles. — Il faut voir avec quelle verve et quelle connaissance des
faits Dupont-Wliite répond à l'objection; il écrit à ce sujet un cha-
pitre, le quatrième de son livre, où s'accumulent les documens, les
citations, les énumérations de lois et de décrets. En Angleterre, il est
vrai, le moyen âge et son régime individualiste s'est perpétué;
l'œuvre du progrès s'est faite par les castes ; mais ce n'était qu'un
retard momentané. Pour faire face aux nécessités créées par la
civilisation moderne, les lois se multiplient, les attributions du pou-
voh central sont augmentées bien plus rapidement qu'en France,
car il faut rattraper le temps perdu. On y fait du règlement, de la
centralisation, de la tutelle avec fureur, et avec des bills d'une
véhémence parfois féroce. L'auteur cite, avec leur date, tous les
actes qui ont pour but de brider et d'organiser l'activité indivi-
duelle. Et afin qu'on ne l'accuse pas d'obéir à un esprit de sys-
tème, il invoque les témoignages de deux autorités incontestées :
« Notre confiance dans l'intérêt privé a baissé, dit le principal or-
gane de l'école individualiste, YEconomint. Devons-nous imiter nos
voisins du continent et nous confier à l'Etat plus que nous ne l'avons
lait? C'est une sérieuse question que la théorie résout négative-
ment et la pratique affirmativement. L'expérience nous dit bien ce
que l'on risque à placer sous le contrôle des lois l'industrie créa-
trice de la richesse; mais le public demande impérieusement et
incessamment l'intervention de la législature. » Et \ivien dit dans
ses Etudes admùiislratives : « L'Angleterre elle-même, à mesure
que ses pouvoirs locaux échappent davantage aux mains de l'aris-
tocratie, sent la nécessité de se rapprocher du système de centra-
lisation. »
Depuis que Dupont-White a écrit le livre que' nous analysons,
l'Angleterre a marché d'un pas de plus en plus décidé dans la voie
de l'intervention de l'État. Pour enumérer tous les cas, il faudrait un
volume. Si on veut en connaître l'interminable catalogue, il suffit
de lire les publications de la Ligne pour lu défense de la liberté et
532 REVUE DES DEUX MONDti-.
de lu propriété, sous la présidence de lord \\emyss, constituée uni-
quement pour combattre ce que l'on appelle aujourd'hui le socia-
lisme d'état (1). Je ne citerai qu'un exemple : les lois agraires que
M. Gladstone a fait voter pour l'Irlande, et que l'on trouve déjà in-
suffisantes, portent au principe de la propriété et du libre contrat
une atteinte plus radicale que ne l'ont fait la Révolution française
et même la Terreur. Le propriétaire de terres ne peut expulser son
locataire sans lui payer une indemnité si forte que son droit en
devient illusoire. Il n'a plus le droit de fixer à son gré le prix du
fermage : le tenancier peut en appeler à des tribunaux spéciaux qui
fixent ce qu'ils considèrent comme la « rente juste, » fuir renl. En
Angleterre, la stipulation faite par le propriétaire qu'il entend se
réserver le droit de chasse sur les terres qu'il loue est considérée
comme nulle. A moins de confiscation, on ne peut guère aller plus
loin. Aux États-Unis, autre pays de non-intervention, le code des
lois et des règlemens prend des dimensions inouïes. Chaque année,
dans les 38 états, on vote plus de 20,000 bills. Inutile de rappeler
le développement croissant du socialisme d'état sur le continent.
Il frappe tous les yeux. Pour ne rappeler que quelques faits récens,
l'Allemagne vient de voter la loi- sur l'assurance obligatoire des
ouvriers, qui s'apphquera à treize millions d'entre eux; la Suède
va plus loin encore : elle propose l'assurance universelle pour
tous: enfin, en ce moment même, la Suisse convoque à Berne les
différens états pour s'entendre sur une réglementation internatio-
nale du travail.
Ainsi donc, pour le bien ou pour le mal, les prévisions de Du-
pont-White se réalisent. L'intervention de l'Ltat dans la sphère de
lactivité individuelle s'étend chaque jour. Il en avait donné par
avance les raisons. Je les résumerai brièvement.
Le progrès a pour conséquence d'augmenter le nombre des ha-
bitans et de rendre leurs relations plus compliquées, plus exposées
aux conflits. H faut donc à l'Ltat un surcroît de puissance, chargé
qu'il est d'un plus grand devoir de tutelle et d'organisation. Voyez
que de règlemens de toute sorte dans les grandes villes, où tant
d'clémens de désordre fermentent et menacent. Le progrès met au
monde des forces nouvelles de l'ordre physique et de l'ordre éco-
nomique, qu'il faut discipliner et soumettre à l'empire du droit:
les manufactures oîi il faut protéger la vie et la santé de l'ouvrier, r
(1) (^ette société vient de publier un livre où la thèse individualiste est exposée et
défendue avec le plus grand talent : Individaalism, by Wordsworth Donisthorpe.
Dans un écrit intitulé : Municipal socialism, le serrélaire de la Ligue, M. W.-C.
Crofts, cite des exemples très curieux de réglementation municipale dans un grand
nombre de villes, adoptée en vertu des Imptoveinents liills. Ici (encore, Dupout-White
a été prophète, en annonçant qu'en fait d'intervention des pouvoirs publics, l'Angle-
terre devancerait la France.
DUPOxNT-WHlTE. 533
les chemins de fer qu'il faut exploiter ou tout au moins surveiller,
les sociétés commerciales, les banf[ues, le crédit, dont il faut rc-
_'ler rexistence et réprimer les abus, la grande navigation, où il faut
empêcher que la prime d'assurance n'engage les armateurs à faire
de leurs navires des « cercueils flottans » (loi Plimsoll) ; la va-
peur, l'éleclricité, dont il faut contrôler l'emploi et ainsi de suite,
à n'en pas finir.
Le progrès développe dans la société la conscience morale et le
sentiment du juste; de là, naturellement, des lois nouvelles pour
sanctionner le devoir plus détaillé et plus impérieux qui apparaît
aux âmes. On défend ce qui était considéré comme indifférent, on
incrimine ce qui paraissait très naturel. L'ivresse publique, qui
était un rite des cultes orgiaques et plus tard le péché mignon du
bon vivant, est aujourd'hui punie de l'amende et de la prison. Au-
trefois tuer un homme était un acte rachetable ; maintenant bruta-
liser un àne est un délit. Jadis le père disposait librement de ses
enfans, qu'il pouvait exposer ou même supprimer, comme à Sparte
et à Rome ; aujourd'hui on l'oblige à les entretenir, à leur donner
une instruction suffisante, et on leur interdit l'entrée des ateliers
jusqu'à un certain âge. Tout ceci est cité à titre d'exemples.
Le progrès est une plus grande diffusion parmi les hommes de
moralité, de dignité, de savoir, de bien-être. Jetez les regards au-
tour de vous, vous verrez quelle part énorme en revient à l'État,
par ses écoles, par ses académies, par l'appui qu'il prête aux re-
ligions. Civilisation signifie accroissement de vie dans tous les sens.
A une vie plus intense il faut plus d'organes; à plus de forces il
faut plus de règles. Or l'organe et la règle de toute société ordon-
née est l'Etat. La liberté est le déploiement souvent déréglé de la
volonté; c'est au pouvoir à en formuler la loi et à l'imposer.
L'État n'est pas l'adversaire de la liberté ; au contraire, il en est
souvent l'allié et même l'auteur, en mettant plus de justice dans
les relations humaines. N'est-ce pas l'État qui a aboli l'esclavage,
le servage et créé la petite propriété, condition essentielle de tout
affranchissement réel, par des procédés révolutionnaires en Franco,
par voie de rachat en Russie, en Autriche, en Prusse, en Rouma-
nie, et bientôt, sans doute, en Irlande?
L'État est non seulement la contrainte pour le bien et le juste,
mais il est aussi un grand enseignement de morale et de droit,
rien que par ses commandemens. Un cas entre cent : en France au-
trefois, comme en Angleterre aujourd'hui, toute famille noble ou
riche voulait faire un aîné. La loi décrète le partage égal, et, du coup,
il entre à ce point dans les mœurs qu'il n'est lait nul usage de la
quotité disponible, sauf pour rétablir l'égalité, quand l'un' des en-
fans a été avantagé d ailleurs. On peut accorder à Le Play la
53/i REVUE DES DEUX MONDES.
réforme qui doit, prétend-il, sauver la société, c'est-à-dire la liberté
du teslameiit : elle sera de nul ellet. De même la loi, en s'occupant
de la })roteclion des ouvriers, prêche d'exemple; elle fait com-
prendie à chacun de nous notre devoii* de nous efforcer d'améliorer
leur sort. « Les grandes passions font les grandes nations, » a dit
Garnot. Jamais une passion ne possède un peuple sans qu'elle
se traduise dans son gouvernement ; donc un gouvernement inerte
est la marque d'un peu})le sans avenir.
Ainsi va Dupont-While, confirmant sa thèse. 11 ne manque pas
non plus de repondre à ses advei'sedres : la dernière partie de son
livre y est consacrée. C'est énerver les hommes, disent ceux-ci, que
de les habituer à l'intervention de l'État ; le meilleur moyen de dé-
velopper l'initiative individuelle est de la laisser agir librement, sans
nul secours. A ce propos, un souvenir de Bunsen me revient à
la mémoire. Revenant d'Amérique, il est nommé ambassadeur à
Rome. Un incendie éclate sous ses yeux : la foule regarde, nul ne
bouge. Vite de l'eau, des échelles! s'écrie-t-il. On lui répond:
Tuca al governo. — Voici ce que répond à cela Dupont-White : « Sup-
posez un pays peuplé d'apathies et gouverné par l'apathie ; les su-
jets naturellement paresseux, l'État inerte par nature et par prin-
cipe ; il se garde d'énerver le peuple en l'aidant ou en l'obligeant
à agir. Abstention générale, torpeur de haut en bas. Il naîtra peut-
être de grandes choses de cette inertie universelle ; mais on ne voit
pas bien comment, et le secret de l'avenir est bien gardé. » J'ai vu
ce tableau en Turquie, où tout s'en va en ruines. 11 était pom'vu à
quelques services d'intérêt général, grâce à l'esprit religieux et aux
vakoufs. On prend une partie de leurs revenus, et l'eau pour les
ablutions n'arrive même plus aux mosquées de Gonstantinople.
Qu'on vende les biens vakoufs, comme le veulent les progressistes
occidentaux, et rien d'utile au pubhc ne se fera plus.
L'instruction élémentaire est une nécessité bien évidente, et pour-
tant on n'a vu nulle part, pas même en Angleterre, l'initiative privée
y pourvoir convenablement, c'est Guizot qui l'airirme. Vous pouvez
compter sur l'intérêt individuel pour la création de la richesse,
quand celle-ci est la récompense proportionnelle des efforts de l'in-
dividu. Mais celui-ci s'abstient des choses qui lui sont les plus avan-
tageuses, quand, ne pouvant les faire à lui seul, il ne peut con-
traindre les autres à en faire autant que lui. Allez donc lui deman-
der de paver les rues, de fidre des routes, de créer des ports! Je me
rappelle un étudiant de l'Amérique centrale qui suivait le cours où
mon savant confrère à l'Institut, xAl. de Molmari, prècliait la non-
intervention, au point de vouloir remettre à une compagnie l'organi-
sation do la défense nationale, conmie à l'époque des condottieri en
Italie. Devenu plus tai'd président de la république dont il était
DUPONT-WHITE. 535
citoyen, ce disciple convaincu de l'orthodoxie économique s'em-
presse d'appliquer les doctrines de son maître. Il supprime le bud-
get de l'instruction publique, des cultes, des travaux publics; et
les contribuables d'applaudir, car les impôts diminuent d'autant.
L'État est presque aboli, l'initiative individuelle peut se déployer à
l'aise. Mais, hélas ! nul n'agit. Les écoles se ferment, les églises
s'écroulent, les routes sont envahies par les jungles, les ports s'en-
sablent, c'est le retour à l'état de nature, c'est-à-dire à la sau-
vagerie. Il fallut rendre à l'Etat maudit ses essentielles attributions.
Pour compléter l'exposition des idées de notre auteur en cette
matière, je citerai un extrait de sa correspondance : « Quant à
votre objection que la morctlité croissante des hommes doit se ré-
soudre en une réduction croissante de gouvernement, je réponds
que le progrès moral et intellectuel est le fait d'une élite, et il ne
peut devenir celui des foules que sous le poids d'une forte con-
trainte. Au début, tout progrès doit s'imposer, et ensuite, tout
progrès accepté donne lieu à la conception d'un progrès nouveau
panni les natures supérieures. Autrement à quoi servirait leur su-
périorité? Tel est le jeu des inégalités dont le monde est fait. »
Je ne discuterai pas ici les conclusions parfois trop absolues de
Dupont-White. La thèse opposée à la sienne a été exposée récem-
ment dans la Revue avec toute l'ampleur qu'elle comporte, par
M. Paul Leroy-Beaulieu. Mais je ne puis quitter ce sujet, sans dire
un mot de l'aspect nouveau qu'a pris la doctrine individualiste aux
mains de la sociologie maniée par Herbert Spencer. Pour lui, le
laissez-faire est élevé à la hauteur d'une loi naturelle. Ce n'est
rpi'en la respectant que se fait le progrès, par la « survie des plus
aptes» et par la sélection au sein de l'espèce. Voyez, dit -il, com-
ment s'y accomplit le perfectionnement. «Les animaux carnivores,
non-seulement suppriment, dans les troupeaux des herbivores, les
individus qui vieillissent, mais ils extirpent aussi ceux qui sont
malades ou mal conformés, c'est-à-dire les moins forts et les moins
rapides. Par ce procédé de purification et aussi par les combats si
fréquens à l'époque de l'accouplement, l'appauvrissement de la race
par la multiplication des exemplaires de qualité inférieure se trouve
empêché ; est assurée, au contraire, la préservation des constitutions
complètement adaptées aux circonstances envirormanteset faites, par
conséquent, pour produire la plus grande somme de félicité. » Telle
est la loi naturelle qui doit être aussi appliquée, sans entraves, au
sein de l'espèce humaine. Sans doute, dans la famille, l'aide gra-
tuite des parens doit être en proportion des besoins de l'enfant et
de son incapacité à se suffire à lui-même. Mais, dans la société,
l'adulte ne doit être rémunéré qu'en raison de son mérite, c'est-à-
dire de son aptitude à remplir toutes les conditions de l'existence.
536 REVUE DES DEUX MONDES.
En compétition avec les animaux, puis avec d'autres hommes, il
sera éliminé, ou se développera et se propagera, suivant qu'il sera
bien ou mal armé pour la lutte. Si, au contraire, les avantages
obtenus étaient en proportion de ses besoins et de son infériorité
et si, par conséquent, la multiplication des moins bien doués
était favorisée et celle des mieux doués entravée, il s'ensuivrait
une dégradation progressive de la race, qui, dans le combat pour la
\de, ne manquerait pas de céder, peu à peu, la place aux autres races
où l'ordre naturel serait mieux respecté. «La pauvreté des inca-
pables, la détresse des iinprudens, l'élimination des paresseux et
cette poussée des forts qui met de côté les faibles et en réduit un si
grand nombre à la misère sont le résultat nécessaire d'une loi gé-
nérale, éclairée et bien'aisante. )> Quand l'État, guidé par une phi-
lanthropie mal inspirée, met obstacle à l'application de cette sage
loi, au lieu de diminuer les soufl'rances de l'humanité, il les aug-
mente, car il tend à remplir le monde d'êtres pour qui la vie sera
une peine et à en écarter ceux pour qui l'existence serait une joie
et une bénédiction. 11 augmente parmi les hommes le contingent
des soufïrances et diminue celui du bonheur.
Voilà la thèse individualiste, magistralement exposée dans toute
sa force, et aussi, osons-le dire, dans toute sa férocité. Elle se ré-
sume en ceci : Place aux forts, car la force est le droit, le droit à
vivre et à se développer, aux dépens des faibles. Spencer et Darwin
ont emprunté l'idée à Malthus, et aujourd'hui certaine école éco-
nomique entend qu'on respecte les lois darwiniennes. Est-il besoin
de montrer qu'elles sont en contradiction flagrante avec l'esprit et
avec les préceptes du christianisme? Cette opposition a été par-
faitement mise en relief dans une sorte de roman biographique,
naguère très lu en Angleterre et intitulé The triie liistory of Joshiai
Dacidson. Le héros, un ouvrier piétiste, a étudié les livres des
économistes, et on lui a dit que c'était là la Science. Alors, déses-
péré, il s'écrie : « Si les doctrines de l'économie pohtique sont
vraies, si les lois de la « lutte pour l'existence » et de la « survie des
plus aptes » doit s'appliquer aussi rigoureusement à la société hu-
maine qu'aux plantes et aux animaux, alors, disons-le nettement, le
christianisme qui vient en aide aux pauvres et aux faibles et qui
tend la main aux pécheurs est une folie ; renonçons franchement
à une croyance qui n'influence ni nos institutions politiques, ni
nos arrangemens sociaux et qui ne doit pas les hiflucncer. Si la so-
ciologie contient la vérité, alors Jésus de Nazareth a parle et agi en
vain ou plutôt il s'est insurgé contre les immuables lois de la na-
ture. » Ainsi que le dit M. William Graham, dans son beau livre,
Tlie Creed of Science, ce redoutable problème, déjà débattu dans
la Ih' publique de Platon et aux origines du christianisme, commence
DCPONT-w mu . 537
seulement à être compris comme s'appliquant aux questions do
l'organisation sociale actuelle.
En fait, l'individualisme absolu de Spencer n'est pas admissible
dans les sociétés civilisées, et c'est le christianisme qui a raison. Ce
qui y fausserait complètement l'application des lois darwiniennes,
c'est tout d'abord le régime de l'accumulation et de l'hérédité des
biens. Parmi les animaux, la survie des plus aptes a lieu, parce
qu'à chaque génération nouvelle, l'individu se fait sa place et se
perpétue, en raison de ses qualités propres. Le même « procédé de
purification » agit encore parmi les barbares, où les plus forts et
les plus braves l'emportent et éliminent les plus laibles. Mais, dans
l'ordre social des civilisés, le rang et la fortune, souvent obtenus
par héritage, l'emportent sur les aptitudes personnelles. L'héritier
d'un grand nom jouira de son opulence et fera souche, lùt-il mal
constitué et malingre, et si un Apollon ou un Hercule veut lui en-
lever ses écus ou sa femme, pour appliquer la loi spencérienne de
la sélection et de « la survie des mieux doués, » il sera envoyé au
bagne ou à l'échafaud. La marine et l'armée accaparent les sujets
les plus vigoureux et les exposent aux causes exceptionnelles de
mortalité des casernes, des expéditions et des grandes guerres.
Dans la concurrence sur le terrain économique, ceux qui arrivent
aux premiers rangs ne sont pas les plus laborieux et les plus forts,
mais les plus riches, les plus habiles et souvent, aujourd'hui, les
moins scrupuleux. Si donc on veut que dans les sociétés humaines
s'appliquent les lois qui assurent le progrès de l'espèce dans le
monde animal, il faut supprimer la plupart de nos institutions et
entre autres notre régime successoral. Le laissez-faire absolu
n'amènerait donc pas les bons résultats qu'en espère la sociologie.
L'État doit se borner, dit-on, à laire justice. Soit, mais outre la
justice distributive, il y a, comme l'a bien montré M. Fouillée, la
justice « réparative. » La situation actuelle des individus n'est nul-
lement le résultat de leur mérite ou de leur démérite. Elle est la
conséquence d'une longue série de faits historiques, des spoliations
anciennes, du servage féodal, des privilèges héréditaires, de
nombre de lois iniques qui toutes n'ont pas été réformées. Quand
donc l'État intervient en faveur des déshérités et des faibles, comme
le prescrivent toutes les religions dignes de ce nom, il ne fait que
« réparer » le mal commis autrefois. Le seul non-intorvenlioniste,
absolument logique, a été Fourier, au nom de son principe : « Les
passions viennent de Dieu, les lois viennent des hommes. » Les crimes
et les délits qui troublent la société soi-disant civilisée ne sont,
prétendait-il, que l'insurrection légitime contre des règlemens ré-
pressifs absurdes. Au lieu de comprimer les passions et les appé-
tits, il faut en faire des ressorts et des roua.es de la machine
538 REVUE DES DEUX MONDES.
sociale, de façon que chacun, en poursuivant la satisfaction de ses
goûts, agisse au profit de tous. Mettez en œmTC l'attraction pas-
sionnelle, et elle produira l'harmonie dans la société, comme le fait
la gravitation dans l'univers physique. Une fois la pendule sociale
bien ordonnée, elle marchera toute seule en vertu des lois divines,
et tout gouvernement deviendra superflu.
Après rindiciduet l'Êlat, Dupont-White publia X-àCentralisalion^
qui en est la suite. Ce volume est formé principalement d'articles
parus dans la Revue de 1861 à 1863. Les échecs successifs des
révolutions de ISSO et de 18/i8 et le rétablissement de l'empire
avaient fortifié cette idée que la France n'était pas mûre pour la
liberté et que la faute en était à la centralisation. La centralisation,
allait-on répétant sans cesse, est l'anéantissement de toute virilité
politique chez une nation ; la véritable école d'un peuple libre est
la gestion des intérêts locaux; une démocratie sans institutions
provinciales ne possède aucune garantie ni contre le désordre, ni
contre le despotisme ; le gouvernement, en agissant partout et d'après
les mêmes règles, énerve la vie dans les communes et brise chez
elles toute initiative. Et l'exemple qu'on ne cessait de citer était
celui de l'Angleterre et des États-Unis, où la liberté et la prospérité
les plus grandes ont pour fondement les institutions locales. Telle
est la thèse que Dupont-White essaie de réfuter, et il le fait avec un
éclat, avec une originalité et une diversité de vues qui éclairent
le problème d'une lumière toute nouvelle.
Et d'abord, il n'admet pas la supériorité de l'Angleterre, même
sur le terrain politique. Chaque peuple a suivi sa voie pour arriver
au même point. Les Anglais ont conquis d'abord la liberté, parce
que l'aristocratie et les communes ont eu devant eux, de bonne
heure, le souverain absolu; aujourd'hui, pas à pas, ils fondent la cen-
tralisation. En France, on a eu d'abord la centralisation, parce que
c'est au moyen de cet indispensable instrument que les rois ont
fait l'unité du territoire et la Révolution, l'unité nationale. On n'a
pas eu aussi vite la liberté pohtique, parce que la royauté a d'abord
favorisé le peuple aux dépens de l'aristocratie, puis l'aristocratie
aux dépens du peuple. Mais maintenant que la souveraineté de la
nation est reconnue, les Français arriveront à jouir des mêmes
droits que les Anglais.
D'ailleurs, il faut ne rien connaître aux institutions locales de
l'Angleterre pour y voir le berceau des libertés politiques. Jusque
hier encore, nul peuj)le n'a été plus privé d'autonomies communales
ou provinciales. Comme le montre bien Dupont-AVhitc, Guillaume
le Conquérant établit un despotisme absolu et une centralisation ex-
cessive. A la tète des comtés, il plaça des préfets, \(i?,ricc-(•omes,^n\
devinrent plus tard les shérifs. Chose sans exemple ailleurs, la
DUPONT-WHITE. 539
commune, remplacée par le manoir [manor) et par la paroisse
{parish), disparut si complètement, qu'il n'y a même plus de mot
en anglais pour la désigner. La France a toujours conservé des états
provinciaux. L'Angleterre n'avait rien de pareil. Dans les provinces,
tous les pouvoirs judiciaires, administratifs, financiers, étaient aux
mains de certains grands propriétaires, les juges de paix, nommés
par le roi. Seuls, les bourgs incorporés jouissaient d'une sorte de
splf-goveniment, sous l'empire des lois générales. Ce n'est que
l'an dernier (1888) que l'on a accordé aux pro\dnces un corps re-
présentatif, « le conseil de comté, » pour gérer leurs intérêts. Il
faudra une loi nouvelle pour restituer aux Anglais le tunscip an-
glo-saxon, la corporation communale, qu'on trouve dans le monde
entier. Si donc ils ont eu avant les autres grandes nations des liber-
tés politicpies, ils le doivent à la race, à la religion, à la caste, à
l'histoire, non aux autonomies locales qui n'existaient pas.
M. Dupont-White s'élève avec véhémence contre cette idée si
répandue, que c'est dans la gestion des intérêts communaux que
se forme l'esprit politique. Ce qu'enseigne, ce que suggère la com-
mune, dit-il, aura toujours les bornes des vues locales. Ce n'est
pas là qu'on apprendra à gouverner un grand pays ! Richelieu ou
Colbert, Turgot ou Necker, Thiers ou Guizot en France; Chatham
ou Pitt, Peel ou Gladstone en Angleterre n'ont pas dû pour être
de grands ministres passer par l'école d'un conseil municipal.
Le plus grand danger des démocraties, ce sont les abus de pou-
voir que peut commettre la majorité à l'égard de la minorité ; or
nulle part ce danger n'est plus à craindre que dans l'enceinte
étroite d'une commune. Là, les hostilités de parti se transforment
en inimitiés personnelles et en luttes corps à corps. Voyez, dans les
cités grecques et dans les républiques italiennes, les plus brillans
exemples que nous possédions de communes souveraines : quelles
luttes constantes et souvent sanghmtes ! Quelles proscriptions,
quelle extermination des vaincus ! Il y a une manière péremptoire
d'apprécier ce que vaut la centralisation pour le droit, pour l'équité :
voyez l'ordre judiciaire. Là, vous avez un merveilleux moyen de
redressement : l'appel. Or la raison de l'appel, c'est que le juge
distant est supérieur au juge voisin. En fait d'administration, l'ap-
pel est aussi indispensable qu'en fait de justice. Donc le pouvoir
central doit avoir un droit de contrôle sur les aflaircs locales.
Les institutions robustes et nécessaires se reconnaissent à ceci
qu'elles ne cessent de grandir à travers et malgré tout. Telle a été
la fortune de la centralisation en France : « Là tout est faveur et
acclamation. Il y en a pour les mauvais rois, dès qu'ils se mettent
à cette œuvre. Les monarques passent, les monarchies mêmes dis-
paraissent, mais la centralisation reste. Si vous la prenez pour une
ÔliO REVUE DES DEUX MONDES.
croix, il faut en dire comme les chartreux : Stal tTux dmn volvitur
orbis. Point de révolutions qui ne la respectent. Que dis-je, les
révolutions de toute provenance ne se lassent pas de la dévelop-
per, de l'exalter. Ce n'est pas tout; le pays a les fortunes les plus
diverses dans sa formation territoriale, dans ses rencontres avec
l'étranger. Ici encore tout est profit pour la centralisation. Dé-
tresse ou prospérité, tout lui est occasion de croître sur ce sol fran-
çais qui a tant souffert d'être découpé et fractionné. » Et alors
faisant un emploi merveilleux de l'histoire, il nous montre que la
centralisation est une tendance immémoriale, que c'est elle qui a
formé le territoire et y a fait régner le droit commun, malgré les
résistances égoïstes des corporations et des castes. Puis il résume
ainsi sa thèse : « Sécurité, gloire, pensée, succès d'esprit et d'épée,
essor des arts et de l'industrie, chez nous tout a marché du même
pas que la centralisation. »
Mais n'y a-t-il donc point de contre-poids et de correctif à cette
force qui embrasse tout et dont on peut dire : m illo snrmis et mo-
vemur? Oui, il y en a un; et c'est une capitale. Et dans un chapitre
étincelant de verve, mais qui laisse bien des doutes, surtout au-
jourd'hui, Dupont-AVhite expose ce que peut une capitale pour ga-
rantir la liberté. Elle est, dit-il, une force en dehors et au-dessus
des pouvoirs constitués. On l'a vue armer et désarmer les puis-
sances officielles. C'est ainsi qu'elle a mis fin à l'ancien régime.
Son procédé est fort simple. Elle enfante les idées ; les idées s'em-
parent des esprits qui finissent par desarmer les résistances. Quand
la France était une monarchie tempérée par des chansons, c'est à
Paris qu'elles naissaient. Aujourd'hui le pouvoir est redressé par
des révolutions qui sont aussi parisiennes. « Paris est la 'capitale
entre toutes. Ce grain de salpêtre qui est au fond du tempérament
français, c'est là qu'il prend feu à certaines étincelles, dont la pé-
riodicité n'est pas encore bien déterminée. » Ébloui par l'éclat de
la vie supérieure qui se développe à Paris, Dupont-W hitc prend en
pitié l'existence bourgeoise des états fédératifs, comme la Suisse
et les États-Unis.
Mais ne peut-on lui répondre que s'insurger n'est pas vivre libre,
que le bonheur des peuples ne se mesure pas au rayonnement
des lettres et des arts, et que mieux vaut richesse et lumière ré-
pandues partout que concentrées en un seul centre^ où elles pro-
voquent des explosions trop fréquentes ?
Malgré certains paradoxes parfois excessifs, ce que son livre me pa-
raît avoir démontré sans réplique, c'est que, pour fonder d'une façon
stable des institutions libres et démocratiques, il ne suffit pas d'ac-
croître l'autonomie des autorités locales. C'est aux mœurs, aux tradi-
tions, aux idées religieuses (ju'il faut demander le secret de la liberté.
DUPONT-UHITE. 541
En même temps que Dupont-White publiait les deux volumes
dont nous avons indiqué l'importance, Stuart-Mill faisait paraître,
presque sur les mêmes sujets, deux livres, qui, avec ceux de Toc-
queville, constituent la contribution la plus instructive que notre
siècle ait apportée à la science politique : la Liberté et le Gouverne-
ment représentatif . Dupont-Whitc s'empressa de les faire connaître
en France, d'abord en les signalant dans la Revue (1" novembre
1861), ensuite en en publiant une traduction, que fit sous ses yeux
sa fille aînée, aujourd'hui M™*^ Sadi-Carnot. 11 y ajouta des préfaces
que Stuart-Mill goûta fort. Tout en louant, comme ils le méritent,
et la liberté et le régime représentatif, il en montre clairement les
écueils. Peut-on, se demande-t-il, amender la démocratie par l'ad-
jonction d'élémens intellectuels, à tel point qu'elle ne viole pas la
justice contre les minorités? A ce propos, il invoque la fameuse
lettre de Carlyle {Times, 7 avril 1860), si souvent citée depuis, où le
grand historien anglais annonce en prophète les dangers du so-
cialisme aux États-Unis, que n'avait pas entrevus Tocqueville :
11 est certain, dit-il aux Américains, que votre gouvernement, tout
démocratique, ne sera pas capable de contenir une majorité souffrante
et irritée, car chez vous le gouvernement est la majorité, et les riches,
qui forment la minorité, sont à sa merci. Un jour viendra dans l'état
de New-York, oij la multitude, entre une moitié de déjeuner et la per-
spective d'une moitié de dîner, nommera les législateurs... Alors, ou
quelque César, quelque Napoléon, prendra, d'une main puissante, les
rênes du gouvernement, ou votre république sera aussi affreusement
pillée et ravagée au xx^ siècle que l'a été l'empire par les Barbares au
V*", avec cette différence que les dévastateurs de l'empire romain, les
Vandales et les Huns, venaient du dehors, tandis que vos Barbares se-
ront les enfans de votre pays et l'œuvre de vos institutions.
Dupont-White a toujours eu le goût des spéculations philosophi-
ques; « un abîme qui m'a toujours fasciné depuis l'âge de dix-huit
ans, )) m'écrivait-il. 11 y revenait sans cesse. Son premier travail à
ce sujet, à propos du positivisme de Comte et de Littré, a paru, et
à une place d'honneur, dans \à Revue (l"etl5 février 1865), et dans
le dernier de ses écrits (1879), il examine cette question que Bayle
et Voltaire avaient traitée déjà, mais à laquelle il donne une ré-
ponse toute différente : un peuple peut-il vivre et surtout vivre
libre, sans reUgion ? Mais, s'il s'occupait de métaphysique, c'était
surtout en vue de son sujet de prédilection, l'organisation politique
des sociétés. Ainsi, il s'efforce de faire voir que le succès du i)0si-
tivisme et de la sociologie vient de ce que la philosophie n'a rien su
ous apprendre relaliveincnt aux formes de gouvernement et de ce
542 RE\'UE DES DEUX MONDES.
qne la religion ne nous offre que des solutions contraires à l'amour
des peuples pour la liberté. « La liberté politique, dit-il, est-elle
oui ou non le pouvoir des peuples sur eux-mêmes, ou, pour mieux
dire, le gouvernement par les gouvernés? Alors que la philosophie
nous dise ce que vaut l'homme pour la liberté ainsi comprise, ce
qu'il porte en lui pour résister ou pour suffire à cette besogne, de
quelles ressources il dispose, naturelles ou acquises, contre l'ap-
parente contradiction de ce problème. » Parmi les modernes, il ne
voit que Joseph de Maistre et avant lui, de façon bien plus profonde,
Hobbes qui aient abordé le sujet par les sommets métaphysiques.
" Hobbes, ajoute-t-il, était à la fois politique et psychologue poli-
tique ; mais pour ce qu'il enseigne : méchanceté naturelle de
l'homme, son asservissement désirable, le droit et le bienfait du
despotisme, il aurait aussi bien fait de n'être ni l'un ni l'autre. »
La sociologie positiviste a la prétention de nous apporter des
lumières nouvelles et suffisantes, en se bornant à observer les faits
et en s'interdisant tout essai de pénétrer dans le domaine de l'in-
connaiamhle^ « cet océan, ainsi parle Littré, qui 'vient battre notre
rive et pour lequel nous n'avons ni barque ni voile, mais dont la
claire vision est aussi salutaire que formidable. » Notre auteur
montre, en des pages émues et éloquentes, qrie l'infériorité du po-
sitivisme est précisément de n'avoir rien à nous dire sur les points
qui déterminent, pour une si large part, la conduite des indiridus
et des peuples. L'humanité veut croire ; elle a besoin de croire ; il lui
faut une assurance « contre cette peine de mort, contre le froid calice
du néant, dont les matérialistes menacent la personne humaine.» En
réalité, ce qui le préoccupe, ce qu'il demande à la philosophie et à la
sociologie, c'est comment il faut organiser la démocratie. L'égoïsme
est le fond de notre nature et la condition de la conservation de notre
espèce; la répression des égoïsmes, c'est la société ; cette répres-
sion confiée aux égoïsmes, c'est le peuple se gouvernant lui-même,
c'est la démocratie. Voilà un problème qui semble contenir des
données contradictoires. Il faut le résoudre pourtant, sous peine
d'avoir à revenir au despotisme ancien. A cet effet, il faut s'adresser
à la psychologie, qui devrait nous enseigner quels sont les besoins,
les instincts et les passions de l'homme, dont il faut tenir compte,
en réglant nos institutions, et aussi à l'histoire, qui nous apprend
quels peuples ont vécu libres, comment, à quelles conditions, et
aussi sur quels écueils d'autres ont échoué. Tel est le magnilique
programme qu'il s'était tracé et dont il préparait les matériaux. Ses
livres n'en étaient que des chapitres. Il rêvait de (aire pour notre
temps ce qu'Aristote avait essayé de faire pour l'antiquité, dans son
YwTQ si plein d'enseignemeni, Itf Polifiqifc, dont malheureusement
tant de parties ne nous sont point parvenues. Il aurait voulu créer
DUPONT-WHITE. 5Û3
une science presque nouvelle; la psychologie politique, c'est à-dire
une étude de l'homme considéré comme citoyen et comme capable
de bien gouverner la cité.
Les événemens de 1870 l'atteignirent jusqu'au fond de l'âme et
imprimèrent une direction entièrement différente à ses travaux. Que
signifiait cet écrasement de la France dont il avait, en des pages si
brillantes, montré la prééminence? Était-ce une chute définitive?
Gomment et sous quelle forme de gouvernement allait-elle se re-
lever? Il crut de son devoir de quitter le domaine paisible des spé-
culations scientifiques, pour appliquer tout ce qu'il avait de con-
naissances et de talent à l'étude des problèmes de politique
pratique que la gravité des circonstances imposait à tout bon ci-
toyen. Il m'écrivait en juillet 1871 : « J'ai passé tout le temps de
ces affreux événemens à Trouville, sans parens, ni amis intimes.
On continue à vivre cependant! Je suis fort élastique, paraît-il, oui,
mais la France l'est-elle? « J'ai la conviction profonde, me disait
M. Guizot, que ce pays est impérissable. » — Moi aussi, mais n'est-
ce pas du mysticisme? Sur cette objection, M. Guizot m'a professé
une magnifique théorie du mysticisme comme principe de foi... et
de conduite. C'est trop de la moitié. »
Quoique très hostile à l'absolutisme, dont il disait « qu'il éprou-
verait toujours en notre temps cette difficulté suprême, dont se
plaignait Fontenelle âgé d'un siècle, la difficulté de vivre," et quoique
républicain de principe, il n'était pas rassuré sur la durée delà répu-
blique nouvelle. Ce qu'il aurait voulu, c'est le gouvernement attribué
à une élite, à une aristocratie dans le sens grec du mot. A chaque
instant, dans ses livres, il montre, à grand renfort de citations
et de faits, tout ce que lui doit la civilisation. C'est elle, répète-t-il,
qui a fait l'éducation du caractère français, au moyen âge; au
xvi^ siècle, elle alla au protestantisme et à la Renaissance ; au
XVII® siècle, elle forma la langue et le goût, et au xviii'', elle adopta
l'esprit de réforme qui aurait accompli la révolution sans ses vio-
lences.
T(jutefois il voyait clairement qu'on ne pouvait demander le
salut ni à cette élite de la nation qui n'était point constituée ni re-
connue, ni à la monarchie dont les partisans se divisaient en trois-
groupes hostiles. Il crut donc devoir défendre la république, comme
tant de conservateurs libéraux, M. Léonce de Lavergne, par
exemple, dont le vote à Versailles décida l'adoption de la consti-
tution répubhcame, et il le fit avec d'autant plus de dévoû-
ment que, dès avant 18Ù8, il en avait été partisan. Voici com-
ment il s'explique à ce sujet : « La sécurité, un produit tout
monarchique, est le premier besoin des peuples, parce que la pré-
voyance est le plus haut attribut des hommes ; mais la monaicliio
bhll REVUE DES DEUX MONDES.
peiit-olle la donner à la France? Tant de chutes qu'elle a faites
depuis 1789 prouvent peut-être quelque chose contre sa valeur,
mais surtout mettent un véritable obstacle à son retour. Chaque
dynastie, en tombant, a laissé ses héritiers, qui sont autant de can-
didats au trône, autant de partis capables, au besoin, de guerre
civile. Comment l'aire une monarchie parmi ces monarchistes, dont
chacun veut la sienne, sans compter les républicains qui n'en veu-
lent d'aucune sorte. »
Cela étant, ce qu'il croyait urgent de chercher, c'est comment
on pouvait constituer un gouvernement qui rendît à la France ce
dont elle avait le plus besoin, la confiance en l'avenir. 11 écrivit à
ce sujet plusieurs études très utiles à relire, surtout en ces jours
d'incertitude que la France traverse actuellement : République ou
ynonurchie^ Ucpublique ronaervatn'ce, Bi' fierions d'un optimiste.
Il les publia en volume, en 1875, sous le litre de Politique actuelle.
Contraste fréquent sous l'ancien régime et encore aujourd'hui
en Angleterre, par ses idées il appartenait au groupe radical
et jusqu'à un certain point socialiste et, d'autre part, par ses habi-
tudes, il ne se plaisait que dans les mondes les plus choisis. Dès
sa jeunesse, républicain de principe, il avait pris part aux combats
de juillet 1830; plus tard, sous Louis-Philippe, il ouvrait sa bourse
et ses salons à tous les « avancés » honnis ou persécutés; en 1848,
il fut nommé membre du gouvernement provisoire; mais il avait
conservé toutes les traditions d'un gentilhomme du xviii*^ siècle (1).
Élégant de manières et de costume, aimant la société, où il était très
recherché, raffiné dans ses goûts, amoureux de tout ce qu'il y a
d'exquis dans la culture parisienne, aristocrate jusqu'au bout des
ongles, un républicain en gants jaunes, comme disaient ses amis, il
avait horreur du règne de la médiocrité et de l'ignorance et de la
grossièreté des foules. Il acceptait le triomphe de la démocratie,
parce que, comme Tocqueville, il la croyait inévitable, mais il ne
l'aimait pas et il en voyait tous les pt'rils. La démocratie, disait-il,
c'est-à-dire le gouvernement du peuple, était chose naturelle chez
les anciens, parce que les hommes libres, une minorité d'élite en-
tretenue par les esclaves, n'avaient guère à s'occuper que de la
chose publique; mais chez nous elle est une chimère ou une absur-
dité; une chimère, si le peuple se laisse guider par César ou parCati-
lina ; une absurdité, si réellement la plus difficile des fonctions, qui
(1) M. Gaston David, de Bordeaux, qui a épousé la seconde fille de Dupont-VVhite.
m'écrit qu'il pn^parc une notice biographique sur son beau-père. Ce qu'il fau-
drait, c'est unu biograiihie complète. <omnie les AntrUii-s en consacrent à leurs écri-
vains, avec nombreux extraits de livres et de correspondances, d'autant plus que
Dupont-Wbite écrivait ses lettres avec soin et non sans recherche, comme on le fai-
sait nu xviii* siècle.
I
DUPONT-WHITE. 5^5
est de gouverner, est exercée par ceux qui en sont le plus inca-
pables. Cette tentative est périlleuse en France plus que partout
ailleurs, parce que la démocratie y est née d'une passion, d'une
colère, et d'une haine plutôt que d'un dévelopi)ement historique.
Désespérait-il de la liberté ou de la France? Nullement. 11 était,
comme le lui disait alors Guizot, parlant de son état d'esprit,
<( un optimiste inquiet. » Il en appelait d'abord aux classes supé-
rieures pour qu'elles eussent l'énergie de se défendre, sans avoir
recours de nouveau à la dictature, dont la chute récente avait eu
pour résultat la défaite et le démembrement du pays. Il demandait
tout d'abord que le suffrage ne fût accordé qu'à ceux qui sont ca-
pables d'en faire usage dans le véritable intérêt du peuple tout
entier. Il voulait ensuite une chambre haute renfermant les hommes
les plus distingués dans toutes les branches, non comme un moyen
de conservation et de réaction, mais comme l'agent du progrès
fondé sur la science et l'expérience. Il recommandait aussi avec
insistance le scrutin d'arrondissement, afin de donner plus d'in-
fluence à la propriété, dont il attendait le salut, et le renouvellement
de la chambre par cinquième, afin d'éviter un changement brusque
qui peut être un saut dans les ténèbres et rien moins qu'une révo-
lution. Cette mesure lui paraissait nécessaire, très spécialement en
France, où « le caractère national est facile aux exaltations et aux
entraînemens, tel enfin qu'il convient d'y modérer le courant mo-
mentané de l'opinion. »
Ce qu'il combattait surtout avec une éloquence pleine d'angoisses,
c'est l'idée de réunir une constituante : « Pourquoi, dit-il, quand
les Français ne demandent qu'à produire et à réparer, les remettre
en quête de théories dont ils sont gorgés? Il faut songer aux plaies
et surtout aux haines du pays. Le convoquer solennellement quand
il saigne et rage de partout; prendre ce moment pour l'interroger
sur la forme de gouvernement, sur les principes sociaux, sur les
gouvernans qui lui plairaient, ce n'est pas le moyen d'apaiser tant
d'irritation ; c'est un dernier incendie qu'il laut lui épargner. » Ces
sages paroles ne sont-elles pas encore de mise aujourd'hui, plus
peut-être que le jour où elles ont été écrites, il y a quinze ans déjà?
Dans la dernière lettre que je reçus de Dupont-White (Plom-
bières, 3 août 1878), il m'annonçait qu'il revenait à son étude fa-
vorite, la psychologie politique. Il venait d'achever un travail
sur le Matérialisme en Angleterre, à propos d'Herbert Spencer;
mais peu de temps après, en décembre 1879, il fut enlevé brus-
quement, en pleine jouissance de ses forces et du corps et de l'esprit.
Ce fut une grande perte pour la science et pour les lettres. Il se
proposait de grouper ses études sur les formes de gouvernement
lOME xcvi. — 1889. 35
5^6 REVUE DES DEUX MONDES.
de la d»*mocratie moderne, en un corps de doctrine scieniitique,
dont il avait si bien indiqué les principaux problèmes et même tracé
l'esquisse. Jamais ouvrage pareil n'a été plus nécessaire que de
nos jours.
Quand Tocquevillc a parle dans le sien des progrès de l'égalité,
il entendait par là l'égalité civile et l'égalité politique, nullement
l'égalité économique. Or, c'est l'égalité des conditions que par-
tout, avec plus ou moins de violence et de netteté, les masses ré-
clament aujourd'hui. Dès l'abord, Dupont-^Vhite avait vu que
là était le péril principal et le grand problème de notre temps.
Il y a, dit-il, une attraction naturelle entre la propriété et la sou-
veraineté. Autrefois les vrais souverains étaient les propriétaires.
Jadis, en théorie, le sol appartenait aux rois. Maintenant on a pro-
clamé souverains un grand nombre d'hommes qui ne possèdent
rien. Comment ces hommes n'useraient-ils pas de cette force qui
est le gouvernement, pour acquérir le premier des biens qui est
la propriété? Le suffrage universel doit donc un jour, semble-t-il,
imposer une forme nouvelle à l'ordre social ?
Sur un autre point encore, les vues de Dupont-White eussent
été les bienvenues. A l'époque où il écrivait ses premiers li\Tes, les
peuples qui aspiraient à vivre libres et à gérer eux-mêmes leurs
affaires avaient devant les yeux un idéal de gouvernement qui de-
vait, espéraient-ils, combler tous leurs vœux : c'était le régime par-
lementaire et représentatif à la façon anglaise. Presque toutes les
nations civihsées l'ont conquis aujourd'hui, et toutes s'en plaignent
à l'envi, même l'Angleterre. Que faire donc? Quelles réformes adop-
ter? Comment organiser les pouvoirs publics, de manière que le
but des gouvernans soit vraiment le bien général et non le
triomphe d'un parti, que les dépenses soient limitées, que la di-
rection des affaires appartienne à la sagesse, à la prévoyance, au
bon sens, non à l'esprit d'intrigue et aux habiletés des coteries ?
Ce que nous apprennent Aristote, Locke, Montesquieu, Tocque-
villc, ne suffit plus en présence d'une situation sans précédons;
même lesouvrages de Sluart Mill,si pleins d'enseignemens, ne peu-
vent plus servir de guide. Pour ne point échouer sur cet océan qui
s'ouvre devant nous, avec ses obscurités et ses tempêtes, il nous
iaudrait, comme l'ont les marins, un livre signalant les courans et
les écueils qui peuvent nous perdre. S'il avait vécu, ce livre, Ou-
pont-VVhite l'eût écrit sans doute, car il y était admirablement
préparé.
Emile de Lavf.leye.
CURIOSITES
HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
SIR JOHN MAUNDEVILIiE.
II'.
LE PHILOSOPHE.
!.
(( Au nom du Dieu glorieux et toul -puissant! Celui qui veut
aller à la ville de Jérusalem peut y arriver par nombre de routes
tant de terre que de mer ; par divers chemins on arrive à une même
fin. » C'est par ces paroles que sir John Maundcville ouvre le récit
de ses voyages. La première phrase répète l'invocation religieuse
qui précède chaque chapitre du Coran, et la seconde est le titre
même d'un des chapitres de Montaigne.
Par divers moyens on arrive à semblable lin, telle est bien l'opi-
nion que Maundeville a déposée dans son livre. Il y enseigne que
les choses les plus éloignées sont encore voisines, que les plus con-
(1) Voyez la Revue du 15 novembre.
5/18 REVUE DES DEUX MONDES.
traires se rejoignent, que les plus ennemies se concilient, et qu'en
un mot toutes choses se ramènent à l'unité. Au premier abord ce-
pendant il semblerait que ce livre prêche surtout le triomphe de la
diversité. Jamais, en elïet, ce Montaigne dont nous venons de rap-
peler le nom n'a énuméré avec plus de complaisance l'infinie variété
des choses humaines que ne le fait Maundeville ; mais les conclu-
sions qu'il tire de cette variété sont exactement à l'opposé de celles
de notre grand sceptique, car, loin de ruiner les fondemens de la
certitude, elles les affermissent au contraire, et loin de conduire au
mépiis de la raison par le spectacle de ses contradictions, elles con-
duisent à l'estimer dans le présent et à espérer en elle dans l'ave-
nir. Toutes ces différences de mœurs, d'institutions, de croyances,
ne sont que les efforts plus ou moins vigoureux, plus ou moins
languissans de l'âme humaine vers la vérité. Partout le but est le
même, et ce que nous appelons diversité n'est pas autre chose
que les degrés inégaux de la force ou de la faiblesse de cet effort
toujours identique.
Avant de nous donner cette haute leçon de philosophie, le ta-
bleau de cette diversité peut nous en donner une plus particulière
et plus modeste, car n'est-il pas bien fait pour nous guérir de toute
folle présomption, de toute sotte estime de nous-mêmes, de toute
naïve crédulité en notre sagesse de petit village et nos perfec-
tions de clocher? Nous nous croyons très volontiers en posses-
sion des plus sages coutumes et des meilleures institutions ; mais
ainsi pensent tous les peuples que moi, Maundeville, j'ai visités
dans ce long espace de trente-quatre ans. Si nous ne sommes pas
en peine de justifier nos opinions, ils ne le sont pas davantage de
justifier les leurs ; il ne s'en trouve pas un seul qui ne sache allé-
guer d'assez bonnes raisons en laveur de ses pires folies. Et il ne
sert de rien de répondre, comme nous le faisons, qu'ils sont dans
l'erreur, puisque c'est précisément ce qu'ils disent de nous. Il
nous faudrait apprendre une bonne fois que nous sommes contenus
dans l'univers et que l'univers n'est pas contenu en nous. N'est-ce
pas la })lus insigne des folies d'imaginer que la sagesse, au lieu
d'être éparse dans le monde, s'est rapetissée au point de se conden-
ser tout entière dans le petit coin de terre que nous nommons
notre pays en ne laissant à tout le reste que le mensonge et l'er-
reur? — Rappelez-vous quelle était la force de l'esprit local au
moyen âge, combien était grand l'attachement du paysan pour sa
paroisse, du chevalier pour son comté, du citoyen pour sa ville,
et jugez des effaremens, des doutes, des hardiesses négatrices, des
tristesses, des rêveries, des crédulités et des chimères que des
livres comme ceux de Marco Polo et de Maundeville engendrèrent
nécessairement chez les âmes encore si naïves du xiv« siècle.
SIR JOHN MAUNDEVILLE. 5/|9
Certes, nous possédons la vérité, mais ils n'ont pas toujours
aussi grand tort que nous le pensons de croire qu'ils la possèdent
aussi. Cette diversité qui est si bien faite pour nous étonner jus-
qu'à l'efïroi est beaucoup plus grande dans les choses de la nature
et de la race, que dans les choses de l'âme et de l'esprit. Oui, il
existe dans la nature des différences inconciliables, des pygmées
et des géans, des hommes qui marchent à quatre pattes et des
hommes qui n'ont qu'un pied, des peuples qui n'ont pas de nez
et des peuples qui ont des têtes de chien, des femmes qui ont la
lèvre supérieure si longue qu'elles s'en servent comme de parasol
pour se garantir du soleil, et des femmes qui ont pour yeux des
pierres précieuses dont l'éclat fascine ceux qui les regardent; mais
il en est autrement dans l'ordre moral où la diversité est souvent
plus apparente que réelle, et plus à la surface qu'au fond. On peut
dire qu'à cet égard les divers peuples sont plutôt séparés par des
cloisons que par des murailles, et les cloisons sont quelquefois si
minces que les voix peuvent s'entendre des deux côtés aussi dis-
tinctement que possible.
Maundeville appuie ses opinions sur une sorte de système cos-
mographique où il se montre en avance de Colomb et de Copernic.
La terre est ronde, c'est un globe entouré d'eau. Embarquez- vous
sur un point quelconque de ce globe, naviguez aussi longtemps
que vous voudrez, et il y aura toujours un moment où vous re-
viendrez à votre point de départ. « C'est ce qui arriva, lorsque
j'étais jeune, à un digne homme qui partit de notre pays pour dé-
couvrir le monde. Il alla dans l'Inde, et dans les îles au-delà de
l'Inde, qui sont au nombre de plus de 5,000, et il voyagea si long-
temps par terre et par mer, qu'à la fin il arriva dans une île où il
entendit les gens parler son propre langage, et crier aux bœufs à
la charrue les mêmes mots qu'on leur criait dans son pays. Ce lui
fut un grand étonnement, et il ne comprit pas comment cela se
pouvait faire. Il s'en retourna donc, et perdit en ce faisant beau-
coup de temps, comme il le confessa plus tard, car il arriva
qu'étant allé en Norvège, une tempête le rejeta dans une île, et il re-
connut que c'était celle où il avait entendu parler son propre langage,
et crier ainsi aux bœufs à la charrue. » Il en est de même dans le
monde moral. Allez aussi loin que vous voudrez dans le domaine
des idées et des croyances, écartez-vous autant que vous le voudrez
de votre point de départ, et il y aura toujours un moment où vous
y serez ramenés, et vous entendrez nommer Dieu et le diable
comme dans votre pays.
Non-seulement toutes les doctrines finissent par aboutir à un
même point, mais elles ont toutes une certaine ressemblance
entre elles, ressemblance d'abord vague, incertaine, confuse, mais
550 REVUE DES DEUX MONDES.
qui va s'accontuant à mesure qu'on les regarde davanlage et
qu'on en considère un plus grand nombre, ce qui conduit à ad-
mettre que, par nature, les hommes sont enclins à penser tous la
même chose. Cela ne serait pas déjà fort extraordinaire, puisqu'ils
sont tous soumis aux mêmes conditions générales, et qu'ils ont
tous alternalivcment le jour et la nuit; mais il y a une raison plus
forte pour qu'il en soit ainsi. C'était ime opinion généralement ac-
créditoe au moyen âge que Jérusalem était le centre du monde.
Mauudeville adopte cette opinion et en déduit des conséquonces
remarquables. « Celui qui veut publier une chose et la faire ouver-
tement connaître la fera crier et proclamer dans la place qui est
au milieu d'une ville, afin que la chose ainsi proclamée et annon-
cée puisse atteindre à tous les quartiers de cette ville également ;
c'est ainsi que celui qui était le créateur du monde voulut soulfrir
pour nous à Jéiusaîem, à cette fin que sa passion et sa mort qui y
furent proclamées pussent être connues également de toutes les
régions de l'univers. » Cette lumière centrale doit donc rayonner,
et rayonne en effet, jusque dans les pays qui en sont le plus éloi-
gnés ; de là, les parts inégales de vérité et d'erreur que nous ren-
controns chez les divers peuples. Chez ceux qui sont proches de ce
centre de lumière, la part de vérité a été si forte qu'elle embrasse
presque la révélation tout entière. Chez ceux moins favorisés qui
ne sont atteints que faiblement de ces rayons, cette part a été moins
grande, d'antres n'ont eu que des reflets, ou des clartés de cré-
puscule, ou des lueurs d'aube à peine perceptibles dans la nuit. Il
s'ensuit que ce que nous nommons erreuis dans les diverses
croyances ne le sont pas absolument, mais relativement ; ce sont
des erreurs en quelque sorte de degré et de distance, équivalant à
des vérités obscurcies et tronquées.
II.
Mettons à l'essai cette opinion par l'examen des diverses doc-
trines religieuses, et commençons par celles des sectes chi'étiennes
qui ne s'accordent pas avec nous sur les choses de notre foi com-
mune. Voici d'abord les Grecs. Ils ne reconnaissent pas le pape ni
l'égli-se romaine, et l'empereur de Constantinople est à la fois sou-
verain temporel et spirituel de ses sujets. Us croient que le Saint-
Esprit procède du Père et non du Fils. Ils rejettent le purgatoire,
et croient que les âmes n'auront ni peines ni récompenses jus-
qu'au jour du jugement. Us n'administrent pas le baptême et
l'extrême -onction exactement comme nous. Us pensent qu'on
ne doit se marier qu'une fois, ne jeûnent pas de la même manière
que nous et aux mêmes jours, et estiment que nous commettons
SIR JOHX MAUNDEVILLE. 551
péché en ne portant pas la barbe. En Orient, parmi les Sarrasins,
habitent de nombreuses communautés chrétiennes, séparées les
unes des autres par des diflérences si minimes qu'il ne vaut
presque pas la peine d'en parler. Tous admettent le baptême, et
croient au Père, au Fils et au Saint-Esprit. 11 y en a qui s'appellent
Jacobites parce qu'ils disent que c'est de l'apôtre saint Jacques
même que leurs pères ont reçu la doctrine chrétienne. Ceux-là
n'admettent pas la confession, prétendant que c'est à Dieu seul, et
non h. un homme, qu'il faut se confesser ; quand ils veulent le faire,
ils jettent de l'encens sur le feu, et se confessent à Dieu au milieu
de cette fumée. Les Syriens pensent sur la confession comme les
Jacobites, comme les Grecs pour tout le reste, et portent la barbe.
Les Géorgiens qui disent avoir été convertis par saint George por-
tent tous la tonsure, les clercs en rond, les laïques en carré; puis
d'autres encore qu'on appelle Nestoriens, Ariens, Nubiens, et tous
ont la plupart de nos acticles de foi. A Jérusalem, il y a des prêtres
des régions de l'Inde qui opèrent le sacrement de l'autel en récitant
le Paler îSûster^ c'est-à-due, selon la manière la plus ancienne,
parce qu'ils ne connaissent pas les additions que les papes ont
faites depuis à cette consécration, mais ils chantent avec beau-
coup de dévotion. Il y a enfin le fameux prêtre Jean ; il n'a pas tous
les articles de notre foi, mais seulement les principaux ; en revanche,
si grande est sa vénération pour Notre-Seigneur, que lorsqu'il sort en
temps de paix, il est toujours précédé d'une croix de bois, en mé-
moire de la Passion. Voilà bien des sectes, mais elles sont plus
nombreuses que dissemblables, et si elles sont séparées de nous
sur bien des points, ce n'est jamais sur rien d'absolument essentiel.
Maundeville aurait pu au moins les appeler hérétiques et schisma-
tiques, puisqu'on effet ces sectaires sont tels pour l'église catho-
lique ; il est remarquable qu'il ne l'a pas fait une seule fois, et je
n'ai pas souvenir qu'aucun de ces deux mots soit prononcé dans
son livre. Si cette abstention n'est pas calculée, il faut avouer
qu'elle est singuUère.
Lorsqu'il veut désigner quelque peuplade ou quelque secte qui
est chrétienne aussi peu que ce soit, Maundeville emploie invaria-
blement la même formule. Ils croient au Père, au Fils et au Saint-
Esprit, dit-il, sans mention d'autre dogme. C'est qu'il a vécu trop
longtemps en Orient pour n'avoir pas appris que le dogme de la
Trinité est le Shibholelh auquel se reconnaît le chrétien, celui qui
le sépare nettement des autres croyances, et l'empêche de se con-
fondre avec les juifs et les musulmans. A l'égard de ces derniers,
ses opinions sont absolument éclairées et libérales, et je ne sais où
certains annotateurs ont pu voir tant d'erreurs et de préjugés dans
ce qu'il dit de la doctrine et des crovans de l'Islam. A. la vérité, ce
552 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il raconte de Mahomet n'est qu'un tissu de fables recueillies
dans ses conversations avec les musulmans, mais il n'en est pas
de même pour ce qu'il dit du Coran, qu'il prétend avoir lu, et dont
il montre, en efiet, une connaissance suffisante pour qu'on l'en croie
sur parole (1). Ce n'est pas trop s'avancer que de dire que sur l'isla-
misme Maundeville pense exactement comme son grand contempo-
rain Hoccacc. Se rappeler le conte des trois anneaux. Il y avait dans
une famille un anneau d'un tel prix qu'il ne pouvait, étant unique,
être compris dans les partages des héritiers et passait toujours du
père à l'ahu'; mais il arriva qu'à une certaine génération le père
eut trois (ils qu'il aimait également, et ne pouvant se résoudre à
laisser à aucun le précieux anneau, il en fit faire, pour tourner la
difficulté, deux autres tout semblables. Ces trois anneaux, dit le
personnage narrateur du conte, sont le judaïsme, le christianisme
et le mahométisme, qui ont entre eux une ressemblance si étroite
qu'on ne saurait dire lequel des trois peuples qui professent les
trois relif,âons est le véritable héritier de Dieu. De même Maun-
deville marque avec précision les dogmes communs aux deux
religions, dogmes qui rapprochent tellement l'islamisme du chris-
tianisme qu'il considère les musulmans comme aisément conver-
tissables. « Ce livre (le Coran) dit que Jésus fut envoyé par le
Dieu tout-puissant pour être un miroir et un exemple à tous les
hommes. Il dit aussi du jour du jugement que Dieu viendra pour
juger toute l'humanité, qu'il placera les bons à son côté et leur
donnera le bonheur éternel et qu'il condamnera les méchans aux
peines de l'enfer... Ils reconnaissent que les œuvres du Christ sont
(1) 11 connaît le Coran non-seulement dans ses dogmes essentiels, mais dans sa par-
tic légendaire. Il n'est pas une seule des traditions de ce livre concernant Jésus qu'il
ait omises dans le résumé qu'il en a fait. Or ces traditions, toutes respectueuses qu'elles
soient pour les personnes saintes .du christianisme, n'en sont pas moins fort cho-
quantes pour les croyans sincères et pieux, et Maundeville les raconte avec une com-
plaisance et une indulgence singulières. Il sait que la personne réelle de Jésus n'a pas
souffert sur la croix et que les juifs n'ont crucifié qu'un fantôme. Il sait que, lorsque
Mario eut enfanté sous un palmier, elle eut grand'honte, se lamentait et souhaitait
d'être morte; mais que l'enfant qui venait de naître se prit soudain à parler et la con-
sola en lui disant : « Mère, n'aie pas de crainte, car Dieu a caché en toi ses secrets
pour le salut du monde.» Sur ce sujet de l'incarnation, il sait encore quelque chose do
plus particulier qui n'est pas dans le Coran, c'est que, lorsque Marie vit l'ange Gabriel
pour la première fois, clic eut très grand'peur : « Car il y avait alors dans la contrée
un enchanteur nommé Teknia, qui, par ses enchantemens, pouvait prendre la ressem-
blance d'un ange, ol qui, sous ce déguisement, dormait souvent avec les vierges. C'est
pourquoi elle conjura l'ange de lui dire s'il était ou non Teknia, et l'ange la rassura
et lui dit qu'elle ne devait avoir aucune crainte de lui. » Maundeville a si réellement
lu le Coran qu'on citant cette dernière tradition il fait remarquer qu'elle ne s'y trouve
pas. En ajoutant cette légende à celle qui nous montre Jésus parlant aussitôt après
sa naissance, on aura au complet l'histoire de la conception et de la naissance de Mer-
lin l'enchanteur.
SIR JOH\ MAUNDEVILLE. 553
bonnes, que ses paroles, que ses actes, sa doctrine, contenus dans
les Évangiles sont véridiques, et que ses miracles aussi sont véri-
diques, que la Sainte-Vierge Marie fut vierge avant et après la nais-
sance de Jésus, et que tous ceux qui croient parlaitement en Dieu
seront sauvés... Si on leur demande quelle est leur croyance, ils ré-
pondent : Nous croyons en Dieu créateur du ciel et de la terre, et
de toutes les autres choses qu'il a faites, et sans lui rien n'a été
fait. Nous croyons au jour du jugement, et que chacun sera récom-
pensé selon ses mérites. Nous tenons pour vrai tout ce que Dieu
a dit par la bouche de ses prophètes... Et lorsqu'on leur parle du
Père, du Fils et du Saint-Esprit, ils disent que ce sont trois per-
sonnes, mais non un Dieu, car leur Alcoran ne parle pas de la Tri-
nité. Mais ils disent que Dieu parle, et qu'ils savent bien qu'il est
esprit, car sans cela il ne serait pas vivant... Et ils disent que qui-
conque ne connaît pas la parole de Dieu ne connaîtra pas Diea...
Ils ont donc nombre d'articles importans de notre foi, quoiqu'ils
n'aient pas en perfection la loi et la foi comme nous chrétiens l'avons,
et c'est pourquoi ils sont aisément convertis, spécialement ceux qui
comprennent les Ecritures et les prophéties. » Songez que l'homme
qui parle ainsi a fait le voyage de terre-sainte avec le regret que
Jérusalem soit aux mains des infidèles, et dites s'il est possible de
juger ses adversaires avec plus de tolérance, d'équité et de loyale
intelligence.
Maundeville ne se contente pas de rendre justice aux musulmans,
il a pour eux de l'estime et presque de la tendresse. Il les aime
pour le respect pieux avec lequel ces ennemis de notre loi religieuse
en honorent les souvenirs et en protègent les monumens, respect
qui est vraiment à honte à plus d'un chrétien. « Les Sarrasins mon-
trent beaucoup de respect pour le temple, et disent que le lieu
est vraiment saint. Et lorsqu'ils y entrent, ce n'est que pieds nus,
et ils s'agenouillent une infinité de fois. Et lorsque mes compa-
gnons et moi nous vîmes cela, nous enlevâmes nos souliers et nous
entrâmes pieds nus, jugeant que nous ne pouvions montrer moins
de respect et de piété, et avec une moindre componction de cœur
que n'en montrait un quelconque de ces mécréans. » Le saint sé-
pulcre n'existerait plus, grâce au zèle trop irrévérencieux dans son
emportement des pèlerins chrétiens, si le sultan n'y avait mis bon
ordre. « 11 n'y a pas encore bien longtemps que le sépulcre était
tout grand ouvert, en sorte que tous pouvaient le voir et le toucher.
Mais comme les pèlerins qui le visitaient l'endommageaient à l'envi
pour en emporter des petits fragmens ou de la poudre, le sultan a
lait élever un mur tout autour afin que personne ne puisse le tou-
cher. » Mais il admire encore davantage les musulmans pour la
conformité qu'ils établissent entre leur vie et leur loi religieuse,
55i REVUE DES D>;UX MONDES.
pour kl stricte observance des praticjiies que cette loi leur impose,
et il remarque avec une éloquente amertume que les chrétiens sont
bien loin de cette rigide obéif^sance. Ici un autre conte de Boccace
se présente au souvenu'. C'est l'histoire dun marchand juif qu'un
de ses compères chrétiens sollicitait si fréquemment de se conAertir
qu'à la fin il y consentit, mais voulut faire auparavant le voyage de
Rome pour mieux juger de la sainteté de notre religion. Il exécuta
son projet, et il vit, à sa grande surprise, qu'aucun chrétien, ni
petit, ni grand, ni ec<ilésiastique, ni 'aïque, ne vivait conformément à
sa foi, mais au contraire se rendait coupable de tous les péchés qu'elle
défendiut. La conclusion, paradoxale en apparence, qu'il tira de ce
spectacle, c'est qu'il fallait vraiment que cette religion lût divine
non-seulement pour continuer à "vivre, mais pour faire toujours de
nouveaux prosélytes, alors que ses sectateurs faisaient tout pour la
discréditer et la détruire. Eh bien, une leçon fort analogue fut don-
née à Maundeville par le sultan lui-même, dans une conversation
particulière qu'il prétend avoir eue avec lui. Le passage est vraiment
ti'op cmieux poui- n'être pas mis tout entier sous les yeux de nos
lecteurs :
Les Sarrasins disent que les juifs sont maudits parce qu'ils ont souillé
la loi que Dieu leur envoya par Moïse. Et les chrétiens sont maudits
aussi, disent-ils, parce qu'ils ne gardent pas les commandemens et les
préceptes de l'Évangile que Jésus-Christ leur a donnés. A ce sujet, je
vous rapporterai ce que le sultan me dit un jour dans sa chambre. Il
congédia tous les assistans, seigneurs et autres, parce qu'd voulait me
parler en particulier. El alors il me demanda comment les chrétiens
se gouvernaient dans notre pays. Je répondis: Très bien, grâce à Dieu.
Et il me dit : Non, vraiment, car vous, chrétiens, n'avez aucun souci
de la manière infidèle dont vous servez Dieu. Vous devriez donner
Texemple au bas peuple pour bien faire et vous lui donnez l'exemple
de mal faire. Les gens du peuple, les jours de fête, lorsqu'ils devraient
être à l'église pour ser\"ir Dieu, vont aux cabarets, et là se hvrent à la
gloutonnerie tout le jour et toute la nuit, mangent et boivent comme
des bêtes qui n'ont pas de raison, et ne savent jamais quand ils en
ont assez. Et les chrétiens s'encouragent aussi les uns les autres par
tous les moyens qu'ils peuvent à se battre et à tromper. Et ils sont si
orgueilleux qu'ils ne savent jamais comment s'habiller, tantôt l'ha-
bit est court, tantôt il est long, tantôt il est serré, tantôt il est large,
tantôt il s'accompagne de l'épée, tantôt de la dague, bref, toute sorte
de déguisemens. Ils devraient être simples, doux, véridiques, pleins
de bonnes œuvres comme l'était ce Jésus en qui ils croient, mais ils
sont tout le contraire, toujours enclins au mal et à faire le mal. Et ils
sont si cupides que pour un peu d'argent ils vendent leurs filles, leurs
SIR JOHN MAUXDKVILLE. 555
sœurs et leurs propres femmes pour les œuvres de la paillardise. Ce-
lui-ci séduit la femme de celui-là, et aucun n'a foi dans un autre; mais
ils violent perpétuellement la loi que Jésus-Christ leur a donnée pour
leur salut. Aussi ont-ils perdu par leurs péchés cette terre que nous oc-
cupons. Pour leurs péchés Dieu les a remis entre nos mains ; ce n'est
pas seulement par notre puissance que cela s'est fait, mais par leurs
péchés. Car nous savons en toute vérité que, lorsque vous servirez Dieu,
Dieu vous servira, et que, lors .u'il sera avec vous, personne ne sera
contre vous. Et nous savons parfaitement par nos prophéties, que les
chrétiens arracheront encore cette terre de nos mains lorsqu'ils serviront
Dieu plus dévotement. Mais aussi longtemps qu'ils mèneront, comme
maintenant, des vies impures et souillées, nous n'aurons aucune crainte
d'eux, car Dieu ne les aidera pas. Alors je lui demandai comment il
connaissait l'état des chrétiens. Il me répondit qu'il le connaissait par
ses messagers qu'il envoyait dans tous les pays déguisés en marchands
de pierres précieuses, d'étoffes d'or, et autres choses pour s'enquérir
des mœurs de chaque peuple parmi les chrétiens. Alors il rappela tous
les seigneurs qu'il avait fait sortir de sa chambre, et il m'en présenta
quatre de très considérables qui me parlèrent de mon pays et de beau-
coup d'autres contrées chrétiennes, comme s'ils avaient été de ces
mêmes pays ; et ils parlaient français en toute perfection, et le sultan
aussi, ce qui me fut grande merveille. Hélas! c'est un grand scandale
pour notre foi et pour notre loi lorsque des gens qui ne les ont pas nous
reprochent nos péchés. Et ces gens qui devraient être convertis au Christ
et à sa loi par nos bons exemples et par notre vie, qui devrait être ac-
ceptable aux yeux de Dieu, sont au contraire encore plus éloignés de
nous par notre perversité et notre mauvaise vie, et ce sont eux,
étrangers à notre sainte et vraie croyance, qui nous accusent d'être
des hommes de mauvaises mœurs et des maudits. Et ils disent positi-
vement vrai, car les Sarrasins sont pieux et fidèles, et gardent entière-
ment les commandemens de leur saint livre Alcoran, que Dieu leur envoya
par son messager Mahomet, auquel, disent-ils, l'ange saii}t Gabriel révéla
souvent la volonlé de Dieu.
Les dernières lignes soulignées laissent assez clairement, ce
nous semble, transparaître la vraie pensée de l'auteur. Jl serait
peut être téméraire d'affirmer que Maundeville tenait l'islaiiiisme
pour une véritable révélation, toujours est-il qu'il s'exprime comme
si c'était bien là son opinion.
Tant que les religions ont des rapports aussi directs et aussi
étroits que le christianisme et l'islamisme, la thèse de Maundeville
se prouve avec une telle évidence et une telle simplicité qu'elle
pourrait passer pour un truisme, n'était la liberté d'esprit qu'il a
îallu cependant à un homme du xiv** siècle pour reconnaître carre-
556 REVUE DES DEUX MONDES.
ment des frères en croyances dans ces musulmans si longtemps
combattus, frères bâtards sans doute, mais tout aussi rapprochés
de nous qu'Ismaël le lutd'Isaac. Ces ressemblances vont sans doute
cesser avec les religions païennes qui ofiriront à notre auteur plus
de résistance. Eh bien, pas du tout ; c'est là au contraire qu'il en
découvre on plus grand nombre, ce qui d'ailleurs n'est pas pour
surprendre outre mesure quand on songe que ces paganismes sont
ies diverses formes du brahmanisme et du bouddhisme qu'il a pu
observer dans l'Inde, à Geylan, à Java, en Birmanie, en Chine, et
autres lieux qu'il prétend avoir visités. Quelque bizarres ou ré-
voltans que soient les spectacles qui lui sont présentés, il ne s'abuse
pas un seul instant; mais avec une perspicacité naïve vraiment
singulière, il va droit au sens caché sous toutes ces monstruosités
extérieures, et il décou\Te qu'il peut les expliquer par telles et
telles choses que son éducation chrétienne lui a fait connaître de-
puis longtemps. Les païens, croyez-vous, adorent des dieux de
métal et de bois ; mais non, il adorent les puissances, les énergies
créatrices, les principes de vie et d'action morale dont ces statues
sont les représentations. Ces représentations, Maundeville, avec
beaucoup d'ingéniosité, les divise en deux classes, les simulacres
et les idoles. Les simulacres sont de simples effigies de personnes
qui ont laissé une grande réputation de noblesse ou de sainteté,
comme étaient les effigies d'Hercule et autres héros dans l'anti-
quité, comme sont chez nous les statues de nos saints, ou bien en-
core des effigies de choses bienfaisantes par excellence, comme le
soleil, la lune, le feu, etc. Si nous adorons nos saints, ce n'est pas
parce que nous les regardons comme des dieux, mais parce que,
leurs actions ayant été de celles qui sont les plus agréables à
Dieu, nous supposons qu'ils sont en rapport plus direct avec lui et
plus capables d'intercéder pour nous. Tel est à peu près le rai-
sonnement que Maundeville prête à ses adorateurs de simulacres,
et qu'il étend, avec beaucoup de logique, des représentations de
personnes à celles de choses matérielles. « Ils disent qu'ils savent
fort bien que ce ne sont pas des dieux, car ils savent qu'il n'y a
qu'un Dieu qui est.dans le ciel, mais ils savent aussi que ces hommes
n'auraient pas pu faire les merveilles qu'ils ont faites sans un don
spécial de Dieu, et c'est pourquoi ils disent qu'ils étaient en bon
rapport avec Dieu, et ils les adorent en conséquence. C'est aussi
ce qu'ils disent du soleil qui change les saisons, donne la chaleur,
et nourrit toutes choses ; ils savent bien que, s'il est de si grand
profit, c'est que Dieu l'a aimé plus que toute autre chose, et
puisque Dieu lui a donné une si grande vertu sur le monde, il est
juste, disent-ils, qu'on l'adore. C'est ce qu'ils disent également des
autres planètes, et du feu, qui est si profitable. » Les idoles, au
SIR JOHN MAUNDEVILLE. 557
contraire des simulacres, sont des images formées par les imagi-
nations déréglées des hommes, images dont les semblables ne se
trouvent pas dans la nature, comme une statue ayant quatre têtes,
une de cheval, une de bœuf, etc. Eh bien, ces adorateurs d'idoles
ne raisonnent pas moins bien que les adorateurs de simulacres.
Ce n'est pas qu'ils croient qu'il y a en réahté de telles monstrueuses
divinités; mais c'est qu'ayant fait effort pour se représenter les
quahtés divines, ils ont été obligés d'emprunter les figures qui
pouvaient le mieux atteindre leur but^ le bœuf, l'éléphant, le ser-
pent, etc. Ce sont des symboles concrets de l'invisible, des signes
des choses spirituelles pour les yeux de la chair. Nos modernes
docteurs en symbolisme ont-ils dit mieux et plus que cela?
Ce sont de fausses religions. Oh! oui, sans doute, bien fausses; si
par hasard, cependant, elles avaient la vertu d'opérer les mêmes
miracles que la seule vraie, ou des miracles analogues? Eh bien,
cette vertu, elles la possèdent, plus probablement, il est vrai, par
la puissance du diable que par celle de Dieu, quoiqu'il fallût encore
se garder d'être souvent trop affirmatif à l'égard de l'une ou de
l'autre influence; mais, quelle que soit celle de ces deux influences
que l'on choisisse, ce qui est certain, c'est qu'une action surnatu-
relle est là, infernale ou divine, et que par conséquent il est com-
préhensible que ces idolâtries révèlent une part de vérité et produi-
sent quelques-uns des effets de la vraie religion. De même que les
musulmans mettent entre leur foi et leur loi rehgieuse un accord
que les chrétiens n'y mettent pas, ces idolâtres portent à leurs
dieux un dévoûment qui est inconnu aux adeptes de la vraie foi.
Nos martyrs que nous adorons par-dessus tous nos autres saints ne
l'ont jamais été volontairement; mais à ces païens toute occasion
est bonne pour s'infliger un martyre volontaire, un pèlerinage, une
procession, la dédicace d'un temple, car toutes ces cérémonies
et coutumes se rencontrent dans leurs cultes. Il y a dans le Malabar
une certaine idole qui est l'objet d'un pèlerinage perpétuel, absolu-
ment comme les chrétiens vont à Saint-Jacques de Gompostelle et
autres sanctuaires vénérés. Les uns y vont en s'imposant de tenir
les yeux toujours baissés contre terre, les autres en s'agenouillant
de trois pas en trois pas, quelle que soit la longueur de leur voyage ;
d'autres en se portant s»ur les membres de violens coups de poi-
gnard. Après les pèlerinages, les processions. A certains grands jours
on sort l'idole richement vêtue et on la promène sur un char précédé
de toutes les vierges du pays et suivi du cortège des pèlerins, et
nombre d'entre eux se jettent sous les roues du char qui les broie
elles mutile; enfin, lorscfuo l'idole est rentrée en place, son retour
est salué par une foule de morts volontaires. « Ils pensent que
plus de peines et de tribulations ils soudrent pour l'amour de leur
568 REVUK DES DEUX MONDES.
Dieu, et plus de joie ils auront dans l'autro monde. En nn mot, ils
soufTrcnt tant de peines et de si durs martyres pour l'amour de leur
idole, qu'un chrétien n'oserait pas prendre, je le crois bien, la
dixième partie de ces souffrances pour l'amour de Notre-Seigneur
Jésus-Christ. » Les hommes qui se tuent ainsi sont réputés saints.
« Et comme on tiendrait chez nous à grand honneur d'avoir un
saint dans sa famille, ainsi pensent-ils aussi ; et comme chez nous on
écrit dévotement les vies et les miracles des saints personnages
et on sollicite leur canonisation, ainsi font-ils pour ceux qui se sont
tués volontairement pour l'amour de leur idole. Ils disent que ce
sont de glorieux martyj-s et des saints ; ils les placent dans leurs
écrits et leurs litanies, et se vantent, en se disputant entre eux,
k propos de ces parens bienheureux, disant : j'ai plus de saints
dans ma famille que toi dans la tienne. » Maundeville donne la for-
mule d'une des prières par lesquelles les assistans accompagneni
ces pieux suicides, et soit hasard, soit intention de la part du
voyageur, il se trouve que cette prière a les formes, le tour, l'accent
des prières chrétiennes. « Grand Dieu, contemple ce que ton véri-
dique serviteur a fait pour toi; il a quitté sa femme, ses enfans,
ses richesses, tous les biens de ce monde, et sa propre vie pour
l'amour de toi, et pour t'offrir en sacrifice sa chair et son sang.
Par conséquent, saint Dieu, place-le parmi les plus bien-aimés
dans ton bienheureux pai'adis, car il l'a justement mérité. » Le
culte des reliques ne leur est pas non plus inconnu. « Ensuite ils
font un gr-and feu et brûlent le corps, et alors chacun de ses pa-
rens et amis prend une certaine quantité de cendres et les con-
serve en guise de reliques, disant que c'est une sainte chose, et
ils ne craignent aucun péiil tant qu'ils ont sur eux ces cendres. »
Les rapprochemens que Maundeville établit ainsi en tapinois entre
les rites, coutumes et pratiques des cultes idolàtriques et ceux du
christianisme sont en nombre vraiment considérable, en voici un
dernier exemple. « Et comme nous disons nos Pater Nosfer et nos
Ave Maria en comptant les grains du chapelet, dit-il en parlant
d'un certain roi idolâtre, ainsi ce roi récite-t-il dévotement chaque
jour trois cents prières à son Dieu avant de manger. » iNotez que
cette dévotion, idolâtrique ou non, est évidemment de bon aloi,
puisfiue le roi qui la ])ratiquc est tellement droit et équitable dans
ses jugemens que ses sujets n'ont rien à craindi-e pour leurs biens,
car personne n'oserait commettre un vol. La dévotion au plus vrai
des cultes serait-elle plus fertile en bons eflets?
(jC sont erreurs d'un zélé fanatique; mais n'avons-nous pas
aussi les nôtres? devait inlailliblement se dire le bon lecteur du
XIV" siècle, en pensant à tout ce qu'il avait lu, entendu raconter,
ou vu de ses yeux. Maundeville se garde bien d'émettre ce doute,
SIR JOIIX MAUNDEVILLE. 659
seulement il s'arrange toujours de manière à le suggérer. ïl se
gène moins avec les simples superstitions, et il dit, à cet égard,
nettement leur lait à ses compatriotes et coreligionnaires. Les ido-
lâtres de certaines régions ont, rapporte-t-il, une coutume singu-
lière ; la première bête qu'ils rencontrent le matin, ils en font l'objet
de leur culte de la journée. Parmi ces bêtes, il y en a qui sont
d'heureuse rencontre, et d'autres de malheureuse ; ils disent qu'ils
ont été amenés à reconnaître ce fait par une expérience longtemps
répétée, et qu'il est pieux d'honorer les bêtes qui sont d'heureuse
rencontre, car cette rencontre n'a pu avoir lieu sans une grâce de
Dieu. « Mais il ne se manque pas de chrétiens qui disent qu'il est bon
de rencontrer certaines bêtes le matin, et mauvais d'en rencontrer
d'autres, qu'ils ont fait souvent l'expérience qu'il est malheureux
de rencontrer le hèvre, le porc et autres; que lorsque Tépervier
et autres oiseaux carnivores se saisissent de leur proie devant des
hommes armés, c'est bon signe, et mauvais signe, au contraire,
lorsqu'ils la laissent fuir, également qu'il est malheureux de ren-
contrer des corbeaux. Or puisque les chrétiens qui sont instruits
chaque jour dans la sainte doctrine croient à de telles choses, est-il
bien étonnant que des païens qui n'ont pas de bonne doctrine,
mais qui se dirigent d'après leur natm'e, y croient d'autant plus
largement que leur simplicité est plus grande? »
Les sous-entendus de Maundeville vont parfois très loin. Ces
ressemblances ne s'arrêtent pas aux rites, cérémonies ou pra-
tiques dévotieuses ; elles apparaissent souvent entre les dogmes
de ces idolâtries et ceux de notre sainte religion. Que votre pensée
s'arrête un instant sur le curieux, amusant et édifiant tableau que
voici :
De cette ville (Kin-sai, dans la Chine méridionale), on va par eau
jusqu'à une abbaye de moines qui sont des hommes profondément
religieux selon leur foi et leur loi. Dans cette abbaye il y a un grand
et beau jardin oîi croissent nombre d'arbres porteurs de diverses
sortes de fruits, et dans ce jardin il y a une petite colline pleine d'ar-
bres plaisans à voir. Sur cette colline et dans ce jardin il y a divers
animaux tels que singes, babouins et autres en grand nombre, et
chaque jour, lorsque les moines ont mangé, l'aumônier porte les restes
du repas dans le jardin et frappe à la porte avec une clé d'argent qu'il
tient à la main. Immédiatement toutes les bêtes de la colline et des
diverses parties du jardin sortent, au nombre de trois ou quatre mille,
et elles viennent à la manière des pauvres gens, et des serviteurs leur
donnent les restes dans de beaux vases d'argent doré. Lorsqu'elles ont
mangé, le moine frappe de nouveau sur la porte du jardin avec la clé,
et toutes les bêtes retournent là d'où elles étaient venues. Ils disent que
560 REVUE DES DEUX MONDES.
les bêtes qui sont belles sont des âmes d'hommes vertueux, et que les
bêtes qui sont laides sont les âmes de pauvres gens, et c'est pourquoi
ils leur donnent à manger pour l'amour de Dieu. C'est ce qu'ils croient,
et personne ne peut les tirer de cette opinion. Ils prennent ces bêtes
lorsqu'elles sont petites, et les nourrissent ainsi d'aumônes, en aussi
grand nombre qu'ils peuvent en prendre. Je leur demandai s'il n'au-
rait pas mieux valu donner ces secours aux pauvres qu'aux bêtes. Ils
me répondirent qu'ils n'avaient pas de pauvres parmi eux dans ce
])ays, et que, quand bien même il y en aurait, ce serait une plus
grande charité de donner à ces âmes qui font ici-bas leur pénitence.
Il est impossible, en lisant ce passage, de ne pas penser aux
âmes du Purgatoire. Certes, si on ne regarde qu'à l'enveloppe,
nous sommes loin de la pureté, de la noblesse et de l'idéalité du
dogme chrétien ; mais sous ces formes grotesques, caricaturales,
ridicules, transperce la même idée d'expiation temporaire et de
pénitence purificatrice.
La vérité est si naturelle aux hommes qu'on peut dire qu'ils l'ont
en eux de naissance et par le seul fait qu'ils ont une âme. La révé-
lation est en eux, cachée, obscure, latente, mais agissant sourde-
ment, sans participation de leur volonté, pour éclater dans toute
sa lumière et les tirer hors des ténèbres. Selon qu'ils ont compris
plus ou moins complètement, plus ou moins purement cette révé-
lation naturelle, les peuples sont plus ou moins libres, plus ou
moins heureux, plus ou moins puissans. Voyez plutôt les Tartares.
Ils ont des idoles, cela est vrai, mais ces idoles se rapportent à un
culte qui n'est chez eux que secondaire, le culte du dieu de la na-
ture, lequel est subordonné au Dieu un, éternel, pur esprit qui a
créé toutes choses. C'est dans cette croyance au Dieu unique que
consiste leur véritable religion, et c'est dans cette religion, toute
de l'esprit, qu'il laut chercher le fondement de leur puissance. Le
grand khan du Cathay ne reconnaît pas d'autre base à son pouvoir
que la volonté de Dieu même, et c'est de Dieu même qu'il la tient
vraiment, si les récits que l'on fait sont véridiques. Un ange appa-
rut en effet à Gengis-Khan, et lui dit que c'était l'ordre de Dieu
qu'il unît les tribus éparses des Tartares et qu'il les poussât à la
conquête du monde. Il est remarquable que Maundeville, qui ad-
met volontiers l'action des démons pour expliquer en partie les
cultes idolàtriques, ne fait aucune réserve de ce genre pour les
cultes théistes des musulmans et des Tartares, et qu'il raconte les
visites de l'ange à Gengis-Khan et de Gabriel à Mahomet sans
mettre en doute l'identité de ces célestes personnages, ou les sup-
poser des démons déguisés. Pourquoi auraient-ils été de faux
anges, puisque les messages qu'ils portaient impliquaient une
SIR JOHN MAUNDEVIIXE. 561
croyance que les démons combattent partout et toujours? Gengis-
Khan accomplit les volontés divines, et s'en trouva bien. Aussi,
lorsqu'il eut réuni tous les Tartares en un même corps de nation,
son premier soin fut-il de promulguer un code dont le statut ini-
tial leur prescrivait « de croire et d'obéir au Dieu immortel qui est
tout-puissant et les délivrerait de l'esclavage, et d'invoquer son
secours dans tous les momens de nécessité. » Puisque son pouvoir
avait eu pour point de départ l'ordre même de Dieu, il voulut
qu'il fût fait à son image, et puisqu'il n'y a qu'un Dieu dans le ciel,
il voulut qu'il n'y eût qu'un roi sur la terre. C'est ce que disent en
termes exprès ses lettres et ses sceaux : « Le khan, fils du Dieu
très haut, empereur de tous ceux qui vivent sur la terre, seigneur
de tous les seigneurs. » Et encore : « Dieu dans le ciel, le khan
sur la terre. » Aussi nombre de ces princes ont-ils été chrétiens, et
ce n'est qu'assez récemment qu'ils sont revenus à leurs anciens
erremens ; mais, bien qu'ils aient cessé d'être chrétiens, ils n'en
honorent pas moins ceux qui le sont. « Il a dans sa cour nombre
de barons et de serviteurs qui sont chrétiens, ayant été convertis à
la bonne foi par des religieux chrétiens qui habitent avec lui, et il
y en a nombre d'autres qui ne veulent pas qu'on sache qu'ils sont
chrétiens. )) Et plus loin, après avoir décrit les processions et céré-
monies dont les moines nestoriens, ou d'autres dénominations,
honorent l'entrée du souverain dans telle ou telle de ses villes :
« C'est grand dommage qu'il ne croie pas fidèlement en Dieu.
Néanmoins il écoute parler de Dieu avec bonheur, et il permet
libéralement aux chrétiens de vivre sous sa seigneurie, et aussi
aux hommes de sa religion de devenir chrétiens, s'ils le veulent,
dans toutes les parties de son empire, car il n'interdit à personne
de professer telle foi qui lui convient. » Tout ce que nous dit
Maundeville du grand khan et de ses Tartares se tient, en somme,
très près de ce que la véridique histoire nous rapporte de ce pur
déisme, qu'elle nous représente comme propre à tous les grands
conquérans mongoliques, et particulièrement à Gengis-Khan, et de
cette effrayante tyrannie qui s'accordait avec une tolérance reli-
gieuse si large, comme pour dire que les corps étaient la part du
souverain, et les âmes la part de Dieu (1).
Ne remarquez-vous pas cependant comme, pas à pas, insensi-
blement, cette Jérusalem, objet premier du voyageur, s'est éloignée
et effacée des préoccupations de son intelligence? Assurément nous
sommes toujours sur le terrain du christianisme ; car, qu'est-ce
(1) Consulter à ce sujet les admirables chapitrea de Gibbon sur les conquérans
ois.
TOME xcvi. — 1889. 36
mongols
562 REVUE DES DEUX MONDES.
que cette disposition native par laquelle l'homme talonne après la
vérité et la saisit souvent, — inconsciemment, obscurément, et
pour la déformer ou la comprendre de travers, mais toujours avec
un sincère désir de la connaître, — sinon le Verbe de l'évangé-
liste, lequel est la vie, lumière des hommes qui luit dans leurs
ténèbres? Mais de cette idée, comme d'ailleurs des versets de
Tévangéliste, il est facile, sans la presser bien fort, de faire sortir
nombre d'hérésies embarrassantes, et Maundeville n'en a pas évité
quelques-unes. En premier lieu, il se peut dire que, puisque cette
révélation primitive est en nous, nous sommes tous des incarna-
tions du Verbe, et que, par conséquent, autant de fois il arrive
que le Verbe triomphe des ténèbres de manière à laisser à la vie
toute sa perfection, autant il y a parmi les hommes de nouvelles
incarnations du Christ, ou, nuance plus grave encore, de Christs
nouveaux. J'ai à peine besoin de dire que l'excellent Maundeville
n'a rien de commun avec cette hérésie, bonne pour un sectaire
russe ou un disciple de David Strauss. 11 y en a d'autres dont il se
rapproche davantage. Par exemple, si cette disposition native existe,
il faut admettre que l'homme est naturellement un animal religieux,
ce qui conduit à ces conséquences que l'idée de leligion en elle-
même est séparable des diverses formes qu'elle a revêtues et
qu'elle leur est antérieure, et que, par conséquent, la révélation
par le Verbe incarné n'a pas créé la religion parmi les hommes,
mais seulement apporté son expression la plus parfaite et la seule
qui préserve cette disposition native de s'égarer, par l'accord ab-
solu qu'elle étabUt entre cette nécessité de notre nature et la
vérité. Si ce n'est pas là tout à fait la manière de penser de Maun"
deville, on peut dire qu'il n'en est guère éloigné. Nous voyons
partout, en effet, dans son livre, qu'il établit une difïérence mar-
quée entre l'idée même de religion et le christianisme. On est reli-
gieux, d'après lui, sans aucune lumière de la révélation ; les mu-
sulmans sont croyans à leur loi avec ferveur, le grand khan et ses
sujets ont une foi très pm"e qu'ils ont servie avec un zèle ardent;
les épithètes de pieux, de dévot, sont accordées aux pires ido-
lâtres ; (( ce sont gens très religieux selon leur loi » est une expres-
sion qui revient chez lui sans cesse, qu'il s'agisse des santons
arabes ou des moines bouddhistes. Enfin, dernière hérésie, la plus
shnple, mais la plus grave de toutes, il n'est pas bien difficile
d'identifier cette disposition naturelle avec la raison humame, de
manière à decouvrii* en nous-méme et à établir sans aucun secours
extérieur et divin les dogmes fondamentaux que la révélation se
vante d'avoir apportés, et c'est ce que les apôtres de la religion
dite naturelle, théistes et déistes, n'ont jamais manqué de faire-
SIR JOILN MAUNDEVILLE. 563
Maundeville les a réellement précédés, ou plutôt, disons hardiment
qu'il est en date le premier de tous.
Maundeville a beau faire étalage de son christianisme, il ne
peut empêcher un œil clairvoyant de reconnaître que, par la ma-
nière dont il comprend cette disposition religieuse naturelle,
il circonscrit et réduit singuhèrement le champ de la révélation.
Voilà qu'il nous a lait reconnaître successivement que les idolâ-
tries n'étaient que symboliques de la vérité, que toutes les reli-
gions étaient créatrices de vertus particulières, souvent dignes
d'admiration, et quelques-unes possèdent, sans aucun secours de
la révélation, plusieurs de ses dogmes les plus fondamentaux et
les plus essentiels, l'existence de Dieu et l'unité de Dieu, l'âme et
son immortalité, le jugement comme sanction de la vie avec ses
peines et ses récompenses. Eh bien, Maundeville va plus loin en-
core, car il enlève à la révélation la morale chrétienne même, ou
pour parler encore plus nettement, il enlève à cette morale les ver-
tus qui en découlent pour les rendre à la nature, et cela est plus
grave que tout le reste. 8i la murale en elle-même est chose natu-
relle, iî n'en va pas ainsi de celle qui a été prêchée par telle ou telle
doctrine, car cette morale n'est alors qu'un écoulement des dogmes
établis par cette doctrine, et nous devons logiquement considérer
qu'elle leur est adhérente et n'existerait pas sans eux. Si donc nous
rencontrons les vertus essentiellement chrétiennes chez des peuples
qui n'ont jamais connu le christianisme, même de nom, nous
sommes fondés à croire et à dire que la nature humaine les trouve
en elle-même, ou les produit d'elle-même par sa propre action.
L'homme peut donc atteindre aux vertus issues de la révélation
sans la révélation même. Écoutez plutôt cette description morale
des habitans d'une certaine île relevant de la souveraineté du fa-
meux prêtre Jean :
Au-delà de cette île, il y en a une autre, grande et riche, habitée par
un peuple vertueux et vcridique, de bonnes mœurs et de foi sincère
selon leur croyance. Quoiqu'ils ne soient pas baptises, par loi naturelle
ils sont pleins de toute vertu et évitent tout vice; car ils ne sont ni
orgueilleux, ni cupides, ni envieux, ni colères, ni gloutons, ni impudi-
ques; ils font à autrui ce qu'ils voudraient qu'autrui leur fît, et sur
ce point ils remplissent les dix commandemens de Dieu. Us n'ont souci
ni de possessions, ni de richesses; ils ne mentent pas et ne jurent pas,
mais disent simplement ovi et non, car ils disent que celui qui jure veut
tromper son voisin, et c'est pourquoi, tout ce qu'ils font, ils le font sans
serment. Cette île est appelée l'ile de Bragman, et quelques-uns l'ap-
pellent la terre de la foi, et à travers cette île coule un grand fleuve
appelé Thebe. En général, tous les habitans de ces îles, et des terres
bôk REVUE DES DEUX MONDES.
limitrophes, sont plus honnêtes et plus justes en toutes choses que les
peuples des autres contrées voisines. Dans cette lie il n'y a ni voleur,
ni meurtrier, ni femme prostituée, ni pauvre mendiant, et jamais per-
sonne n'y fut tué. Ils sont aussi chastes, et mènent une vie aussi pure
que s'ils étaient moines, et ils jeûnent tous les jours. Et comme ils
sont si véridiques, si justes, si pleins de vertueuses conditions, ils ne
sont jamais allligés par les tempêtes, le tonnerre, la grêle, la peste, la
famine, la guerre, ou toute autre tribulation, comme nous le sommes
souvent pour nos péchés, par quoi il parait écident (jue Dieu les aime
pour leurs bonnes actions, ils croient fermement en Dieu qui a créé toutes
choses et l'adorent; ils ne tiennent à aucun prix les richesses terrestres
et ils vivent avec une telle régularité vertueuse, et tant de sobriété
pour le boire et le manger, qu'ils vivent longtemps.
Si Maundeville est chrétien, comme il prend soin de s'en glori-
fier presque à chacune de ses pages, c'est avec une couleur très
marquée qui suffit pour le retirer du giron de l'orthodoxie de son
temps et le placer dans le camp des réformateurs. Considérez atten-
tivement ce petit tableau auquel il est visible que les béguinages
des Pays-Bas et les lollards d'Angleterre ont fourni plus d'un trait,
et dites s'il ne vous semble pas lire la description anticipée de quel-
qu'une des sectes qui naîtront de la réformation. En quoi ces liabi-
tans de l'ile de Bragman dilïèrenl-ils d'un conventicule de puri-
tains zélés pour la vie selon Dieu, ou ce qui est plus particulier
encore, d'un m6r^/y/(7 de quakers ennemis du serment par amour et
respect de la vérité? Serait-il possible d'identifier réellement cette
île de Bragman avec quelque portion de notre planète, nous ne sa-
vons ; mais il est bien plus probable qu'il faut voir dans cette des-
cription une allégorie pieuse à l'adresse des contemporains pour les
exhorter à cette réformation des mœurs que Maundeville ne perd pas
une occasion de leur recommander et qu'il leur fait prêcher par tous
les infidèles et tous les idolâtres, par le sultan d'Egypte, parle Khan
du Cathay, par le prêtre Jean. Par cette préoccupation constante, il
appartient au parti de Wiclet et de Jean Huss, comme par sa curiosité
d'esprit, son appétit de connaître, sa largeur de vues et son équité
envers tous les peuples, il appartient au courant de la renaissance.
Ainsi que son contemporain et compatriote Chaucer, il réunit en
lui les deux tendances, et chacune dans leur entier, sans cher-
cher à les londre ni les concilier ; il a l'humeur prêcheuse et gé-
missante d'un piagnone réformateur, tout comme s'il n'avait pas
en même temps le goût de disserter brillamment d'un érudit phi-
losophe.
J'ai laissé Maundeville expliquer lui-même ses opinions, m'abstc-
nant d'intervenir autrement que pour les éclairer et les préciser,
SIR JOHN MAUNDEVILLE. 565
dans la crainte d'être accusé, soit de me substituer à lui pour lui
prêter les miennes propres, soit de découvrir dans son livre par
fantaisie d'imagination autre chose que ce qu'il contient réellement.
Nous pousserons la précaution jusqu'au bout, et nous le charge-
rons de conclure à notre place. Il a pris ce soin lui-même dans une
de ses dernières pages où il a résumé les opinions éparses dans
son livre de manière à lever les derniers doutes que les lecteurs
défians pourraient conserver encore :
Et vous comprendrez que de tous les divers peuples dont je vous ai
parlé, il n'en est aucun qui n'ait dans ses lois et ses croyances quelque
raison et quelque intelligence, aucun qui n'ait certains articles de notre
foi, et quelques bonnes parties de nos croyances. Ils croient en Dieu
qui créa toutes choses et fit le monde, quoiqu'ils ne puissent pas à cet
égard s'expliquer ses perfections (car il n'y a personne pour les ensei-
gner), mais seulement parler comme leur intelligence naturelle le leur
permet. Ils n'ont pas connaissance du Fils et du Saint-Esprit, mais ils
peuvent tous parler de la Bible, surtout de la Genèse, des lois des pro-
phètes et des livres de Moïse. Et ils disent très bien que les créatures
qu'ils adorent ne sont pas des dieux, mais qu'ils les adorent pour les
vertus qui sont en elles. Quant aux simulacres et aux idoles, ils disent
qu'il n'y a pas de peuple qui n'ait des simulacres. Ils disent que nous
chrétiens nous avons des images auxquelles nous rendons un culte,
comme celles de Notre-Dame et des autres saints, et que ce ne sont
pas les images de bois et de pierre que nous adorons, mais les saints
aux noms desquels ces images sont faites...
III.
On n'abuse pas des adversaires intellectuels, a dit quelque part
M. Guizot, — à propos de l'hérésiarque Bérenger de Tours, si ma
mémoire est bonne. Le mot est vrai, cependant la chose qu'il nie
est arrivée fort souvent. Cela dépend beaucoup de la forme sous
laquelle les idées sont présentées. A peu près impossible, lorsque
les idées sont produites a priori et sous forme dogmatique, la du-
perie est au contraire aisée lorsqu'elles se présentent a posteriori,
par le moyen de faits et comme conséquence de faits, ou que,
protégées par des formes allégoriques, elles donnent à deviner leur
nom ou leur secret. Dans ce dernier cas, les œuvres peuvent être
susceptibles des interprétations les plus diverses et même les plus
contraires, et Maundeville en est un exemple mémorable. Veut-on,
en effet, à toute force, que son livre soit catholique, on le peut, et
il est certain que le pape lui-même a pu s'y tromper, bien qu'il
eût dû être averti, non-seulement par ces exhortations à la réforme
566 REVDE DES DEUX MONDES.
des mœurs chrétiennes qui reviennent à chaque instant dans le
livre, mais par ce fait remarquable que Maundcville,qui traite tout
le temps de matières religieuses et fait à chaque page [)rolcssion
de christianisme, n'a pas trouvé un seul mot à dire sur Tautonté
papale et la foi qui lui est due, et ne semble s'être souvenu de lui
que pour se jouer de sa confiance en lui présentant son livre. Qu'y
a-t-il en apparence dans le livre que le caihoHcisme repousse ou qui
no soit l'objet de ses ambitions les plus hautement avouées, les
plus saintement légitimes, les plus patiemment et, selon les temps,
les plus ardemment poursuivies? A le prendre dans le sens littéral,
que réclame le livre de Maundeville, sinon l'expansion du christia-
nisme sur l'univers, et que cherche-t-il en apparence à prouver,
sinon que cette expansion est facile autant que désh-able? Rien n'em-
pêche donc que le pieux pontife n'ait été absolument enchanté du
cadeau de notre voyageur et même qu'il ne l'en ait remercié par
quelque paternelle allocution que nous pouvons imaginer à peu prés
conçue dans les termes que voici : « Nous vous remercions, mon cher
fils, des grands services que votre li\ re est appelé à rendre à la cause
de la sainte église en montrant combien il est vrai qu'ehe est desti-
née à être universelle puisqu'on trouve disjoints dans le monde
entier les élémens de notre foi, et que grâce à ces élemens, les
peuples les plus reculés et les plus sauvages ont une disposition
naturelle à la comprendre et à l'embrasser. Ainsi les idolâtres, et
surtout ces musulmans infidèles sont à votre avis aisément con-
vertissables ; c'est ce que nous avions souvent pensé dans notre
solhcitude et notre désir de voir se multiplier le nouibre des croyans
à la vraie foi, et votre livre vient nous confirmer dans notre espé-
rance. Ah! que ne puis-je voir le jour de cette conversion! quels
admirables chrétiens pourraient devenir ces infidèles qui suivent
leur fausse loi avec une si parfaite soumission et exercent les de-
voirs de charité qu'elle leur prescrit avec une si scrupuleuse con-
science! Et si grands que soient les services qu'ont rendus à la cause
de la religion et de l'église les talens militaires de nos Albornoz et
do nos Du Pnget, que sont-ils à côté de ceux que pourrait rendre,
s'il était ciné tien, ce khan du Cathay, dont vous nous tracez une si
noble image, et qui comprend si bien la doctrine de l'unité qu'il ne
se trompe que sur les ternies par lesquels il convient de l'exprimer. )>
Malheureusement pour cette interprétation, la contraire est encore
plus facile, et rien n'est plus logi({ue et moins conjectural que de
voir dans le livre de Maundeville la larve de quelqu'une des plus
hardies hérésies philosophiques qui vont bientôt s'épanouir au so-
leil caniculaire du plein été de la renaissance, celle de ce Giordano
Bruno, par exemple, dont l'Italie fêtait récemment la mémoire, au
scandale très justifié, il faut l'avouer, du pape Léon XllI. La ré-
SÎR J01L\ MAUNDEVILLE. 567
demptlon est contenue dans l'univers, ou plus nettement encore,
l'univers est plus grand que la rédemption, et quelque petit que soit
le monde par rapport à l'infuii, il ne l'est pas tant toutefois qu'il ne
puisse nous servir à mesurer la grandeur de Dieu : telle est à peu
près la formule par laquelle on pourrait résumer l'hérésie philoso-
phique de Bruno, et il ne faut pas une grande dose d'attention pour
découvrir que s'il ne parle pas avec la même ampleur de voix,
Maundeville zézaie, balbutie, bégaie, dans son langage enfantin
encore, quelque chose d'à peu près semblable.
Ce que nous avons voulu en parlant si longuement de Maunde-
ville, c'est -détruire une erreur qui s'est accréditée sur son compte,
le rétablir dans ce que nous croyons être son vrai caractère, et le
placer dans le groupe d'esprits auquel il appartient naturellement.
Si nous avons touché juste, notre but est atteint, et il y aura chance
pour que désormais on ne prenne plus un libre penseur véritable
pour la doublure d'un moine obscurantiste et superstitieux. Quant
à savoir si ses opinions sont bonnes ou mauvaises, cela ne nous
regarde plus, et nous n'avons à exprimer à cet égard ni désappro-
bation, ni approbation. La critique, et, davantage encore, l'histoire
littéraire ont été créées pour juger des œuvres et non pas des doc-
trines. Déterminer le caractère vrai des œuvres, dire ce qu'elles ont
été réellement, et non pas ce que nous voudrions qu'elles eussent été,
ou ce que nous aurions désiré les trouver, voilà le devoir strict du
critique et de l'historien littéraire, et lorsqu'ils ont à louer ou à con-
damner, il faut que ce soit pour des considérations tout autres que
des préférences d'idées ou des attachemens de doctrines. C'est là la
part de vérité qui leur appartient légitimement et dont ils doivent
se contenter. Cela ne veut pas dire que la vérité n'ait pas d'autres
parts, plus sévères, plus importantes, plus utiles, et en tous temps
plus actuelles ; cela veut dire que la critique de polémique, qui se
comprend fort bien pour les œuvres du présent, est pariaitement
oiseuse pour les œuvres du passé devant lesquelles les regrets sont
vains et les indignations inutiles, et qu'on ne peut la porter dans
l'histoire littéraire sans la fausser et la dénaturer, sans faire acte
de sectaire ou de partisan ergoteur, et preuve d'incurable étroitesse
d'esprit. Que penseriez-vous d'un critique libre penseur qui, ayant
à parler de Dante, s'indignerait qu'il ait été catholique, d'un critique
catholique qui, voulant parler de Bichardson et de Delbë, regretterait
de les trouver protestans, et d'un critique protestant qui, se pro-
posant de juger Goethe, gémirait qu'il ne soit pas resté fidèle à l'or-
thodoxie luthérienne ?
Émule Moxtégut.
LA
PROPRIÉTÉ DES MLNES
1.
LES ORIGINES DE LA PROPRIÉTÉ SOUTERRAINE.
I.
Malgré les ajournemens, malgré les diversions de la politique, la
question des mines demeure à l'ordre du jour. Silùt que l'aiteniion
distraite ou lassée s'en détourne, il surgit quelque incident nou-
veau pour la ramener au premier plan. Et les récriminations re-
prennent, de plus en plus acerbes, contre les compagnies, l'État,
ses ingénieurs, surtout contre la législation minière, qu'on accuse
de tout le mal et que, volontiers, on rendrait responsable des explo-
sions et des grèves. Au lendemain des troubles d'Anzin, on avait
parlé de déposséder en masse tous les concessionnaires; l'idée d'un
remaniement complet de la législation des mines a surgi sous le
coup des événemens de Decazeville. On n'a pas oublié comment,
dans la séance du 13 mars 1886, le ministre des travaux publics,
appelé à la tribune par une interpellation de M. Laguerre, dut
prendre l'engagement de iairc préparer d'urgence un nouveau code
minier, dont le projet, élaboré en quelques semaines, l'ut déposé
sur le bureau de la chambre, le 25 mai 1886. Le ministère avait été
devancé dans cette voie de refonte par M. Francis Laur. Puis à côté
LA. PROPRIÉTÉ DES MINES. 569
de ces deux premiers projets, l'initiative parlementaire avait suscité,
dans la session suivante, un certain nombre de propositions paral-
lèles. Enfin, la commission appelée à les examiner avait rédigé à son
tour un contre-projet en 67 articles. Par suite, un certain malaise
a pesé sur l'industrie minérale pendant toute la dernière législa-
ture. Les modifications proposées, — nous pouvons aujourd'hui
plus librement le dire, — n'avaient pas rencontré grande faveur. La
préparation un peu rapide des lois nouvelles et les circonstances
qui l'avaient précipitée, la perspective d'un débat général, où tout
est remis en question, où les utopies séduisantes peuvent se produire,
donnaient des craintes ; le principe même de la revision se heurtait
à des préventions de toute nature. Ces inquiétudes n'ont pas tout à
fait cessé avec les pouvoirs de la chambre issue des élections de
1885, puisque, de par la procédure parlementaire, le projet minis-
tériel de 188(1 survit au cabinet qui l'a déposé, à l'assemblée qui
l'a vu naître et à la commission qui en a été saisie. Au premier
jour il pourrait donc venir en discussion et prendre la chambre
nouvelle au dépourvu.
Le péril est là. S'il ne s'agissait que de réglementer à nou-
veau le travail souterrain, de précautions à prescrire contre les abus
et les dangers des exploitations mal conduites, on risquerait d'un
cœur plus léger une expérience législative ; on pourrait se dire que
la condition de l'ouvrier, particulièrement celle du mineur, le plus
intéressant de tous, vaut bien qu'on tente quelque chose pour
l'améliorer; que toutes les considérations cèdent dès que la vie
humaine est en jeu, et qu'après tout des mesures de surveillance
et de police, essentiellement subordonnées aux circonstances qui
les ont fait prendre, n'engagent pas irréparablement l'avenir. Mais
cette loi organique du 21 avril 1810, à l'abri de laquelle l'indus-
trie des mines a jusqu'à présent vécu et qu'il est question de re-
manier de fond en comble, n'est pas un simple règlement de
police administrative; elle a constitué la propriété souterraine, elle
a réglé ses relations incessantes avec la propriété du sol ; ces deux
ordres de dispositions en ont fait un véritable code foncier, la charte
territoriale « du dessus et du dessous, » partout où se pratique
l'extraction des substances minérales. Elle tient ainsi à la législa-
tion civile, un peu comme les constructions appuyées à nos vieilles
cathédrales ; il n'y faudrait porter la main qu'avec des précautions
infinies. Que deviendront, sous une nouvelle loi, les conventions
conclues, les droits constitués sous l'empire des dispositions
actuelles? Sans doute, les préambules des divers projets de revi-
sion contiennent à cet égard des déclarations tranquillisantes ;
mais, à cette reprise en sous-œuvre du monument législatif de Na-
570 REVDE DUS DEUX MONDES.
polcon, la main d'un jurisconsulte consommé serait plus néces-
saire encore que la science technique de l'ingénieur; et cependant,
ni le projet n'a été communiqué au conseil d'État, ni la cour de
cassation n'a été consultée, comme nous l'avons vu faire dans des
circonstances moins importantes. Faut-il donc s'étonner si les nom-
breux intérêts fmanciers,industriels, commerciaux, dont le sort est
lié à celui de la loi, ne se montrent pas absolument rassurés? La
chambre nouvelle tiendra certainement à leur redonner confiance.
L'éclatant désaveu de la politique d'agitation et d'aventures invite
à l'étude approfondie des lois d'alTaires : c'est donc ou jamais
le moment de dégager les fondemens essentiels de toute légis-
lation des mines. On verra ainsi en quoi notre loi organique a
pu s'en écarter, et jusqu'à quel point les modifications proposées
l'y ramèneraient. Les difficultés d'application, les conflits d'intérêts
qu'elle a lait naître, les solutions apportées par la jurisprudence, —
tout cela, les traités spéciaux nous l'ont appris, et, parmi les meil-
leurs, l'excellent Code des mines et des juineiirs de M. Féraud-
Giraud (1), l'ouvrage pratique par excellence, ou le livre récent et
très complet de M. A guillon, résumé de son enseignement à l'école
supérieure des Mines (2). Mais l'heure n'est plus aux commen-
taires. Ramenés par les discussions présentes jusqu'au point de dé-
part de la loi, il nous faut refaire, en sens inverse, le chemin par-
couru depuis trois quarts de siècle, nous replacer en face des divers
systèmes, discuter les préférences du législateur de 1810, recon-
naître, en un mot, le terrain et éclairer la route. C'est encore le
meilleur moyen, peut-être, de prévenir de nouveaux mécomptes.
II.
Et d'abord, comment l'idée est-elle venue, quelle est la raison
d'être d'une législation spéciale en cette matière? a II fiuit à l'in-
dustrie minière un régime exceptionnel, disent l'ingénieur et l'éco-
nomiste : le rôle souverain auquel l'ont appelée les découvertes de
ce siècle ne lui permettrait pas de se plier à la loi commune. » L'ex-
ception, pourtant, a devancé de plusieurs centaines d'années le règne
de la vapeur et de la houille. L'ancienne monarchie enlevait déjà
les mines au propriétaire du sol; l'Assemblée constituante les a
maintenues en dehors du droit nonnal, et Napoléon en a lait une
classe de biens à part. De cette apparente coiiformité de vues, l'his-
torien, à son tour, est tenté de conclure qu'une tradition qui résiste
(1) Pedone-Laiiriel. Paris, 1887,
(2) Traité de la législation des mines. Paris, 1886: lîaudry.
Lk PROPRIÉTÉ DES MINES. 571
aux vicissitudes de la politique et aux transformations de la science
procède nécessairement de la nature même des choses. Mais l'ex-
trême diversité des solutions qui ont successivement prévalu avertit
presque aussitôt l'homme d'État qu'en se réservant la haute
main sur les mines, chaque gouvernement n'a fait qu'obéir à ses
préoccupations propres, parmi lesquelles l'intérêt public, toujours
mis en avant, n'a pas toujours tenu la première place. Légendes
populaires du moyen âge sur la formation mystérieuse des mé-
taux dans le sein de la terre, morcellement de la propriété féodale
à proportion des différens usages que le sol peut comporter, abus
de pouvoir du roi et des seigneurs, toujours enclins à grossir leur
patrimoine au moyen de leurs attributions de suzeraineté et de po-
lice, puis, chez les hommes de la Révolution, parti-pris d'enrichir la
nation des dépouilles du souverain, — les assises de notre droit
minéral sont faites de tous ces débris du passé, et pareillement sa
langue, où des mots d'un autre âge, trcfofids, superficie, droit ré-
galien, reparaissent à chaque instant sous la phraséologie moderne,
éclairant d'un jour inattendu l'origine des choses, et nous repor-
tant brusquement de plusieurs siècles en arrière. Un coup d'œil
rétrospectif confirmera ce premier aperçu.
Les phases successives de la législation minérale ont été retracées
dans de savantes études de M. Lamé-Fleury, dont les lecteurs de
la Revue n'ont certainement pas perdu le souvenir (1). On les cite
encore aujourd'hui comme le travail le plus complet qui ait paru
sur la question. Ce tableau du régime légal des mines avant 1789
lait peu d'honneur à la monarchie. Partout ailleurs lente et pro-
gressive, parfois interrompue, mais toujours reprise et poursuivie
en dépit des obstacles et de passagères défaillances, l'action du
pouvoir royal ne procède ici que par soubresauts. De Charles VI à
Louis XVI, elle s'exerce, tantôt sous forme de concessions indivi-
duelles, tantôt par voie de prohibitions de police, tantôt au moyen
d'une dîme imposée à l'exploitant, dont la liberté d'extraction et de
recherche n'est pas d'ailleurs autrement limitée, tantôt par la con-
stitution, au prolit de quelque favori, d'un monopole général sur
toutes les mines d'une province, voire du royaume. iNous trouvons
même, sous Louis XI, le système de l'adjudication publique prati-
qué pour les mines royales. Pendant quatre siècles, on n'aperçoit
ni tradition constante, ni évolution suivie. Cependant, à travers ces
variations incessantes, deux faits persistent, qui ont servi de base à
une théorie fort accréditée : 1° la propriété de la mine n'est pas liée
à celle du sol, — et l'on en a conclu que la reunion « du dessus
(1) Voyez la Uevue du 15 octobre 1857.
572 REVUE DES DEUX MONDES.
et du dessous » date seulement du code civil ; 2° l'exploitation des
substances minérales est toujours autorisée par le roi, — et l'on
y a vu la preuve que les mines appartenaient autrefois à la cou-
ronne. C'est aller un peu vite en besogne. Dans les conditions toutes
spéciales du travail souterrain, la mine n'a pu en aucun temps
échapper au contrôle de l'autorité. Mais toutes les entreprises pri-
vées en sont là, pour peu qu'elles intéressent la sécurité des per-
sonnes ou simplement le bon ordre. De tous côtés, la légis-
lation établit des servitudes, constitue des zones de protection
dans le voisinage des places fortes, des cimetières ou des digues,
oblige les propriétaires à se clore, fixe la hauteur des constructions,
réglemente le travail des manufactures, assujettit à des précau-
tions certaines industries, sans que personne s'avise de parler de
« droit régalien >) ou de « domaine éminent. » Que le roi ait eu de
tout temps pouvoir sur la propriété souterraine, on n'a pas à nous
l'apprendre; mais à quel titre? comme seigneur et maître, ou
comme dépositaire de la puissance publique? S'agit-il d'un droit de
disposition ou d'une simple attribution de surveillance? Tutelle ou
propriété, tout est là, et nous touchons au nœud même de la ques-
tion. Au point de vue de l'histoire, c'est toujours d'après la nature
du droit attribué au souverain ou à l'État sur la mine qu'on recon-
naîtra l'esprit d'une législation minérale ; au point de vue du pré-
sent, c'est encore ce droit qu'il importe de définir dans le passé,
car nous aurons à nous demander tout à l'heure ce qui a survécu
de l'ancien régime, en d'autres termes, ce qu'à la Révolution l'Etat
français a trouvé dans la succession du roi de France.
III.
L'étude des institutions d'une époque n'est vraiment concluante
qu'autant qu'on les a rétablies, par la pensée, dans le milieu social
et politique où elles fonctionnaient; nous ne voyons pas cependant
que, pour le droit des mines, personne se soit suffisamment préoc-
cupé de cette reconstitution historique. Qu'on veuille donc bien se
représenter la condition de la propriété foncière et l'organisation
des pouvoirs publics à l'époque, — d'ailleurs contemporaine des
premiers règlemens miniers, — où le roi, soutenu par les légistes,
commence son œuvre de reconstitution nationale. Par une suite
d'usurpations de toute sorte, parfois aussi en vertu de contrats
consentis librement, la propriété territoriale s'est démembrée ; elle
est afïectée d'une sorte de promiscuité et d'équivoque. « Nulle terre
sans seigneur; » autrement dit, plus de propriété foncière indé-
pendante et complète. Toute parcelle du sol est réputée tenue en
i
LA PROPRIÉTÉ DES MINES. 573
fief de quelqu'un ; le propriétaire primitif n'a pas aliéné son droit,
il l'a délégué seulement par une sorte de bail perpétuel, toujours
accompagné de charges et de réserves. Au-dessus du « domaine
utile » du possesseur, réduit à la condition de tenancier ou de
vassal, plane le « domaine direct » du seigneur féodal, attentif
à ressaisir ce qui n'a pas été expressément concédé. Même
perturbation profonde dans les principes du droit public. Les pou-
voirs de juridiction et de police, tombés dans le patrimoine des par-
ticuliers, ne sont plus qu'un objet de lucre et de commerce. Pour
chacun des actes de la vie civile, pour l'exercice des droits les plus
légitimes, le justiciable doit obtenir congé et payer redevance : le
justicier trafique de ses attributions, il les baille à cens ou les in-
féode. Et comme il est arrivé à se faire reconnaître propriétaire de
sa justice, de même il finit par s'approprier les choses sur lesquelles
elle lui donne directement autorité. Parce qu'on ne peut chasser ou
pêcher sans son agrément, il s'est attribué la chasse et la pêche; et
parce que la chasse et la pêche lui sont réservées, il s'est emparé
des forêts et des cours d'eau.
Il est facile de concevoir que, dans une société ainsi organisée,
le tréfonds minéral ne pouvait être abandonné comme accessoire
du sol au possesseur du fonds. Par-dessus sa tête, de plus puissans
que lui se disputent la mine : pour le seigneur féodal, le gîte nou-
vellement découvert est un bien exclu du contrat de fief par préte-
ntion (1); pour le justicier, la « mine et fortune d'or » est une
aubaine; elle va de pair avec le trésor, les épaves, les biens va-
cans, avec le droit d'emprisonner, de torturer et de pendre ; car,
dans les idées du temps, tous ces attributs de la justice seigneu-
riale ne sont qu'une seule et même chose, le moyen de battre
monnaie ; et les coutumes les mettent ingénument sur la même
ligne... <( Haute justice et seigneurie, — disaient les chartes géné-
rales du Hainaut, — s'entend et comprend de faire emprisonner,
pilorier, échafauder, faire exécution par pendre, décapiter, mettre
sur roue, bouillir, ardoir, enfouir, flétrir, exoriller, couper poing,
bannir, fustiger, torturer, lever corps morts, droits d'aubanités,
bâtardise, biens vacans, épaves, avoir en terre non extrayc;.. et,
par avoir en terre non extragc, sont entendues choses trouvées en
terre, comme charbons, pierres et semblables. » Entre ces préten-
tions rivales de la justice et du fief, lorce était au propriétaire
(1) Dans la langue du moyen âge, tréfonds est synonyme de seigneurie féodale, de
domaine éminent. «Les dis religieux avoent, en tout le treffons par reison de la sei-
gneurie. » (Cartulaire de l'abbaye de Saint-Wandrille, 1309.) u Seigneurs t refonciers di-
cuntur ii quorum propria sunt decinKe, redditus, census, justitias prœdium, licet alii
sinl usufructuarii. » (Du Cange.)
574 REVUE DES DEUX MONDES.
du sol de se tenir coi; et voici venir le roi, « souverain fiefl'eu.x,
et souverain justicier en son royaume, » qui va mettre tout le monde
d'accord, en s'adjugeant l'objet du litige.
C'est, comme l'on sait, par les justices locales que Philippe le Bel
et ses successeurs commencèrent le siège de la féodalité. Ne se
sentant pas de force à supprimer les tribunaux de leurs feuda-
taires, ils s'érigèrent en juges d'appel et évoquèrent les causes.
Leurs baillis s'en furent dans les geôles seigneuriales chercher les
délinquans, non pour les sauver de la potence, mais pour les
pendre au nom du roi, ou, s'ils trouvaient la chose faite, pour
réclamer du moins le pendu, et l'accrocher au gibet royal. Gomme
le droit de punir emportait plénitude de juridiction et, par là, tous
les proîits de l'administration et de la police, la justice criminelle
reconquise entraîna à sa suite la surveillance dos chemins^ cours
d'eau et marchés, les monnaies et péages, les droits de déshérence
et d'aubaine; c'étaient les attributs naturels de la souveraineté qui
faisaient retour à la couronne. Mais en reprenant, du même coup
de filet, les mines aux justiciers, le roi perpétuait à son profit
l'usurpation séculaire des seigneurs sur la propriété foncière. On
dirait que le sentiment de cette origine suspecte se trahit dans les
scrupules de la première heure, car sous Charles VI et Louis XI,
le droit des « maîtres de très-londs des mines » est admis et, jus-
qu'à un certain point, protégé. Plus tard, les jurisconsultes attitrés
du souverain s'eiïorceront de faire oublier ces timides débuts. On
s'avisera que la découverte de la mine est généralement postérieure
à la première transmission du sol, qu'ainsi le titre originaire n'a
pu l'attribuer au premier acquéreur, d'où l'on conclura qu'elle doit
appartenir au roi par droit de vacance. Avec cette raison décisive et
deux constitutions de Constantin et de Théodose habilement détour-
nées, les gens du roi échafauderont, sous les successeurs d'Henri II,
leur théorie du droit régalien (1) .
L'établissement des monopoles lui donna presque aussitôt la
consécration ])rdtique. Mais, malgré ce baptême du fait, elle
ne parvint jamais à se faire accepter comme axiome de droit
(1) Lettres patentes de François II, du 20 juillet 1500, octroyant privili-ge généra
au seigneur de Saint-Julien de rechercher toutes sortes de mines par tout le royaume,
de les c.xploitcp à perpétuité, lui et les siens. — Lettres patentes de Charles IX, du
16 mai Ir-O'i, instituant, au profit d'Klienne Lescot, privilège général pour recherclier
et exploiter toutes les mines par toute la France. — Autres lettres patentes du 28 sep-
teuibre 1508, accordant à Antoine Vidal le droit de recherches et d'exploitation pour
toutes mines, par tout le royaume, avec attribution du dixième royal sur les mines
exploitées par autrui. — Il semble bien que l'attribution du droit d'exploiter nes'appli-
quait qu'aux mines à découvrir, et non aux mines déjà ouvertes; pour ces dernières,
le roi déléguait seulement sa redevance du dixième.
LA PROPRIÉTÉ DES -MINES. 575
public. Sans contester le moins du monde la prérogative royale,
les plus grands jurisconsultes la rattachèrent toujours à l'ordre
de la police. Merlin, Hervé, Guy Coquille, Domat lui-même, dont
on invoque aujourd'hui le témoignage on faveur du droit de
l'Ktat, n'ont jamais considéré le roi comme propriétaire ni du tré-
fonds, ni du gîte (1). En fait, la faculté d'interdire ou d'autoriser
souverainement l'extraction l'a rendu maître absolu des mines; elle
lui a permis de les faire exploiter directement, à plus forte raison
d'en concéder l'exploitation moyennant finance ; les publicistes con-
temporains, cependant, n'ont vu là qu'un pouvoir de surveillance
et de contrôle : surveillance équivoque, arbitraire, intéressée, dégé-
nérant parfois en mainmise, telle, en un mot, qu'on peut la conce-
voir sous une monarchie absolue, — mais procédant, malgré tout,
de l'exercice de l'autorité publique, nullement d'une propriété réga-
lien ne.
IV.
Si nous avons bien fait saisir l'esprit de l'ancienne législation, s'il
est tel que nous l'avons montré, la conclusion va de soi. Les ob-
stacles interposés entre le propriétaire de la surface et la mine étant
tous inhérens à l'ancien régime, tous devaient disparaître avec
lui. Pour que le possesseur du sol put considérer comme siennes
les substances minérales découvertes sous son champ, il suffisait
que son droit de domaine utile ne rencontrât plus sur son chemin
le doinaine direct, la co-propriété du seigneur féodal ; pour qu'il
l'exerçât dans toute la liberté compatible avec le bon ordre, il suffi-
sait que la surveillance admini^^trative fiît débarrassée de ce que la
justice seigneuriale y avait apporté d'abusif. Du moment que le
propriétaire ne relevait plus que de la loi et des pouvoirs pu-
blics, du moment que les pouvoirs publics étaient ramenés dans
leurs justes limites, la mine faisait d'elle-même retour à la sur-
face, par droit d'accession. Aussi, l'Assemblée constituante n'eut
pas plus tôt détruit la féodalité qu'on la somma d'appliquer au
régime légal des mines les conséquences du nouvel ordre de choses,
(1) Voici le passage môme de Domat : « // est de l'ordre de la police que le souve-
rain ait sur les mines un droit indi^pcndant de celui des propriétaires des lieux où
elles se trouvent... Les lois ont réglé l'usage des mines, et laissant au propriétaire du
fonds ce qui a paru juste, elles y ont aussi réglé un droit pour le souverain. » Lefeb\Te
de La Planche est plus explicite encore : « Dans les autres mines (que celles d'or et
d'argent), le roi ne prétend point de propriété, puisqu'il ne revendique qu'un dixième
qui l'orme le prix de la protection et des secours qu'il donne à l'exploitation, et la re-
connaissance de sa seigneurie souveraine. » {Traité du Domaine, ni, p. 35 )
576 REVUE DES DEUX MONDES.
c'est-à-dire de révoquer, au profit des propriétaires fonciers, les an-
ciennes concessions rovales. Les comités léorislatifs s'élevèrent de
toutes leurs forces contre cette prétention, non par souci des droits
acquis, mais en considération des prérogatives de l'État. Ils auraient
voulu que la nation se substituât purement et simplement au roi,
comme le roi s'était jadis substitué aux seigneurs justiciers. Il est
curieux de retrouver, à deux siècles de distance, la thèse des
légistes de Charles IX traduite dans la langue du Contrat social :
« Les mines sont des bienfaits de la nature : tous les hommes y
ont un droit égal ; elles ne peuvent donc appartenir qu'à tous, et
la nation a le droit d'en disposer et d'en régler l'usage... Conser-
vons-lui ce droit imprescriptible (1). »
Mais ces idées rétrogrades ne pouvaient triompher. Vaine-
ment xMirabeau les appuya du poids de son crédit, et du suprême
efiort de sa parole expirante ; il avait contre lui la logique irré-
sistible de la Révolution. Lorsqu'il s'écriait à la tribune que
la société n'a conféré la propriété du sol qu'à charge de culture,
qu'elle n'a garanti que ce que les premiers occupans ont pu
s'approprier, que l'intérieur de la terre n'est pas susceptible de di-
visions correspondantes à celles de la surface, il raisonnait comme
si les lois civiles avaient restreint la propriété privée aux couches
supérieures du sol et réservé le surplus à l'État. Le vieux droit
germanique décidait quelque chose d'approchant : jamais la légis-
lation française n'avait rien imaginé de semblable. L'Assemblée con-
stituante, pour fermer la bouche aux réclamans, allait-elle donc
opérer, entre la nation et les citoyens, ce partage horizontal de la
terre, dont n'avaient voulu ni les coutumes, ni la loi romaine?
Allait-on décréter que la propriété s'arrêterait à 20 toises de pro-
fondeur, à peu près comme, dans la physique du moyen âge, la
nature n'avait horreur du vide que jusqu'à 32 pieds? Alors, il aurait
fallu interdire aux propriétaires l'extraction des sables et des
marbres tout comme l'exploitation des mines, leur défendre de
creuser des fondations, de forer des puits, de capter des sources
au-dessous de la distance réglementaire ; en un mot, reprendre aux
ci-devant vassaux, censitaires et tenanciers, une partie des droits
utiles dont ils jouissaient librement avant la destruction de la féo-
dalité, et cela au moment même où l'on venait de consolider
entre leurs mains la propriété territoriale. C'eût été mentir ouver-
tement aux promesses de 1789 et renchérir sur le droit régalien.
Au fond, personne n'y songeait. Malgré leurs exagérations de lan-
(1) Rapport de Regnaud d'Epercy à l'Assemblée constituante. Procès-verbaux, t. 40,
p. .'.90.
LA PROPRIÉTÉ DES MÎXES. 577
^age, Mirabeau ci les comités voulaient seulement rpie les mines
restassent à la disposition de la nation, pour être concédées par
elle; ils n'entendaient nullement les ranger dans le domaine na-
tional (l) ; l'Assemblée n'eut donc pas à s'arrêter un instant h
cette idée; la question ne se posait devant elle qu'entre la
réunion de la mine à la surface et le système des concession^',
renouvelé de la monarchie. Mais, tiraillée en sens contraires, et
ne sachant à quoi se résoudre, elle arriva à une combinaison faite
de compromis et de moyens termes, la pire de toutes. Pour rendre
hommage à la mémoire de Mirabeau, mort entre la discussion
et le vote, on mit les mines à la disposition de la nation ; par res-
pect pour la propriété, on mit la nation à la discrétion du pro-
priétaire de la surface. La loi du 12 juillet 1791 déclara solennel-
lement que les substances minérales ne pourraient être exploitées
que du consentement et sous la surveillance de la nation; elle
interdit les concessions de plus de cinquante ans et ramena à
ce terme les concessions antérieures : elle défendit aux particu-
liers de se livrer à l'extraction sans une concession régulière,
mais elle se hâta d'ajouter que cette concession ne pourrait leur
être refusée s'ils la demandaient. Ainsi, à l'État, le pouvoir de
concéder, moins la liberté du choix; au maître du fonds, ie
droit d'exploiter, moins la faculté d'exploitation, — sauf dans
une zone de cent pieds de profondeur, où par une contradiction
singulière les fouilles pouvaient être pratiquées librement par le
propriétaire, tant à ciel ouvert qu' « avec fosses et lumières, »
sans aucune des précautions de police que commande la protec-
tion du travail souterrain.
On aurait voulu pousser à la ruine de l'industrie minérale qu'on
n'aurait pas autrement procédé. L'allure irrégulière du gîte le fait
toucher, dans un court espace, à un grand nombre de propriétés
dilïérentes ; tantôt il s'enfonce profondément , tantôt il vient
affleurer la surface. En le traitant comme une dépendance du sol,
on le morcelle : c'est là le seul sérieux inconvénient du système
de l'accession. Au lieu d'y remédier, — et la chose était, jus-
qu'à un certain point, possible, — l'Assemblée s'était comme
ingéniée à aggraver le mal. Non-seulement le même gîte métal-
(1) « Ce serait une absurdité de dire que les mines sont à la disposition de la na-
tion dans ce sens qu'elle put ou les vendre, ou les faire adniinistror pour son compte,
ou les régir à l'instar des biens domaniaux, ou les concéder arbitrairement. Personne
n'a proposé cola... La nation a droit à l'exploitation des mines; si elles ne sont pas
exploitées, la nation doit en provoquer l'exploitation. » (Mirabeau, 2' discours sur les
mines, 27 mars 1701.)
TOME xcvi. — i889. 37
578 REVUE DES DEUX MONDES.
lique se divisait entre les propriétaires de la superficie correspon-
dante, « chacun sous soi, » mais, sous une même propriété, il se
trouvait soumis à un double régime, suivant sa protondeur. A partii-
de cent pieds, nécessité d'une concession et surveillance adminis-
trative ; au-dessus, plus de formalités ni de contrôle. El comme
c'était justement sur les aflleuremens des couches que l'extraction
avait été rendue libre, les propriétaires se trouvaient encouragés,
en quelque sorte, à procéder à des travaux superficiels hâtivement
conçus, destinés le plus souvent à l'abandon, et qui créaient par-
fois des diflicultés sérieuses pour l'avenir de la mine.
De grandes richesses minérales furent ainsi gaspillées (1), cer-
taines exploitations irrémédiablement compromises (2). Les choses
en vinrent à ce point qu'en 1801 le ministre de l'intérieur Chaptal
prit sur lui de rétablir le système des concessions dans la zone de
cent pieds. ÎS'éanmoins, lorsqu'on ISO/i les rédacteurs du code civil
abordèrent le titre de la i)ropriétè, ils n'hésitèrent pas à proclamer
l'union intime de la surface et du tréfonds : il fallait bien que la
propriété foncière, reconstituée et affranchie pour la première fois
depuis dix siècles, fût rétablie dans sa plénitude normale. Quant
au régime spécial des mines, il ne leur parut pas qu'il fît échec au
principe. Dans leur esprit, la loi de 1791 n'enlevait rien au pro-
priétaire du sol. « La propriété serait imparfaite, dit l'exposé des
motifs, si le propriétaire n'était libre de mettre à profit, pour son
usage, toutes les parties extérieures ou intérieures du sol ou du
fonds qui lui appartient, et s'il n'était le maître de tout l'espace
que son domaine renferme. Cependant, comme il est des propriétés
d'une telle nature que l'intérêt particulier peut se trouver facile-
ment et fréquemment en opposition avec l'intérêt général, dans la
manière d"user de ces propriétés, on a fait des lois et règlemens
pour en diriger l'usage ; tels sont les domaines qui consistent en
mines, forêts, etc., etc. » Diriger l'usage de la propriété : la dispo-
sition du code civil qui permet au propriétaire de faire chez lui
toutes les fouilles qu'il lui plaît, « sauf les modifications résultant
des lois et règlemens relatifs aux mines, » n'a pas d'autre portée.
Placée là comme une pierre d'attente, en vue de la future loi spé-
ciale projetée dès cette époque, elle en fixait par avance les grandes
lignes : la propriété minérale devait demeurer dans les mains du
propriétaire du sol, réglementée seulement dans son usage et sou-
mise au contrôle de l'administration.
(1) Telle est l'orifrine du feu qui rouve depuis le commencement du siècle dans le
bassin houiller de l'Aveyron.
(2) Les travaux superficiels ont fait affluer dans certains cas les eaux on telle abon-
dance qu'il a fallu leuoncer à l'exploitation des couches voisines.
LA PROPRIÉTÉ DES MINES. 579
Par quel concours de circonstances les choses tournèrenl-elles
tout autrement? 11 faudrait chercher le mot de l'énigme dans la dis-
cussion du conseil d'Etat, par malheur Tune des plus confuses dont
les annales législatives aient conservé la trace. Elle se traîna pen-
dant quatre années, interrompue à tout moment, reprise à bâtons
rompus, au retour d'Iéna, de Friedland, de Wagrarn. Sur la pro-
position de Boula}^ de la Meurthe, on avait décidé d'écarter de la
loi toute définition théorique, pour s'en tenir à des articles d'appli-
cation. Il semblait qu'en évitant de s'expliquer, on arriverait plus
aisément à s'entendre, et l'on s'entendit, en effet... à la ma-
nière des casuistes de Pascal, chacun gardant son opinion et
s'efforçant de la faire passer subrepticement dans le texte. Camba-
cérès, Berlier, les rédacteurs du code civil tenaient pour le droit
d'accession ; les savans comme Fourcroy, les administrateurs
comme Regnault de Saint-Jean d'Angély, entendaient replacer les
mines sous la main du gouvernement. La direction intermittente
de l'empereur n'eut jamais complètement raison de ces dissidences;
il imposa sa manière de voir, sans pénétrer toutefois de sa pensée
les collaborateurs chargés de la traduire. 11 faut dire que, jusqu'à
la dernière heure ou peu s'en faut, son esprit, d'ordinaire si prompt
et si ferme, avait flotté dans une indécision singulière : tout con-
vaincu qu'il était que l'industrie des mines ne prospérerait qu'entre
les mains des concessionnaires de son choix, il n'entendait pas
qu'on touchât à la théorie classique de la propriété, restaurée par
le code civil. La solution du problème lui apparut, à la fin, dans le
rachat de la mine, suivi d'une sorte d'association entre le proprié-
taire du sol et le concessionnaire. « Personne, disait-il, ne soutien-
dra que le propriétaire de la superficie ne soit pas aussi propriétaire
du fonds. Dans la rigueur des principes, le propriétaire du sol
devrait être libre de laisser ou de ne pas laisser exploiter; mais
puisque l'intérêt général obhge à déroger à cette règle, que du
moins le propriétaire ne devienne pas étranger aux produits que sa
chose donne, car autrement, il n'y aurait plus de propriété... Mais
au delà, la propriété des mines doit rentrer entièrement dans le
droit commun. Il faut qu'on puisse les vendre, les donner, les hy-
pothéquer, d'après les mêmes règles qu'on engage ou qu'on aliène
une ferme, une maison, en un mot, un immeuble quelconque. »
Racheter le tréfonds minéral, convertir les di-oils antérieurs en une
redevance sur les produits, constituer ainsi la mine en propriété
distincte, l'attribuer à titre perpétuel à un propriétaire nouveau
5fS0 REVUE DES DEUX MONDES.
dioisi par le gouvernemenl et exploitant sous sa surveillance,
telle est. à grands traits, l'économie de notre législation minière.
Cette conception originale et vraiment séduisante était faite d'une
idée féconde et d'un expédient arbitraire : l'un et l'autre a porté
ses conséquences. Il était bon que la mine appartînt à l'exploitant,
comme au meunier son moulin, comme à l'agriculteur sa terre ; —
il était fâcheux que cette propi'iété nouvelle fût détachée de la
surlace et constituée d'autorité à ses dépens. Selon qu'on l'en-
visagera par l'un ou par l'autre côté, l'œuvre de IHIO nous appa-
raîtra, tour à tour, comme une construction mal ordonnée ou
comme le monument du génie.
Pensée géniale, assurément, que celle d'attendre de l'initiative
j)rivée ce qu'on avait demandé vainement jusqu'alors à l'interven-
tion du souverain; pensée d'autant plus profonde qu'elle allait à
l'encontre de l'opinion reçue, d'autant plus inattendue qu'elle coïn-
cidait avec les aberrations et les violences du blocus continental.
J'^n un pareil moment, l'entourage de l'empereur a\ait beau jeu
pour pousser aux mesuies radicales. La guerre maritime en per-
manence, la perspective de prochaines campagnes sur le continent,
n'étaient-elles pas une raison péremptoire de mettre à la disposi-
tion de l'administration toutes les richesses minérales du pays? La
France, en lutte avec tous les peuples et forcée de se suffire à
elle-même, pouvait-eUe se reposer sur les intérêts particuliers du
soin d'amener au jour les substances indispensables à sa produc-
tion industrielle, à sa défense même? Puisque l'État, par ses attri-
butions de police, avait déjà un pied dans la mine, puisqu'il ne lui
restait plus qu'un léger efiort à faire pour s'y installer en maître,
n'était-ce pas le cas d'aller jusqu'au bout, quand l'incurie ou l'in-
capacité pouvaient laisser la nation désarmée en face de ses voi-
sins? Pour l'homme de guerre et pour l'autocrate, l'occasion était
tentante, le prétexte plausible.
L'empereur résista pourtant, sachant bien que le seul témoi-
gnage eflicace de sollicitude qu'il pût donner aux mineurs était de
•aire la plus large part à la responsabilité et à rinitiati\e indivi-
duelles. C'est ici que se montrait l'habituelle sûreté de coup d'œil
du maître. Connaissant mieux que personne, pour en avoir reforgé
de sa main les maîtresses pièces, le vaste mécanisme administratif,
dans lequel la notion abstraite de l'État vient prendre corps, il
savait les services publics incapables de tirer des mines un bon
parti. Non pas (ju'il appréhendât la force d'inertie des bureaux; —
un gouvernement lort en aura toujoui's raison, — mais parce qu'il
tenait pour absolument incompatibles la condition du lonctionnaire
(M celle du chef d'industrie. La gt'-rance du bien d'autrui, (lu'elle se
LA PROPRIETE DES MINES.
581
l
►
nomme tutelle, régime dotal ou fonction publique, est par-dessus
tout prudente et ménagère, ennemie jurée des aventures, condam-
née parfois à sacrifier de sérieuses chances de gain à la crainte
d'une perte légère, plus soucieuse de conserver que d'accroître le
dépôt commis à sa garde, retranchée, par toutes ces raisons, der-
rière une triple enceinte de lormalités et de garanties, et, pour la
caractériser d'un mot, essentiellement défensive. Que ceux quelle
protège s'y trouvent souvent à la gène, personne ne le nie, et per-
sonne néanmoins ne proposera sérieusement de faire tomber ces
barrières; car le jour où l'on attribuerait, par exemple, au mi-
nistre des travaux publics le monopole de l'exploitation des mines
avec pleins pouvoirs, il y aurait la même raison d'autoriser le mi-
nistre des finances à faire la banque pour le compte de l'État avec
les fonds du Trésor. On pourra réformer certains abus, économiser
les forces et les mieux répartir, imprimer, à tous les degrés de la
hiérarchie, une impulsion plus énergique et plus rapide; on n'arri-
vera jamais à établir la situation de l'État vis-à-vis de ses repré-
sentans sur le pied de confiance presque absolue d'une comman-
dite. 11 le faudrait pourtant, si l'on voulait assurer aux fonction-
naires la liberté d'esprit, la rapidité de décision, l'initiative hardie
que réclame une entreprise industrielle et, plus que toute autre,
la direction d'une mine, où les plus graves difficultés techniques
viennent se compliquer des risques d'une exploitation commerciale.
Propriété nationale, la mine est fatalement frappée de stérilité ;
propriété publique ou collective, elle serait une cause permanente
de troubles. Nous voyons ce qu'en ferait une administration
d'État. Si l'on veut savoir ce qu'elle deviendrait entre les mains
d'une communauté d'habitans, de curieuses révélations vont nous
l'apprendre. Il s'agit des mines de fer de Rancié, attribuées,
depuis 1293, aux habitans des huit communes de la vallée de Vic-
dessos, dans l'Ariège, par une charte de Roger, comte de Foix,
leur seigneur. L'autorité seigneuriale s'était complètement désinté-
ressée de l'exploitation du minerai, qui fut ainsi livré au pillage.
Pendant cinq cents ans, la mine ne connut d'autre régime légal
que l'anarchie absolue, tempérée de temps à autre par des exécu-
tions sommaires, lorsque les désordres, devenus intolérables, appe-
laient l'intervention du seigneur. A la Révolution, les droits des
mineurs de Rancié furent respectés; la législation de l'empire n'y
porta pas non plus atteinte. Pour la forme, on régularisa la situation
par une concession nominale au profit des communes de la vallée ;
en fait, l'extraction collective des habitans s'est continuée comme
devant. En 1835, l'État, pour mettre un terme aux abus, a pris la
direction des travaux et les fait diriger par le service des mines.
M. Fougerousse, qui a visité l'exploitation en 1883, en a rapporté
582 REVUE DES DEUX MONDES.
l'impression la plus attristante : des procédés rudimentaires, une
réglementation despotique, la tyrannie de l'égalité ; pour l'entre-
prise, nul progrès possible ; pour les mineurs, une existence de
servitude et de misère. Gomme le droit au minerai appartient éga-
lement à tous les communistes, le nombre des heures de travail
accordées à chacun et les quantités qu'il peut enlever journellement
sont rigoureusement limités; mais, en haine des privilèges, les
ouvriers actifs qui ont fini les premiers leur tâche quotidienne sont
tenus d'attendre, les bras croisés, les retardataires, pour remonter
tous ensemble. A la sortie, chacun fait vérifier sa charge; tout le
minerai extrait en excédent des quantités réglementaires est impi-
toyablement confisqué au profit du fonds commun (1).
Avec un pareil régime, la situation des ouvriers ne peut être que
déplorable. Les mineurs de Rancié n'ont, par mois, qu'une ving-
taine de journées de travail productif, le surplus étant employé aux
réparations et au boisage. Le produit de la journée est de 2 fr. 60;
c'est la seule ressource du mineur, car la nature du pays ne lui
permet pas d'employer aux travaux des champs ou à une industrie
quelconque le temps que lui laisse la limitation des heures de tra-
vail; aussi, beaucoup émigrent périodiquement, comme font les
Lucquois à l'époque de la moisson. L'extraction reste alors en souf-
france, et, pour conjurer le mal, l'administration, paraît-il, a pris
un arrêté qui permet de retenir sur place la totalité des mi-
neurs valides, « dans les circonstances où leur présence est néces-
saire pour mettre la production journalière de la mine en rap-
port avec les besoins des forges, » Les réquisitions, la corvée, le
servage de la glèbe, voilà donc le dernier mot du système. C'est
fatal et logique, le point de départ une fois admis. On prétend placer
les raines dans le domaine public, parce que la société a un intérêt
majeur à ce que les richesses minérales ne restent pas inexploitées;
il faut alors que l'exploitation soit assurée coûte que coûte. On
attachera donc le mineur à sa fosse, comme le manant jadis à son
sillon ; et ce qu'on fera pour la mine, on devra le l'aire, à plus forte
raison, pour les objets de première nécessité, pour la culture des
céréales et de la vigne, pour l'industrie des textiles, — la nourriture
et le vêtement étant aussi indispensables à l'honmie que les mé-
taux et les combustibles. Telle est la riante perspective offerte aux
classes laborieuses.
L'action administrative ne profite pas mieux à la mine qu'au mi-
neur. A Rancié, h; j)eu d'initiative que laisse aux agens de l'Etat
l'étrange coutume locale est encore paralyst' par la centralisation et
par la mobilité du personnel. Tous les travaux doivent, suivant leur
(!) Fougoroansc, la Mine nu mineur, l'aris, 188i.
LA PROPRIÉTÉ DES MLNES. 583
importance, être autorisés par le ministre ou par le préfet; c'est le
préfet qui veille à ce que l'exploitation réponde aux besoins de la
consommation locale ; c'est lui qui taxe le prix du minerai et qui
fixe le nombre des tombereaux à extraire. Tout se traite par cor-
respondance, avec Paris ou avec la préfeciure. Les ingénieurs des
mines, placés dans cette situation subalterne, ne peuvent guère
prendre goût à l'exploitation qu'ils dirigent, et comme, par lui-
même, le séjour de Rancié n'a rien qui les retienne, leur unique
ambition est d'en sortir. De 1813 à 1883, on a calculé qu'il est
passé par ce poste vingt ingénieurs, sur lesquels cinq sont restés
en lonctions moins d'un an, quatre moins de deux ans, deux moins
de trois ans. 11 est probable que, pendant la même période, la pré-
lecture de l'Ariège n'a pas changé moins souvent de titulaire. Aussi
les projets restent à l'étude pendant des années avant d'aboutir. Tel
était, du moins, l'état des choses en 1883. Ici, notons-le bien, rien qui
soit imputable au régmie spécial de Rancié, cette institution féodale
respectée par la civiUsation moderne; rien que le fonctionnement
normal de notre organisme administratif. Ces circuits, ces hésita-
tions, ces retards, on les retrouverait dans toutes les exploitations
minières le jour où on les aurait enlevées à l'industrie privée :
partout il faudrait s'attendre à voir la direction changer fréquem-
ment de mains et procéder avec une lente régularité, car l'adminis-
tration publique ne tient debout que par la hiérarchie, l'avance-
ment et le contrôle.
Toutes ces combinaisons n'iraient qu'à ruiner la production
nationale. L'extraction en commun par un groupe de mineurs tra-
vaillant chacun pour son compte est forcément désastreuse, avec
ou sans surveillance administrative, dès qu'elle s'exerce sur une
grande échelle; Texploilation en régie par l'État est condamnée
par la science économique. Une entreprise industrielle ne prospé-
rera jamais que sous la direction d'une personne privée agissant à
ses risques et périls.
Sur l'intuition de ce simple aperçu, Napoléon, imposant silence aux
théoriciens qu'il n'aimait guère, pouvait donc prendre parti, sans
qu'il valût la peine de pousser plus avant la discussion métaphysique
du droit domanial. Quelle utilité, en efTel, d'attribuer à la nation
un bien qu'elle est hors d'état d'exploiter directement? Et, du mo-
ment qu'elle doit se substituer un simple particulier, pourquoi
lésiner et retenir? Les concessions temporaires, l'airermage, on
les avait vus à l'œuvre sous les précédens régimes, et l'expé-
rience les avait condamnés. Dans l'industrie des mines, la part
de l'imprévu est si large, le travail si longtemps stérile, les frais
tellement considérables, qu'on ne peut ni laisser à l'exploitant
trop d'indépendance, ni lui assurer un trop long avenir, ni
ôSi REVUE DES DEUX MO-<LES.
trop alléger sps charges. De tous les droits reconnus par la
législation ci^i]c, le mieux défini, le plus complet, le plus éner-
gique et le plus durable, la propriété, en un mot, est le seul qui
réponde aux exigences et au caractère de l'exploitation minérale.
Donc, pour la mine, plus de situation précaire et équivoque, mais
le régime normal de tous les fonds de terre : « Une propriété à
laquelle toutes les définitions du code ci\ il puissent s'appliquer, »
cette idée revient sans cesse dans la bouche de Tempereur. S'il
avait pu la faire passer complètement dans sa loi. les entreprises de
mines étaient désormais à l'abri. Le droit commun, c'était la pro-
priété souterraine faisant cause commune avec la propriété territo-
riale et participant de son inviolabilité. Mais pour pouvoir la mettre
sous la protection du code civil, il fallait l'y rattacher, avant tout,
par ses conditions d'origine, faire, de la réunion de la raine à la sur-
lace, la base de la législation minérale. En reculant devant cette
conséquence, on compromit l'application du |)rincipe : une pro-
pri(Mé conférée par l'Etat, une propriété née d'une éviction, ne sera
jamais une propriété de droit commun.
VI.
11 est surprenant que, partisan déclaré comme il l'était de la pro-
priété privée des mines, et reconnaissant, d'autre part, le maître du
fonds supérieur ])our propriétaire originaire du tréfonds minéral,
Napoléon n'ait pas jugé tout naturel de le maintenir en possession,
sauf à l'assujettir, comme exploitant, à des règles spéciales, au
lieu de le dépouiller en l'indemnisant. Sans doute, l'exploitation
des raines par les propriétaires du sol n'avait donné jusqu'alors
que des résultats déplorables; mais on aurait dû se dire que pré-
cisément ce qui avait manqué au droit de tréfonds constitué par la
loi de 1791, c'était la perpétuité et le contrôle, — les concessions ne
pouvant, d'après cette loi, dépasser le terme de cinquante années,
et l'exploitation n'étant soumise à aucune surveillance jusqu'à cent
pieds de profondeur. Une combinaison aussi vicieuse ne prou\ait
rien contre le rattachement pur et simple de la mine à la surface
avec l'exploitation soumise à une réglementation spéciale. Au vrai,
la raison décisive des prédilections de l'empereur pour les con-
cessions administratives, c'est qu'elles devaient plus étroitement
inféoder les propriétaires de mines à l'administration, tout en leur
laissant les risques : un concessionnaire, en efîet, restera tou-
jours, quoi qu'il fasse, l'obligé du pouvoir qui lui a donne l'inves-
titure; il lui doit foi et hommage : bons rajiports avec les autorités
publiques de tout ordre et de tout rang, respectueuse déférence
aux injonctions, aux désirs mêmes des ingénieurs de l'État.
LA PROPRIÉTÉ DES MINES. 585
Jusque-là, rien que de très naturel, et Napoléon n'entendait pas
exiger davantage ; au début de la discussion, il s'en était nettement
expliqué. Ses idées sur le rôle du corps des Mines dépassaient même
en libéralisme celles de la Restauration et du gouvernement de
Juillet. Faire régenter par de jeunes fonctionnaires frottés de théorie
des praticiens expérimentés qui risquaient leurs capitaux lui
semblait, disait-il, le comble du ridicule. Hors le cas d'infraction
à la loi ou de péril imminent, il voulait que l'administration se
bornât à conseiller et à avertir. Mais c'était un terrain glis-
sant, et ni Fourcroy, ni Regnault de Saint-Jean d'Angély n'étaient
gens à l'arrêter sur la pente. Eh quoi! l'on venait d'enlever la mine
au propriétaire du sol, à seule fin de l'attribuer au plus capable;
on corrigeait le hasard par une sélection intelligente ; était-ce donc
pour immédiatement abdiquer entre les mains d'un nouveau-venu
sans qu'il eût fait ses preuves, pour assister les bras croisés à des
caprices ruineux pour l'avenir de la mine? Le gouvernement, mo-
ralement responsable de son choix, pouvait-il se désintéresser des
agissemens du concessionnaire? Son devoir étroit n'était-il pas, au
contraire, de prévoir tout ce que la situation, la nature de chaque
gisement, réclamaient de précautions spéciales? L'empereur se
rendit, et si complètement que, par crainte de désarmer l'adminis-
tration, il finit par lui donner toute autorité sur le concessionnaire.
L'article !i9 de la loi déclara que : « Si l'exploitation est restreinte
ou suspendue, de manière à inquiéter pour la sûreté publique ou
les besoins des consommai e tirs, les préfets, après avoir entendu les
propriétaires, en rendront compte au ministre de l'intérieur, jyo//r ?/
être pourvu ainsi qu'il appartiendra. »
Le régime du bon plaisir n'avait pas d'autres formules. Donner
d'une main, reprendre de l'autre, cette double tendance, tour à
tour autoritaire et Ubérale, est le trait physionomique de Napoléon
législateur : respect absolu et protection aux droits des citoyens, oui ;
mais tant qu'ils ne feront point échec à la toute-puissance du gou-
vernement. Un préfet, des bureaux, juges en dernier ressort de l'état
du marché, des besoins de la consommation et des moyens d'y
satisfaire, c'est quelque chose de plus grave encore que les mono-
poles et que la loi du maximum. Pour l'exercice de ce pouvoir exorbi-
tant, on vit surgir, à côté de chaque décret de concession, un
volumineux cahier des charges réglant l'extraction dans ses plus
minutieux détails, fixant les rappoits du concessionnaire et du pro-
priétaire de la surlace, parfois mémo attribuant à des tiers une
quote-part des substances à extraire (l). Lt comme, après tout, il
(1) Les concessions de mines d'antlmicite dans les Haiites-Aljies élablissent, au
h profit des communes, une sorte de droit d'alïouage sur les produits.
586 RliVUE DES DEUX MONDES.
vaut mieux prévenir que réprimer, comme, en toutes choses, le
pire des maux est encore l'incertitude, j'imagine que les intéressés
y trouvèrent une garantie. Dans cet acte, par lequel l'administration
disposait, en somme, du bien d'autrui, elle aflecta de plus en plus
les allures d'un propriétaire qui, par convention, se dessaisit de sa
chose, qui dicte ses conditions à son acquéreur ou donataire, avec
le redoutable sous-entendu de la révocation pour le cas où il viendrait
à y faillir. La déchéance était au bout, — cette sanction suprême
de tous les contrats de l'État. L'empereur avait eu beau rayer de
sa main le titre qui la consacrait, — en 1838, elle s'établissait dans
la loi. Quand des jurisconsultes imbus du respect des droits acquis
protestèrent, quand ils représentèrent la mesure comme en oppo-
sition flagrante avec l'esprit du droit minier, on leur ferma la bouche
avec ces mots draconiens de l'article h9 : « Pour y être pourvu
ainsi qu'il appartiendra. » De ce jour, la propriété du concession-
naire retomba dans la condition subalterne d'où Napoléon avait
voulu la sortir.
VU.
Elle trouvait, dans sa séparation de la surface, une nouvelle
cause de précarité et de trouble ; et c'était là encore une consé-
quence du système bâtard qui avait prétendu concilier le droit
commun et le privilège. Quand on eut décidé que la mine serait
une véritable propriété, mais une propriété conférée par l'État, il
fallut savoir ce qu'on mettrait dans le lot du concessionnaire. On
pensa tout d'abord à lui faire racheter le sol, mais cette idée fut
abandonnée presque aussitôt ; la charge aurait été trop lourde, et
l'atteinte à la propriété foncière trop flagrante. On se contenta donc
de déclarer que le dessus et le dessous formeraient deux proprié-
tés séparées, en laissant à la pratique le soin de fixer leurs limites
respectives. C'était lui demander l'impossible. Sans la couche do
terre qui la contient, la mine n'est qu'un être de raison, un pur con-
cept philosophique, «un fief en l'air. » La concession emporte donc,
au profit de celui qui l'obtient, attribution d'une partie du sol;
mais laquelle? Ni la loi, ni les cahiers des charges ne sauraient
nous répondre, et la raison en est simple : c'est le gisement
qui forme le noyau de la nouvelle propriété conférée par l'État;
cependant l'allure et la configuration d'un gisement métallique ne
peuvent être exactement connues avant le moment oi'i on l'exploite;
ce qu'il occupe du tréfonds, l'autorité qui le concède l'ignore.
Tréfonds, superficie, ces mots n'ont d'ailleurs par eux-mêmes
aucune signification précise. Où le tréfonds commence, où la super-
ficie s'arrête, on n'en sait rien; tout dépendra de l'allure et de la
LA PROPRIÉTÉ DES ML\ES. 587
profondeur du gîte. C'est pourquoi, dans l'acte de concession, la
mine n'est désignée que par le nom ou le numéro des parcelles
sous lesquelles elle s'étend : c'est sur le plan terrier qu'on trace
son périmètre (1). Cette propriété foncière oîi l'élément foncier est
l'accessoire, ce domaine souterrain qui ne peut être délimité qu'à
la surface de la terre, — autant d'anomalies qui se traduisent, en
pratique, par des controverses presque insolubles. A qui, par
exemple, appartiendront les couches intermédiaires du sol? Au
concessionnaire de la mine ou au propriétaire de la superficie?
Même question pour la portion du tréfonds située sous la mine.
Sera-t-elle rattachée à la concession ou demeurera-t-elle réunie à la
surface? L'État pourra-t-il faire des concessions nouvelles, soit au-
dessus, soit au-dessous de la première, et dans ce cas, à qui
reviendront les redevances et les indemnités d'occupation? 11 y a
quelque cinquante ans que la discussion reste ouverte. Tout cela,
pour s'être engagé témérairement dans le labyrinthe des abstrac-
tions du droit; on prétendait créer, on n'arriverait même pas à
définir.
Le coup de baguette qui faisait deux propriétés d'une seule ne
pouvait rompre les attaches de la surface et de la mine ; la loi les
a dissociées sans parvenir à les disjoindre ; comme la nature en ses
jours de monstrueux caprices, elle a donné deux têtes à un même
corps. Une déhmitation plus ou moins exacte, plus ou moins arbi-
traire, des deux propriétés, — superficielle et souterraine, — les ren-
drait d'ailleurs distinctes, mais non point indépendantes. Entre des
mains différentes, elles demeurent vis-à-vis l'une de l'autre dans un
état pei-pétuel d'assujettissement et de gêne. La surface doit l'accès
à la mine ; la mine doit « le support » à la surface. Investis de droits
égaux, les deux propriétaires ne peuvent les exercer sans se con-
trecarrer et se nuire. En minant le sol, on ébranle les construc-
tions; en construisant, on surcharge le plafond et l'on risque
d'effondrer la mine. Va-t-on défendre au « iréfoncier » de creuser
pour permettre au « superficiaire » de construire, ou, à l'inverse,
mettra-t-on la surlace en interdit dans l'intérêt de l'exploitation
souterraine? Question capitale, à laquelle on n'entrevoit pas de
réponse satisfaisante, car, quoi qu'on fasse, l'un des deux intérêts
est sacrifié forcément. La hberté laissée au propriétaire du sol,
c'est l'extraction paralysée ou compromise ; l'interdiction des con-
structions no jvelles, c'est la surface à jamais dépréciée. Au demeu-
rant, mieux vaudrait encore cette dernière alternative, qui n'enlè-
(1) «L'étendue de la concession sera déterminée par l'acte de la concession; elle
sera limitée par des points fixes pris à la surface du sol et passant par des plans ver-
ticaux menés de cette surface dans l'intérieur de la terre à une profondeur indéfinie.»
(Loi du 21 avril «810. art. 29.)
588 REVUE DES DtLX Al0.^bt^.
veraii au propriétaire qu'une laculté dont il n'a pas encore fait
usage; mais comment imposer le statu q/io à la surface sans l'im-
poser en même temps à la mineV Et pour la mine, ce serait l'arrêt
fatal. Ne faut-il pas, en effet, dès que l'extraction se développe, ouvrir
de nouveaux puits, installer de nouvelles machines, donner de nou-
velles issues aux eaux souterraines? On a donc dû non-seulement
laisser le concessiormaire exploiter librement, mais encore lui per-
mettre de prendre ce dont il a besoin à lleur de sol, et cela non pas
une fois pour toutes au début de l'entreprise, mais, au fur et à me-
sure de ses besoins, pendant la durée indéfinie de la concession.
C'est à quoi l'article h!i de la loi de 1810 a largement pourvu. Il n'y
a d'exception que pour le terrain situé dans le voisinage immédiat
des habitations ou des enclos y attenant, « l'asile des jouissances
domestiques, » — auquel la loi de 1810 accorde un rayon de pro-
tection de 100 mètres, réduit à 50 par la loi du 27 juillet 1880.
A cette réserve près, le droit d'occupation est attribué d'une ma-
nière presque illimitée : pour l'établissement de magasins et d'ate-
liers, pour la préparation métallique des minerais et le lavage des
combustibles, pour l'ouverture de routes d'accès, même de che-
mins de fer, quand ils ne doivent pas modifier le relief du sol.
Dépossession immédiate du tréfonds, occupation éventuelle de la
surface, tout cela, en dépit des réticences, des artifices de langage,
n'est en définitive que l'expropriation, et, qui pis est, l'expropria-
tion fonctionnant au profit d'un particulier, — puisqu'aux yeux de
la loi le concessionnaire de mines est un propriétaire comme un
autre. Nouvelle inconséquence, etnouvelle cause aussi de tiraillemens
et de disputes. En quoi? va-t-on dire. Le propriétaire du sol n'est
pas lésé : la loi lui accorde, en cas d'occupation, une indemnité
double de la valeur de son terrain, et, pour ce qui est des dom-
mages accessoires, de l'interdiction de bâtir, de la dépréciation de
l'immeuble, de la menace d'occupation, la redevance assise sur la
mine en est une compensation sufFisanle. Simple question d'argent.
Oui, mais bien délicate et complexe dans la situation mal définie
des deux propriétés rivales, avec les données conjecturales de la
science sur la consistance et la richesse des mines à ouvrir, et qui
rendent la difficulté inextricable. Le propriétaire du dessus est
troublé par un acte de l'autorité publique; on serait donc porté,
dans le doute, à le traiter favorablement. Mais, pour peu qu'on
lasse pencher de son côté la balance, le concessionnaire va se
plaindre qu'on aggrave ses charges financières déjà si lourdes. Ce
n'est pas tout. Comme si l'on avait voulu compliquer encore les
choses, on interdit aux intéressés de s'entendre ; la loi tient pour
non avenus leurs arrangemens amiables; c'est au gouvernement
qu'elle réserve le droit sans appel de fixer la redevance, avant la
I
LA PROPRIETE DES MINES. 589
concession, au moment, par conséquent, où les conditions du gise-
ment sont encore un problème.
Et puis, plus ou moins onéreuse, plus ou moins équitablement
réglée, cette redevance perpétuelle, ce tribut imposé à la mine,
— pour prix, disait-on, de son indépendance, en est la négation
même. Par cette condition constitutive, le tréfonds relève du fonds
supérieur, et plus durement qu'aucun fief au moyen âge. Supposez
la redevance proportionnelle à l'extraction, — toute autre base est,
en effet, arbitraire et divinatoire; — voilà, du coup, le propriétaire
du sol investi du droit de surveiller l'exploitation ; il pourra vérifier
les livres, au besoin même enjoindre au concessionnaire de pousser
ses travaux avec plus d'activité. Et qu'on n'aille pas croire que
j'exagère; le cahier des charges général du bassin houiller de la
Loire l'y autorise expressément : autre contradiction des auteurs de
la loi, qui rêvaient d'une propriété parfaite et qui ont ressuscité,
sans le savoir, la rente foncière ou le bail à champart. N'allons pas
pourtant, de dépit, supprimer la redevance, la réduire à une
somme insignifiante; elle est, pour le propriétaire foncier, la
compensation obligatoire de tout ce que le dédoublement de sa
propriété lui enlève ; comme Napoléon le faisait remarquer, si l'on
ne prenait rien au possesseur du sol, il ne lui serait absolument
rien dû : dès lors qu'on le dépouille, il faut l'indemniser loyalement.
Mais, en fait, les tendances régaliennes, reprenant presque aussitôt
le dessus, ont dérangé l'économie et détruit l'équilibre de la loi.
Sauf dans le bassin de la Loire, la redevance imposée au profit de
la surface est purement nominale; ce n'est plus qu'un hommage
au principe de la propriété, « une politesse à l'article 55'2 du code
civil. »
Au surplus, et même avec la perspective d'un dédommagement
raisonnable, la découverte d'une mine sera toujours envisagée avec
effroi par le propriétaire, du moment que cette bonne fortune n'est
pas pour lui. II n'est pas sûr que la redevance couvrira le préju-
dice matériel dont il se sent menacé ; le sacrifice, d'ailleurs, de ses
convenances et de ses habitudes passera souvent, et de beaucoup,
la réparation pécuniaire qu'on lui promet. Il fera donc tout au monde
pour entraver les recherches sous son domaine. Il a fallu connnis-
sionner, en quelque sorte, les explorateurs, et organiser une procé-
dure spéciale pour leur mettre la sonde en main. Après la délivrance
des concessions, c'est le même mauvais vouloir; on paralyse, par
constructions nouvelles, le droit d'occupation du concessionnaire;
l'esprit de spéculation trouve le moyen d'exploiter contre lui les
salutaires prohibitions légales, sans lesquelles la propriété du sol ne
serait qu'un vain mot. Pour mettre un terme à cette situation into-
lérable, les propriétaires de mines se résignent souvent à subi: Ja
590 REVUE DES DEUX MONDES.
loi de leurs incommodes voisins et à racheter la surface à prix d'or;
la propriété, malencontreusement démembrée, rassemble ainsi ses
tronçons épars : elle cherche à se reconstituer, de bas en haut.
Mais ici encore, le législateur de 1810 a comme pris à tâche de
perpétuer l'antagonisme. Il décide que, même réunies dans une
seule main, la mine etla surlace resteront néanmoins distinctes. Bien
plus, malgré la concession de la mine au propriétaire de la sur-
face, la redevance n'est pas écartée; on la fixe pom* maintenir en
principe et rendre toujours possible en fait, la division des deux
propriétés super])osées. On voit à quel point Napoléon s'était épris
de sa clihnère, l'importance qu'il attachait à ce dualisme imaginé
par lui pour le raalheui' commun de la surface et de la mine.
YIII.
Les conséquences ne pouvaient manquer de se produire. Les
fonctionnaires de l'empire avaient vu avec dépit l'industrie minière
échapper à leur tutelle, et ne dissimulaient nullement le dessein
de ressaisir, au premier moment, leurs anciennes prérogatives. Au
cours de la discussion, un jour que l'on se préoccupait des garanties
à donner à la nouvelle propriété souterraine, Cambacérès avait laissé
échapper en plein conseil d'État cet aveu : « Qu'arrivera-t-il si le
système ne marche pas? On élaguera par des décisions, des instruc-
tions, des avis, toutes les dispositions qui gênent, c'est-à-dire toutes
celles qui sont en faveur de la propriété; ainsi la propriété sera
ruinée, précisément pour avoir été trop protégée. » L'impatience
des autoritaires n'attendit même pas que l'événement eût justifié
les préventions. Dès le 3 août 1810, la circulaire ministéiiellc,
donnée pour l'application de la loi, représentait les mines comme
des propriétés publiques, et déclarait qu'en cas d'abandon elles
feraient retour à l'État comme biens vacans et sans maître. Trois
ans plus tard, le gouvernement demandait au conseil d'État d'orga-
niser une procédure de déchéance. L'inondation des houillères de
Rive-de-Gier fournit, en 1838, un prétexte à renouveler la tenta-
tive, avec plein succès cette fois. Ce fut la commission de la
chambre des pairs qui proposa la mesure et la fit adopter par voie
d'amendement au projet ministériel. Du même coup on astreignit
les co-propri('taires de mines à se soumettre à une direction
unique. De 18/i7 à 1852, les projets de réformes se succèdent
presque sans interruption : c'est d'abord le système de l'adjudica-
tion publique que les ministres de Louis-Philippe proposent de
substituer aux concessions administratives; en i8/i8, le régime de
rex|jluilation directe par l'état est mis en avant; en 1852, Louis-
f
LA PROPRIÉTÉ DES MINES. 591
l>{apoléon interdit, par simple décret, la réunion des concessions à
peine de déchéance. Puis le silence se fait jusqu'aux dernières
années de l'empire; — une tentative isolée de M. Dalloz, vers 1860,
ne mérite d'être citée que pour mémoire; — en 1866, cependant, le
nouveau régime économique inauguré par les traités de commerce
amène l'abrogation de la législation spéciale sur le minerai de fer.
La crise houillère de 1872-1873 réveilla la question. On sait com-
ment le gouvernement ouvrit une enquête et les plaintes qu'y
firent entendre les exploitans : les redevances tréfoncières et les
indemnités pour occupations à la surface grevaient lourdement lem-
budget ; il y avait nécessité de restreindre la servitude de protec-
tion établie dans un rayon de 100 mètres autour des habitations et
des clôtures murées ; ils réclamaient, en outre, la faculté d'établir
leurs voies d'accès, — routes, canaux, chemins de 1er, — non-
seulement au-dessus de la concession, mais au besoin à travers les
propriétés voisines. La loi du 27 juillet 1880 leur donna satisfac-
tion sur ces deux derniers points. Et cependant six ans à peine
avaient passé, que de nouveau l'idée d'une refonte de la législation
des mines revenait sur le tapis.
Cette instabilité, ces conflits sans cesse renaissans, nous en
avons montré la cause. Démembré de la superficie et protégé de
l'administration, équivoque dans ses rapports avec le fonds supé-
rieur et précaire vis-à-vis de l'État, mal dégagé de ses anciennes
attaches régaliennes, et en même temps réfractaire aux défini-
tions du code civil, le di'oit des concessionnah'es de mines ne peut
fonctionner dans des conditions absolument normales. Est-ce un
motif suffisant pour renoncer à un régime qui, malgré tout, a fait
ses preuves? Le conseil d'État s'est toujours prononcé en sens
contraire. A toutes les époques et sous tous les régimes, en 1878
comme en 18/i8 et en 1866, — il s'est mis à la traverse, et ses re-
présentations avaient, jusqu'ici, fait abandonner l'idée d'un rema-
niement général dont il lui paraissait que les inconvéniens dépas-
seraient de beaucoup les avantages. Les auteurs des récentes pro-
positions de réforme se défendent d'ailleurs de porter atteinte aux
bases de notre droit minier. Tous, sans exception, protestent qu'il
s'agit seulement d'améliorations de détail. Nous avons voulu montrer,
en interrogeant les traditions et l'histoire, dans quel esprit cette
revision, respectueuse des principes actuels, devrait être tentée, si
elle a lieu. Quant aux théories beaucoup plus radicales auxquelles
la préparation du nouveau code général des mines a donné l'occa-
sion de se produire, elles seront l'objet d'une prochaine étude.
René de Récy.
LA REFORME
DE
L'OUTllOGlUPHE FRANÇAISE
Le silence ne serviraii plus à rien : la question de la réforme
orthograpliique est de nouveau soulevée. Ce débat qui dure, avec
des alternatives de repos, depuis trois siècles, vient de se rouvrir
bruyamment. Une véritable agitation est commencée. Un savant
professeur du Collège de France, 'SI. Louis Havet, s'est mis à la tète
du mouvement : deux sociétés le soutiennent (1; ; une pétition ha-
bilement rédigée est adi-essée à l'Académie française. Dans la dis-
cussion, à côté des anciens argumens, — les mêmes que produisait
Perrot d'Ablancourt ou Beauzée, — nous en voyons figurer de
nouveaux, tirés les uns des progrès de la science, les autres de
notre état social, des intérêts de notre enseignement ou de l'ex-
tension de noire influence dans le monde.
Je ne saib trop si les hommes d'expérience ont vu avec plaisir
se rallumer cette querelle. Comme pour ces vieux édilices où l'on
craint de commencer les réparations, car on ne sait, une fois
les architectes en train, où s'airèteront les remaniemens, les gens
sages, en présence des projets de réforme, ont dû secouer la tête.
Je suppose qu'ils ont considéré sans aucune satisfaction pétition
et pciiiiounaircs. Mais, puisque l'opinion i)ublique est saisie, lo
mieux est encore d'examiner les choses posément. Tout n'est pas à
(I) La nouvi'te ortuyiah . journal enciciupcdique. Ufiiacti'iir en rliof : M. l'aul
l'assy. — Iji Socioti' philologiqui' françiiise. Fi-ésideut : M. Pitrre MaKfzin.
LA REFORME DE LORTHOGKAPHE FRANÇAISE. 593
rejeter parmi ces demandes : certaines réclamations sont légitimes.
On ferait croire qu'elles le sont toutes, en ayant l'air de ne pas
entendre.
Ce qui, dans cette alï'aire, déroute un peu les spectateurs, c'est
l'attitude des philologues et des érudits. L'homme du monde, rai-
sonnant d'après ses souvenirs de collège, s'attendait à trouver en
eux les détenseurs de la tradition. Ne s'agit-il pas des origines la-
tines de notre langue? N'est-ce pas aux savans de protéger cet héri-
tage du passé? Ainsi, le français corps ne rappelle-t-il point par
son p le latin corpus, le nom de nombre vingt n'a-t-il pas gardé
fidèlement le g du latin viginti^ dans Y au de taureau ne retrou-
vons-nous pas la diphtongue du latin taurus? On considérait avec
complaisance ces prétendus restes de construction romaine : on
supposait qu'une filière ininterrompue rattachait une orthogra-
phe à l'autre. Grande fut donc la surprise, quand les philologues
de profession déclarèrent que ces caractères ne faisaient que les
gêner, que l'orthographe non étymologique serait de beaucoup la
meilleure, et qu'il vaudrait mieux écrire cors, vint et toreau; que
telle était d'ailleurs la mode du xii^ siècle, c'est-à-dire du temps
où la France possédait l'orthographe la plus exacte et la plus ra-
tionnelle.
(c II y a des braves gens, dit l'un des plus actifs promoteurs de
la réforme, qui voudraient voir respecter l'orthographe actuelle
pour ses velléités étymologiques : qu'il leur soit dit, avant qu'ils
ouvrent la bouche, que le seul emploi de cet argument serait un
brevet d'ignorance... » Voilà une déclaration qui a le mérite au
moins de la netteté. Personne n'a envie de concourir pour ce brevet.
Ainsi, au moment où l'on crovait trouver un soutien chez les étv-
mologistes, ceux-ci retournaient contre l'orthographe leurs armes
de précision et la criblaient d'argumens historiques. Il n'est pas
jusqu'au vieux nom d'orthographe (assez mal formé d'ailleurs) qui
n'ait été mis à l'index : ortho — a été trouvé trop dogmatique. Il a
été remplacé par le nom de graphie, tiré du grec, ou par celui
dU'pel, imité de l'anglais spelling.
Dans cette guerre il est d'usage qu'on se renvoie réciproquement
le reproche de pédantisme, les uns trouvant ridicule qu'on touche
à de petites choses depuis longtemps établies et n'ayant aucune
importance par elles-mêmes, les autres ne comprenant pas qu'on
défende avec ténacité une érudition sans valeur, de pures chinoi-
series et des erreurs tant de fois constatCes. A continuer de ce ton,
on peut craindre que le public du dehors, prenant au mot les uns
et les autres, ne se débarrasse des deux dossiers en les mettant
dans un même sac et sous une seule et même étiquette. Il vaut
TOME XG\I. — 1889. 'i^
594 REVUE DES DECX MONDES.
mieux envisager cette discussion sans en surfaire ni en diminuer la
portée. Le dédain serait injuste : un débat auquel se sont mêlés de
leur personne Ronsard, Corneille, Bossuet, Voltaire, n'est au-dessous
de l'attention de qui que ce soit. L'orthographe française, c'est
aussi une parcelle de la France, et quand les mots de notre langue
se répandent dans le monde, le vêtement sous lequel ils se pré-
sentent n'est pas absolument indifîérent. Ce qui n'a pas moins
d'importance à nos yeux, c'est que ces vétilles forment l'occupation
et trop souvent le tourment de la jeunesse : s'il est possible d'al-
léger quelque peu ce fardeau, nous n'aurons pas perdu notre
temps.
I.
Avant tout, il faut connaître les réclamans. Nous allons donc les
présenter successivement au lecteur, en procédant par ordre,
c'est-à-dire en commençant par les modérés, en allant ensuite aux
radicaux, et en finissant par les révolutionnaires.
Par modérés, il faut entendre ceux qui, sans parti-pris général,
sans projet de bouleversement, trouvent qu'il y a dans notre ortho-
graphe bien des bizarreries, et qui voudraient les voir disparaître.
Il n'est pas difficile de fournir la preuve de ces bizarreries et le
seul embarras est do choisir. On nous dit, par exemple, que chan-
celer doit s'écrire au présent je chancelle, mais que modeler doit
faire y^ module. Pourquoi? La conformation de ces deux verbes est
exactement la même. On nous apprend que conlraindre prend un
a^ mais (\\iq restreindre exige un e : c'est cependant le même verbe.
Une des premières choses qu'on enseigne aux enfans, ce sont les
sept noms en ou qui, au lieu de prendre un s au pluriel, veulent
un X : genoux, bijoux, etc. Mais pour quelle secrète raison ne se
plient-ils pas à la règle commune? Persoiwie n'a jamais pu le dé-
couvrir. Deux forme deuxième, qui conserve Vx du primitif; mais
dix fait dizaine, qui change Vx en z. Qui peut pénétrer les motils
d'une réglementation si décousue?
Un casse-tête particulier de notre orthographe, véritable piège
tendu aux cominençans, ce sont les lettres doubles : il faut écrire
apporter, apprendre, appinivrir, mais on écrit apercevoir. Même
contradiction pour aggraver et agrandir. Canonnier a deux ;/ ;
mais timonier n'en a qu'une. Pourquoi coureur et courrier? Le
nom propie Courier a conseiTè le souvenir d'une orthographe plus
simple et plus rationnelle.
Ce sont là des inconsé([uences qui frappent à première vue. Mais
pour peu que nous y regardions de plus près, les contradictions
vont aller se nmltii)liant. Extension ci prifention ont la même ori-
LA RÉFORME DE l'orTHOGRAPHE FRANÇAISE. 595
gine : ils devraient donc s'écrire pareillement. Pourquoi d'une part
dortoir et d'autre part réfectoire? Pourquoi clientèle Qi tutelle?
Pourquoi écrivons-nous quelqu'un? L'orthographe quelcun semblait
exigée par la logique, du moment qu'on a chacun et aucun.
Venons maintenant à cette querelle des lettres étymologiques
qui dure depuis le temps des derniers Valois et qui, on le voit
bien, n'est pas près de finir, La cause du fait est aujourd'hui
connue de tous ; à côté des mots que le français a dh'ectement hé-
rités du latin par l'usage populaire, il en est d'autres que les clercs
ont tirés des livres. Ceux-ci nous sont arrivés en quelque sorte
tout crus et avec toutes les lettres qu'ils avaient en latin. La diffé-
rence entre raide et rigide, entre frCde et fragile^ entre métier et
ministère montre bien la différence de provenance. Mais non con-
tons d'une langue ainsi enrichie de termes savans, les érudits du
xv*" et du XVI'' siècle, tout remplis de leurs lectures, se sont com-
plu à donner un aspect latin aux mots populaires. En souvenir
des origines, on écrivit niepce au lieu de nièce., nuict au lieu de
nuit, beaulté au lieu de beauté. Même les noms propres n'y purent
échapper : ainsi Lefèvre, qui est le latin faber, de\int Lefebvre.
La ville d'Orléans, qui au moyen âge s'appelait Orlien., redevint
Aurelians. Les lecteurs de Rabelais connaissent bien cette verbo-
cination latiale, dont l'auteur de Pantagruel s'est gaîment moqué,
mais qu'il a trop fidèlement suivie dans son écriture. On orthogra-
phia au xvi" siècle u/i escrijjt, un plumtosnie, recebvoir son deub.
« Des groupes de consonnes, dit M. A. Darmesteter, vinrent de
toutes parts s'abattre sur l'orthographe. » Si le xvii® et le xviii^ siècle
ont réagi contre cette manie, si la plupart des lettres inutiles ont
été peu à peu éliminées, il en reste cependant assez pour que les
partisans d'une simplification, renforcés sur ce point par les amis
du pur moyen âge, aient largement de quoi exercer leur cri-
tique.
Une circonstance particulière leur a encore fourni des armes.
Grâce au progrès de la philologie , on a constaté qu'un certain
nombre de ces lettres prétendues étymologiques portaient à faux
et indiquaient une origine qui n'était pas la vraie. Nous écrivons
le mot poids avec un d qui a la prétention de rappeler le latin
pondus : mais il vient du participe poisum et devrait s'écrire le
pois. L''dà]eci\ï forcené n'a rien de commun avec la force : il désigne
un homme hors de lui, fors-sené, en italien, forsennato. 11 n'y a
aucune raison pour écrire vermisseau avec deux s : c'est un dimi-
nutif comme lionceau; on n'a qu'à penser à l'italien vermii-ello,
d'où le français vermicelle. Au contraire, morceau, qui s'écrit avec
un c, devrait avoir un .s .- au moyen âge, on disait morsel, lequel
a passé en anglais; c'est un diminutif de l'ancien participe moîs,
596 REVUE DES DEUX MONDES.
qui signifiait lui-même « une bouchée, un morceau. » Le français
scedit s'est enrichi, au xvi® siècle, d'un r, qui a l'intention de rap-
peler vaguement le latin sif/illum : mais on écrivait au moyen âge
seel, et la lettre ainsi insérée doit être regardée comme de pure
contrebande. Quelquefois la graphie olficiellc est un véritable n^n-
sens : comment peut-on écrire au masculin (tbsoita, dissous, quand
le féminin est absoute, dissoute? l'étymologie, non moins que la
régularité de la langue moderne, exigerait un t.
Disons tout de suite qu'il faut expulser à tout prix les lettres qui
doivent leur présence à une erreur d'état civil. Autrement, on se
servirait sans relâche de ces confusions, d'ailleurs peu nombreuses,
comme argument contre tout l'ensemble de l'orthographe. Quel-
ques fausses lettres étymologiques suffiraient pour jeter le discré-
dit sur toutes les autres. Nos pères n'ont pas été moins résolus :
mieux instruits, ils n'ont point hésité à écrire savant au lieu de
saœant, qu'on avait fait venir de scire, ou arnl au lieu de arct,
quoique les parlementaires fussent flattés de l'origine grecque
qu'on supposait à ce terme de procédui-e (1).
Ce sont là quelques spécimens des reproches qu'on peut adresser
à notre orthographe : reproches fondes, il faut l'avouer, et dont
plusieurs pourraient être évités sans grand'peine. Ceux qui élèvent
ces objections ne demandent aucun remaniement de fond : quelques
retouches sagement entendues les contenteraient. Ce ne sont point
des hommes à système : ils voudraient que l'état de choses actuel
présentât plus d'harmonie, ils en désirent donc implicitement le
maintien. Nous reparlerons plus loin de ce qui pourrait être fait
pour les contenter.
II.
Après ces premiers critiques, dont les observations portent sur
tel et tel mot, sur telle et telle règle, nous allons en trouver d'au-
tres qui étendent leur regard plus loin et qui voudraient réformer
l'instrument lui-même, c'est-à-dire l'alphabet et le système d'écri-
ture. C'est pour celte catégorie (|ue nous réservons le nom de néo-
graplies, dénomination qu'on a quelquefois employée d'une façon
un peu vague et un peu au hasard. Je m'empresse de dire que cette
épithète ne doit éveiller a priori dans l'esprit du lecteur aucune
idée défavorable. La néographie a d'illustres ancêtres : nous lui
devons l'alphabet dont nous nous servons. Les plus hardis de tous
les néographes ont été les Grecs, (juand, par une sorte de coup
(1) o <jue diroD»-nous d'arrest du parfeineiil? Vient-il du ,i;rec àpeaTÔv, où il i.'y a
qu'une r, cl qui revient si bien k placitiim? » (Bossuel.) — En réalité, arrél est un
nom verbal tiré de arrêter.
I
LA RÉFORME DE LORTHOGRAPUE FRANÇAISE. 597
d'état, ils ont dépossédé de leur valeur un certain nombre de con-
sonnes phéniciennes pour en faire des voyelles. Ceux qui ont été
aux prises, ne lïït-ce qu'en passant, avec l'alphabet arabe ou hébreu,
où c'est le lecteur qui est chargé d'éclairer le mot, en y introdui-
sant les voyelles nécessaires, peuvent apprécier la grandeur du
service qui fut ainsi rendu aux langues de l'Occident. Un néographe
h'ançais a été Pierre Corneille, qui employa son autorité à faire adop-
ter par le public le dédoublement si nécessaire de Vu et du /•, de
Vi et du j.
Notre système d'écriture n'est pas encore si parfait qu'on n'ait
le droit de désirer pour lui des améliorations. A côté d'évidentes
surcharges, il présente des équivoques et des lacunes. Nous avons
des lettres à double et triple emploi, et, d'autre part, des lettres
surérogatoires. Pour s'en convaincre, il suffit de comparer les mots
eu et feu, eu et bien, femme et dilemtne, fille et ville, ou bien l'on
n'a qu'à comparer les lettres finales des mots faim, moyen, dessein
et larcin. La même sifflante forte se trouve exprimée de cinq farons
différentes dans santé, nation, race, scène et Bruxelles; la même
sifflante douce, de trois manières dans raison, lézard, sixième. Des
articulations simples sont représentées par deux lettres, comme on
le voit par ch, qu. Toutes les mères qui ont montré à lire à leurs
enfans pourront aisément allonger cette liste. Arrive-t-on du moins,
au prix de tant d'inconséquences, à quelque chose de toujours
parfaitement clair ? Non : car nous avons les portions et nous por-
tions,négligent et ils négligent, expédient et ils expédient.
Si l'on est d'accord pour constater le mal, les dissentimcns com-
mencent au moment d'appliquer le remède. Les uns proposent la
création de lettres nouvelles ou l'adjonction de signes distinciifs
aux lettres anciennes. Ainsi M. Ambroise-Firmin Didot, qui fut à la
fois imprimeur et érudit, et qui est l'auteur d'un excellent livre sur
l'histoire de l'orthographe, a l'idée de mettre une cédille sous le /
dans les mots comme démocratie ^ initiation. M. Malvezin fait une
proposition analogue pour le g : cette dernière lettre est sûre-
ment une de celles qui exigeraient quelque perfectionnement ;
des graphies comme bougeoir, gueule, ne sont pas dignes d'une
orthographe civilisée. D'autres \oudraient une nouvelle répartition
des caractères existans, ce qui ne laisserait pas que d'enlrahier
d'assez forts remaniemens. M. Darmesteter conseille d'introduire
y s partout où l'on entend la sifflante forte : on écrirait donc sosiclé,
obéina/ise, le c restant réservé pour marquer toujours le son du /.•;
la sifflante douce serait partout représentée par un z, ce qui fait
qu'on écrirait phyzique, prèzagc.
Nous n'examinons point en ce moment le mérite et la valeur
de ces propositions : il est plus facfle, en cette matière, d'enoncor
598 REVUE DES DEUX MONDES.
des principes cxcellens que d'en faire accepter les applications. Si
Ton proposait un seul changement, l'œil n'aurait sans doute pas
trop de difficulté à s'y habituer; mais comme nos néographes arri-
vent d'ordinaire avec tout un ensemble de réformes, et comme un
mauvais sort trop fréquent veut qu'un seul et même mot soit simul-
tanément atteint en plusieurs de ses parties, il en résulte qu'il est
défiguré. Selon le système de M. Darmestetcr, la science deviendra
1(1 si({?i!<e et l'adverbe sciemment s'écrira siamant.
Plus altérés encore seraient les monosyllabes comme ce, cerfy
cent, cens. Je dirai à ce propos que les monosyllabes sont d'un
caractère particulièrement réfractaire : ces petits mots, si nom-
breux en français, ont donné de la tablature à tous les novateurs,,
et ils ont même tenu en respect les plus hautes autorités. Le pro-
fesseur de Lausanne dont nous parlerons plus loin a dû s'arrêter
devant quelques-uns d'entre eiLx, qui devenaient trop méconnrÀs-
sables. Quand l'Académie française, au xyiii*^ siècle, se mit à enlever
les î/, changeant celuy en celui, essay en essai, elle passa le niveau
partout, sauf sm* le seul adverbe y, qui n'a pourtant aucun droit
à cette lettre grecque, puisqu'il représente le latin ibi. Tout le
monde est plus ou moins de lavis de cette inspectrice des écoles
dont on a pu lire récemment la déclaration naïve : elle demandait
qu'on ramenât l'orthographe à des principes rationnels sans modi-
fier la physionomie des mots. Les autres nations sont tout aussi
sensibles que nous à ces petits inconvéniens : nos lecteurs ont
peut-être entendu parler d'une commission allemande qui fut con-
voquée, il y a treize ans, à Berlin, tout spécialement pour purger
les mots de la langue allemande des h qui s'y étaient indûment
introduits; elle s'acquitta bravement de sa tâche, mais elle n'alla
pas jusqu'au bout de son mandat quand elle vit qu'il faudrait écrire
de la même manière [lîum) la gloire et le rhum.
11 est vrai que M. Darmestetcr, dont une des qualités était le tact
et la prudence, explique que ces simplifications ne doivent pas se
faire toutes à la fois, mais s'échelonner sur un assez long espace
de temps. Une première substitution ayant été adoptée en 1900,
on pourra passer à une autre en 1930, et ainsi de suite. Rien n'est
plus judicieux : c'est de la sorte, en eiîet, qu'il faudrait procéder;
mais peut-être alors scra-t-il plus à propos de ne pas exhiber
dès à présent tout le programme. On réussira plus sûrement en
produisant chaque demande à part et comme s'il n'était question
de rien autre.
l'our venir à quelque chose de plus général, je dirai que le
principal tort de ces projets est de nous arriver un peu tard. C'est
un reproche qui s'adresse, non aux auteurs, cela est clair, mais
aux générations qui nous ont précédés. On accuse les Français
LA KEFOR-ME DE l'oRTHOGRAPHE FRANÇAISE. 599
d'être un peuple avide de nouveautés : notre défaut ne serait-il pas
plutôt de laisser trop durer les choses? Ce qui nous manque, pour-
rait-on croire, c'est cette dose moyenne de décision qui permet
d'intervenir au moment voulu et de redresser les défectuosités à
mesure qu'elles se déclarent. Voltaire, dans son Dictionnaire phi-
losophique, faisait ranger à la lettre f l'article philosophe, et
disait : « Écrivez filosofie ou philosophie, comme il vous plaira. »
Nous avons toujom-s notre ph, dont les Italiens et les Espagnols
sont heureusement débarrassés.
Il semble que ce soit vers 1750 ou 1760, quand les esprits,
disposés au nouveau, n'étaient pas encore détournés des petites
améliorations par l'idée des grandes, c'est au temps de Voltaire et
de Duclos que l'orthographe Irançaise aurait pu, sans trop d'ob-
stacles, être retouchée et simplifiée. Nos auteurs classiques n'étaient
pas encore répandus par centaines d'éditions. Des milliers d'insti-
tuteurs n'enseignaient pas encore la grammaire d'après des règles
sévères et méticuleuses. Le journalisme, aujourd'hui multiplié au-
delà de toute idée, n'avait pas encore pris les esprits et les yeux
dans les liens de l'habitude. A mesure qu'augmente le nombre des
gens sachant lire et écrire, l'effort exigé pour une réforme devient
plus grand. Chaque nouveau dictionnau-e est un poids ajouté dans
la balance au plateau de la conservation. Duclos, en 175/i, comptait
sur l'appui des femmes. « L'ortografe des famés, écrit-il, que les
savans trouvent si ridicule, est plus raisonable que la leur. Quel-
ques-unes veulent aprendi-e l'ortografe des savans ; il vaudi-ait
bien mieus que les savans adoptassent cèle des famés, en y cori-
geant ce qu'une demi-éducation y a mis de défectueus, c'est-à-dire
de savant. » Aujourd'hui il est trop tard : les femmes ont appris
l'orthographe, elles la savent trop bien, et si on faisait voter, si on
décrétait le référendum, je crois bien qu'elles mettraient des non.
Joignez cette circonstance qu'à l'envers de ce qui se passe en poli-
tique, il y a fatalement des divergences dans le parti du change-
ment, au lieu que celui de la conservation présente la plus com-
plète unité.
Il est juste d'ajouter que nous ne sommes pas seuls à lutter
contre ces difficultés. La commission de réforme orthographique
convoquée à Berlin, en 1870, dont nous parlions plus haut, a
abouti, après de laborieuses délibérations, à un si faible résultat,
qu'il peut être considéré comme un échec. En Angleterre et aux
États-Unis, plusieurs sociétés se sont établies pour le même but;
mais leur action positive ne s'est pas encore fait sentir. Il y a là,
sans doute, quelque raison plus profonde : quand un peuple a pro-
duit une littérature, quand il a donné des œuvres classiques et
600
REVUE DES DEUX MONDES.
fourni sa part au patrimoine intellectuel de l'humanité, il est jus-
qu'à un certain point enchaîné par son passé : la solidarité s'impose
aux générations nouvelles. Les peuples sans histoire sont, à cet
égard, plus libres : c'est la raison aussi pour laquelle on écrit les pa-
tois selon la prononciation du jour. Mais les nations qui n'ont pas at-
tendu jusqu'au moment actuel pour paraître sur la scène du monde
sentent qu'elles ont des obligations spéciales : gêne ou soutien, il
laut qu'elles en prennent leur parti et qu'elles y fassent honneur.
III.
11 nous reste à présenter la troisième catégorie de critiques :
ceux qui veulent qu'on écrive exactement ce qu'on entend, et rien
de plus. On les appelait autrefois les phonographes; mais depuis
qu' Edison a illustré et confisqué ce nom en le donnant à son appa-
reil, — lequel est ellectivement et au plus haut degré l'écrivain
phonographe par excellence, — force est bien de chercher une
autre dénomination pour cette secte de réformateurs. Nous les ap-
pellerons les fonclhtes. Avec eux, nous allons nous trouver en
pleine révolution.
Eux aussi, du reste, ils peuvent se mettre à couvert sous de
nobles aïeux. Le plus coimu est Louis Meigret, l'inventeur ou le
propagateur de plusieurs signes dont nous nous servons encore
aujourd'hui dans notre écriture. Meigret disait en 15/i2 : « Les
voix sont les elemens de la prononciation, et les lettres les marques
ou notes des elemens... Puisque les lettres ne sont qu'images de
voix, l'escriture deura estre d'autant de lettres que la prononcia-
tion requiert de voix ; si elle se treuvc autre, elle est laulse, abu-
siue et damnable. »
Jusque-là il se bornait à une profession de foi. Mais six ans plus
lard il publie le Trettè de la Grammere fnincoeze, où il applique
ses idées et introduit une orthographe de son invention. Cette
entreprise, qui était bien d'accord avec l'esprit aventureux du
xvi*' siècle, trouva des approbateurs parmi les poètes de la Pléiade;
Honsard, Du Bellay, Bail, y donnèrent leur assentiment. Il laut
dire, pour être vrai, que l'éciituie phonétique de Louis Meigret
passerait à présent pour une écriture étymologique très accep-
table. Nous en avons vu d'autres dej)uis.
Ln de ceux dont le souvenir, ([uoique remontant à plus d'un
demi-siècle, est resté le plus vivant, est M. Marie, qui fit scandale,
vers 18.30, par son Apel o Fn/naî; et par la publication de cer-
taine lettre d'Andrieux, maiibre de l'Aq/idctuic franst^ie, qu'il avait,
contre tout droit des gens, transcrite on fonrtique:
^^ «
LA RÉFORME DE l'oR J lloGRAPFIE FRANÇAISE. 601
(( Mosieu,
<( Il è d'un bon èspri de déziré la réforme de Tortografe fran-
cèze aqtuèle, de vouloir la landre qonforme, ôtan qe posiblc, à la
prononsiasion ; il è d'un bon grammèriin é même d'un bon sitoiiin
de s'oqupé de sète réforme... »
On se figure l'indignation de l'auteur du Metmier de Sans-Souci.
L'Académie française partagea les sentimens de son secrétaire per-
pétuel; elle lut si irritée qu'elle se jeta dans la réaction, et que,
publiant en 1835 sa nouvelle édition du Dictionnaire, elle ne voulut
entendre à rien et repoussa tous les changemens proposés.
Mais, à son tour, M. Marie s'est trouvé dépassé par M. Edouard
Raoux, professeur à l'Académie de Lausanne, qui donna, en 1865,
son Orthographe rationnelle. Voici, comme spécimens, deux sen-
tences de M. Raoux :
« Tan qe l'ijiène publiqe é la morale universèle ne seron pa sé-
rieuzeman t anségnée dan toute le z éqole primère, le flô du mal
montera toujour. »
« Le jeune z èntellijanse son qome de bouton de fleur qe Ion
orè plongé dan lô boulante ; èle z on perdu leur forse vitale dan le
chôdron fuman de la moderne éduqasion. »
Lors des premiers prospectus de M. Raoux, des comités s'étaient
organisés dans les cantons de Vaud, de Neufchâtel, de Berne et de
Genève, pour appuyer le mouvement. Mais, après la publication de
son livre, il faut croire qu'un refroidissement se produisit, car l'au-
teur eut le regret de constater lui-même que la plionographie venait
de subir un échec.
Faut-il considérer comme un successeur de M. Raoux le direc-
teur du journal : « La m£:tr fonetik, organ do 1 asosJASJô fonetik de
profssœr do làg vivat, katrism ane, » M. Paul Passy? Le numéro
d'octobre de ce journal commence ainsi : « Dp syksî. Nuz avO a
àrgistre, s mwA si, dii sykss êportà. 1 œ £ 1 vot ràdy a 1 ynanimite
par lo kôgre d 1 aljàs fràSEZ, dà sa seàs dy 7 au, syr la propozisjô
d mesj0^ R. Fourès, L. Havet e J. P. Martin, domùdà k tut latityd
swsl h:se o m£:tr ki dezirre s S£iTir d ôën alfab£ fonetik kom pro-
sede pedago^ik... »
On pourrait être tenté de voir en M. Paul Passy le fonétistc par
excellence, la gauche révolutionnaire extrême. Mais ce serait, je
crois, faire tort au jeune et ardent professeur. Il a elTcctivement,
en orthographe, des idées avancées, qu'il soutient tous les mois
avec conviction. Mais les spécimens que nous venons de don-
ner se rapportent à une entreprise d'une autre sorte, parfaitement
sérieuse et digne d'attention. Il s'agit d'une méthode particulière
602 REVUE DES DEUX MONDES.
pour enseigner les langues étrangères, en figurant exactement la
prononciation, et en mettant le témoignage des yeux d'accord avec
celui de l'oreille. Ceci n'a qu'un rapport indirect avec la réforme
de l'orthographe, et il y aurait erreur à confondre les deux tenta-
tives.
Ainsi qu'on devait s'y attendre, puisque c'est la loi des révolu-
tions, M. Paul Passy a trouvé des imitateurs qui ont outrepassé
son système. Il annonce lui-même un traité qui vient de paraître à
Lausanne, et qui est ainsi intitulé : « J. Ferrctte, Trété d ekritûr
fonetik : prœmïêr luœr dœ la sïàs fonetik proprœmà dit, e èstru-
màt èdispàsâbl dœ twt rœcerc filolojik seriœz, kom dœ 1 àsenïmà
regulïe dœ twt làg, etràjer w maternel; 3® éd. (/iO p. in-S" : Lau-
sanne, Duvoisin, 1889; 0 Ir. 60.) »
Mais l'auteur, paraît-il, a mêlé des questions qui, pour être voi-
sines, n'en sont pas moins distinctes : « s et œ travaj a rvvvar. »
Que faut-il penser de l'école fonétiste?
11 serait inutile d'invoquer l'histoire et la tradition avec des
hommes qui veulent être modernes et dont le désir est précisé-
ment de rompre avec le passé. 11 serait vain aussi de leur deman-
der ce que deviendraient les vers : la poésie n'est pas ce qui les
préoccupe ; on étudiera Corneille et Racine, Lamartine et Musset
comme on fait de Sophocle et de Pindare. Mais nous pourrons ap-
peler leur attention sur quelques points qui rendent l'expérience
particulièrement dillicile et le succès plus que douteux en français.
Il n'est point de langue qui ne sortît défigurée de la main des
fonétistes : mais de toutes les langues, la moins propre à subir
cette épreuve, c'est la nôtre. Ni l'italien, ni l'espagnol n'auraient
à souflrir au même degré. Qu'on veuille d'abord songer à ces
lettres finales qui, muettes à certains momens, se font entendre à
d'autres : on pourrait les appeler des lettres assoupies, parce que,
inertes à l'ordinaire, elles se réveillent à certains momens et re-
prennent vie dans la phrase. Il suffit de comparer le / dans saint
François et dans saint Eugène. Le g final ne s'entend pas dans
un sang généreux ; mais il s'entend, et il se renforce même en r,
dans an sang impur. On n'entend pas le c dans la locution : jouer
franc jeu; mais on l'entend dans courir à franc élrier. Comment
feront donc les fonétistes? Le mot scra-t-il écrit de deux manières,
selon la place où il se trouve ? 11 y a des langues qui procèdent
ainsi, par exemple le sanscrit ; mais ce ne sont pas les plus claires,
ni les plus faciles à apprendre. Ou bien, suivant la méthode de
M. Haoux, isolera-t-on les lettres finales quand elles sont percep-
tibles à l'oreille, de manière à semer l'écriture de caractères qui
n'auront l'air d'appartenir à aucun mot? Notre langue est la plus
discrète des langues romanes : elle réduit les mots au strict né-
LA RÉFORME DE l'oRTHOGRAPHE FRANÇAISE. 603
cessaire et supprime tout ce qui peut être omis. Mais à cause de
cela elle ne peut rien perdre : telle lettre a l'air d'être une fibre
morte ; mais si vous voulez la retrancher, aussitôt vous sentez que
vous coupez dans le vif. Vous pouvez trouver que le d de j^ied est
superflu, et en effet au xvii^ siècle on écrivait souvent le pié : mais
la consonne finale reparaît et s'impose dans un pied-à-terre. Aussi
longtemps que nous garderons l'habitude de lier les mots en par-
lant (et c'est l'un des caractères distinctifs du finançais), il y aura
dans notre orthographe des lettres qui, à certains momens, auront
l'air de lettres inutiles.
Une autre source de difficultés vient des e muets, qui tantôt
sonnent faiblement à l'oreille, tantôt comptent seulement dans la
phrase à la façon des silences en musique. Avec les phonétistes, Ve
muet, « cette bulle d'air sonore qui donne à notre langue tant de
charme, de légèreté et de douceur, » aurait bientôt lait de dispa-
raître. Tout le monde connaît ces publications plus ou moins po-
pulaires, scènes de comédie, chansons, caricatures, où les mots
sont raccourcis et comprimés à plaisir : ce sont des échantil-
lons intéressans de langue rustique ou militaire. Quelques pes-
simistes y voient le français de l'avenir. Mais si cette prédiction doit
se réaliser, il n'y a pas lieu de devancer l'œuvre des siècles et
d'imposer cette phonétique à la langue littéraire d'aujourd'hui.
Une fois entré dans cette voie, on constaterait que Ye muet n'est
pas la seule lettre qui doit tomber; nous ne savons pas nous-
mêmes combien nous abrégeons les mots en parlant. Un Unguiste
a savamment démontré, il y a peu de temps, que dans la conver-
sation familière les syllabes finales le, re ne se prononcent plus.
C'est ainsi que Vanvres est devenu Vanves. L'écriture, se tenant
au courant des découvertes de la science, devra donc enregistrer
des épels comme un simp soldat, un tnemh de V Institut, sous
peine d'être accusée de nous ramener à la langue académique.
Mais c'est M. Paul Passy qui nous fait, sur ce chapitre, les révéla-
tions les plus cruelles ; ne nous a-t-il pas appris l'autre jour que
nous ne disons plus ("^/««-c?*, mais suisi (l).''Nous ne sommes pas loin
delà langue bien connue oii peut-être devient p têt et où seulement
se réduit à s'ment. Ceux qui ont lu en anglais les désopilantes
lettres d'Artemus Ward, le montreur de bétes américain, savent
à quels irrésistibles effets de rire on peut arriver au moyen de cette
photographie auditive : mais le spirituel auteur ne prétendait pas
en faire un système d'orthographe.
Et les séparations de mots, n'est-ce pas aussi un emprunt fait à
la tradition savante? Où voyons-nous que, dans la parole vivante,
(1) Les aons du fransaÏK, deuzième édicion. Didot. 1880.
(iOh REVUE DES DEUX MONDES.
les articles soient sépares des substantifs? Toute la phrase, au con-
traire, forme une chaîne plus ou moins serrée dont il nous serait
difficile de distinguer les anneaux, si nous n'y étions pas préparés
et instruits depuis l'enfance.
Il n'est sorte de méfaits qu'il ne soit de mode d'attribuer aujour-
d'hui à l'écriture. Elle est en retard sur la langue, elle déguise la
vraie prononciation, elle maintient d'apparentes exceptions qui
masquent la régularité des lois du langage, elle le pervertit même
en substituant une uniformité de mauvais aloi à la variété et à la
souplesse de la parole. 11 y a sans doute quelque vérité dans ces
reproches. Mais qu'est-ce que ces défauts, dont plusieurs ne sont
visibles qu'à l'homme du métier, en regard des services que l'écri-
ture rend tous les jours à la conscience Unguistique de chacun ?
Sans elle, le mof, c'est-à-dire l'unité irréductible de tout langage,
n'existerait qu'à l'état vague et flottant. Les fonétistes sont des
ingrats et des barbares qui, si on les écoutait, nous feraient perdre
le bénéfice de vingt-cinq siècles de culture. Si on les laissait agir à
leur guise et s'ils étaient conséquens avec eux-mêmes, ils feraient
rapidement du français une sorte de conglomérat fossile où les
seuls linguistes pourraient encore démêler les mots et découvrir
la trace d'une ancienne grammaire.
IV.
Avant de chercher quelles modifications de détail pourraient
être introduites, il faut examiner les raisons d'utilité qu'on al-
lègue pour une refonte d'ensemble. Ces raisons sont de diverses
sortes : économie d'argent, facilité plus grande fournie aux étran-
gers, commcnccmens aplanis pour l'enfant, plus large diffusion as-
surée à la langue française.
L'économie d'argent est un motif fait pour frapper les calcula-
teurs. Un statisticien a reconnu qu'avec le système de M. Raoux,
on épargnerait un tiers, ou au moins un quart des lettres. « Si
l'on admet que sur 35 millions de Français, 1 million, en terme
moyen, consacrent leur journée à écrire; si l'on évalue le prix
moyen de ces journées à 3 francs seulement, on trouve un milliard,
sur lequel on économiserait 250 millions par année. La librairie
dépense bien une centaine de millions en papier, composition, ti-
rage, port, etc., sur lesquels on gagnerait encore 25 millions.
Mais le nombre des gens sachant lire et écrire décuplerait... De
sorte que ce profit de 275 millions serait doublé ou quadruplé et
l'économie imperceptible d'une lettre par mot doiuierait un bien
plus grand bénéfice que les plus beaux progrès de lu méca-
1
«
LA RJFORME DE LORTHOORAPHE FRANÇAISE. 605
nique (1). » Je crains qu'il n'y ait là quelque fantasmagorie. Je ne
répondrai pas avec un mauvais plaisant qu'on n'y gagnera rien et
qu'au bout de l'année il y aura autant de papier noirci. Mais puis-
qu'il est question de journées d'ouvrier, la qualité du travail ne
doit-elle être estimée pour rien? la malfaçon n'a-t-elle pas tou-
jours été comptée comme une perte sèche? Une seule obscurité
dans le texte peut coûter plus cher que beaucoup de lettres écono-
misées.
Assurément, il faut souhaiter que la plus grande facilité soit
ofTerte aux étrangers pour apprendre notre langue. Tout ce qu'on
pourra faire en ce sens doit être approuvé. Je rappellerai néan-
moins, et personne ne le sait mieux que les représentans du pho-
nétisme, qu'une langue s'apprend surtout en l'entendant parler et
en la parlant : les moyens de communication, devenus plus ra-
pides et plus nombreux, sont à cet égard le meilleur auxiliaire. Je
suppose que, toutes choses restant égales, les difficultés grammati-
cales qui n'ont arrêté autrefois ni Leibniz, ni Walpule, et qui plus
près de nous n'ontpas été un obstacle pour Alexandre de Humboldt,
ne décourageront pas les hommes distingués du xx^ siècle. Mais
c'est précisément à cause des étrangers que je recommanderais aux
réformateurs la plus grande prudence, et que je voudrais les mettre
en garde contre tout changement trop soudain. Il existe à l'heure
actuelle un bon nombre d'étrangers qui savent notre langue, qui
l'aiment et qui s'en font honneur : serait-il utile de les déconcerter
et de les troubler dans leur possession ? Est-il bon de donner aux
spectateurs du dehors, sur ce terrain qui n'a pas bougé jusqu'à
présent, le sentiment de l'instabilité ? Une altération trop soudaine
dans l'air extérieur de notre langue pourrait faire croire à quelque
gros ébranlement interne. Il serait à craindre qu'à ce moment une
partie de nos cliens littéraires ne profitât de la circonstance pour
nous abandonner. Non-seulement on apprend le français au-delà de
nos frontières, mais on écrit, on imprime des journaux et des livres
français. Rien ne prouve qu'une révolution radicale serait recon-
nue : quelques-uns, plus fidèles que nous au passé, pourraient
maintenir l'ancienne observance; d'autres, une fois lancés sur cette
piste, nous trouveraient trop timides et nous dépasseraient. Au
lieu de constater un succès, V Alliance fninçaise, qui tient avec
raison à notre influence linguistique, aurait peut-être à combattre
le danger d'une dislocation.
Je parle en ce moment de l'Europe et non de l'Orient, non de la
France coloniale, à laquelle je viendrai tout à l'heure.
Aplanir à nos enfans les commencemcns de l'élude, débarrasser
(1) Féline, cité par Didot, p. 354.
606 REVUE DES DEUX MONDES.
1
l'école primaire des broussailles qui l'encombrent, voilà enfin un
motif qui a une réelle valeur. Si une réforme de l'orthographe doit
amener ce bienfait, quelles que soient les objections qui pourront
venir d'ailleurs, il faudra y souscrire sans retard. Mais là encore
prenons garde de rien exagérer : je ne crois pas qu'il y ait aucune
orthographe, — même phonétique, — qui dispense nos maîtres
d'école d'avoir du bon sens et de la modération. Tout deviendra
entre leurs mains matière à examen et à concours, si leur esprit est
orienté de ce côté : les tours de force en chronologie vaudraient-ils
beaucoup mieux? La nouvelle orthographe n'aurait-elle pas bientôt
elle-même ses arcanes et ses pièges? 11 appartient à ceux qui instrui-
sent et qui dirigent nos maîtres, de leur faire comprendre que tous
les enfans ne doivent pas être élevés comme s'ils étaient destinés à
devenir instituteurs. Les raffinemens de l'orthographe n'auraient
jamais envahi l'école, si l'école avait eu dès l'origine ses patrons
s'intéressant à l'éducation populaire, la voulant sobre et solide. On
ne voit pas ce que l'irruption de la néographie changerait aujour-
d'hui à cet état de choses. Elle y ajouterait sans doute un nouvel
élément de confusion, et elle ferait perdre, en doutes et en dis-
putes, un temps déjà trop envahi par des occupations d'une utilité
contestable. C'est en ôtant dans les examens à la dictée sa valeur
prépondérante et éUminatoire, c'est en pesant les lautes au lieu de
les compter, et en ayant toujours devant les yeux le but général
de l'examen, qu'on parviendra à diminuer peu à peu la force du
préjugé orthographique.
A plus forte raison doit-on épargner les subtilités de l'ortho-
graphe aux nouveaux Français de la Gochinchine, du Tonkin et du
Sénégal. Ce n'est pas l'orthographe seulement, mais c'est la langue
qu'il faut simpHfier à leur intention. Le général Faidherbe a con-
sacré les dernières forces de sa vie à cette cause. J'ai vu, comme
tout le monde, à l'Exposition de l'esplanade des Invalides, les ca-
hiers des petits écoliers annamites et cambodgiens. Quelques
maîtres ont déjà compris qu'il y a un choix à opérer dans la civili-
sation qu'on leur apporte. Ils n'ont que faire du détail de nos régies
grammaticales, comme j'espère aussi qu'on leur fera grâce de nos
rois mérovingiens, de nos quatre-vingt-six départemens et des
affluons de nos rivières de France. L'école sera un puissant agent
d'assimilation à condition d'oflrir des connaissances d'une appli-
cation immédiate : il me semble que dos ateliers où l'on apprendra à
travailler le bois et le fer avec les outils perfectionnés de l'industrie
moderne seront d'excellentes annexes de l'école, et rempliront heu-
reusement le temps qu'on pourra gagner en sacrifiant une partie
de notre savoir scolaire.
LA RÉFORME DE l'oRTHOGRAPHE FRANÇAISE. 607
V.
Revenons à ces amis de l'orlhographe française qui, sans désirer
pour elle une refonte totale, s'étonnent de ses fantaisies et lui vou-
draient un peu plus de conséquence et de logique. Voici d'abord
ce qu'on peut dire, non pour légitimer, mais pour expliquer les
contradictions dont ils sont ofTusqués.
Une langue n'est pas, comme on le suppose trop souvent, un sys-
tème. Elle n'est pas davantage, comme on le répète trop de nos
jours, un organisme. Elle est un ensemble de signes accumulés par
les siècles et qui n'ont ni le même âge, ni la même provenance.
Ces signes ont été emmagasinés à des époques éloignées les unes
des autres par des hommes qui dlfîéraient entre eux de culture,
d'idées et d'habitudes. Quoi d'étonnant qu'il y ait quelque bigarrure
dans un assortiment ainsi créé par acquisitions successives et sans
dessein préconçu ? Ce qui serait surprenant, ce serait l'uniformité.
On parle aujourd'hui d'orthographe historique et l'on nous propose
de prendre pour modèle celle du xii^ siècle : mais il n'y a aucune
raison pour que le haut moyen âge fasse la loi aux siècles qui ont
suivi et qui mériteraient sans doute aussi d'être respectés en leur
individualité. La langue est un bien héréditaire que chaque âge
cultive, aménage, transforme selon ses besoins et ses moyens :
nous appliquerons la vraie méthode liistorique en nous attachant
au dernier état, pour en comprendre la formation et pour en tirer
à notre tour le meilleur parti.
Si l'on examine l'œuvre de nos prédécesseurs immédiats, on y
peut trouver sans doute des défectuosités : mais, en somme, on
doit reconnaître qu'ils n'ont manqué ni de soin, ni de rectitude.
Ils ont administré l'orthographe française en bons pères de lamille,
dans des vues d'utihté pratique. En fait de langage, il est une loi
qui prime et domine toutes les autres : la nécessité d'être clair et
le devoir d'être compris. Plutôt une inconséquence qu'une obscu-
rité ! Telle est la règle qui, dans les cas douteux, paraît avoir guidé
nos pères. Ils n'ont ni l'envie de faire vivre un passé mort, ni le
désir de l'effacer à tout prix. Ils ont voulu façonner un instrument,
et non produire un travail scientifique, ni mettre au jour une œuvre
d'art.
Il est intéressant de consulter à ce sujet les cahiers que les mem-
bres de l'Académie française avaient couverts de leurs notes lors
de la première édition du dictionnaire (1). On y voit l'opinion
(1) Cahiers de remarques sur l'orthographe française pour être examviez par
chacun de Messieurs de l'Académie, publié.-< par Ch. Marty-Laveaux.
608 REVIJE DES DEUX MONDES.
(Ihonimes tels que Bossuet, Pellisson, Mézeray, Régnier des Marais.
C'est rutilité qui leur sert de règle : ils sont à mille lieues de toute
idée de système ou de dilettantisme. A côté d'eux, quelques esprits
plus subtils proposent des finesses qui sont aussitôt repoussées.
Ainsi racadéinicien Doujat penchait fort pour les distinctions.
A l'occasion du mot ddupliii), \oici le dialogue qui s'engage:
« Je voudrais di/np/iin, dit Pellisson. — >e pourrait-on pas, insi-
nue Doujat, apporter ici quelque distinction entre dauphin, pois-
son, et daufin, homme. — Non, » répond brusquement Régnier.
« On pourrait, dit encore Doujat, retenir le c pour faire diflérence
(^ntre un licl et il lit. — 11 faut, reprend Régnier, le c partout où il
se prononce; hors de là, point. — J'en suis d'accord, ajoute Bos-
suet. Personne n'écrit plus autrement que mint , sainte, droit, toit,
effet, préfet, etc. Pour infcrt, il me semble qu'on le sonne un peu
comme à respect. Ainsi je le retiendrais. »
Mais ces mêmes hommes consentent à des distinctions d'ortho-
graphe lorsque, entre deux mots primitivement identiques, Pusage
a introduit quelque différence un peu profonde et sérieuse. C'est
ainsi qu'après discussion ils ont laissé passer dessin et dessein,
voynpter et conter, anoblir et ennoblir.
Ennoblir, j'en doute (Tallemant).
Je doute d'ennoblir (Segrais).
On écrit annoblir. 11 a été décidé dans la compagnie qu anoblir
est rendre noble et ennoblir rendre illustre (Doujat).
Je doute un peu d'ennoblir, mais je me rends à l'autorité de
la compagnie (Bossuet).
J'appelle ad tnajus conrilium sur la distinction prétendue d'ano-
blir Qi ennoblir. Je crois le dernier mauvais (Pellisson).
La distinction a fini par passer, et il n'y a pas lieu de la re-
gretter, puisque la nuance existe dans la réalité.
Une telle manière de procéder est bien éloignée de celle de nos
réformateurs. Mais s'il est une vérité qui ressort de ce qui précède
et qu'enseigne l'expérience du passé, c'est qu'il est impossible de
se tenir à un principe exclusif et unique. Comme ces organes du
corps humain qui doivent répoudre simultanément à plusieurs fins,
l'orthographe est obligée de remplir des conditions diverses, sim-
plicité, clarté, élégance, fidélité à l'usage. On voit d'époque en
époque reparaître cet axiome, que l'écriture doit être l'image de
la parole. Sans doute elle est l'image de la parole, mais elle est
encore quelque chose de plus. Elle doit apporter à la parole un
surcroît de limpidité, car nous voyons les mots en même temps
que nous les entendons, et le trait complète ce que le son ne fait
qu'ébaucher. C'est ne pas faire de l'écriture l'estiine qu'il convient,
de la mettre sur le rang d'une sinq)le sténographie. Quoique iiiti-
LA RÉFORM£ DE LORTHOGRAPIIE FRANÇAISE. 609
i
memcnt unie à la parole et ne pouvant exister sans elle, l'écriture
est jusqu'à un certain point un art ayant ses règles à lui et s<;s
obligations spéciales. C'est ainsi qu'en rédigeant on nous demande
d'autres qualités qu'en parlant, exigence légitime et fondée, puisque
en écrivant nous avons à la fois plus de temps pour réfléchir et
moins de facilité pour nous reprendre (1).
Je suis obligé, à ce propos, do dire à mes confrères les lin-
guistes que notre point de vue n'est pas tout à fait celui du reste
des hommes : il en est même quelquefois l'opposé. Le linguiste
étudie par profession les changemens que l'usure et le temps
apportent aux mots : la régularité des lois phoniques est pour lui
un spectacle intéressant, dont il désire ne rien perdre. Il observe,
par exemple, comment des mots très difïérens à l'origine se sont peu
à peu, sous l'influence de lois connues et nécessaires, rapprochés
l'un de l'autre jusqu'au point de se confondre. Ce n'est jamais sans
une sorte de satisfaction qu'un homme de science constate la véri-
fication d'une loi : il demandera donc qu'on la mette dans tout son
jour, et qu'on éloigne tout ce qui pourrait en déguiser les effets.
Mais la préoccupation du grand nombre n'est point là : la masse
des hommes, sans chercher plus loin, se sert de l'écriture pour
être comprise ; elle se résoudra plus facilement à ajouter un signe
de convention qu'à laisser subsister le doute. Ce n'est pas la pre-
mière fois qu'on voit le grand nombre juger les choses d'une autre
façon que les spécialistes : comme il est question ici d'un intérêt
général, c'est évidemment le grand nombre qui est dans le vrai et
c'est le spéciaUste qui devra lui faire le sacrifice de ses préférences.
Ne lui reste-t-il pas, pour se dédommager, la consolation de la
critique et le plaisir de voir plus loin que la foule?
VI.
En prenant pour base l'état actuel, qu'il s'agirait de conserver,
quels changemens de détail serait-il utile d'introduire? Il s'est
fait làr-dessus, en ces derniers temps, un certain échange de
vues. Des esprits réservés et sages se sont fait entendre (2). (-e
n'est pas ici, on le conçoit, le lieu d'introduire une discussion sur
un tel sujet. Je me bornerai à donner brièvement mon avis.
Plutôt que de faiie la guerre à quelques mots isolés, il vaudrait
(1) Théodore de Bèze disait déjà au xvi" siècle : « Une autre raison qui me semble
bien à propos, est que l'écriture doit toujours avoir je ne sais quoi de plus élabourc
et plus acoutré que la prolation (la prononciation), qui se perd incontinent. »
(2) Voir entre autres un travail de Ch. Lebaiguo, la liéformv orthogtaphique et
l'Académie française, où la question est étudiée avec soin et savoir.
TOME xcvi. — 1889. 39
610 REVl£ DES DEOX MONDES.
mieux porier reffort sur certaines règles grammaticales, telles que
la formation du pluriel, parce que ces règles trouvent leur appB-
cation à tout instant, et parce qu'avec leurs exceptions, qui sout-
frent elles-mêmes des exceptions, elles sont tout particulièrement
le cauchemar des écoliers. Des pluriels comme chdteaus, chevaus,
caillom, viens, n'auraient rien de trop étrange. Les romanistes
assurent que Vx s'est introduit dans ces pluriels par une erreur de
lecture : faisons donc disparaître l'erreur, ce qui aura l'avantage
de ramener un assez grand nombre de mots dans la règle générale.
Je ne réclame point pour ce changement un commandement ex-
près, avec arrêt de proscription contre l'ancienne orthographe : je
voudrais qu'une période de transition pût s'étabbr, pendant 1î^
quelle les deux manières seraient admises sur le pied d'égalité.
C'est ainsi que peuvent se faire les changemens, car les yeux et
l'esprit ont alors le temps de s'habituer aux nouveautés, et quand
la conlirmaîion définitive arrive, elle ne déroute ni ne surprend
personne.
Un autre point de la grammaire qui a causé bien des naufrages,
ce sont les noms composés. Nos manuels se montrent sur ce cha-
pitre singulièrement pointilleux. Ils veulent qu'on orthographie
lies porte-plume, parce que dans chacun il n'y a qu'une phime :
»>ais ils demandent qu'on écrive un parte-cigare», parce que l'étui
contient ou peut contenir plusieurs cigares. Ils prétendent qu'il
faut écrire des aroi-en-ciel : mais en même temps ils sont assez
honnêtes pour prévenir qu'on ne doit pas faire entendre Y s. Ce
sont là de pures subtilités, qui n'ont pas été imaginées, je le veux
bien, pour tracasser le monde, mais qui témoignent chez leurs
inventeurs d'un excès de scrupule. Une chose qui devrait les ras-
surer, c'est que nous employons sans y penser quantité de compo-
sés de même sorte, que nous traitons comme mots simples : nous
écrivons des plafonds, des vinaigres, des vauriens, des tocsins, un
porlefeuillc, sans que la grammaire ni la logique en soit autrement
compromise. On abuse des traits d'union : quand un mot composé
est devenu assez fomilier à notre esprit pour que nous cessions de
faire attention aux élemens dont il se compose, le moment est ar-
rivé d'opérer la soudure.
Les participes ont une réputation proverbiale qu'ils doivent à
leurs allures capricieuses et difiiciles à comprendre. Il faut avouer
que la langue n'est pas la seule coupable, mais que les règles de
la grammaire officielle y ont quelque peu ajouté. On nous dit, par
exemple, qu'il faut écrire: la tnaison que j'ai vu construire et la
maison que fai vue tomber : mais dans les deux cas la syntaxe est
la même, vu a pour vrai régime l'infinitif et devrait rester inva-
riable. Il serait bizarre, dans une phrase ainsi orthographiée : les
LA RÉFORME DE LORTHOGRAPHE FRA.\r;AISE. 611
vm'useanx que J'ai vus arriver, de laii'e sentir Va; c'est la preuve
que cette lettre est de trop.
Voilà, selon moi, dans quel sens on devrait surtout travailler à la
simplification de notre orthographe, plutôt que de reviser les mots
un à un pour leur retrancher quelque lettre. .le ne crois pas que
cette revision du vocabulaire pourrait être conduite jusqu'au bout
sans faire aucune concession à l'usage ou à la clarté, de sorte qu'on
supprimerait d'ancienues inconséquences pour en créer de nou-
velles. Je n'en citerai qu'un seul exemple, que j'emprunte aux
lettres doubles. On pourrait, aux mots d'origine populaire, enlever
les lettres doubles, ce qui mettrait l'écriture d"âccord avec la pro-
nonciation : on écrirait donc home, honew\ anée, aporter, acordcr,
inocenl. Mais il serait impossible de faire la même opération sur
certains mots d'origine savante ; il faudrait, pour orthographier
comme on prononce, écrire: appétence, acclamer, annuité, inno-
ration. On aurait donc obtenu cet avantage de mettre l'écriture
d'accord avec la langue parlée ; mais on serait encore loin de cette
parfaite simplicité que rêvent quelques esprits rectilignes. Ajoutez
cette circonstance que la prononciation n'est pas la même dans
toutes les parties de la France, qu'elle n'est pas aujourd'hui ce
qu'elle était il y a cinquante ans, et que sans aucun doute elle est
appelée à changer encore. Notre orthographe actuelle ne gène point
la parole, parce que personne ne lui demande une fidélité rigou-
reuse : avec une graplde nouvelle, qui prétendrait peindre le lan-
gage, on verrait aussitôt commencer les discussions. Au temps
d'Etienne Pasquier, on reconnaissait à l'orthographe de quelle pro-
vince chaque écrivain était originaire. Quand une nation est répandue
depuis un millier d'années sur un grand territoire, c'est surtout
la langue écrite qui fait son unité : n'y touchons donc pas à la
légère.
J'ai laissé de côté à dessein des argumens d'une nature particu-
lière, qui ont été donnés, non sans vivacité, en faveur de la con-
servation. Ces projets de réforme tombent dans une époque de
rafïiuement où régnent simultanément les penchans les plus divers
et où, à côté des plans utilitaires de simplification, on rencontre
les besoins et les imaginations d'une culture de serre-chaude.
Nous sommes devenus capables de voir et de sentir quantité de
clioses dont nos a'ïeux étaient loin de se douter. Après tant de
siècles de littérature, les mots existent pour les yeux presque plus
encore que pour les oreilles. On s'est habitué à un certain groupe-
ment de lettres, lequel forme comme une manière d'hiéroglyphe
qui représente directement l'idée. Plus ce groupement est singulier
et rare, plus l'idée qu'il éveille semble avoir de distinction. En
enlever ou y modifier quelque chose revient à diminuer ou à tron-
612 REVUE DES DEUX MONDES.
quer la pensée elle-même. Ce sont surtout les poètes qui ont ces
délicatesses de sentiment. On a pu lire la lettre de l'un des plus bril-
lans, qui déclare que supprimer les y, les ch et les th, ce serait
enlever aux mots a leurs lettres de noblesse. » Ce disciple de l'école
d'Alexandrie écrirait volontiers sans doute des rhoses et des
cattirrJuirlcs. En y pensant un peu, il y a, au fond, quelque chose
de légitime dans ce sentiment. Il est naturel que le poète aime jus-
qu'à l'apparence des mots qui lui rappellent ses lectures, qui ont
été les conlidens de ses émotions et qui ont été associés à ses triom-
phes. C'est ainsi que l'ofiicier aime jusqu'à la dragonne de son épée
et jusqu'aux boutons de son uniforme. Pour comprendre cet ordre
d'idées, il suffit de songer aux noms propres: n'avons-nous pas tous
dans la mémoire quelque nom chéri dont nous ne voudrions pas
altérer ni perdre le moindre trait ?
Nous n'avons parlé jusqu'à présent que d'impressions intelli-
gibles au commun des hommes. Mais on nous a appris en ces
dernières années que les mots ont une couleur, une forme, un
parfum, avec lesquels l'écrivain agit sur nos sens de laçon maté-
rielle et tangible. Ici il faut avouer que la question de l'orlho-
graphe se compUque terriblement : est-elle pour quelque chose
dans cette transposition des perceptions? Je serais porté à le croire,
car le secret de cette esthétique me paraît devoir être cherché dans
l'effet des souvenirs personnels, dans l'action plus ou moins con-
sciente des associations d'idées. Mais je ne voudrais pas me ris-
quer parmi les détours d'un système aussi malaisé à vérifier. Il
était utile de le mentionner, pour montrer comment on retrouve,
jusque sur un domaine si étroit et si peu fait pour la fantaisie, les
incertitudes d'une civilisation qui, sollicitée de côté et d'autre, a
peine à reconnaître sa voie parmi tant d'enlraînemens contraires.
VII.
En tout ce qui précède, nous n'avons pas beaucoup parlé jus-
qu'à présent de l'Académie française. C'est cependant l'Académie
qui est censée avoir en ces matières un pouvoir souverain : n'a-
t-elle pas été instituée pour donner « des règles certaines » à la
langue? Tous les réformateurs s'adressent à elle et la mettent en
demeure d'agir. M. Louis Ilavet, dans la pétition qu'il a lancée, se
tourne vers elle. Tout ce qu'elle fera, dit-il, sera ratifié par la pra-
tique universelle. D'autre part, des conservateurs inquiets envoient
une contre-pétition pour engager l'Académie à ne pas céder. Con-
fianc»; digne d'cloge, louable empresseinent, qui doit faire songer
l'un des membres de la compagnie à cette Sagesse suprême dont les
LA RÉFORME DE l'oRTHOGRAPHE FRANÇAISE. 613
pauvres humains, dans les événemens de la vie, ne se lassent point
d'invoquer la volonté !
Nous avons ici le spectacle singulier d'un grand corps jouissant
d'une autorité en apparence sans limites. En ce pays, qu'on dit si dif-
ficile à gouverner, c'est déjà une étrangeté. Mais la surprise augmente,
quand on considère que cette autorité, l'Académie ne l'a jamais bri-
guée ni réclamée, et qu'elle l'exerce en quelque sorte malgré elle.
Dans le dictionnaire qu'elle réédite de temps à autre, elle n'édicte
jamais d'arrêts, personne, au contraire, n'est plus accommodant.
« On écrit je payerai ou. Je paierai ou Je pairai... Remercie m eut
ou remercimertt... Terrein ou terrain... Zéphire ou zéphyr...
Quelques-uns écrivent de cette manière... Plusieurs suppriment le
tréma... » Ces formules de doute et ces alternatives laissées au lec-
teur abondent. Tel a toujours été le langage de l'Académie. « La
première observation que la compagnie a cru devoir faire est que,
dans la langue française, comme dans la plupart des autres, l'or-
thographe n'est pas tellement fixe et déterminée qu'il n'y ait plu-
sieurs mots qui se peuvent écrire de deux différentes manières
qui sont toutes deux également bonnes ; et quelquefois aussi il
y en a une des deux qui n'est pas si usitée que l'autre, mais qui
ne doit pas être condamnée. » Ainsi débute le cahier de remar-
ques dont nous avons déjà parlé. Mais l'Académie avait beau
prêcher la tolérance : le public voulait avoir une règle. Il la veut
aujourd'hui plus que jamais, et il se plaint quand on ne l'impose
pas de façon nette et impérative. Si vous le laissez dans le doute, il
croit que vous lui cachez la vérité. Ce même Ambroise-Firmin Didot,
que nous avons trouvé en projet d'humeur assez entreprenante,
demande à l'Académie de fixer une bonne fois comment on doit,
à la fin des lignes, séparer les groupes de consonnes, et s'il faut
diviser en soas-cripteur ou en wu-scripteur, en colcop-tère ou en
coléo-ptère. Ici le théoricien disparait, le praticien se montre.
J'avoue avoir été longtemps parmi les partisans d'une honnête
liberté en orthographe. Un caractère naturellement tolérant m'y
portait. La curiosité du linguiste, qui fait son profit de toutes les
anomalies (car elles sont en grammaire ce que sont les monstres
en histoire naturelle), ne pouvait qu'y trouver son compte. Mais
c'est là une utopie à laquelle, devant les réalités de la vie, 'on est
obligé de renoncer. Autre chose est pour un pays de n'avoir jamais
eu d'orthographe, autre chose est de renverser celle qui existe de-
puis une suite de générations. Ce qui est la liberté dans^un cas
devient l'anarchie dans l'autre. Ni l'enseignement, ni l'administra-
tion, ni l'imprimerie ne pourraient s'accommoder de la liberté.
L'avantage d'une règle uniforme et incontestée est un de ces
bienfaits dont on ne se doute pas aussi longtemps qu'on en jouit
61A BEVUE DES DEUX MONDES.
ea paix, mais qu'on réclame avideme«it aussitôt qu'on en est
privé. Je me souviens d'avoir lu la brochure d'un employé supé-
rieur de chemins de ier allemand qui raconte comment, après avoir
appris successivement dans ses classes trois orthographes diffé-
rentes, celles de Heyse, de Becker et de Jacob Grlmin, il s'en était
ensuite formé, pour son usage personnel, une quatrième éclectique
dont il était assez satisfait, quand il reçut tout à coup de ses chefs
hiérarchiques une admonestation sévère ayec ordre d'éciii'e selon
la norme officielle. Ayant ensuite passé du service de Brunsuick à
Côlui de la Prusse, il fallut de nouveau changer, ce qui ne le dis-
pense pas de devoir en connaître encore deux ou trois autres pour
ses fils, dont il surveille les devoirs et qui sont placés dans des
classes différentes. Chaque fois qu'il leur ^ient en aide, il ne manque
pas de leur recommander de ne pas écrire comme leur père, mais
comme le veut le professeur du jour et la science du moment.
Transportez ceci en France, où ne manquent ni les chefs de bureaiu,
ni les commissions d'examen, ni le goût des paperasses symétri-
ques, et vous aurez une idée des tracas, des pertes de temps, des
polémiques creuses et des récriminations inutiles auxquelles nous
avons échappé.
Voilà le service que nous a rendu l'Académie française il y a
deux siècles, non par esprit d'usurpation et par le désir de nous
régenter, mais parce que le public le lui demandait et parce que
les conditions d'un grand état moderne l'exigeaient. On ne peut
pas soutenir qu'elle se soit mal acquittée de sa tâche, puisqur^ le
but qu'on avait en vue, c'est-à-dire l'ordre, a été pleinement
atteint.
Mais telle est l'action réciproque des choses de ce monde, que la
haute autorité dont jouit l'Académie française est devenue à son tour
un emban-as. Ceux qui s'adressent à cette compagnie pour lui de-
mander de décider, de sa pleine autorité, tel ou tel changement,
attendent d'elle une chose qu'elle n'a jamais faite et dont, à vrai
dire, elle n'est pas capable. Elle s'est toujours contentée de choisir
entre aeux usages celui qui lui paraissait le meilleur. Elle a rempli
son rôle de « greffier » sans jamais prétendre en savoir plus que le
public. Elle suit l'usage, elle ne le précMe jamais. « Comme il
ne faut point se presser de rejetei" l'ancicmie orthogi'aphe , dit la
préface de 1718, on ne doit pas non plus faire de trop grands
efforts pour la retenir. » Quand, em 17ûO, elle supprima les * et
les cl étymologiques dans les mots comniie i/rapre, /idvorat, i\ y
avait longtemps que dans l'usage des nouvelles générations ces
lettres étaient omises. « L'Acadéanie, dit id'()livet,n'a fait que suivre
le public, qui est allé plus vite H plms loiji qu'elle. » Lorsqu'cn
17ë2, elle jomiilaça l'y par un i dans les mots comme roi, foi, le
LA RÉFORME DE l'oRTHO&RAPHE FRANÇAISE. 615
changement était déjà fait en quantité de livres. Quand, en 1835,
elle se décida à écrire : ils remuent au lieu de : ils venoient, il y
avait quarante ans que le Moniteur imprimait de cette façon.
C'est à celte réserve, à celle prudence, à cette déférence que
tient son immense autorité : les étrangers seuls s'imaginent
qu'elle exerce siu' notre langue une sorte de tyrannie volontaire.
Mais aujourd'hui, comment se déciderait-elle entre deux usages?
Depuis longtemps aucune dissidence ne s'est produite, aucune
nouveauté ne s'est montrée. L'Académie subit la peine de tous les
pouvoirs absolus : après qu'on lui a demandé l'uniformité et qu'elle
l'a créée, on réclame d'elle le progrès, que l'uniformité a pour effet
ordinaire de retarder et d'étouffer. Les novateurs exigent d'elle
avec une insistance croissante ce qu'elle est de moins en moins en
état de donner.
C'est alors que les impatiens scrutent les origines d'un pouvoir
qu'on avait accepté de confiance jusque-là, relèvent dans ses actes
des erreurs et des contradictions, et, di'essant la lisle de ses fautes,
mettent en doute sa compétence. 11 ne faut pas espérer l'équité chez
des opposans. Nous avons pu lire des articles de journaux où l'on
reproche à Pellisson et àMézeray d'être restés étrangers aux leçons
de la philologie moderne. La critique, n'ayant pas à se préoccuper
des besoins multiples auxquels il s'agissait de répondre, se place à
un point de vue exclusif et unique, et traite de haut, condamne
comme ignorance et comme faute tout ce qui ne cadre pas avec ses
visé' y du jour.
\Q\Và le point où nous en sommes aujourd'hui : d'une part,
un corps littéraire un peu étonné de ce qu'on attend de lui, et
demandajit les indications du public pour modifier son œuvre;
d'autre part, le public, surpris d'entendre contester des directions
qu'il est accoutumé à suivre, mais dépourvu par lui-même de
lumières et d'initiative. Comment sortir de ce statu quo?
Quand! l'engourdissement s'est emparé d'un membre ou d'une
institution, il faut rétabhr l'activité par des mouvemens modérés et
gradués. Je demanderais d'abord aux réformateurs de vouloir bien
montrer un commencement d'initiative. Pourquoi no feraient-ils
pas eux-mêmes l'application et la preuve de leurs idées en choi-
sissant un point particulièrement évident et en pradquant dès à
présent ce qu'ils conseillent ? De cette façon, l'opinion se familia-
riserait avec la possibilité d'un changcmcnl, le sommeil séculaire
serait interrompu. \\ n'est pas jusqu'aux proies, dont on accuse
l'esprit de résistance, qui seraient plus faciles à mettre en mouve-
ment si l'on se bornait à un seul changement (1).
(I) Donnons ici une bonne note à la licvue où nous écrivons, qui a empêché la pres-
cription et prouvé son désir d'inilopendance, en coutiiiuaiit d'oriliographier à sa ma-
616 REVUE DES DEUX MONDES.
En choisissant pour ses débuts une réforme qui en vaille la
peine et qui soit une vraie simplification, le parti du progrès met-
trait le public de son côté. L'Académie saurait alors où elle doit
porter son attention ; pas plus que dans le passé, elle ne s'obsti-
nerait à « retenir l'ancien usage. » Quel que soit le haut rang qu'elle
occupe dans le monde des idées, quelles que soient les autres
obligations qui sont venues se joindre à sa destination première,
elle se montierait encore prête à trancher ces menus différends.
Pour reprendre cette j)ortion de son rôle, elle attend seulement
que le moment utile soit venu : car les mômes censeurs qui accu-
sent son inertie lui adresseraient peut-être, en cas d'initiative
prématurée, le reproche de présomption et d'intervention indis-
crète.
Une dernière réflexion pour finir. On aura remarqué, sans doute,
avec quelle extrême lenteur les moindres changemens se font sur
ce domaine, lenteur qui contraste avec la rapidité dont se préci-
pitent parfois les idées et les mœurs. La langue elle-même marche
d'un pas plus accéléré que sa représentation écrite. Nous sommes
ici sur un terrain où la tradition règne en maîtresse: nulle part
ailleurs on ne voit aussi bien la continuité d'une œuvre humaine.
Nos enfans apprennent encore l'a b c exactement dans l'ordre où
Palamède, selon la fable, pour charmer les ennuis de la guerre de
Troie, enseignait aux guerriers grecs les lettres de l'alphabet phé-
nicien. Qui peut dire combien de siècles celui-ci comptait déjà par
devers lui quand les marchands de Sidon l'apportèrent aux Hel-
lènes? C'est que Iccriture est une de ces acquisitions élémentaires
qui, par sa dilïusion autant (|ue par la peine qu'elle coûte, se dé-
robe aux brusques transformations. Tout le monde connaît l'his-
toire de ces empereurs, de ces rois, qui avaient imaginé d'ajouter
une lettre nouvelle à l'alphabet, et qui ont échoué dans leur ten-
tative. Les hommes de 89 et de 93, si hardis contre toutes les
formes du passé, qui ont rompu avec les vieilles méthodes de
mesurer l'espace et de diviser le temps, n'ont pas touché à ces
humbles, mais nécessaires et indestructibles instrumens de civi-
lisation, il y a là pour les novateurs un avertissement et une leçon :
les réformes proposées devront se faire petites et imperceptibles,
elles devront se glisser une à une, pour être admises à s'annexer
au capital de savoir qui est à la base de toute éducation.
Michel Bréal.
nière, contrairement au modèle académiqup, les pluriels commo enfans, élémens :
c'est l'ancionnc façon, encore attestée par genx, tous. Nous avons tellement perdu le
sens d(! la liberté, que j'ai vu des littérateurs se moquor do cette modeste, mais res-
pfctable protestation.
P
LES
GRANDS COMITÉS PARLEMENTAIRES
L'EXPÉRIENCE DE 1848.
La chambre des députés élue le 6 octobre 1889 est à peine
réunie qu'on l'invite déjà à entrer dans la voie des agitations et
des empiétemens. Une demi-douzaine de députés, MM. de Lanes-
san, Henry Maret, Siegfried, Bourgeois, Letellier, se sont épris
subitement de l'idée de revenir au système des grands comités
parlementaires de la première révolution et de 18/18. Il paraît que
la chambre n'occupe pas, dans les pouvoirs publics, une place
assez considérable, et, qu'intéressante victime, elle a besoin de se
défendre contre les tendances dominatrices du gouvernement. Il
serait nécessaire de grandir ses moyens d'action, d'en faire un gar-
dien plus sévère des prérogatives parlementaires, un surveillant
plus vigilant des administrations publiques. On estime en plus que,
chargée de renouveler l'ensemble de nos institutions économiques
et financières, il lui faut, pour cette œuvre géante, les cent yeux
d'Argus et les cent bras de Briarée.
Nous cherchons vainement dans ({uellcs manifestations de l'opi-
nion et dans quels incidens de la dernière législature les auteurs
de ces projets ont cru découvrir l'urgence d'une pareille révolu-
tion dans l'organisme législatif. Si, dans ces dernières années, on
s'est plaint de quelque chose, ce n'est pas, à coup sûr, de l'eflace-
618 REVUE DES DEUX MONDES.
ment de la chambre et du tempérament autoritaire du pouvoir
exécutif. Il ne nous paraît pas davantage qu'aux dernières élections
le suiïrage universel ait demandé à ses futurs députés de faire
grand. 11 est bien vrai qu'il a reproché aux anciens de s'être beau-
coup agités et d'avoir peu produit, d'avoir touché à toutes les
questions sans en résoudre aucune, d'avoir préparé le césarisme
en multipliant les crises ministérielles et en rendant toute adminis-
tration impossible. Mais quel lien })eut-il y avoir entre la danse de
Saint-Guy dont la chambre de 1885 était atteinte et les articles du
règlement relatifs aux commissions? Ce règlement n'a-t-il pas sutTi
aux besoins des assemblées précédentes, dont la tâche était aussi
considérable, et qui ont laissé derrière elles une œuvre législative
plus importante et plus pratique? Et en supposant, — ce que nous
ne contestons pas, — qu'il y ait quelques modificati-ms de détail à
apporter dans ce règlement, que le travail des commissions soit
trop émietté, les compétences trop dispersées, l'initiative parle-
mentaire laissée trop libre et traitée avec trop d'indulgence, est-il
nécessaire, pour cela, d'aller chercher dans l'arsenal de la révolu-
tion les armes redoutables qu'elle avait lorgées pour résister à l'Eu-
rope et centraliser dans une assemblée tous les pouvoirs et toute
la vie d'une nation?
Et d'ailleurs il serait facile de démontrer que les conditions
d'existence des assemblées uniques sont toutes dilTérentes de celles
des assemblées qui légifèrent en collaboration avec d'autres. Il
serait nou moins lacile d'établir qu'à l'heiu'e présente le plus
pressé n'est pas de grandir le rôle et la puissance du pouvoir légis-
latif. On prouverait également sans peine que nos institutions poli-
tiques, administratives et financières, en dépit de leurs nombreux
abus, ne commandent point de telles révolutions qu'une conven-
tion ou vme constituante soit nécessaire. Mais le suflrage universel
vient de s'exprimer à cet égard d'une iaçon particulièrement nette
et ce serait entrer dans un débat de doctrine étranger à notre
sujet. Nous ne voulons écrire qu'une page d'histoire.
A C(3té des esprits attardés qui ^^vent exclusivement des tradi-
tions historiques et y puisent, au gré de leurs passions ou d^ leurs
intért'ts personnels, il en est qui ne se tiennent point d'ordinaire
dans le domaine des illusions, mais qui sont volontiers amoureux
du nouveau. Quelques-uns de ceux-ci n-oient voir dans le sys-
tème des grands comités un moyen d'action parlementaire plus
énergique et ])0uvant se concilier avec les n.^cessités du ()rincipe
de la st'paration des pouvoirs. C'est pour ces derniers que nous
aTons songé à écrire l'histoire des grands comités de l'assemblée
constituante de 18/i8, dont ils prétendent restaurer utilement l'insti-
LES GRANDS COMITES PARLEMENTAIRES. 619
tution. Ils pourront constater les déplorables résultats que ces co-
mités ont donnés dans la pratique, combien ils ont dcçu les espé-
rances de ceux cpii les avaient imaginés. Ils verront comment la
constituante a été amenée, à bref délai, à les destituer do leurs
fonctions ou à rétrécir leur domaine, devant la double certitude
que les comités n'accéléraient point le travail parlementaire et qu'ils
étaient un grave obstacle aux bons rapports entre les pouvoirs pu-
blics. Nous avons multiplié les faits et les citations afm de ne lais-
ser aucun doute sur l'exactitude de nos conclusions. Le travail est
peut-être un peu touHu, mais nous avons l'espérance que les arbfes
ne cacheront pas la forêt.
I. — ORIGINES DE L'IiNSTITCTW!)» DES COMITÉS.
Ce serait une grave erreur de croire que les constituans de 1848
ont obéi à des motifs exclusivement doctrinaux ou techniques lors-
qu'ils ont renoncé au règlement qui, depuis ISl/i, avait présidé
aux travaux de nos assemblées parlementaii^es. Ce règlement était
loin d'être parfait, mais il avait suffi à huit assemblées dont quel-
ques-unes avaient fait bonne figure devant l'histoire. Les chambres
de la restauration et de la monarcMe de juillet avaient parfois
montré à l'égard du pouvoir une docilité excessive et malheu-
reuse. Quelques-unes avaient été fort médiocres. On ne peut pas
oublier, toutefois, que plusieui's d'entre elles ont laissé des monu-
mens législatifs absolument remarquables, et que la tribune tran-
çaise a vu, sous leur règne, des débats d'une ampleur et d'une
élévation comme elle en a rarement revu depuis.
Le règlement de 1814 s'était perpétué, avec de légères modifi-
cations, pendant ti'ente-quatre ans. Il ù'acùonnait un peu li'op le
travail législatif et n'opposait pas,, dit-on, une barrière suÛlsante
aux excès de l'initiative parlementau-e ; mais ce ne fut point le
reproche qui lui fut adi-essé par les nouveaux députes. 11 ne fut
presque p-a^ question de lui, de ses quahtés et de ses défauts dans
la grande et importante discussion qui eut lieu en mai 1848.. On
raJi)andonna systématiquement, non point comme défectueux dans
ses détails, mais parce qu'il se heurtait directement à la situation
et aux préoccupations nouvelles.
La commission du règlement nommée par la constituante se
composait, en grande majorité, d'anciens membres de l'opposition
constitutionnelle de la chambre de 1S4G. On y remar([uait les noms
de MxM. Dutaure, Vivien, Gustave de Beaumont, Duvergier de Hau-
ranne, de Corcelle, Pages de l'Ariège, Dupin, ilavin, Jules de Las-
teyrie, Grémieux, Billault, Stourm. L'assemblée avait pensé que
son nouveau règlement devait être élaboré par des hommes ayant
l'expérience et les traditions législatives. Elle n'avait pas été fâchée,
en même temps, d'en confier la rédaction, c'est-à-dire l'interpré-
tation et l'organisation de ses pouvoirs, à des membres de la mi-
norité. N'élait-on pas en présence d'un gouvernement qui n'avait
pas la confiance de l'assemblée, ou tout au moins y comptait un
grand nombre d'adversaires ?
^ La nomination de la commission du règlement fut un des pre-
miers incidens de la lutte qui s'engagea, dès l'ouverture de la
constituante, entre les membres du gouvernement provisoire et
l'assemblée. Il s'agissait de savoir comment celle-ci se débarras-
serait des hommes que la révolution de février avait portés au
pouvoir, et dont les doctrines et la politique étaient en contradic-
tion avec les sentimens et les intérêts de la majorité de l'assemblée
nouvelle. Cette aspiration était vague, parce que l'assemblée ne se
connaissait pas elle-même et que ses partis étaient encore en for-
mation, mais elle existait et se traduisit dès la première séance.
La constituante tendait à absorber tous les pouvoirs. D'abord,
première émanation du suffrage universel, elle avait de ses ori-
gines populaires une très haute et très légitime idée ; en second
lieu, élue sur des programmes qui touchaient à tout, elle se croyait
appelée à renouveler de fond en comble les institutions de la
France. Enfin, le plus grand nombre des personnalités de l'ancien
parti monarchique, et même du parti républicain modéré, crai-
gnaient de voir le gouvernement provisoire s'appuyer sur Paris
pour se maintenir aux affaires contre la volonté de l'assemblée. 11
n'en fallait pas tant pour que la commission du règlement prît
comme base de ses travaux la souveraineté absolue de la consti-
tuante et son droit d'exercer un contrôle de tous les instans sur le
pouvoir exécutif. La conclusion nécessaire de ces prémisses était
la création de grands comités centralisant l'examen de tous les
projets, intervenant, sous prétexte de surveillance, dans les détails
de l'administration, formant une sorte de gouvernement occulte
destiné à diriger l'assemblée, à la discipliner et à lui permettre de
ramasser tous les pouvoirs. Cette préoccupation hanta certaine-
ment la commission, et elle n'était point pour déplaire à la majo-
rité.
La commission du règlement ne fit d'ailleurs que s'inspirer des
principes qui avaient été posés, dès l'ouverture de la session, par
les premiers orateurs de la constituante. Dans la séance du 8 mai,
le président Bûchez s'écrie, aux applaudissemens de ses col-
lègues : « L'assemblée est souveraine, souveraine d'une manière
absolue. Elle n'est pas arrêtée, même par les règles qu'elle a
LES GRAJNDS COMITES PARLEMENTAIRES. 621
faites elle-même! » Le lendemain, Peupin, le rapporteur de la
commission chargée d'examiner les projets relatifs à la nomination
d'une commission executive, dit dans son rapport : « L'assembl«'e
nationale réunit tous les pouvoirs, l'exécutif aussi bien que le
législatif et le constituant. » Le même jour, de vieux parlemen-
taires, qui n'avaient pas l'excuse d'ignorer les conditions normales
du gouvernement, demandaient la nomination des ministres par
l'assemblée. Un homme des plus modérés, futur membre du centre
gauche, Gharamaule, s'exprimait ainsi : « Si l'assemblée nationale
pouvait constituer, gouverner et administrer, l'assemblée nationale
devrait constituer, gouverner, administrer: elle ne peut pas tout
faire, elle peut et doit constituer, elle constituera. Elle doit gou-
verner intérimairement, elle gouvernera. Est-ce que, dans le pavs
de France, on dénierait la possibilité de gouverner à une assem-
blée, après les traditions que soixante années de révolution nous
ont laissées? » Odilon Barrot tenait le même langage, et un profes-
seur de droit, Gatien Arnoult, s'écriait : « Qu'est-ce qui règne au-
jourd'hui? C'est le peuple. Qu'est-ce qui gouverne? C'est l'assem-
blée. Je vote pour que la chambre nomme elle-même et directement
ses ministres. »
Il est de toute évidence que ni Odilon Barrot, ni Vivien, ni Du-
faure, ni Gustave de Beaumont, ni Chararaaule, ne pensaient à
conserver la dictature d'une assemblée unique comme gouverne-
ment définitif de la France. Ils voulaient simplement substituer au
gouvernement provisoire sorti de la révolution de février un gou-
vernement provisou-e nouveau, intérimaire, émané de l'assemblée et
étroitement placé sous sa dépendance. La constitution viendrait
ensuite organiser d'une façon régulière les institutions politiques
nouvelles.
Le règlement de la constituante de 1»Ù8 et les grands comités
parlementaires qui en sont la caractéristique, ne sauraient se com-
prendre si l'on ne tient pas compte des circonstances et de l'éUit
d'esprit que nous venons de signaler. Ce règlement a eu pour but
de grandir les pouvoirs de l'assemblée et de mettre le gouverne-
ment sous sa régence immédiate. Cette préoccupation ne lut jamais
avouée nettement par les membres de la commission, qui sentaient
tout le provisoire et les dangers de leur œuvre et tenaient, en
hommes de gouvernement, à reserver l'avenir ; mais elle fut signa-
lée, à diverses reprises, par les adversaires du nouveau règle-
ment ; et, si elle fut reniée, les dénégations eurent toujours peu
d'énergie et rencontrèrent peu de créance.
Deux autres préoccupations se firent jour qui avaient un carac-
tère plus pratique et plus exclusivement législatif. Une assemblée
622 HEVUE DES DEUX MONDES.
de 900 membres, comptant plus de 700 hommes nouTcaux, devait
naturellement se distinguer par un excès d'initiative et par une
surabondance de propositions singulières ou instiHisammcnt étu-
diées. Cette tendance devait encore s'accentuer sous l'ijnpulsion
d'événeraens imprévtis et de (ails révolutionnaires de nature à trou-
bler les esprits les mieux équilibiés. 11 importait donc d'avoir un
crible assez solide pour retenir au passage bon nombre de proposi-
tions etles empêcher d'absorber sans profit le temps de l'assemblée.
Les comités devinrent, dans la pensée de leurs auteurs, des com-
missions d'initiative. Ils n'eurent pas seulement à préparer les lois,
mais encore à en diminuer le nombre, à épargnera l'assemblée des
délibérations' superflues et souvent tumultueuses.
Concentration des pouvoirs dans l'assemblée et dans sai fraction
la plus expérimentée et la plus conservatrice ; préparation rapide et
éclairée des lois; hmitation de l'initiative parlementaire dans ce
qu'elle pourrait avoir d'excessif ou de mal conçu, tel était le triple
but que la commission du léglement de 18'iS s'était imposé.
L'entreprise n'était pas sans difficulté, car elle devait se heurter
d'abord aux résistances du gouvernement, en second lieu, aux
inquiétudes d'un certain nombre de députés qui ne voyaient pas
sans effroi centraliser le pouvoir législatif dans une douzaine de
conseils des dix où l'influence appcWtiendrait fatalement aux an-
ciens parlementaii-e& et aux jeunes ambitions qui se grouperaient
autour d'eux.
La discussion du règlement fut cependant relativement courte.
Le chapitre relatif aux comités donna seul lieu à un vit débat dans
lequel intervinrent Vivien, Stourm, Dufaurc, Odilon Barrot, au nom
de la commission, Flocon et Crémieux au nom du gouvernement,
Ferdinand de Lasteyrie, Vignerte, Guérin au nom de la minorité
de l'assemblée restée fidèle au système des bureaux et des commis-
sions.
Le rapport présenté par Slourm avait été fort habilement rédigé.
Après un hommage rendu à la souveraineté de l'assemblée, il dé-
veloppait l'avantage (ju'offrait le système des comités de permettre
à tous les membres de l'assemblée d'apprendre les allaires de la
république et de s'initier aux laits et détails de l'administration.
« La commission du règlement avait voulu, disait-il, non-seulement
que tous les représentans qui ont des droits égaux lussent appelés
à apporter chacun dans les discussions des aflaires nationales le
contingent de leurs lumières, mais qu'ils fussent distribués dans
les comités, non pas suivant le choix aveugle du sort, mais d'après
la vocation, d'après l'aptitude, d'après la spécialité de chacun d'eux.
Clia({Uo comité serait ainsi composé des hommes les plus compétens
LES GRANDS COMITES PARLEMENTAIRES. 623
et doai lesprit serait le plus propre à traiter les affaires spéciales
renvoyées à chacun de ces comités. >'
Le rapporteur indiquait ensuite le troisième principe sur lequel
la commission s'était appuyée. Il s'agissait d'imposer à l'assemblée
une règle l'obligeant à étudier les afiaircs avec des vues d'ensemble
et l'esprit de coordination et non pas de les étudier séparément et
sans connexion des unes avec les autres.
L'assemblée constituante, pouvoir unique, émané tout fraîche-
ment du suflrage universel, composé en grande majorité d'hommes
jeunes, sans expérience des difficultés du travail législatif, animé
d'un vif et profond esprit de réforme, accepta avec empressement
l'idée de se former en comités. Tous ses membres auraient la con-
naissance des affaires et une part de collaboration au travail de
rénovation légale qui emportait alors les esprits, tous pourraient
prétendre à une part du gouvernement et de la grande oeuvre légis-
lative à accomplir. La difficulté était de déterminer d'une manière
plus ou moins nette le nombre et les attributions des comités et de
trouver un mode pratique de recrutement.
La commission proposa de diviser l'assemblée en quinze comi-
tés permanens de 60 membres : comités de la justice, des cubes,
des affaires étrangères, de l'instruction publique, de l'intérieur,
de l'administration départementale et communale , du commerce
et de l'industrie, de l'agriculture et du crédit foncier, de la ma-
rine, de la guerre, de l'Algérie, des colonies, des finances, des
travaux publics, de la législation civile et criminelle.
Cette classification avait donné lieu dans le sein de la commis-
sion même à des observations. On avait lait remarquer que la hste
des comités était trop nombreuse, que plusieurs n'auraient rien à
faire ou seraient difficiles à composer. Mais deux préoccupations
l'avaient emporté. L'une était de ne pas laisser de députés hore
des comités, afin de ne mécontenter personne, l'autre de ne pas
avoir un nombre de comités fondé sur la même division que les
départemens ministériels, crainte de justifier les accusations d'in-
gérence administrative et gouvernementale qui ne manqueraient
pas de se produire.
Stourm traduisit avec adresse dans son rapport le premier de
ces sentimens : « Nous vivons, dit-il, sous un gouvernement qui
nous donne, à nous représentans du peuple, un droit de souverai-
neté que nous avons reçu de nos électeurs. Ce droit de souveraineté,
nous ne pouvons l'exercer qu'en exerçant nous-mêmes sur tous les
actes du pouvoir exécutif une surveillance continue et surtout une
surveillance éclairée. iNotre sm'vcillance ne peut être éclairée qu'au-
tant que chacun de nous aura connu les détails de l'administration,
aura touché les dossiers, aura vu les faits, aura vu les pièces. Il est
624 REVUE DES DEUX MONDES.
donc essentiel que chacun de nous soit introduit dans les comités
dans lesquels les affaires se traiteront dans leur ensemble et dans
leurs détails. »
On ne pouvait rien dire do plus agréable à une assemblée ani-
mée de la passion ardente, à droite de changer les détenteurs du
pouvoir, à gauche, de modifier profondément l'organisme écono-
mique et social. Cependant, pour atténuer ce qu'avait de brutal
cette confusion des pouvoirs, Stourm avait soin d'ajouter : « En
formant des comités spéciaux et surtout des comités permanens,
vous porterez atteinte, dira-t-on, à l'indépendance du pouvoir exé-
cutif, vous diminuerez la responsabilité ministérielle. L'objection
pourrait être fondée si nous vous demandions la formation de comi-
tés composés d'un petit nombre de membres ; mais il est évident
que des comités, composés de 60 membres, contiendront tou-
jours des esprits si divers, des opinions si variées que l'indépen-
dance ministérielle ne pourra en recevoir aucune atteinte. »
La commission s'était bien gardée de prévoir que la partie agis-
sante et ambitieuse de l'assemblée ne tarderait pas à rester seule
dans les comités ; qu'elle s'emparerait des plus importans et qu'elle
dissimulerait si mal ses desseins de prépondérance que l'assemblée
serait la première à se fatiguer de sa domination.
La commission et son rapporteur avaient, du reste, reconnu la
nécessité d'une soupape de sûreté. L'assemblée gardait le droit de
nommer des commissions dans certains cas particuliers, « dans les
cas, par exemple, où la matière en discussion toucherait aux objets
dont plusieurs comités sont saisis, ou bien dans le cas où la ma-
tière en discussion paraîtrait tellement grave que l'on croirait de-
voir y appliquer des formes plus solennelles. »
Pour le recrutement des comités, une série de diflicultés se pré-
sentaient. Les comités seraient-ils élus par l'assemblée, au scrutin
de liste, ou dans les bureaux? Seraient-ils renouvelables tous les
trois mois, tous les six mois ou tous les ans, par moitié ou par
tiers? (^es questions étaient d'autant plus difficiles à régler que
l'assemblée ne se connaissait pas et que, sauf 150 membres des
anciennes chambres de la monarchie, journalistes et anciens fonc-
tionnaires, les nouveaux représentans étaient des personnalités
locales dépourvues de toute notoiiété.
La commission du règlement s'arrêta à un procédé très défec-
tueux, dont l'application donna lieu promptement à des surprises
désagréables, niais qui, dans les circonstances, paraissait le plus
praticable. On avait décidé que tous les membres de l'assemblée
siégeraient dans les comités. On ne trouva rien de mieux que de leur
laisser le soin de connaître de leurs aptitudes et de désigner les
comités particuliers pour lesquels ils se sentaient une vocation.
LES GRANDS GOMITKS PARLEMENTAIRES. 625
' Toutefois, comme chaque député avait la faculté de désigner
plusieurs comités et qu'il était à prévoir que certains comités
seraient encombrés et d'autres laissés vides, on confia au prési-
dent et aux vice-présidens le soin d'opérer la répartition. Dans le
cas où le nombre des premières inscriptions ne serait pas en rap-
port avec celui des membres dont chaque comité devait se compo-
ser, le bureau de l'assemblée placerait les représentans dans les
autres comités pour lesquels ils se seraient inscrits subsidiaire-
inent.
Pour les commissions spéciales, plus de latitude était laissée. Ces
commissions devaient être nommées soit par le président, soit par
l'assemblée générale en séance publique, soit dans les comités par
scrutin de liste.
Tout cela était un peu incohérent, on sentait dans ces disposi-
tions vagues et contradictoires une grande incertitude. Les parle-
mentaires qui avaient inspiré la rédaction de ce règlement bizarre,
les Dufaure, les Vivien, les Dupin, les Beaumont de la Somme,
avaient sans doute le sentiment qu'ils accomplissaient une œuvre
légèrement révolutionnaire et contraire à leur tempérament. Dans
la procédure nouvelle qu'ils adoptaient, ils n'étaient soutenus, en
réalité, que par le désir de discipliner et de maîtriser une assem-
blée dans laquelle ils voyaient le seul pouvoir solide, régulier, en
état de résister aux tempêtes populaires. L'étrangcté et la cadu-
cité de leur travail leur apparaissaient si bien que pour le justifier
ils n'hésitèrent pas à se placer sous l'égide des principes démocra-
tiques et des souvenirs de la révolution. Quelques mois plus tard,
ils avouaient sans aucun ambage que ce règlement était une pure
œuvre de circonstance destinée à disparaître avec la situation poli-
tique qui l'avait lait naître.
La discussion du règlement commença, le 13 mai, par les obser-
vations de quelques députés amis du gouvernement provisoire,
Vignerte, Guérin, qui reprochèrent au rapporteur d'avoir désigné
les comités comme devant surveiller les ministères et d'avoir créé
des comités techniques qui repondraient à des intérêts trop parti-
culiers. Mais la véritable discussion fut entre Odtlon Barrot, Ferdi-
nand de Lasteyrie, Grémieux et Dufaure, qui prononcèrent dans des
sens divers des discours à sensation.
On savait que le gouvernement et ses amis personnels étaient
favorables au système des bureaux. Odilon Barrot s'efibrça de cal-
mer leurs craintes en montrant que le règlement laissait l'assem-
blée libre de renvoyer chaque question, suivant son désir, soit aux
comités, soit aux bureaux. Après cette précaution oratoire, il fit
une critique très vive et très exagérée de la vie des bureaux, sans
TOME xcv[. — 1889. /jO
626 REVUE DES DEUX MONDES.
rechercher, bien entendu, si les comités ne seraienl pas promple-
ment victimes d'erremens sembhibles. « Ces bureaux dans lesquels
on ne se rencontre qu'un instant, dans lesquels peuvent se trouver
réunies accidentellement toutes les spécialités, dans lesquels on
lait de tout, sont exclusifs du grand principe qui gouverne tout
travail humain, qu'il soit intellectuel ou autre, le principe de
la division du travail. La formation des bureaux est insuffisante
dans une assemblée législative quelconque, à plus forte raison
dans la vôtre. Vous ne pourrez pas renvoyer indistinctement toutes
les questions qui sont portées à cette tribune, à des bureaux, as-
sembler avec appareil vos bureaux, suspendre la séajice de la
Chambre, interrompre ses travaux pour que les bureaux délibèrent
préalablement sur toutes les questions qui seraient portées, dans
l'exercice plein et libre du di'oit de chacun, à cette tribune. »
Ce tableau très chargé eût fort sm'pris une chambre au courant
de la vie parlementaire et légiférant en temps normal. Il répon-
dait au contraire assez bien aux préoccupations d'une assemblée
inexpérimentée qui se réunissait dans des circonstances dilTiciles
avec tous les pouvoirs en main et la perspective d'avoir à brève
échéance à lutter contre l'émeute ou contre les anciens partis.
Odilon Barrot sentait que la résistance à l'idée des coiiaités par-
tait de la gauche, dont les hommes clairvoyans étaient loin d'être
rassurés. II comprit la nécessité de s'adresser aux sentimens répu-
blicains de cette partie de l'assemblée et de fau*e appel à sa dé-
fiance pour tout ce qui rappelait la monarchie.
« Sous l'ancienne monarcliie, dit-il, quand il y avait un gouver-
nement permanent, qu'il était nécessairement, forcément, en de-
hors de la chambre, on ne voulait pas de comités spéciaux, mais
c'est parce que l'exécutif craignait toujours que le législatif entre-
prît sur ses attributions. II aimait mieux l'impuissance du pouvoir
législatif, il aimait mieux le tenir en tutelle permanente que de lui
permettre de prendre connaissance utilement, pai' des hommes
spéciaux, des aU'aii-es sur lesquelles les chambres avaient à se pro-
noncer. Jites-vous dans la même situation ? Y a-t-il le même om-
brage entre vous, pouvoir constituant, et le pouvoir exécutif que
vous avez délégué ? Étes-vous condamnés à la même impuissance ? »
11 était difhcile de caresser plus habilement les tendances dicta-
toriales d'une assemblée dont la plupait des membres avaient ap-
partenu aux partis d'opposition et ignoraient les nécessités de gou-
vernement.
Ferdinand de Lasteyrie, qui succéda à Odilon lîarrot, sortit des
généralités et ramena la discussion sur le tei'rain des faits précis,
mais, à côté d'excellens aigumens, il en produisit qui n'avaient
qu'une valeur hypothétique des plus douteuses. 11 démontra que.
LES GRANDS COMITES PARLEMEiNTAIRES. 627
loin d'instruire l'assemblée et de développer sa science politique,
comme le prétendait le rapporteur, le système des comités enter-
rait chacun de ses membres dans une spécialité et reU'écissait son
horizon.
Ferdinand de Lasteyrie indiquait un autre inconvénient du sys-
tème des comités spéciaux, c'est leur tendance naturelle à écarter
avec un profond dédain tout ce qui n'émane pas des spécialistes et
à fermer l'oreille aux meilleurs conseils sous le prétexte qu'ils vien-
nent du vulgaire et qu'ils n'émanent pas d'une bouche compé-
tente et autorisée. Il abordait ensuite, mais sans oser entrer dans
les développemens qu'il comportait, le sujet des conflits qui ne
manqueraient pas de s'élever entre le pouvoir exécutif menacé
dans ses attributions et les comités dont les personnalités éminentes
tendraient naturellement à \'iser les ministres en place et à provo-
quer l'ouverture de leur succession.
Ferdinand de Lasteyrie releva également avec beaucoup de sens
et de clarté les exagérations du tableau que le rapporteur avait
tracé de la vie des bureaux dans les anciennes chambres. 11 mon-
tra que le système des bureaux réserve presque toujours des nomi-
nations aux minorités, à moins que celles-ci ne soient insigni-
fiantes, a Dans le système des grands comités au contraire, dit-il,
les minorités seront absolument exclues des commissions pour les
projets de loi importans. Dans chaque comité il y aura des membres
qui commenceront par être les meneurs de ces comités et qui
par contre-coup deviendront les meneurs de cette assemblée. »
L'orateur termina par une critique du registre d'inscription qui
n'était pas un mode de recrutement éclairé et où chaque député
viendrait, sous sa seule signature, certifier sa propre compétence.
Stourm répliqua en quelques mots par une nouvelle critique des
bureaux qui «sous la monarchie ne nommaient jamais les membres
de l'opposition et sacrifiaient les droits des minorités. » 11 revint
sur les avantages que le système des comités offrirait « aux hommes
timides et modestes qui ne se révèlent que lorsqu'on les met au
travail. » Cet argument était de ceux qui devaient porter le plus
sur l'assemblée. Il était pour plaire aux hommes nouveaux qui re-
doutaient la prépondérance des anciens parlementaires et n'étaient
pas assez expérimentés pour comprendre qu'on les livrait au con-
traire pieds et poings liés à cet élément.
Crémieux, ministre de la justice, essaya de revenir sur les con-
ditions d'un bon travail législatif que Lasteyrie avait déjà exposées.
11 fit remarquer que les deux tiers des membres des comités n'as-
sisteraient pas à leurs séances, que les minorités y seraient promp-
lement omnipotentes et y mèneraient les majorités. Crémieux insista
on terminant sur le danger des propositions adoptées trop rapi-
628 REVUE DES DEUX MONDES.
dément sur le simple avis d'un comité. Son improvisation, où les
contradictions ne manquaient i)as, trahissait l'embarras du ministre
avant vécu jusque-là dans l'opposition et mal préparé à défendre à
la tribune les nécessités de la politique gouvernementale.
Le vote de l'assemblée fut enlevé sans peine par une réplique de
M. Dufaure où le système des comités fut représenté très spécieu-
sement, mais en termes très habiles comme la sauvegarde des mi-
norités et comme une école d'apprentissage du pouvoir pour les
oppositions. L'argumentation eut un grand succès. La constituante
ne se connaissait pas, personne n'y voyait de majorité déterminée,
et chaque parti en formation était animé de la juste crainte d'être
opprimé par les autres et de ne pas obtenir sa part de pouvoir.
L'ancien ministre de Louis-Philippe commença par rappeler que
la proposition avait été empruntée au règlement de l'assemblée
constituante, et par évoquer le souvenir des admirables travaux
sortis des comités de cette époque. Puis, il attaqua vigoureuse-
ment les commissions nommées dans les bureaux, commissions
dont les travaux préparatoires sont élaborés, dit-il, sans la matu-
rité, la rapidité et l'impartialité nécessaires. Il affirma que souvent
les bureaux manquaient d'hommes compétens, qu'en quarante-huit
heures, des hommes spéciaux pouvaient apporter un rapport très
approfondi pour lequel des hommes non spéciaux demanderaient
quinze jours.
Abordant ensuite le côté politique de la question, M. Dutaure
s'exprimait ainsi : « Il y a une autre question qui me touche beau-
coup plus, c'est la question d'impartialité. Il est nécessaire que
dans nos délibérations, la minorité puisse avoir constamment son
mot, qu'elle puisse à la fois étudier et parler. Dans les assemblées
précédentes, tantôt par esprit de parti, tantôt par un motif qui pa-
raît plus louable, par condescendance pour des amis politiques, on
ne nommait que des membres de la majorité. Alors vous aviez des
commissions en très grand nombre, dans lesquelles non-seulement
la minorité n'était pas entendue, mais n'étudiait pas. La minorité
ne pouvait pas connaître, et quand la question se discutait à la tri-
bune, la minorité n'apportait pour réponse que certains principes
généraux ; quant aux faits, aux détails, aux raisons spéciales, elle
ne pouvait pas les faire valoir, elle ne les connaissait pas. II en ré-
sultait de très grands inconvéniens, il en résultait un inconvénient
pour la majorité elle-même, qui n'a qu'à gagner à ce que, avant
la discussion publique, la minorité lui fasse connaître ses objec-
tions.
« Dans notre gouvernement populaire, les majorités et les mino-
rités sont changeantes, le pouvoir passe fréquemment d'une main
àj'autrc; quand la minorité n'a pas étudié les affaires du pays
II
LES GKA.NDS COMITÉS l'ARLE.MEMAIRES. 629
dans les détails, elle ne peut leur donner, si elle arrive au pouvoir,
la suite qu'il est nécessaire de leur donner.
(i J'entends parler de pression sur l'assemblée et le gouverne-
ment. Pression sur l'assemblée? Que veut-on dire? Est-ce que vous
vous sentirez opprimés parce qu'on vous apportera un travail mieux
élaboré, plus approfondi, plus impartialement étudié, plus rapide-
ment présenté? Sera-ce là une oppression?
« On parle de pression sur le gouvernement ? Et quelle est la
crainte du gouvernement ? Votre comité de soixante membres ira-
t-il, par hasard, faire une invasion dans le ministère de la justice,
accaparant le personnel, prenant toutes les décisions, donnant des
ordres au ministre de la justice, substituant le pouvoir législatif au
pouvoir exécutif? Vos comités auraient ce pouvoir; ce serait au
ministre à résister, à en appeler à l'assemblée elle-même, contre la
pression qu'on voudrait exercer sur lui. Non, ne craignez rien, ce
sont de vains fantômes, il n'y aura rien de pareil. »
Si l'assemblée avait été hésitante, cette savante apologie des
droits des oppositions et des minorités aurait suffi à enlever le vote.
La constituante se leva presque tout entière pour décider qu'elle
se partagerait en comités. Tous ces hommes jeunes, pleins d'en-
thousiasme, rêvaient de prendre part à l'œuvre de transformation
pour laquelle ils avaient été élus, et les comités leur apparaissaient
comme un moyen d'action réformatrice plus puissant et plus ra-
pide. Quant aux anciens parlementaires, ils sentaient bien que ces
comités seraient pour eux, seuls expérimentés dans l'art législatif,
le moyen le plus sûr de lâcher et de serrer les freins à volonté,
soit qu'ils voulussent agir comme opposition, soit qu'ils prissent
la direction dune majorité de gouvernement.
La liste des comités élaborée par la commission du règlement
fut l'objet d'un très court débat. Le système n'ayant pas été pra-
tiqué depuis plus d'un demi-siècle, personne n'était en état d'en
signaler les lacunes ou les défauts. L'assemblée se borna, sin* la
demande de Portails, à fondre en un seul comité les comités de la
justice et de la législation civile et criminelle que, quelques jours
plus tard, elle devait de nouveau séparer. On rejeta l'idée d'un co-
mité des beaux-arts et d'un comité des pétitions, mais en revanche
on décida la création d'un comité du travail chargé d'examiner les
questions concernant les classes ouvrières. Sur ce point tous les
partis furent d'accord, et la proposition, fjiitc par Emmanuel Arago,
fut appuyée par Stourm, Lasteyrie et liastiat.
Le recrutement des comités par l'inscription des députés et la
distribution par le bureau de l'assemblée, en cas d'excès d'inscrip-
tions, soulevèrent des objections dont la pratique vérifia prompte-
ment la justesse, mais qui n'eurent aucun succès. Flocon fit observer
630 REVUE DES DEUX MONDES.
l'inconvénient qu'il y avait à cantonner exclusivement dans une
spécialité un homme qui pouvait doimer de très utiles avis sur un
autre ordre de questions. Un membre de la droite, Bouliier de
l'Ecluse, signala que pour les inscriptions il y aurait course au clo-
cher et que le président et les vice-présidens de l'assemblée man-
queraient de lunjières pour apprécier les aptitudes de leurs col-
lègues. Il proposa de tirer au sort pour les comités où il y aurait
excès d'inscriptions. Babaud-Luribiére insista pour l'élection,, mais
Vivien, au nom de la commission du règlement, combattit le sort
comme aveugle, l'élection parce que les membres de rassemblée
ne se connaissaient pas. Bouhier de l'Écluse avait indiqué avec
raison que, si l'argument était vrai pour les députés, U l'était à un
égal degi'é pom* leur bureau ; mais l'assemblée, devant toutes ces
propositions contradictou-es, préféra naturellement s'en tenir au
système de la commission.
Le docteur Gcrdy et Léon Faucher seuls réussirent à faire adopter
deux modifications au projet. Le premier demanda que tout membre
de l'assemblée pût assister aux séances des comités sans voix déli'-
bérative ni consultative. Léon Faucher, appuyé par Odilon Bai-rot,
par\ int à faire maintenir l'existence des bureaux, que Vivien voulait
complètement supprimer. L'article k du projet porta que l'assem-
blée pourrait renvoyer les projets et propositions à des commissions
spéciales nommées soit par le président, soit par l'assemblée géné-
rale, soit pai' les comités, auil par la^ bureaux qui non/ au nombre
de quènze el qui sont renouvelés chaque mois par voie de tirage
au sort.
Cette disposition, qui modifiait gravement l'économie du projet
de la commission, eut, comme on le verra, des conséquences très
importantes et très heureuses. Au bout de quelques mois, l'assem-
blée, fatiguée de la domination de certains comités et de la médio-
crité des autres, renvoyait plus de la moitié des propositions à
l'examen des bmeaux et des commissions spéciales.
11 lut décidé également, par interprétation, que chaque député ne
pourrait l'aire partie que d'un seul comité, mais qu'il pourrait changer
de comité au bout d'un mois, s'il trouvait un de ses collèg-ues dis-
posé à permuter.
Le règlement des attributions des comités, qui devait donner lieu
par la suite à tant de conflits, ne souleva point de difficultés. Flocon
demanda seulement quelques explications sur l'article 3, qui était
ainsi couru : « Les comités sont chargés, à moins que l'assemblée
n'en décide autrement, de l'examen des propositions et des péti-
tions qui concernent leurs attributions respectives. Ils chaj-gcnt un
rapporteur de rendre compte à l'assemblée des résultats de leurs
travaux. »
.il
LES GRANDS COMITES PARLEMENTAIRES. 631
I>ans les questions diplomatiques, fit observer Flocon, les propo-
sitions sur la diplomatie seront renvoyées au comité des affaires
étrangères. Le comité fera un rapport. Ce rapport contiendra des
conclusions ou proposera des résolutions. Pendant ce temps-là,
comment le ministre traitera-t-il la question pendante, s'il s'agit
d'une affaire en cours de négociations avec des puissances étran-
gères ?
La question était fort sage devant une assemblée qui arrivait
avec des idées très turbulentes en matière de politique extérieure
et qui allait se trouver aux prises avec la question polonaise et la
question italienne. Yivien n'y répondit pas. Il se borna à déclarer
que les comités ne pourraient agir que sur l'ordre de l'assemblée
et sur les questions qui leur étaient renvoyées, u Les comités,
dit-il, ne sont qu'un pouvoir réfléchi, ils ne saisissent pas, ils sont
saisis. »
La thèse était vraie en théorie. Dans la pratique, il en fut promp-
tement d'une autre manière. Les comités n'avaient pas le droit
d'initiative, mais ses membres le prirent indirectement comme sim-
ples représcntans, par voie d'interpellation, et armés des documens
administratifs ou diplomatiques qu'ils avaient pu se procurer
comme membres des comités.
Le reste du règlement fut adopté presque sans discussion. Les
événemens se précipitaient autour de l'assemblée et en Europe, et
la pensée des neuf cents nouveaux élus était ailleurs. La consti-
tuante avait cru par une centralisation vigoureuse fortifier sa sou-
veraineté d'assemblée unique, et rendre ses travaux plus rapides
et plus éclairés, elle n'en demandait pas davantage. Nous allons
voir dans quelle erreur elle était tombée et comment les calculs de
la commission du règlement furent déçus.
II. — RECRUTEMENT ET F0>iCT10NNEMENT DES COMITÉS.
Nous avons montré les embarras qui avaient assailli la commis-
sion du règlement quand il s'était agi de déterminer le mode de
nomination des comités et comment elle s'était résolue à recruter
ces derniers par inscription volontaire, et en cas d'excès d'inscrip-
tions pour un comité, par la désignation du bureau de l'assem-
blée.
Les difficultés prévues se produisirent. Trois jours plus tard, le
16 mai, Scnard, vice-président de l'assemblée et membre de la
commission, vint rendre compte de ce qui avait été fait. Quatre
cent soixante -dix-sept membres, c'est-à-dire plus de la moitié de
la constituante, s'étaient fait inscrire aux deux comités de l'asrri-
632
REVUE DES DEUX MONDES.
culture et de la justice; la majorité se composait de grands
ou petits propriétaires et d'avocats. Les comités des finances et
des aflaires étrangères, visés par les anciens parlementaires, étaient
h peu près au complet. Les autres avaient à peine la moitié des
inscriptions nécessaires.
En présence de cette situation, le bureau avait dû se livrer à un
travail des plus difficiles et des plus délicats, distribuer entre les
comités pauvres l'excès de clientèle des comités riches, départir
nombre d'agriculteurs et d'avocats aux comités de la marine, de la
guerre, de l'instruction publique, du commerce et du travail. Cette
distribution avait été faite avec une hâte fâcheuse. Le bureau ne
connaissait pas les aptitudes de la plupart des membres de l'as-
semblée. Il avait, d'autre part, été l'objet de sollicitations très vives
de la part des anciens députés qui invoquaient leur compétence
spéciale pour telle ou telle matière et qu'il convenait de ménager
en raison de leur influence.
Des réclamations s'élevèrent de tous les côtés. On se plaignit
que plusieurs comités eussent été habilement envahis par certains
groupes et fermés à d'autres. Des manufacturiers qui avaient de-
mandé à être du comité du travail signalèrent qu'on leur avait
préféré M. de Falloux, dont la place était ailleurs. Des gens qui ne
s'étaient jamais occupés que de procédure reprochèrent au bureau
de les avoir envoyés à la marine, pour laquelle ils n'avaient aucune
compétence.
Sénart avoua avec humilité que le bureau avait été obligé de
faire ses exclusions dans l'inconnu, mais qu'il avait été pressé par
le temps. Un grand nombre de propositions de décrets et de lois
déjà déposées attendaient. On avait couru au plus pressé et consti-
tué les comités de législation, d'agriculture, de finances et du tra-
vail. Pour les autres, qu'on avait dû composer tant bien que mal,
Sénart demandait du temps, la liberté d'ouvrir une sorte d'enquête
dans les bureaux, et provisoirement, au moins pour un ou deux
mois, la faculté de ne pas imposer aux comités le nombre de
soixante membres.
La question fut renvoyée à la commission, qui, deux jours plus
tard, sans même observer les propres prescriptions de son règle-
ment, vint proposer d'arranger l'affaire en ilédoublant le comité de
justice et de législation, ce qui permettait de contenter cent vingt
députés avocats et en réunissant au contraire l'Algérie et les colo-
nies dans un seul comité.
Cet expédient ne répondait à aucun des reproches adressés au
système de recrutement adopté, mais il enterrait la question.
ComiTie les personnages les plus importans avaient obtenu d'être
LES GRANDS COMITES PARLEMENTAIRES. 633
placés dans les comités de leur choix et que, d'autre part, l'attention
de l'assemblée était sollicitée par des événemens autrement graves,
il n'y eut point de débat.
Cette précipitation dans le recrutement des comités fut une des
principales causes du discrédit qui ne devait pas tarder à frapper
la nouvelle institution.
La grande majorité des députés qui s'étaient vus enfermer dans
des comités pour lesquels ils n'avaient aucune aptitude et aucun
goût, et où ils ne pouvaient acquérir aucune influence, se désinté-
ressèrent de leurs travaux. Certains comités furent, dès les pre-
miers jours, dépourvus d'autorité ou tenus en suspicion comme
animés d'un esprit de coterie, et peu à peu l'idée s'introduisit de
revenir dans la pratique au système des commissions spéciales.
Les comités de législation, de finances et du travail furent parmi
les plus laborieux, les plus chargés de besogne, et se virent con-
traints parfois d'augmenter leurs effectifs en faisant appel aux dé-
putés de bonne volonté qui venaient assister à leurs travaux. Le
règlement fut ouvertement violé sans que personne songeât à pro-
tester. Dans la séance du 5 août, Victor Lefranc signala des comi-
tés qui comptaient plus de soixante-dix membres, tandis que
d'autres n'en comptaient que trente-six et quarante.
Force était bien d'agir ainsi, car l'assemblée contituante était
au moins aussi féconde que nos chambres actuelles en propositions
de toute sorte, et les comités étaient encombrés de projets dont
la plupart, d'ailleurs, ne méritaient aucune faveur. Certains comités
prirent donc l'habitude de se diviser en sous-commissions entre
lesquelles étaient répartis les projets du gouvernement et les pro-
positions émanées de l'initiative parlementaire. Le comité des affaires
étrangères se divisait au mois d'août en vingt sous-commissions.
Le comité du commerce eut, à un moment, dix-huit sous-commis-
sions. Le comité de législation suivit la même règle. Ces sous-com-
missions variaient comme nombre suivant l'importance et l'urgence
des projets, elles comptaient généralement de trois à cinq mem-
bres. Elles étudiaient raiïaire, puis la rapportaient verbalement
devant le comité général qui la discutait, et souvent la renvoyait
pour nouvelle étude à la sous-commission. Ces renvois étaient
d'autant plus fréquens que les sous-commissions, composées do trois
ou quatre membres, n'avaient qu'une compétence et une activité
douteuses.
Des plaintes furent portées plusieurs fois à la tribune sur le dé-
faut de zèle de certains comités. Luncau et Victor Lefranc exposè-
rent que des comités ne comptaient frequennnent que huit ou dix
membres à leurs séances sur soixante, et montrèrent tous les in-
63A REVUE DES DEUX MONDES.
convf'niens de ce délaut d'assidnité. Le comité des travaux publies
fut plusieurs fois l'objet d'attaques très vives à ce sujet. 11 convient
de dire, à la décharge des comités incriminés, qu'ils étaient acca-
blés, que la besogne échéant sans cesse aux mêmes hommes, les
forces de ceux-ci étaient dépassées.
Le double système des comités et des bureaux auquel la con-
stituante s'était arrêtée aggravait encore la confusion et les pertes
de temps. On se réunissait à huit heures du matin dans les com-
missions ou les sous-coramissions, à dix heures dans les comités,
souvent à onze heures dans les bureaux. Il fallait èti'e k deux heures
à l'assemblée. Une vie pareille excédait les limites des forces hu-
maines. Les grands travailleurs seuls résistaient, et, comme ils
faisaient souvent partie de commissions et de comités qui se réu-
nissaient parfois aux mêmes heures, ils étaient obliges presque
toujours de renoncer à une partie de la tâche qu'ils avaient accep-
tée. La plupart des hommes actifs s'étaient enfermés, d'ailleurs,
dans les travaux de la commission de constitution, du comité de
législation et du comité des finances, et n'en sortaient guère.
I>'auti*es comités, notamment ceux de la justi^^e, de l'intérieur,
de l'agriculture, de l'instruction publique, se réunissaient fort ra-
rement, n'ayant presque rien à faire. Ils dispanirent virtuellement
vers le milieu de la session, l'assemblée ayant manifesté une grande
indifTérence à leur égard et leur ayant retiré les principaux pro-
jets de loi sur lesquels ils pouvaient compter. Le comité de l'in-
stmction publique tint cependant des séances où il y eut de fort
belles discussions sur l'autorité et la liberté de l'enseignement. Ces
discussions furent d'ailleurs académicfues et superflues, car l'as-
semblée, qui redoutait l'esprit trop démocratique de ce comité,
renvoya à une commission spéciale le projet de loi snr l'enseigne-
ment primaire préparé par le gouvernement.
Ajoutons qu'il en fut de même pour le comité de la justice, qui
avait consacré de longues études à des propositions de réorgani-
sation de la magistrature dont il fut dessaisi, le ministère Odilon
Barrot et la majorité de l'assemblée ne partageant pas les tendances
réformatrices de ce comité.
Le comité d'administration communale et dèptartemen taie échappa
à cette loi. il resta pendant toute la durée de la constituante chargé
de l'examen des projets d'intérêt local. Cette tâche modeste et
peu enviée le préserva des défiances qui atteignirent ses con-
frères.
Parmi les autres causes qui contribuèrent au discrédit de l'in-
stitution des comités, il convient de citer la difficulté de répartir
entre eux nombre de projets et de propositions qui touchaient anx
LES GRANDS COMITES PARLEMENTAIRES. 635
sujets et auK intérêts les plus divers. Les propositions un peu
importantes intéressaient généralement plusieurs comités. Le co-
mité de législation les réclamait au wom de la nécessité de main-
tenir les textes des nouvelles lois en harmonie avec les anciennes.
Le comité des finances invoquait les droits du trésor. Un autre
comité sollicitait l'examen au nom des intérêts spéciaux que la pro-
position \isait, agriculture, commerce, travail, marine, guerre, etc.
Lorsque la question ne faisait pas doute, c'était le président de la
chambre qui désignait les comités chargés de l'examen. Lorsque
les auteurs de la proposition n'étaient pas d'accord avec le prési-
dent ou l'assemblée, ils élevaient au contraire des discussions qui
passionnaient et qui ont occupé parfois jusrpi'au tiers d'une séance.
Le débat prenait en apparence un caractère technique et l'on dis-
cutait longuement si les côtés financiers du projet avaient plus
d'importance que le côté administratif ou le côté industriel. En
réalité, la question était purement pohti que, et il s'agissait de donner
l'examen et surtout le rapport au comité qu'on supposait le plus
favorable ou le plus défavorable, suivant qu'on approuvait ou con-
damnait le projet.
L'assemblée constituante fut saisie d'un très grand nombre de
propositions relatives au crédit hypothécaire, projets de banques fon-
cières, de banques départementales, de crédit au travail, d'ateliers
nationaux pour défrichement et construction de canaux d'irrigation.
Elle fut saisie également d'un grand nombre de propositions relatives
aux questions de salaires, d'organisation du travail, etc. Au début, les
comités, saisis de ces projets, se mirent tous à la besogne avec une
réelle bonne volonté ;mais peu à peu certains comités s'enfermèrent
dans des travaux qui les intéressaient particulièrement; quelques-uns,
comme celui des finances et celui de législation, assiégés de propo-
sitions urgentes à rapporter, délaissèrent les travaux de longue
haleine ou ne donnèrent que de simples avis généralement négatifs.
Les comités techniques inclinaient naturellement à ne voir que le
côté spécial et l'intérêt particulier qui les touchait. On se ren-
voyait ou l'on se disputait le rapport par des motifs qui étaient loin
d'être élevés et favorables à une bonne solution de la question.
Dès le début de l'assemblée, les inconvénicns de cette méthode
vicieuse et de ce choc des spécialités apparuirnt. A l'occasion de
la proposition de Montreuil, qui demandait un crédit de 300 mil-
lions de francs pour défrichement et colonisation de l'Algérie, Perrée
signala le danger de charger un seul comité du rapport : « 11 est
bien évident, dit-il, que si un seul comité est chargé d'étudier
une question complexe, il l'étudiera à son point de vue spécial. Il
viendra faire à l'assemblée un rapport très net, très clair, très étu-
6S6 REVUE DES DEUX MONDES.
dié; mais les autres comités qui auront également en dehors de lui
étudié la question à leur point de vue seront obligés de venir la
débattre devant l'assemblée non pas par l'organe d'un rapporteur,
mais par chacun des membres de ce comité qui se croiront le
droit, le devoir même d'apporter leurs observations à la tribune.
Il en résultera une grande confusion dans le débat et surtout une
grande longueur. » Perrée concluait en demandant qu'on chargeât
du rapport une commission mixte choisie dans chacun des comités
auxquels le projet avait été renvoyé.
La conclusion n'allait à rien moins qu'à la destruction des comi-
tés. La commission du règlement, saisie de la question, intervint et
proposa la disposition suivante :
« Lorsqu'une proposition est renvoyée à plusieurs comités, un
seul est charge de faire le rapport. Si les propositions émanent du
gouvernement, le rapport est présenté par le comité correspondant
au ministère dont la proposition émane. S'il s'agit de la proposi-
tion d'un représentant, l'auteur de la proposition indique le comité
par lequel il est d'avis que le rapport soit fait. L'assemblée pro-
nonce sur cette demande et désigne le comité chargé du rapport.
La proposition est transmise à ce comité et communiquée immé-
diatement aux autres comités. Ils en délibèrent et adressent leur
avis écrit et motivé au comité chargé du rapport, qui procède à l'in-
struction de l'affaire et joint les avis au rapport présenté à l'assem-
blée. »
La commission du règlement tranchait la question, mais elle ne
résolvait pas la difficulté qui était l'antagonisme des spécialités,
la complication et la lenteur de la procédure. Lasteyrie, qui était
l'adversaire résolu des comités, proposa de faire nommer des com-
missions spéciales qui, au lieu d'être formées par le choix des bu-
reaux, seraient désignées par les comités. Cette idée fut combattue
par Vivien. 11 déclara que le système proposé serait plus compli-
qué, moins expéditif et dénaturerait la destination des comités, qui
doivent se livrer par eux-mêmes directement sans intermédiaire au
travail qui leur est confié. Il cita l'exemple du conseil d'état, où
plusieurs comités sont saisis, mais où il n'y en a qu'un qui fait son
rapport à l'assemblée générale. Vivien oubliait que le conseil d'état
est un corps administratif où les partis et les passions politiques
n'existent pas ou ont peu d'action, tandis que, dans les assemblées
législatives, la politique et les passions personnelles interviennent
sans cesse.
Brunct (de la Haute-Vienne) appuya le système de commissions
spéciales proposé par Ferdinand de Lasteyrio,en citant ce fait que
le projet de rachat des chemins de fer renvoyé aux comités des
LES GRANDS COMITES PARLEMENTAIRES. 637
finances et des travaux publics restait en suspens depuis des mois
parce que le premier était hostile au projet et le second favorable.
Il montra que le gouvernement choisirait toujours le comité qu'il
supposerait le mieux disposé pour le projet et que ce serait s'ex-
poser à des travaux longs et finalement stériles. Mais l'adoption de
la proposition Lasteyrie était la mort des comités. L'assemblée
n'eut pas le courage de démolir après plusieurs mois seulement
d'expérience une institution dans laquelle elle avait mis toute sa
confiance. La proposition de la commission du règlement fut adop-
tée. Nous verrons plus tard comment la commission fut amenée à
en demander elle-même la suppression.
La question n'était pas résolue; les conflits entre les comités
recommencèrent promptement sous des formes diverses. Des dé-
bats s'engagèrent, à chaque dépôt de proposition, pour réduire ou
pour augmenter le nombre des comités à consulter suivant que le
projet à examiner était bien accueilli ou suspecté. La loi sur le re-
nouvellement des conseils municipaux fut disputée par le comité
de l'intérieur et la commission de constitution, qui était en réalité
le seizième et le plus important des comités. On régla le litige en
attribuant le projeta un troisième comité, celui de l'administration
départementale et communale. Pour la loi sur le jury, l'assemblée
changea sa procédure et renvoya le projet aux comités de justice et
de législation en les invitant à se réunir. 11 en fut de même pour la
loi sur le reboisement, dont le rapport fut lu et discuté, avant d'être
soumis à l'assemblée, parles quatre comités réunis de l'agriculture,
des finances, de législation et des travaux publics, soit une petite
assemblée de deux cent quarante personnes !
A côté des comités qui se disputaient les projets, il yen avait d'au-
tres qui les dédaignaient et refusaient officiellement de les examiner,
tel lut le cas du comité du travail, qui demanda que le projet de
loi sur la police des manufactures ne lui fût pas renvoyé, parce qu'il
n'avait pas de temps à y consacrer. Tous les comités n'avaient pas
la même franchise. Des députés vinrent se plaindre à la tribune
que le comité des travaux publics ne voulait pas examiner la loi
relative aux associations ouvrières. D'autres signalèrent que le co-
mité de l'agriculture n'avait pu obtenir, après deux mois, que les
comités de législation et de finances consentissent à examiner le
projet de loi sur le crédit foncier. Ces faits ne furent point con-
testés, et pour ce dernier projet la constituante décida de passer
outre et de mettre en discussion le projet sans attendre l'avis des
comités récalcitrans ou retardataires.
Un dernier fait des plus curieux parmi les conflits et les embar-
ras de toute sorte que provoquait le fonctionnement des grands
comités fut l'histoire de la proposition Dezeimeris sur le recrute-
L
638 REVUE DES DEUX MONDES.
ment et les traitemens des fonctionnaires publies. Tous les coniités
la réclamèrent et elle fut renAoyée à tous les coniités. Inutile de
dire que la plupart ne s'en occupèrent point, elle fut rapportée tar-
divement par le comité des finances, qui s'en empara pour en de-
mander le rejet. Lue très vive discussion s'éleva et finalement on
termina par où l'on aurait dû commencer, le renvoi à une com-
mission spéciale.
L'erreur de la constituante avait été de croire qu'une assemblée
parlementaire pouvait se sedionner comme un conseil d'état en une
assemblée administrative et technique dépourvue de toute ambition
politique et uniquement occupée de trancher des questions spé-
ciales en vue des intérêts particuliers que celles-ci pouvaient tou-
cher. Les comités, avait-on dit, ne seraient là que pour préparer,
pour olFrir les garanties de compétence et de vues d'ensemble; l'in-
térêt général, les intérêts nationaux trouveraient toujours assez dej
défenseurs et d'interprètes fidèles dans la masse de la constituante,]
qui jugerait en dernier ressort.
Dans la pratique, il n'en pouvait aller ainsi, parce que les partis!
n'abdiquent pas et que, pour la lutte continuelle à laquelle ils sonti
destinés, ils usent nécessairement de tous les moyens à leur dispo-j
sition et cherchent des armes et des citadelles partout où ils peu-j
vent en trouver. Le renvoi aux comités aurait dû, dans la plupart]
des espèces, être réglé par des questions de compétence, commel
l'avait voulu le règlomcmt. Or très souvent et dans presque toutes]
les occasions importantes, ce fut l'inlérêt politique qui intervint
eut le dernier.
Deux ou trois courans se partageaient l'assemblée. Les uns avaienti
voulu faire des comités une toute-puissance absorbant celte dej
l'assemblée. Les autres s'en défiaient et voulaient les tenir enf
édiec. La majorité se prononça contre les premiers, et leursdiverses
tentatives échouèrent. L'assemblée repoussa une proposition de
Dabeaux, un futur préfet de l'empire qui était alors un ardent ré-
volutionnaire, en administration du moins, et qui demandait que
tous les décrets ou projets fussent renvoyés aux comit<.'s. Elle re-
poussa également une proposition de Bureaux de Pusy qui réclamait
pour les comités non pas I-î droit de rapport définitif sur tous les
projets, mais un droit d'examen sommaire. La même proposition
revint plus tard, émanant de la commission même du règlement,
mais elle ne fut adoptée qu'avec une disposition additionnelle qui
endétraisait toute l'économie. Cet te disposition, proposée parTassel,
admettait, en effet, le renvoi de toutes les propositions aux comités
OM aux Imrei/K.T. C'était reprendre d'une main ce que l'on donnait
de l'autre.
Les piirtisans des comités, ne pouvant obtenir officidlemenl pour
LES GRANDS COMITES PARLEMENTAIRES. 639
ceux-ci la toute-puissance qu'ils rêvaient, cherchèrent à la conqué-
lir plusieurs fois par voie détournée. Victor Grandin se plaignit que
tes niembres des comités ne pouvaient pas obtenir dans les minis-
tères les renseignemens qu'ils demandaient et réclama pour eux
l'entrée des bureaux. Billault, qui était pressé de jouer un rôle et
qui cherchait une crise ministérielle, déposa au nom du comité des
finances, sans y être autorisé par aucune proposition de l'assem-
blée, un rapport sur l'état des finances du pays. Et pour mieux
établir le droit d'initiative et d'administration des comités, il donna
pour sanction à son rapport un projet de décret demandant la con-
version des bons du trésor et des livrets de caisse d'épargne en
rentes 5 pour 100.
La tentative était audacieuse. Elle ne tendait à rien moins qu'à
trans}X)rter le pouvoir exécutif au sein même de l'assemblée. Elle
pouvait cependant réussir, car les projets financiers du cabinet
avaient obtenu peu de succès, et le ministre lui-même avait beau-
coup d'adversaires sur les bancs de la majorité. Duclerc défendit
avec énergie les droits du gouvernement et fit reculer son adver-
saire.
Après avoir examiné le projet de décret dans le iond et dans la
forme, Duclerc attaqua la question constitutionnelle et réglemen-
taire en ces termes : (( Une dernière observation qui ne vous paraî-
tra peut-être pas sans gravité. Le droit d'initiative est absolu. Il
appartient aux représentans du peuple, à chacun d'eux aussi en
particulier, il appartient au gouvernement. Appartient-il aux co-
mités? La chaml>re ne l'a pas décidé. Quant à moi, jusqu'à ce que
la question ait été réglée, je vois là un danger. C'est tout simple-
ment la subversion de la forme du gouvernement que vous avez
établie. En venant vous apporter directement des propositions dont
vous n'avez été saisis ni par un membre de la chambre, ni par le
gouvernement, je ne voudrais pas me servir d'un mot trop fort,
mais je crois pouvoir dire cependant que le comité des finances
usui-pe une attribution qui ne lui appartient pas. »
Le mot usurpe provoqua une très vive agitation dans l'assemblée,
où les partisans (fe la toute puissance des comités étaient encore
nombreux et ardens. Duclerc reprit : « Si le mot ne vous paraît
pas juste, messieurs, je suis prêt à le retirer; mais je maintiens
complètement l'idée. Quand un membre apporte ici une proposi-
tion, elle a l'importance que lui donnent la valeur personnelle, ou
les études spéciales, ou la position de l'auteur. Quand le gouTer-
nement apporte une pro|)osition, elle a également rautor'to que lui
donnent les méditations probablement a{)profondies du conseil.
Mais ioiirsqu'un conaité introdniit spowtanement un« question, cette
640 REVUE DES DEUX MONDES.
initiative pèse évidemment d'un poids considérable. Outre cela, il
y a un premier degré de délibération qui est complètement sup-
primé. Quand un membre fait une pi'oposition, votre président vous
demande si vous voulez la prendre en considération, vous pouvez
dire: oui ou non. Quand une commission, au contraire, vous saisit
directement d'une proposition, vous êtes obligés de délibérer im-
médiatement, et ce premier degré de délibération est supprimé.»
Duclerc conclut à la nécessité de trancher cette question d'une
manière définitive, délibérée, et non d'une manière incidente. Bil-
laull dut sentir que l'assemblée donnait raison au ministre, car il
n'insista pas. La constituante reprit son ordre du jour, et il ne lut
plus question du projet de décret imaginé par le comité, pas plus
que de la demande de Duclerc de faire résoudre la question régle-
mentaire. Billault avait gravement compromis l'institution des co-
mités et particulièrement exposé le comité des finances. A partir de
ce moment, celui-ci devint suspect à l'assemblée, on le dépouilla
de la plupart des propositions importantes qui auraient dû lui être
renvoyées.
A la séance du 30 juin, le gouvernement avait déposé un projet
tendant à faire rentrer dans le domaine de l'État les assurances sur
l'incendie et sur la vie. Pour faire face aux embarras du trésor, on
cherchait tous les moyens d'emprunter à la richesse privée. Une
très vive discussion s'engagea sur le renvoi aux bureaux, ou au co-
mité des finances. De Larcy, Léon Faucher réclament au nom de
ce comité « qu'on veut détruire, » disent-ils. Pascal Duprat et de
Tillancourt demandent, au contraire, le renvoi aux bureaux, qui est
voté. Au cours du débat, Pascal Duprat fut très amer pour le co-
mité des finances. « Il est vrai, disait-il, que des questions (inan-
cières se trouvent mêlées au projet, mais il y aurait un très grand
inconvénient pour nous à renvoyer le projet, qui est essentiellement
politique, au comité des finances, car vous donneriez à ce comité
une importance qu'il ne peut et qu'il ne doit pas avoir dans la
constitution de vos comités. Vous créeriez dans ce comité une espèce
de gouvernement qui viendrait vous proposer ses opinions et ses
idées sur des questions politiques qui intéressent l'assemblée tout
entière. » [Oui! oui! très bien!) Le gouvernement ne prit pas la
parole dans la question, mais si l'on se rappelle les relations étroites
qui unissaient Pascal Duprat à son compatriote Duclerc, il est évi-
<lent que le député des Landes parlait au nom du ministre des
finances.
Cette lutte du comité des finances et du gouvernement dura
plusieurs mois et se termina par la défaite définitive du comité. Un
peu plus tard, l'assemblée le dessaisissait d'un projet de crédit pour
LES (IRANDS COMITES PARLEMENTAIRES. 6 M
les londs secrets dont il s'était emparé sans l'autorisation du pré-
sident. Enfin lorsque le budget de 18/19 fut dépost' sur le bureau
de la constituante, le comité des finances réclama en vain le projet
comme lui appartenant. Le budget fut renvoyé à une commission
spéciale de trente membres nommés dans les bureaux.
Les autres comités entreprirent peu sur les attributions gouver-
nementales pour deux raisons. La première est que la plupart des
personnalités remuantes de l'assemblée s'étaient réunies dans le
comité des finances, la commission de constitution et le comité de
législation. La seconde est que l'issue du conflit maladroitement
engagé entre le comité des finances et le ministère porta un coup
sensible à l'influence des comités. Les comités de législation et de
la guerre essayèrent deux ou trois fois de se livrer sans autorisation
à des enquêtes dans des établissemens de l'Etat, dans les prisons
et à l'hôtel des Invalides. Ces tentatives n'eurent pas de suite. Vers
le mois de jan\der 18/i9, Creton, Dutier et quelques autres députés
inconnus déposèrent une proposition tendant à donner aux comités
le droit d'initiative. La commission du règlement, saisie de la pro-
position, ne crut pas devoir la discuter, tant elle était contraire aux
sentimens de l'assemblée et aux indications de la situation parle-
mentaire.
Nous aurons résumé l'histoire des comités de la constituante en
rappelant l'interminable série des projets et propositions de loi qui
leur furent enlevés pour être attribués à des commissions spéciales.
Le nombre de ces projets et de ces propositions dépassa le chilïre
de cent vingt, et, en examinant cette liste, on constate que ce sont
de beaucoup les plus considérables parmi ceux qui avaient été
déposés. Il nous suffira d'en citer les plus importans :
Loi sur la presse, loi sur les clubs, loi sur les rapports du pou-
voir exécutif avec l'assemblée, loi pour les travaux publics d'amé-
lioration des canaux, loi sur les incompatibilités, loi sur le divorce,
loi sur les assurances, loi relative aux successions et donations
entre-vifs, loi sur l'achèvement des chemins vicinaux, loi sur l'in-
struction primaire, loi sur les pensions militaires, loi de l'impôt sur
le revenu mobilier, loi sur les monts-de-piété, loi sur l'organisa-
tion des musées nationaux, loi sur Técole d'administration, loi sur
l'état de siège, loi sur l'organisation judiciaire, loi sur les coalitions,
loi sur la création des banques départementales, loi pour le chemin
de fer de Chartres, loi pour le chemin de fer de Lyon, loi sur l'abo-
lition des taxes dans les ports du Havre et de la Rochelle.
Si l'on parcourt cette liste, on voit qu'à côté de propositions radi-
calement politiques comme les lois sur l'état de siège, sur les dé-
portations, sur les ateliers nationaux, sur les clubs ou sur la presse
TOME xcvi. — 1889. /4I
642 REVUE DES DEUX MONDES.
et pour lesquelles le renvoi devant les bureaux était indispensable,
figuraient nombre de propositions qui revenaient naturellement
aux comités de législation, de finances, de justice, d'instruction
publique, des travaux publics, du commerce et de l'agriculture.
11 ne faudrait pas en conclure que les comités se laissèrent dé-
pouiller sans protester. Nous avons vu plus haut avec quelle énergie
Billault, de Larcy et Léon Faucher défendirent les droits du co-
mité des finances. Le comité de l'instruction publique réclama non
moins bruyamment lorsqu'on demanda le renvoi du projet de loi
sur l'instruction primaire aux bureaux. Le ministre Vaulabelle avait
proposé le renvoi au comité spécial qui était présidé par Jean
Rcynaud et favoral)le au projet gouvernemental. Salmon invoqua la
composition de ce comité, qui réunissait les plus hautes spécialit('s
de la science et du corps enseignant. 11 fut combattu par Denjoy,
de Falloux et M. de Kerdrel, qui invoquèrent les intérêts de la
famille, de la liberté d'enseignement, de la liberté des cultes, des
finances de l'état et des communes. L'assemblée était républicaine,
mais animée en majorité de l'esprit religieux, elle se prononça
contre le gouvernement et pour le renvoi aux bureaux.
11 en fut de même pour le comité de la justice, qui avait consa-
cré de nombreuses séances à la discussion de l'organisation judi-
ciaire et auquel on enleva l'examen du projet de loi sur la réorga-
nisation de la magistrature. Le 18 octobre, Marie, ministre de la
justice, dépose son projet en demandant le renvoi au comité com-
pétent. Crémieux l'appuie en faisant observer que le comité s'est
longuement occupé de la question, et qu'il est d'accord avec le
gouvernement sur plusieurs points importans. Rouher tire au con-
traire de ces faits la conclusion que le comité est suspect et qu'il
est préférable de nommer une commission spéciale. La question
politique l'emporta sur la question de compétence, et le projet fut
renvoyé aux bureaux.
Les mêmes faits se produisirent plusieurs fois pour des projets
qui devaient être attribués aux comités du commerce et des tra-
vaux publics. Il arriva même que des comités reçurent des projets
de lois pour les examiner, qu'ils en délibérèrent longuement à la
demande de l'assemblée et que plus tard celle-ci les dessaisit du
projet pour le renvoyer à une commission spéciale. C'est ce qui eut
lieu notamment pour le projet de loi sur les coalitions. Après avoir
entendu le rapport des comités de justice et de législation sur
celte question, la constituante considéra qu'elle n'était pas sulTi-
samment éclairée, que son opinion n'était pas faite et qu'une dis-
cussion dans les bureaux était nécessaire avant la discussion en
séance publique. Finalement une commission spéciale fui nommée.
I
LES GRANDS CO.MI TES PAKLEMINTAîP.ES. 6/l3
Ajoutons que lorsque la constitution eut été votée et que l'as-
semblée résolut de mettre à l'étude les sept à huit lois organiques
qui devaient compléter son œuvre, elle refusa d'en donner la pré-
paration aux comités compétens qui ne lui semblaient plus imbus
de son propre esprit et qui eussent élaboré des projets absolument
en opposition avec les désirs de la majorité. C'est ainsi que la loi
relative au conseil d'état, la loi électorale, la loi sur la responsabi-
lité des dépositaires de l'autorité publique, la loi sur l'organisation
de la force publique furent renvoyées à des commissions spéciales
nommées dans les bureaux.
La constituante avait à peine dépassé la moitié de sa courte car-
rière que l'institution des comités permanens était jugée et condam-
née. Dès le mois de décembre 18AS,une pluie de vingt et une pro-
positions demandant des modifications au règlement s'abattit sur
l'assemblée. Ces propositions, émanées des bancs les plus opposés,
avaient généralement pour but de mettre plus d'ordre dans le tra
vail parlementaire, et d'accorder l'ancien règlement avec la nou
velle constitution ; les unes proposaient de supprimer les comités,
d'autres de les renouveler et de les faire çommer par les bu-
reaux.
La commission du règlement se tira sagement de ce pas difficile
et du labeur considérable qu'on prétendait lui imposer. Elle fit
observer que l'assemblée approchait du terme de ses travaux et
qu'il était bien tard pour modifier radicalement sa constitution inté-
rieure. Pour calmer les susceptibilités des auteurs des propositions,
le rapporteur, Bravard-Veyrières, professeur de droit, esprit avisé,
se livra dans son rapport à un double éloge des comités et des
commissions spéciales, exaltant la compétence des uns et l'esprit
politique des autres. 11 proclama que le double système était par-
fait, non sans reconnaître que la composition des comités laissait
cà désirer et que leur mode de recrutement avait été des plus dé-
fectueux.
La minorité de la commission, se séparant de la majorité, pro-
posa tout un contre-projet. Les comités étaient réduits de quinze à
neuf. Ils ne comptaient plus que trente membres. Ils étaient élus
par les bureaux et renouvelés par tiers. Celte proposition, destinée
à rendre la vie aux comités, n'eut aucun succès, et conformément
au vœu de la majorité de la commission, toutes les questions re-
latives à l'organisation intérieure furent ajournées. L'assemblée
avait le sentiment qu'elle approchait de sa fin, et, malgré tout son
désir de prolonger son existence, elle n'osa ni changer un orga-
nisme dont elle comprenait l'imperfection, ni môme essayer d'en
modifier les rouages et d'en améliorer le fonctionnement.
6hh REVUE DES DEUX MONDES.
En juin 18/i9, après un an et vingt jours d'existence, la consti-
tuante cédait la place à la législative et la première préoccupation
de celle-ci était de supprimer les comités. La législative arrivait
sans doute avec un esprit tout diiïérent de celui de l'assemblée
disparue et avec un faible respect pour son œuvre. Elle n'était
point et ne se considérait point comme souveraine. Bien que la
constitution de 1848 eût maintenu le redoutable svstème de
l'assemblée unique, elle avait organisé à côté de cette assemblée
un pouvoir exécutif qui avait tous les élémens d'une vie propre
et qui n'entendait pas se laisser supprimer. Il ne pouvait donc
convenir ni à ce pouvoir, ni à l'assemblée nouvelle de garder au
sein du parlement une institution qui, l'année précédente, avait
été un obstacle à l'action administrative et qui pouvait servir de
citadelle à l'ardente et double opposition de la Montagne et de la
rue de Poitiers. Enfin l'expérience avait démontré qu'au point de
vue de la bonne préparation des lois, les commissions spéciales
choisies par les bureaux présentaient de plus sérieuses et plus
constantes garanties.
Le rapporteur de la commission du règlement, Corne, expliquait
en ces termes les motifs qui coiiseillaient la suppression des co-
mités :
« Les comités permanens sont de l'essence des assemblées
constituantes qui ont en elles la plénitude des pouvoirs et qui, pour
exercer la souveraineté qu'elles tiennent du peuple, ne font pas
seulement des lois, mais des actes de gouvernement. Les comités
permanens, sous une assemblée restreinte au pouvoir législatif,
seraient une occasion incessante d'empiétemens et de conflits.
(( Dans la pratique législative, l'élaboration des lois par le conseil
d'état, leur appréciation d'ensemble par les bureaux, leur examen
approfondi par les commissions, présentent des avantages plus
réels, plus solides que celui de la spécialité préconisée par les par-
tisans des comités. Cette spécialité même des membres composant
les divers comités a plus d'une fois révélé ses dangers. L'assem-
blée constituante de I8Z18 n'a-t-cUe pas souvent senti la nécessité
de corriger, par le sens droit des hommes en dehors de l'esprit de
système, les préoccupations trop exclusives des hommes spéciaux?
11 n'est pas bon d'ailleurs que dans une assemblée où tous doivent
prendre part à la délibération et au vote, l'examen prépara-
toire soit absolument concentré entre quelques-uns et que la
grande majorité de l'assemblée arrive à la discussion complètement
étrangère aux délibérations préliminaires des projets qui lui sont
soumis. Cette majorité alors ou s'abandonne ou se défie ; les déli-
ijcrations courent le risque ou do n'être pas sutrisamment éclai-
LES GRANDS COMITES PARLEMENTAIRES. Q!\ô
rées par la contradiction, ou do n'aboutir, après des débats irri-
tans, qu'à des résultats négatifs.
« Enfin l'existence simultanée des comités et des bureaux et
commissions introduit dans les travaux une complication et une
surcharge fâcheuses. Bientôt arrivent la fatigue, le relâchement, les
absences multipliées, au grand détriment du prompt et sérieux
examen des lois. »
Larabit parla en faveur des comités. Il les recommanda comme un
crible utile qui arrêtait les mauvaises propositions de loi et ne
laissait passer que les bonnes. Gharras prononça quelques mots
pour regretter les services que les comités rendaient dans l'exa-
men des pétitions. Après cette courte oraison funèbre, qui n'éveilla
aucun écho dans l'assemblée, et une réplique du rapporteur, on
passa au vote; à une très grande majorité, la législative sup-
prima l'institution des grands comités permanens.
III. — CONCLUSIOX.
En instituant ses grandes commissions permanentes, l'assemblée
constituante avait obéi à l'esprit révolutionnaire et aux circon-
stances exceptionnelles qui avaient présidé à sa naissance. La
constituante de J8A8 n'était pas seulement l'assemblée unique;
on peut dire qu'au mois de mai, lorsqu'elle se réunit, elle était le
pouvoir unique. Le gouvernement provisoire disparaissait; et,
quelques mois plus tard, une constitution nouvelle devait régler
l'existence et les conditions du nouveau gouvernement de la France.
Entre le II mai et le 10 décembre, le pouvoir exécutif était donc
condamné à n'être ([u'un pouvoir intérimaire subordonné à toutes
les volontés et à tous les caprices de l'assemblée, qui résumait en
elle la souveraineté nationale. La commission executive ne fut guère
autre chose. Si, après les journées de juin, une apparence de dic-
ature fut remise entre les mains du général Gavaignac, les événe-
mens ne tardèrent pas à montrer que cet honnête homme n'était
pas de ceux qui usurpent sur les droits des représentans de la
nation.
C'est à cette situation révolutionnaire que correspond l'institu-
tion des comités, et les juger, sans tenir compte de cette origine,
c'est s'exposer à ne pas les comprendre. Le caractère anormal de
cette situation était tel que des esprits aussi modérés, des parle-
mentaires aussi prudcns que Vivien, Gustave de Beaumont, Du-
faure et Duvergier de Hauranne ne furent pas choqués de prêter
les mains à cette restauration des formes jacobines, à cette confu-
sion des deux pouvoirs. Ils y étaient d'ailleurs aidés par les arrière-
pensées monarchiques de M. de Falloux et de la droite et par les
6h6 REVUE DES DEUX MONDES.
illusions de la Montagne, qui se voyait déjà renouvelant l'ordre
politique et social. Gomme nous disait un des derniers survivans
de la constituante, « monarchistes et républicains, nous étions tous
convaincus que nous allions faire de grandes choses et qu'il nous
fallait emprunter à la révolution ses plus puissans moyens d'action.
L'entraînement était général. »
La déception fut prompte. Les comités, recrutés au hasard des
caprices individuels ou des combinaisons de deux ou trois coteries,
émanés d'une assemblée qui ne se connaissait pas et où luttaient
des courans contraires, manquèrent de la cohésion et de la pondé-
ration indispensables. Les plus ambitieux voulurent empiéter sur
les attributions gouvernementales, et même sur les droits de la
constituante. Tel fut notamment le cas du comité des finances. Ils
succombèrent rapidement dans cette lutte. Les autres, composés
de médiocrités, se virent sans crédit. Tous se trouvèrent, au bout
de peu de temps, en conflit les uns avec les autres, se disputant
les projets, se contrecarrant dans leurs travaux, soit jalousie de
parti, soit divergence de doctrines.
Le maintien de l'institution des bureaux et des commissions
spéciales (qui étaient indispensables pour les projets d'ordre pure-
ment politique) contribua également, dans une certaine mesure,
à la déchéance morale des comités. Les nombreux représentans qui
n'avaient pu obtenir de places dans les comités où leur compétence
les attirait étaient bien aises de sortir de ceux où on les avait pla-
cés et où ils ne pouvaient ni rendre des services ni grandir en
influence. Ils se rejetaient sur les commissions spéciales et profi-
taient de toutes les occasions pour en faire multiplier le nombre.
Les membres influens des comités, voyant à leur tour les projets
les plus importans leur échapper, se portaient candidats dans les
bureaux pour les commissions. Peu à peu les comités furent ainsi
désertés par ceux qui ne pouvaient y être utiles, faute de trouver
l'emploi de leur spécialité, et par les spécialistes éminens qui se
voyaient dépouillés de l'examen des questions auxquelles ils s'in-
téressaient.
La permanence des comités était pour ceux-ci une autre cause
de faiblesse redoutable. Elle leur assurait les bénéfices de l'cspril
de tradition et de la compétence, mais elle en faisait en quelque
sorte des corps isolés, ayant perdu les liens qui les unissaient à
l'assemblée. Ne se renouvelant pas, ne pouvant appeler à eux des
forces nouvelles, immobilisés dans leur composition et dans leurs
tendances premières, ils restaient inertes et comme figés au milieu
des événemens qui changeaient tout autour d'eux. Ce ne fut pas
un des moindres vices de leur organisation.
La constituante avait pris, après les événemens de juin, un tout
1
LES GRANDS COMITÉS PARLEMENTAIRES. 6^7
autre esprit que celui qui ranimait à ses débuts, lorsqu'elle sortait
souveraine, confiante et enthousiaste, des entrailles du sulTrage
universel. Aussi flottante et agitée qu'elle fût demeurée, elle avait
acquis le sentiment qu'un gouvernement était nécessaire et que
ce gouvernement méritait une certaine liberté et devait avoir ses
organes au complet. Les comités n'avaient déjà plus leur princi-
pale raison d'être; l'omnipotence de l'assemblée et leurs conflits
incessans, en même temps que les lenteurs de leur procédure, ache-
vèrent d'ébranler leur crédit. Les inventeurs de l'institution n'étaient
point responsables des défauts de leur œuvre. Si les comités
n'avaient pas été permanens, s'ils avaient été soumis aux fluctua-
tions du tirage au sort ou de l'élection , ils se fussent peut-être
maintenus en harmonie avec l'esprit politique de la constituante,
mais ils eussent promptement perdu les qualités de science et de
spécialité qui faisaient leur principal mérite.
Lorsqu'on examine dans son ensemble l'œuvre de l'assemblée de
18 '18 et la part que les comités eurent dans cette œuvre, on est
amené à constater que le tout se réduit à bien peu de chose. La
constituante toucha à beaucoup de questions, remua beaucoup
d'idées, elle ne laissa guère d'autre monument remarquable que
la constitution de 18Zi8, dont chacun connaît la courte et lamen-
table histoire. Les quelques centaines de lois qu'elle vota, presque
toujours avec une précipitation malheureuse, furent des lois de cir-
constance et de réaction, comme celles sur l'état de siège, sur la
presse, sur l'interdiction des clubs , sur les attroupemens, sur
la contrainte par corps et sur la transportation ; ou des décrets-lois
sans importance pour l'expédition des affaires courantes. Ces co-
mités n'ont laissé, en réalité, comme œuvre propre que les quel-
ques crédits votés pour encouragemens aux associations ouvrières,
et des lois qui n'ont pas eu de durée, la lui sur le jury, la loi sur
l'enseignement agricole et la loi sur les concordats amiables. Les
tentatives faites pour renouveler l'organisation de nos grandes insti-
tutions de la justice, de l'enseignement, de l'armée, de l'adminis-
tration échouèrent toutes à l'exception d'une loi sur le conseil
d'état. Le comité de législation fut le seul qui put revendiquer
quelques succès personnels dans cet ensemble de travaux. Les
comités ne rendirent, en réalité, d'autre service que d'arrêter au
passage quelques centaines de propositions de loi ridicules ou
insuffisamment étudiées , tâche que les commissions d'initiative
(ou de propositions, comme on les appelait) remplissaient aupara-
vant d'une façon aussi satisfaisante.
La vérité est que les grands comités peuvent avoir leur raison
d'être et leur puissance réelle dans les assemblées uniques, mais
6!l8 REVUE DES DEUX MONDES.
lorsque ces assemblées enferment dans leur sein tous les pouvoirs
comme la Convention ou lorsqu'elles ont reçu un mandat constituant
bien déterminé comme l'Assemblée nationale de 1789, répondant à
des circonstances et à des nécessités exceptionnelles, ils sont alors
soit des formes révolutionnaires du pouvoir exécutif, conmie le comité
de salut public de 1793, soit de véritables sections de conseil d'état
comme les comités de la première constituante où siégeaient les
Mirabeau, les Sieyès, les Talleyrand, les Thouret, les Chapelier et
les Treilhard, Hors de ces cas exceptionnels, ils n'ont pas de rai-
son d'être, ils sont une source permanente de conflits avec le pou-
voir exécutif, une cause continue d'embarras pour l'assemblée
même où ils s'agitent. Puissans pour gouverner ou pour consti-
tuer, ils sont impuissans à faire des lois. On peut affirmer qu'ils
sont de véritables corps étrangers au milieu d'une chambre pure-
ment législative, élue en temps normal et dont Tunique fonction
est de légiférer paisiblement en collaboration avec les autres pou-
voirs publics.
Instituer de grandes commissions permanentes dans la chambre
élue le 6 octobre 1889 serait particulièrement un anachronisme.
Rarement pays a été aussi justement las des agitations parlemen-
taires et des crises ministérielles. Or le système préconisé par M. de
Lanessan, Siegfried, Bourgeois, Letellier, loin d'éviter le retour des
fautes commises par la chambre de 1885, ne ferait que les ramener
plus graves et plus nombreuses. Le palais Bourbon ne tarderait pas
à se diviser en une dizaine de petits comités de salut public où l'on
ne forgerait ni armées ni guillotines, mais où l'on tiendrait en per-
manence fabrique de candidats ministres et de candidats sous-secré-
taires d'état. Ce genre de produit n'est point, on le reconnaîtra, de
ceux qui nous fassent défaut. Depuis une douzaine d'années, sa fabri-
cation a pris une extension considérable, et l'énorme stock d'anciens
ministres et d'anciens sous-secrétaires d'état dont nos assemblées
sont encombrées constitue un de nos plus grands embarras. On ne
compte jamais moins de trois ou quatre cabinets en expectative,
formés d'avance, prêts à prendre le pouvoir et naturellement à le
rendre vacant pour s'y introduire.
Ce n'est donc pas à affaiblir, mais à fortifier le pouvoir exécutif
que la chambre doit songer, et c'est dans son désintéressement,
dans son esprit pratique, dans sa résolution de rester modestement
et laborieusement à sa tâche qu'elle doit chercher les moyens d'abou-
tir et de laisser d'utiles traces de son passage.
Albert de la Bergi:.
LE ROMAN
DE
LA NOUVELLE RÉFORME
EN ANGLETERRE
Robert Elsmere, by M'^ Humphry Ward, 3 vol. London, 1888; Smith and Elder.
De tous les romans qui ont paru depuis la mort de George Eliot,
Robert Elsmere est certainement celui qui a fait le plus de bruit, et
non pas seulement comme œuvre littéraire ; il a été d'abord et sur-
tout un témoignage hardi de l'évolution de la pensée anglaise au
point de vue des croyances; ce témoignage a produit d'autant plus
de scandale en de certaines régions qu'il était porté par une
femme.
jVP^ Humphry Ward, l'auteur d'une traduction du Jo/inuil
d'Amiel et d'un roman assez peu connu, J//ss Bretlterton, de-
vint célèbre du jour au lendemain ; son nom fut mêlé à d'ardentes
polémiques, le Times et beaucoup d'autres journaux dénonçant son
œuvre comme une attaque impie contre la religion révélée,
quelques-uns y voyant au contraire le signal d'un réveil de la foi,
— de la loi vivante et véritable opposée à cette prétendue foi qui
n'est que l'inertie d'un sommeil pire que celui de la mort. Nous
reprocherons pour notre part à Bobert Els))fcre d'èivc tout ensemble
un roman et un traité de théologie, c'est-à-dire de n'être propre à
satisfaire ni les théologiens ni les amateurs de fiction, aucun d'eux
650 REVUE DES DEUX MONDES.
n'y trouvant ce qu'il cherche qu'à une trop faible dose malgré
l'insupportable longueur des trois gros volumes.
En revanche, ce livre hybride nous intéresse singulièrement
comme signe des besoins spirituels de ce temps-ci chez nos voi-
sins d'Angleterre. Sans être d'avis que leur pays soit « le seul en
Europe qui pour le moment possède une religion et une liberté
bien comprises, » nous reconnaissons que nulle part le sentiment
religieux n'a poussé de racines aussi profondes et qui résistent
mieux au vent de la discussion. La lîible y est encore le pain quoti-
dien pour une majorité considérable, et les âmes qui ne s'en
contentent plus ne cessent pas néanmoins^d'être préoccupées d'elle.
Au milieu des agnostiques de^toute nuance, des positivistes plus ou
moins mitigés, des théoriciens plus ou moins respectueux de l'in-
connaissable, le nombre^augmente là-bas tous les jours de ces néo-
chrétiens qui cherchent à mettre d'accord la science moderne et
l'évangile, dont ils gardent la morale, tout en repoussant ses mi-
racles. Le Robert Elsmere de W^ Ward est un théiste de cette
espèce. 11 est entré dans les ordres avec une vocation ardente, mais
qui, à son insu, ne reposait que sur le sentiment. Plus tard, des
études périlleuses le conduisent au doute. Son angoisse lorsqu'il
se rend compte du chemin qu'il a parcouru et de l'impossibilité de
revenir sur ses pas, les conséquences poignantes pour lui et pour
d'autres de sa rupture avec l'église, tel est le véritable sujet du ro-
man, car ce qui suit, sur la fondation d'une religion nouvelle, distille
un tel ennui que la presse orthodoxe pouvait se dispenser, semble-
t-il, de le signaler comme dangereux. Ce n'est pas la première fois
qu'une controverse, fût-elle menée avec beaucoup de talent, n'aura
servi qu'à grandir outre mesure l'importance de l'œuvre attaquée.
Les considérations émises, en style de prédicateur, par l'honorable
M. Gladstone, sous ce titre : le Combut des croyance» (1), prouvent
l'inextinguible intérêt pris en Angleterre à tous les sujets religieux,
autant que peut le prouver la vogue même d'un roman de propa-
gande sans événemens et sans émotion dramatique. Mais les esprits
superficiels tels que le sont, c'est étabh sans conteste, nos esprits
français refuseront absolument d'admettre que le plus grand défaut
de Roberl Ehmere soit d'être insuffisamment didactique, de prêter
une trop grande puissance d'argumens à la libre pensée, tandis
que le christianisme révélé reste dans toutes les discussions d'une
faiblesse lamentable. C'est le droit, après tout, et presque le devoir
du roman d'être passionné. Imaginez Mademoiselle de la Qidn-
tinie ou V Histoire de Sibylle épluchées à ce point de vue, M. Oc-
(1) Robert Elsmere and Ihe Baille of Belief, by thc Right Hou. W-E. Gladstone, —
Ihe Niueteenth conturv n" 135.
LE ROMAN DE LA NOUVELLE REFORME. 651
tave Feuillet accusé d'avoir distribué inégalement les armes, d'en
avoir fourni de trop laibles à son athée, George Sand mise en de-
meure d'expliquer pourquoi une grande croyance, avec le consen-
tement de dix-huit siècles derrière elle, ne trouve pas des argu-
mens plus solides pour répondre à ceux de la pliilosophie ! ^e
serait-ce pas le comble du pédantisme ?
M. Gladstone a pourtant procédé ainsi envers M" Ward. Il lui a
reproché de n'avoir pas permis à la doctrine chrétienne de se dé-
fendi-e en opposant la parole de ses apologistes aux attaques
de leurs adversaires, il lui a démontré qu'elle ne pouvait que
par une insoutenable utopie expulser les èlémens surnaturels
du christianisme et en détruire la structure dogmatique sans com-
promettre du même coup ses résultats moraux et spirituels ; il est
remonté au commencement de notre religion en \-iie de défendre
la possibilité des miracles, il a conclu, trèséloquemment d'ailleurs,
qu'il y avait lolie à supprimer l'autorité des Écritures, celle du
clergé, les sacremens, tous les rouages de la macliine existante,
tout ce que cinquante générations successives ont considéré comme
les ailes de l'àme, et à vouloir ensuite que, privée de ces ailes, l'âme
pût voler aussi haut que jamais.
En citant M. Gladstone, nous donnons l'antidote avant le pré-
tendu poison. Certes, si Robert Elsmere avait été aussi sohdement
appuyé au rocher de la foi que l'éminent homme d'état qui juge et
condamne son apostasie, il ne se serait pas laissé influencer par un
certain squire qui apparaît à ses côtés comme l'incarnation même
de la science implacable, sapant au nom de la vérité, sans hésita-
tion et sans remords, les éternels points d'appui du genre humain.
Nous renverrons au beau morceau de critique du ]Sineteent]i cen-
tiiry ceux qu'auront émus les conclusions radicales de ce disciple
de Mommsen, pour que l'investigation historique guérisse les
blessures qu'elle leur a faites. Mais la plupart des lecteurs de
M^^Ward estimeront sans doute avec nous que, la vocation d'Els-
mere n'ayant jamais mérité d'être prise au sérieux, le funeste
squire a trouvé tout préparé à recevoir de nouvelles impressions
cet être malléable et versatile, que par conséquent il n'y a pas lieu
d'insister sur les imprudences d'un tel prêtre et sur sa trop facile
défaite. Ce qui nous importe, c'est beaucoup moins la résolution
téméraire qui le sépare de l'éghse, que l'elTet de cette résolution sur
un autre cœur resté fidèle, parce que dans cet effet réside la vraie
valeur du livre, sa grande signification, celle du moins qui éveille
en nous des sympathies profondes. M" Ward touche là au drame
secret qui se joue dans tant de ménages, la désunion plus ou
moins accusée de l'homme et de la fennue sur le terrain religieux,
l'hnpossibilité de l'accord absolu entre des époux qui, n'ayant pas
652 REVUE DES DEUX MONDES.
la môme vie intérieure, sont deux, là où il faudrait être un pour
que le vrai mariage existât. Seule, cette partie du récit pourrait inté-
resser ailleurs qu'en pays protestant, et, comme il n'y a aucun
moyen de la dégager du reste, Robert Ehmere semble destiné à
n'être jamais traduit. Du moins essaierons-nous d'en donner,
d'après un système qui nous a réussi quelquefois, le résumé suc-
cinct en démontrant que les meilleures pages sont, comme il arrive
presque toujours, celles où la thèse soutenue se fait le moins sentir.
I.
La toile se lève sur un paysage du Wcstmoreland dont M""* Ward
a parfaitement rendu la physionomie morale : « Dans l'aspect de
ces vallées vertes et nues, il y a une sorte d'austérité, même du-
rant la belle saison; le souvenir de l'hiver semble encore flotter à
travers ces champs balayés par la bise, autour de ces fermes dont
les murs solides et rudes ont emprunté leurs pierres aux roches
voisines, parmi les éboulemens de ces ravins où chante la musique
des ruisseaux encaissés. Le pays est gai, mais d'une gaité sage et
tranquille ; la nature s'y rend aimable sans être absorbante ni eni-
vrante ; l'homme peut se défendre contre elle, y vivre sa ^AQ, indé-
pendante de travail et de volonté, y développer cette force voilée
de sentiment, cette intensité de résolution qui lui est si souvent
ravie par les magiques délices du midi. » Telle est l'atmosphère
fortifiante qui baigne Burwood Farm où a été élevée Catherine Ley-
burn, la véritable héroïne du hvre, n'en déplaise à l'auteur. Burwood
Farm ne diffère pas à première vue des fermes environnantes, mais on
s'aperçoit qu'elle est devenue depuis des années déjà longues le
gîte d'une race cultivée, raffmée,aux goûts délicats, attestés par un
certain luxe de fleurs au dehors, par une élégance relative à l'inté-
rieur, surtout par les sons de ce violon qui sous une main d'artiste
envoie aux échos dès le début un magnifique an dan te de Spohr. Le
milieu n'exerce pas un elfet égal sur tous les tempéramens ; si les in-
fluences graves et douces de Long Whindale Valley ont contribué à
former Catherine, une puritaine au visage de madone qui joint
l'humble et incessante activité de Marthe aux vertus contemplatives
de Marie, elles n'ont que médiocrement modifié l'àme toute différente
d'une autre des misses Leyburn, Rose, jeune beauté aux allures
esthétiques. Sous les chiffons prétentieux qui ne réussissent pas à
l'enlaidir, cette Cendrillon virtuose attend l'apparition de la mar-
raine-fée dont le coup de baguette doit la délivrer de l'obscurité,
la transporter dans un monde digne de ses charmes et de son talent.
Du reste, Cendrillon ne se laisse point tyranniser par ses deux
sœurs, Catherhie et Agnès ; tout au contraire. Elle est fort occupée
LE KO-MAN DE LA NOUVELLE REFORME. 653
pour le moment à dresser des plans de conquête, car le lendemain
il y a soirée chez le vicaire M. Thornburgh, et M'"' Thornburgh, qui
a la manie des mariages, tient à ce que ses voisines se montrent
sous l'aspect le plus avantageux à un jeune prêtre d'avenir, venu
en visite chez elle. Même elle a fait recommander à Catherine de
se coiffer d'une certaine façon qu'elle a récemment adoptée et qui
lui sied. Rose, à qui la commission a été confiée, s'en acquitte avec
un peu de malice. Assurément elle admire sa sœur aînée, dont la
vie se passe à soigner les malades, à visiter les pauvres, à exercer
une sorte d'apostolat auprès duquel pâlit celui de M. Thornburgh ;
mais, tout en l'aimant, elle craint que cette sœur aînée, maigre ses
toilettes de matrone, son absence complète de coquetterie, ne lui
fasse un certain tort.
— Il n'est pas sans inconvénient, dit-elle à Agnès, d'avoir pour
sœur une sainte Elisabeth.
Et Catherine, quoiqu'elle n'ait pas entendu ce mot, a compris son
devoir. Rentrée la nuit dans sa petite chambre semblable à un
sanctuaire, où la Bible et d'autres livres légués par un père vénéré
lui rappellent les heures les plus intenses de sa vie spirituelle, cette
puritaine consciencieuse se décide sans balancer à un sacrifice dont
les femmes sentiront tout le prix. La petite glace éclairée par une
seule bougie reflète son pur et sérieux visage couronné de che-
veux bruns tressés très haut sur le front, à la noblesse duquel ce
diadème naturel ajoute encore. Catherine voit très bien qu'elle est
belle, mais son miroir ne reçoit aucun sourire en échange de cette
information. Pour toute réponse elle se détourne et, des deux mains,
commence à défaire ses nattes avec impatience ; puis, éteignant la
lumière, elle se jette à genoux et prie longtemps à la clarté des
étoiles. Quand elle descend déjeuner le lendemain, ses cheveux
sont tordus de la façon la plus simple en un nœud lisse derrière la
tête, comme lorsqu'elle avait douze ans. Sa mère, une veuve, lan-
guissante et douce, éprise du mérite de ses filles dont elle ne cesse
de faire l'éloge en tout temps et^à tout le monde, sa mère, la plain-
tive M'^ Leyburn, se récrie :
— C'est plus commode, ^chère mère, et cela prend moins de
temps, dit en rougissant Catherine. — Puis, avec une étincelle de
gaîté dans ses yeux clairs qui se posent sur les boucles torturées
de sa jeune sœur : — Rose dédommagera M"* Thornburgh.
Ce trait caractéristique, qui rappelle le sacrifice des bijoux Atit
par Dorothée Brooke au commencement de Middlcmnrch, nous
montre, mieux que beaucoup d'explications, combien fort est le
dévoùment chez cette sœur de charité. Tandis qu'elle aide Rose
dans les détails archaïques d'une toilette préraphaélite à laquelle
ont travaillé tant bien que mal les petites ouvrières du village, le
Gbh KEVLE DES DEUX MONDES.
thé se prépare au presbytère, un thé abondant et solide accom-
pagné de merveilles culinaires qu'exécute la bonne M'* Thorn-
burgh tout en se berçant d'un espoir délicieux, celui de faire bien-
tôt un mariage. Le héros de l'aventure est là, rétabU depuis peu
d'une fièvre maligne qui a momentanément ellacé les couleurs de
son teint de jeune fille, — non pas beau peut-être, mais singuliè-
rement agréable, sympathique dans toute la force du terme. Robert
Elsmere a entendu déjà plus d'une fois l'éloge de la famille Ley-
burn :
— Une sainte, une beauté, une femme d'esprit, à votre dispo-
sition, en ces lieux sauvages! s'écrie Robert. Yous êtes trop favo-
risés!
Et il s'informe de l'événement qui a pu amener, du sud où elles
demeuraient autrefois, ces trois jeunes filles.
C'est qu'en réalité elles sont du Westmoreland même, sorties
d'une race de paysans ivrognes qui ont fini par boire toutes leurs
terres. Le père de Catherine, Richard Leyburn, s'est élevé seul au-
dessus de cette vie grossière ; une bourse lui a permis de faire ses
études au collège, ])uis de pousser jusqu'à Oxford. Entré dans les
ordres, il a élé d'abord directeur d'une école, puis il est revenu
dans le pays, il a racheté à un frère aîné perdu de dettes la vieille
maison de famille où s'étaient passées tant de scènes brutales, mais
qui, depuis lors, n'abrita plus que l'étude et les bonnes œuvres.
Catherine avait quinze ans à cette époque, elle accompagnait déjà
partout son père, le secondait en toutes choses; quand il lui man-
qua, elle prit à tâche de le remplacer de son mieux, exerçant sur
les siens une autorité douce, visitant les pauvres, considérée par
la vallée tout entière comme un ange de dévoùment.
Les récits qu'on lui lait rendent Robert Elsmere très curieux de
rencontrer cette sublime Catherine ; aussitôt qu'elle vient rejoindre
le groupe de provinciaux réunis chez M" Thornburgh, il sent que
celle-ci n'a rien exagéré. Nous voyons naître entre les deux jeunes
gens un attrait réciproque, au milieu des détails passablement co-
miques de la soirée.
En esquissant les silhouettes de l'épouse majestueuse du recteur
Seaton, de sa vieille fille de sœur, du dei-gyman robuste qui joue
de la ilùte et des autres invités à cette soirée toute cléricale,
M" Ward a évidennuent imité George Eliot, dont la rapprochent
volontiers certaines admirations, excessives selon nous. George
Eliot avait plus d'humour, marquait dun trait plus incisif ses per-
sonnages d'arrière- plan. Son émule est loin de posséder au
même degré la puissance de faire vivre la loule de comparses
qu'elle se plaît à évoquer. C'est la prolixité de George Eliot, sans
ses meilleures excuses; le style abondant, un peu lourd, n'est pas
LE ROMAx\ DE LA NOUVELLE REFORME. 655
ici surchargé de pensées seulement, mais de citations ; il y a une
tendance fatigante à revenir aux mêmes épithètes; exemple : les
mots eager^ eageniet^s, eagerly sont répétés presque à satiété à pro-
pos de Robert Elsmere, comme si l'on craignait que le lecteur n'eût
pas compris encore que c'est une nature vive, ardente, impres-
sionnable; les incidens de son histoire, juscp'à ce qu'il ait ren-
contré Catherine, suffiraient pourtant à le prouver.
Le père dél'unt de Robert appartenait à la branche cadette d'une
vieille famille du Sussex et devait sa situation de recteur de Mu-
rewell au patronage d'un oncle qui continua de protéger son
fils orphelin, malgré l'antipathie que lui inspirait la mère de ce-
lui-ci, une Irlandaise, ennemie de toutes les conventions qui peu-
vent être chères à un vieux baronnet anglais. Non-seulement cet
oncle inscrivit Robert pour un legs sur son testament, mais encore il
enjoignit à l'héritier de ses biens, sir Mowbray Elsmere, de faire
en sorte que le jeune homme, s'il devenait prêtre, succédât au
bénéfice de Murewell, appartenant à la famille. L'ouverture fut
assez mal reçue par M""' Elsmere, qui n'était nullement cléricale
pour son propre compte, quoique veuve d'un ecclésiastique.
— Il n'est pas de ceux, pensait cette mère idolâtre, qui ont be-
soin de privilèges. Le monde est devant lui. Qu'il y marche libre-
ment.
Entre la bouillante Irlandaise et son fils, il y a des rapports
semblables à ceux qui existèrent entre Goethe et sa mère, une
tendre camaraderie, une parfaite similitude de goûts, une même
activité d'imagination. M""^ Elsmere n'a jamais quitté Robert, sui-
vant de près ses études, partageant ses plaisirs, lui composant à
elle seule une société amusante et variée, car elle adure la vie et
possède tout ce qu'il faut pour la rendre agréable aux autres, mal-
gré ses bizarreries de toilette et de manières. Oxford les sépare
pour la première fois : Robert entre en contact avec l'imposante
organisation de l'université, et là il subit de nouvelles iniluences.
D'abord, celle de son hitor, Edward Langham, qui, plus âgé de
sept ans, exerce sur lui une sorte de fascination par le prestige de
ses talens exceptionnels, de sa belle figure et de son incurable
tristesse.
Cet homme, doué merveilleusement au point de vue intellec-
tuel, a été pénétré de bonne heure de l'inutilité de l'cifort, de la
futilité de l'enthousiasme, de l'impossibilité où nous sommes de
réaliser nos rêves. Idéaliste quand même, il souITre, « victime de
ce sens critique qui dit non à toutes les hnpulsions et qui, cepen-
dant, sans relâche et sans espérance, cherche l'avenir à travers le
présent dédaigné. » Il a interrompu de très brillans travaux litté-
raires pour se mettre à étudier des textes au microscope et pour
650 REVUE DES DEUX MONDES.
contribuer à quelques dictionnaires, sans aucun intérêt supérieur à
celui d'exercer les forces de son esprit, comme il lui eût lait casser
des pierres. Langham, le desenchanté, l'indillérent, se laisse ga-
gner, en vertu de la loi des contrastes, par la sympathie spontanée
de ce garçon de dix-huit ans, né pour la confiance, pour la volonté,
pour l'action. Il l'aime autant qu'il peut aimer, jusqu'à craindre de
lui communiquer le scepticisme qui est en lui à l'état morbide.
Pour en contre-balancer l'efiet, il livre Robert aux leçons d'un pro-
fesseur, qui l'encouragera dans la disposition où il est de prendre
la vie au sérieux. M. Grey passe pour une des lumières de son
temps. Oxford traverse alors une phase de réaction : le grand
mouvement libéral qui a suivi les exagérations contraires du tracta-
rianisme et renouvelé en vingt années l'esprit de l'université, com-
mence à tourner; on reconnaît qu'après tout, Mill et Herbert Spen-
cer n'ont pas encore dit le dernier mot sur toutes les choses du ciel
et de la terre; un flot de romantisme religieux monte, un grand
changement se produit, et quelques-uns des facteurs du change-
ment ne sont môme pas chrétiens de nom ; ils n'en ont pas moins
contribué au triomphe de l'idée chrétienne. Grey est un de ceux-là.
Ses conférences philosophiques sont suivies assidûment par des
disciples enthousiastes. On sait qu'après s'être préparé pour l'église,
cet homme, éminemment sincère, y a renoncé parce qu'il lui était
impossible d'accepter les miracles; on sait que, spiritualiste et hé-
gélien, il a rompu avec le christianisme populaire en n'acceptant
d'autres réalités que Dieu, la conscience et le devoir; mais aucune
des formes du matérialisme n'échappe à son défi, et, comme il
respecte en revanche les convictions encore naïves de la jeunesse
qui l'écoute, il est facile de ne tirer de son enseignement qu'une
grande ferveur. C'est ce qui arrive pour Elsmere : les sermons
laïques de Grey l'intéressent passionnément aux choses religieuses,
et, « comme Grey l'eût fait vingt ans plus tôt, il met cette passion,
ainsi stimulée, au service de la grande tradition positive qui l'en-
toure. » Le zèle du salut des âmes l'embrasant, il se décide à
devenir prêtre. Son maître ne l'en détourne pas ; il lui dit sim-
plement : ((Vous ne sentez pas de difficultés sur votre chemin ?.. Eh
bien! vous serez heureux sans doute... L'égUsc a besoin d'hommes
de votre sorte. »
Elsmere, cependant, n'a aucune envie de s'ensevelir à Murewell;
il ne s'accordera, dit-il, le luxe d'une paroisse de campagne
qu'après avoir lutté longtemps d'abord contre le vice et la misère
au plus fort de la bataille, en évangélisant la populace des grandes
villes. .Mais sa santé, très frêle, s'oppose à ces projets héroïques;
pendant trois années, il doit se borner à l'enseignement. Comme il
V entremêle l'exercice de la plus active charité, se donnant corps
I
LE ROMAN DE LA NOUVELLE REFORME. 657
et âme, jusqu'à épuisement complet de ses forces, la maladie finit
par avoir raison de sa répugnance pour la vie trop douce et trop
facile qui lui est offerte; ses amis lui représentent qu'une pa-
roisse de douze cents habitans n'est pas, après tout, une sinécure,
qu'il y a des âmes à sauver hors des villes ; sa mère lui répète
avec une affectueuse brusquerie que, pour faire du bien en ce
monde, il ne s'agit pas de commencer par se tuer; bref, au sortir
d'une longue convalescence, il accepte à contre-cœur le bénéfice de
Murewell. C'est sur ces entrefaites qu'il rencontre Catherine et qu'il
se sent attiré irrésistiblement vers cette jeune fille qui s'est, elle
aussi, consacrée à une tâche tout évangélique dans le cercle étroit
qui lui est assigné. Elle est l'héritière des idées de son père, le
plus doux des fanatiques, qui avait en lui du quaker pour les scru-
pules et qui faisait passer avant toutes choses la nécessité de la
foi, au point de se refuser à toute relation, même fugitive, avec un
incrédule. Richard Leyburn a élevé ses filles selon ces principes; il
les a reléguées dans une campagne lointaine pour les préserver des
périls du monde; il a nourri la croyance mystique que, par leurs
vertus, elles expieront les péchés des ancêtres, ces rudes paysans
aux passions sans frein. Les deux plus jeunes ont perdu ce guide
austère trop tôt pour se rappeler beaucoup les préceptes pater-
nels, mais Catherine y conforme rigoureusement sa conduite. Il
semble que tout pasteur doive ambitionner une telle compagne.
C'est l'opinion de M" Thornburgh, qui met les picnics et les
promenades au service de sa diplomatie, comme il convient dans
ce pays pittoresque, où l'on ne peut offrira ses invités de meilleures
distractions. Elle s'est assuré facilement la complicité d'Agnès et
de Rose, car toutes les jeunes filles s'intéressent à la moindre appa-
rence de roman, même quand il s'agit du roman d'autrui. Mais
Robert réussirait bien à se rapprocher de Catherine^ sans le secours
de pareils manèges : il la guette sur les chemins qu'elle prend pour
aller voir les malades ; il l'accompagne au chevet de ces pauvres
gens, qu'il exhorte et console devant elle, gagnant ainsi chaque
jour davantage son estime, sa confiance. Catherine en vient à cau-
ser avec lui plus ouvertement qu'elle ne l'a jamais fait avec per-
sonne, lui confie ses perplexités, prend ses conseils. Le grand
problème de la vie de cette sœur aînée, c'est Rose et son violon ;
elle se demande s'il est permis à une chrétienne de passer les
quelques années accordées au combat de l'existence terrestre en
vains efforts pour acquérir un talent qui ne sert qu'au plaisir des
sens ; elle se reproche d'avoir permis les visites de Rose, à Man-
chester, chez des parens qui lui procuraient l'occasion d'étudier.
C'est de Manchester que l'enfant a rapporté ces allures, ces chif-
TOME xcvi. — 1889. /j2
658 REVUE DES DEUX MONDES.
Ions d'esthète, ces aspirations à une carrière d'artiste, ce dégoût
pour la vie solitaire que leur père avait choisie. Et doucement, Ro-
bert apaise son zèle un peu farouche. Rose lui devra la permission
tiirdive de retourner dans la grande ville dont Catherine a peur,
et non sans raison... Tant de responsabihtés pèsent siu* elle! Son
père ne lui a-t-il pas recommandé en mourant sa mère si mala-
dive, ses sœurs si jeunes?.. Ne lui a-t-il pas dit : — Tu as une
àme pure, une volonté de fer ; soutiens les autres; amène-les saines
et sauves au jour du jugement,
Catherine a répondu : — Oui, mon père, avec l'aide de Dieu.
C'est le souvenir de cet engagement sacré qui longtemps l'a em-
pêchée de favoriser les fantaisies de Rose, et le même motit lui lait
repousser Elsmerc quand bientôt après il lui demande de devenir
sa femme. Elle ne s'appartient pas, elle n'a pas le droit de disposer
d'elle-même. — Nous ne sommes pas en ce monde, dit-elle, seu-
lement pour être heureux. — Puritaine, elle a une pieuse crainte de
la joie, qu'elle croit condamnée par le Seigneur.
La lutte de Catherine contre son propre cœur est d'autant plus
méritoire, que celles-là même auxquelles si complètement elle s'est
dévouce blâment son refus, s'indignent d'en être cause, et ont
peine à cacher l'impatience qu'elles éprouvent d'échapper à sa
trop constante soUicilude. 11 y a là quelques pages d'observation
intime, bien finement touchées. Nous n'avons vécu que pour une
tâche, nous lui avons tout immolé, soutenu par la pensée que nous
étions utile, indispensable peut-être à l'objet de nos soins, et puis
tout à coup nous découvrons que l'on peut, — si aisément parfois,
— se passer de nous ; notre rêve héroïque se trouve soudainement
rétréci, diminué, presque ridicule; personne ne se soucie de l'ab-
négation qui nous a coûté tant de silencieux efforts. Mais Cathe-
rine n'a jamais agi dans l'espoir d'être appréciée ni récompensée ;
elle lève les yeux au ciel en se disant avec l'auteur de Y Imitation
que l'homme s'approche de Dieu d'autant plus qu'il s'éloigne de
toute consolation terrestre. N'importe, la forteresse de ce cœur in-
abordable ccdera bien à la fin.
Le triomphe de Robert s'entremêle à un épisode où l'auteur
s'est surpassé parce que, là, il oublie un instant son but de propa-
gande philosophique pour être simplement un romancier ému.
Malgré les torrens de pluie qui ont gâté quelques-uns des picnics
de M""* Thornburgh et qui nous forcent à nous représenter Catherine
imc fois pour toutes armée d'un parapluie ou d'un waterproof, l'été
suit son cours et la Saint-Jean approche, le midautnmcr anglais.
En tout pays, la nuit de la Saint-Jean est une nuit magique, féconde
en prodiges. Par exemple, ce point particulier du Westmoreland
voit régulièrement revenir ccrtahie apparition sinistre depuis
LE ROMAN DE LA NOUVELLE REFORME. 659
qu'un suicide a été commis sur les falaises sourcilleuses qui
marquent l'extrémité occidentale du High Fell. Le spectre par-
court la route solitaire de Shanmoor , sous la forme d'une
femme portant entre ses bras un enfant qui gémit. Malheur à ce-
lui que le fantôme interpelle, il mourra infailliblement avant la
Saint-Jean suivante. Or, la plus intéressante des protégées de Ca-
therine, une fille séduite et délaissée, Mary Backhouse, a reçu, le
24 juin de l'année précédente, cette condamnation sans recours
possible. Qu'a-t-elle vu en réalité? Un efïet de clair de lune ou de
brouillard, l'éclat blancliissant d'une cascade parmi les rochers
obscurcis? Qu'a-t-elle entendu? Le salut d'un passant, jeté de quelque
sentier de la montagne, des voix lointaines dans l'enclos de quelque
ferme sous ses pieds ou simplement ces cliuchotemens bizarres qui
hantent les lieux solitaires? Quoi qu'il en soit, elle se meurt, minée
par une idée fixe qui précipite l'action de la phtisie. Sa délirante
agitation augmente, le jour qui doit être le dernier, et surtout vers
la fin de ce jour quand la lumière baisse :
« Le temps devenait orageux, un grand vent secouait la maison
et la silhouette du High Fell était presque cachée par les nuages
chargés de pluie... Les branches d'un Irène planté tout près du mur
frôlaient les vitres par intervalles et, dans le silence, les moindi-es
sons, même lointains, étaient singulièrement perceptibles.
— Il doit être huit heures, dit la voix étoulîée, huit heures...
L'heure de l'apparition !
— Oh ! s'écria Catherine, tombant à genoux auprès du lit et
saisissant l'une des mains brûlantes, ne pouvez-vous repousser
cette pensée loin de vous ? Nous ne sommes pas le jouet des mau-
vais esprits, nous sommes les enfans de Dieu...
« Toute son âme suppliante se reflétait sur son beau visage cou-
vert de pâleur, La mourante ne répondit que par un regard d'exal-
tation sinistre. Elle l'emportait,., elle avait repoussé les remèdes ;
en vain avait-on essayé de la l'aire dormir. Malgré eax^ le moment
venu, elle était en possession de tous ses sens et elle attendait,
elle attendait que, dans un coup de vent, le fantôme l'emportât au
cœur même de la tempête.
Une soudaine inspiration vint à Catherine :
— Mary, dit-elle de sa voix persuasive, que diriez-vous si j'al-
lais en ce moment même jusqu'à la route de Shanmoor pour pou-
voir vous dire au retour que je n'ai rien vu là-haut, rien?.. Je vous
promets do rester jusqu'à la nuit noire. Me croircz-vous alors, si
je vous répète qu'il n'y a rien que nos montagnes et la puissance
divine qui se manifeste partout? Me croircz-vous, et voudi-ez-vous
essayer de dormir ?
660 REVUE DES DEUX MONDES.
La folle vit un moyen de se débarrasser de sa gardienne, de son
geôlier, de l'une des forces adverses qui l'entouraient.
— Allez, dit-elle en la repoussant, allez donc, allez vite... Il n'y
a rien à craindre pour ceux qui vous ressemblent.
Catherine se leva.
— Je n'ai pas peur, répliqua-t-elle doucement. Dieu est partout.
Elle aurait peur cependant, si elle savait,., peur de Robert que
son refus a mis au désespoir, et qu'elle aime, et qu'elle fuit. Jus-
tement elle le rencontre durant cette promenade fantastique et,
au lieu des paroles meurtrières du fantôme, elle entend de nouveau
des paroles d'amour. L'amour dans de pareilles conditions, avec
l'accompagnement solennel d'une nuit de tempête, doit parler un
langage auguste, digne des oreilles d'une sainte. Catherine sent
toutes ses résolutions faiblir ; Robert réussit à lui persuader qu'il
la laissera aux devoirs d'autrefois, qu'il sera un fils pour sa mère,
un frère pour ses sœurs, que sa vie à lui deviendra meilleure, si
elle consent à en être l'inspiratrice.
Vingt minutes après, les deux fiancés retournent chez Mary
Backhouse. Ils la trouvent haletante sur ses oreillers; le bouleverse-
ment des couvertures et le désordre de ses cheveux montrent
qu'elle a lutté pour se lever, pour fuir... Maintenant, elle en est à
l'épuisement complet. Catherine s'agenouille au chevet du lit. Tout
son cœur va vers cette épave humaine avec une inexprimable pitié.
Pour celle-là il n'y aura plus de lendemain, plus d'aurore; tout
est fini, la vie est vécue... manquée à tout jamais. L'heureuse fian-
cée de Robert se sent comme blessée par sa propre joie.
— Mary, dit -elle en appuyant son visage contre l'oreiller, tout
près de cet autre visage déjà glacé. Mary, j'y suis allée... Il n'y
avait rien de mauvais... Gomment vous faire comprendre?.. Je vou-
drais tant vous amener à sentir que Dieu et l'amour seuls sont
réels! Pensez-y. Dieu ne veut pas que vos terreurs durent... il vous
aime, il vous consolera, il va vous délivrer de toute souflrance
et il vous envoie par ma bouche ce témoignage...
Et elle reprend, tandis que le regard profond et scrutateur de
la moribonde reste fixé sur elle :
— Vous m'avez envoyée, Mary, chercher quelque chose dont la
pensée vous effrayait ; vous avez pu croire que Dieu laisserait une
âme perdue vous tourmenter et vous ravir à lui... vous, son enfant
qu'il a créée et qu'il aime. Écoutez... tandis que vous me chargiez
d'aller affronter le Mal, vous étiez sans le savoir mon ange gar-
dien, une messagère de Dieu, m'envoyant à la rencontre du bon-
heur de ma vie entière. Dieu a mis dans votre main la grande joie
qu'il me donne. Soyez bénie. Oh! Mary, la vie dici-bas est si
LE ROMAN DE LA NOUVELLE REFORME. 661
courte... Rien ne compte, ni nos péchés, ni nos chagrins, mais Dieu
seul et notre amour pour hii.
Elle se releva et contempla longuement avec une pitié passion-
née la forme étendue qui s'effaçait dans l'ombre. Oh ! réponse bé-
nie du cœur au cœur ! Il y avait des larmes sous les lourdes pau-
pières, toute la physionomie s'était adoucie et lentement la faible
main cherchait la sienne.
— Embrassez-moi, murmura la mourante.
L'heure des spectres était passée. Au dehors, la lune étendait son
empire dans les cieux éclaircis...
C'est ainsi que se sont conclues les fiançailles de Catherine, dans
de solennelles circonstances, en face de la mort et sous les auspices
de la charité sans qu'elle soit descendue de son rêve mystique.
Il n'y a dans son consentement au mariage aucune déchéance;
ce caractère, un peu étroit peut-être, mais d'une singulière élé-
vation, reste intact, et nous nous figurons sans peine quelle divine
influence il pourra dans l'avenir exercer sur les âmes. La paroisse
du Surrey, qui possède un pasteur du mérite de Robert Elsmere et
une vivante patronne digne de sa grande homonyme d'Alexandrie,
peut se flatter d'être privilégiée. N'est-ce pas d'ailleurs le paradis
que ce joli presbytère de Murewell situé dans le comté de l'Angle-
terre qui ressemble le plus à un parc immense et varié à l'infini,
avec ses bois, ses fleurs, ses lacs en miniature, la douceur de son
climat, la grâce accueillante de ses paysages? Et cependant, nous
ne sommes pas tranquilles. M''' Ward nous a trop souvent fait pres-
sentir le péril en insistant sur les raisons purement émotionnelles
de la vocation religieuse d'Elsmere et en rappelant ensuite ces pa-
roles de Grey : « Les événemens décisifs se produisent dans l'intel-
ligence... » Robert n'a franchi encore que les premières étapes de
la poésie et du sentiment ; il lui reste à penser, à réfléchir, à rece-
voir les leçons de l'expérience; le grain, jeté par un maître qu'il
n'avait jusqu'ici compris qu'imparfaitement, est dans son cœur, prêt
à germer, et il a un dangereux voisin en la personne du squire,
Roger Wendover.
Avant d'aborder la seconde partie du roman, admirons, presque
sans réserve, tout ce commencement qui mérite vraiment qu'on le
rapproche des Scènes de la vie cléricale et à! Adam Bede. Aussi
bien Catherine est-elle quelque peu parente de Dinali Morris, dont
même à un certain moment le souvenir lui fait du tort, car Dinah,
l'inspirée, n'est jamais ennuyeuse, tandis que nous sommes bien
forcés de reconnaître cpie la femme irréprochable de Robert
Elsmere le devient un peu à la longue. On est tenté de comprendre
les boutades de la jeune Rose contre l'excès des principes ; on
662 REVUE DES DEDX MONDES.
pardonne presque à cette ingrate l'exaltation de sa joie quand elle
apprend les fiançailles de sa sœur et sa propre délivrance :
— Elle nous abandonne!.. Enfin, nous sommes libres!
Rose usera de cette liberté enivrante pour aller à Londres, à
berlJn, se perfectionner dans son art, et briser tous les cœurs par
la même occasion.
M"* Ward a imité George Eliot jusque dans son principal défimt,
qui est de faire marcher deux actions côte à côte, d'entremêler
plusieurs romans distincts, contrairement aux lois ordinaires
de la composition. Du reste, on ne s'en plaint qu'à demi; les
amours du sceptique Langham et de la jolie musicienne nous
distraient agréablement de la thèse de plus en plus envahis-
sante à mesure que nous avançons. Cette thèse commence à
percer avec l'apparition du squire, le grand propriétaire du pays,
le maître de Murewell Hall, une merveille architecturale du temps
des Tudors. 11 vient jouer dans la seconde partie de Robert
Ehmere un rôle de démon tentateur en offrant au jeune prêtre,
non pas la pomme légendaire, mais la clef non moins dangereuse
de sa bibliothèque. L'immense bibliothèque de Murewell Hall est
célèbre dans toute l'Angleterre, et son excentricjue possesseur, un
savant doublé d'un ermite, mais d'un ermite singulièrement laïque,
n'est que trop connu lui-même par deux livres qui ont porté un
choc révolutionnaire au cœur même de la société anglaise. Les
premiers rap[)orts du nouveau recteur avec ce Roger Wendover se-
ront donc assez difficiles. La terre, dans toute son étendue, aj)par-
tient au squire; ce n'est que par suite d'un accident d'héritage
remontant à plusieurs générations qu'il n'est pas en même temps
le patron du bénéfice ecclésiastique accordé à Robert. Or celui-ci,
qui a embrassé ses nouveaux devoirs avec l'ardeur d'un apôtre mo-
derne, armé, non seulement de charité, mais de science, est indi-
gné de l'état misérable dans lequel un homme aussi riche et chargé
de responsabilités aussi graves laisse vivre ses nombreux te-
nanciers. Cloîtré dans la science, absent le plus souvent, d'ail-
leurs, Roger Wendover cunlic à un intendant rapace l'adminis-
tration de ses biens; peu lui importe, pourvu que les fermages
soient régulièrement payés, que ses paysans vivent dans des gîtes
malsains où l'humidité fait mourir les enfans de la diphtérie, où
les vieillards sont perclus de rhumatismes. Il y a un hameau en
particulier qui, bâti sur des marais qu'il serait urgent de drainer,
est devenu un lieu pestilentiel. Robert s'adresse en vain au gérant,
qui lui lèpond que les propriétaires d'aujoin-d'hui n'ont pas le
moyen d'être des philanthropes, et, quand il va jusqu'au s(iuire lui-
même, l'accueil dédaigneux qu'il reçoit semble mettre fin une lois
LE ROMAN DE LA NOUVŒLLE REFORME. 663
pour toutes à des relations qui, avec cet athée au cœur dur, ne
sauraient être que pénibles.
Mais bientôt une terrible épidémie éclate, favorisée par des pluies
qui ont noyé absolument Mile-End, — c'est le nom du hameau. Les
Elsmere, mari et femme, soignent les malades avec un dévoûment
infatigable, Catherine allant jusqu'à se séparer pour cela de son
enfant à peine sevré. Le bruit de cette généreuse conduite arrive
enfin aux oreilles du squire, dans sa sublime solitude de Murewell ;
il condescend pour la première fois à voir les choses par lui-même
et, sans que son cœur s'ouvre à la pitié (l'intelhgence chez lui a
pris toute la place et ne permet pas ces faiblesses), il se rend
compte qu'une injustice a été commise, chasse l'agent qui l'a
trompé, fait rebâtir entièrement xVlile-End sur un point plus salubre,
et accorde à Elsmere de larges subventions pour les œuvres qu'il
juge utiles à la paroisse. L'intérêt même de son troupeau or-
donne désormais au recteur de ménager cet homme; en outre, le
squire, qui est un juge très fin des caractères et qui a pris du
goût pour lui, met à sa disposition les trésors de la fameuse bi-
bhothèque. Comment Robert résisterait-il, lui qui a justement
besoin d'aller aux sources pour un grand ouvrage historique? Cet
ouvrage, il l'a entrepris sous l'impulsion des forces qui le dirigent
en toutes ch'constances, forces d'imagination et de sympathie ; ce
qui l'a d'abord enchaîné à cette étude, ce n'est pas l'amour patient
d'ingénieuse accumulation qui révèle un tempérament scienti-
fique, mais plutôt le sentiment passionné des problèmes humains
gisant sous les secs et poudreux détails de l'histoire, le désir de
sauver un peu plus de vie humaine des eaux profondes du passé.
Le voilà, grâce au squh-e, en contact avec ce qu'ont produit dans
tous les pays et dans tous les temps la philosophie, la théologie,
la philologie ; il va creuser ce sol si riche ; qu'en rapportera-t-il ?
En premier lieu il découvre que le principal intérêt de l'histoire
réside dans le témoignage ; quelle est la nature et la valeur du
témoignage à un temps donné? En d'autres termes, l'homme du
nf siècle comprenait-il, rapportait-il, interprétait-il les faits de la
même façon qu'un homme du xvi° ou du xl\*=? Sinon, quelles sont
les différences et quelles déductions en tirer? Justement le squire
est absorbé de son côté dans une œuvre de géant qui a été celle
de sa vie tout entière ; il a entrepris par un examen approfondi des
documens humains, en s'appuyant sur la science moderne, de
découvrir les conditions physiques et mentales qui gouvernent
la correspondance plus ou moins grande entre le témoignage
et les faits qu'il enregistre. Tout en limitant beaucoup la tâche
qu'il avait d'abord conçue, le squire a dû, pour la mener à bien,
apprendre plusieurs langues orientales, y compris le sanscrit,
664 REVUE DES DEUX MONDES,
outre l'hébreu; puis, pendant trente années, il a étudié la masse
des annales existantes, comparant et choisissant. Déjà, il en a
fini avec l'antiquité classique : l'Inde, la Perse, l'Egypte et la
Judée; il achève maintenant une histoire du témoignage depuis
lère clu-é tienne jusqu'au xvi" siècle. Elsmere a l'imprudence d'ame-
ner cette encyclopédie vivante sur un terrain que d'un commun
accord ils avaient évité jusque-là, le squire, en homme bien élevé,
ménageant son caractère de prêtre, et insensiblement le doute s'en-
suit pour lui, bien que dans la discussion contre Wendover il ap-
porte une force qui souvent surprend et intéresse ce dernier.
Quel terrible adversaire que ce vieux squire ! Usé par la maladie
et par l'excès du travail, il n'est plus qu'un cerveau, pour ainsi
dire ; mais ce cerveau loge des connaissances universelles. Roger
Wendover a commencé par le Tractarianisme à Oxford, du temps
de Newman, puis il a passé d'une extrémité à l'autre, il est entré
dans la plus violente réaction et, délivré de ce qui lui semblait un
esclavage, il a émigré à Berlin en quête du savoir qu'il ne pouvait
acquérir dans son pays, où il est revenu, après s'être pénétré du
ferment spéculatif de l'Allemagne et du scepticisme français, pour
porter des coups terribles à l'orthodoxie anglaise. Tandis que l'au-
dace de sa méthode scandalisait le public religieux, le prestige de
son style caustique lui assurait des lecteurs dans tous les camps ;
la tempête de controver.<^.e soulevée contre lui ne faisait qu'exciter
la curiosité générale, et il était reconnu depuis longtemps que la
publication de son premier livre avait marqué une époque. On de-
vine sans peine combien la pensée des rapports presque quotidiens
de son mari avec un esprit de cette trempe afflige une croyante
telle que Catherine; elle n'en montre rien cependant, comprenant
qu'Elsmere ait besoin de quelque compagnie intellectuelle, et per-
suadée d'ailleurs qu'il est solidement armé contre toute influence
mauvaise. Elle ne donne que bien tardivement son sens véritable
à la tristesse qui augmente chez le recteur; elle ne voit pas
s'écrouler une à une les barrières de sable qu'avec une puérilité
enfantine il oppose à l'action de la mer qui monte de plus en plus,
engloutissant toutes ses anciennes convictions. Ce n'est pas
la moindre des souffrances de Robert que d'avoir à cacher à sa
femme la révolution qui s'accomplit en lui : d'abord, aux momens
difficiles, il a plié les genoux devant le divin maître de Catherine
en disant avec humilité : « Fixe ici ta demeure, ù mon âme! » iMais
bientôt il n'en est plus là; les pensées d'autrefois s'évanouissent
en lui, remplacées j)ar l'image d'un Christ purement humain, ])ar
l'idée d'un christianisme explicable et cependant toujours merveil-
leux.
Son cœur se brise en songeant que Catherine ne voudra, ne
LE ROMAN DE LA NOUVELLE REFORME. t)t)D
))OuiTa pas comprendre la beauté de ce nouveau spectacle qui
s'impose à sa raison : — Qu'elle ne sache pas encore ! se dit-il
avec effroi. — Mais tôt ou tard elle saura ; et après plusieurs mois
de lutte cruelle se produit une confession qui est peut-être la scène
la plus belle et la plus forte du livre tout entier. Robert revient
d'Oxford, où il a vu Grey, le premier qui ait laissé tomber dans son
oreille des paroles alors inintelligibles, mais qui lui sont revenues
depuis sur « les origines de la mythologie du christianisme, » il
a tout dit à son ancien maître, les commencemens de son travail
historique, l'élargissement graduel des horizons de son esprit, l'as-
cendant exercé sur lui par le génie et la science du squire ; il aime
encore, et autant que jamais, ce qu'il a aimé, mais il a de nouvelles
vues et il se trouve de nouveaux devoirs ; rien au monde ne le
déciderait à prêcher un sermon de Pâques aux fidèles qui ont le
droit de lui demander une foi absolue au miracle matériel. Il sait
que plus d'un prêtre, arrivé au même point que lui, est resté dans
l'Église d'Angleterre ; mais de pareils compromis lui feraient hor-
reur. Et naturellement Grey l'approuve, l'encourage. Il revient
épouvanté de ce qui lui reste à faire dans la petite maison, si heu-
reuse jusque-là, où sa jeune femme l'attend, penchée sur un livre.
— « A la clarté de la lampe, elle fut frappée de la pâleur giise de
son visage. Ce qu'elle lui dit en ce moment, il ne le sut jamais ;
mais jamais non plus il n'oublia son regard. Il mit un bras autour
d'elle et tandis qu'il la tenait pressée contre lui, elle sentait le
trouble qu'il ne pouvait contenir la pénétrer :
— Robert ! cher Robert ! s'écria-t-elle en s'attachant à lui. Quelque
mauvaise nouvelle?.. Tu me caches quelque chose... Qu'est-ce?
On aurait cru entendre la plainte d'un enfant. Les sourcils du
recteur se contractèrent plus douloureusement encore :
— Ma chérie ! ma chérie ! ma bien-aimée femme ! — Et il baisait
ses cheveux, avec un mélange déchirant de pitié, de remords et
d'amour.
— Dis-moi tout, Robert!
Il la guida doucement à travers la chambre, loin des lumières,
jusqu'à un siège bas où il l'assit, puis, tombant à genoux devant
elle, ses mains dans les siennes :
— Ma femme, ma chère femme, tu m'as aimé, n'est-ce pas, —
tu m'aimes?..
Elle ne put répondre que par une pression suppliante de ses
doigts glacés.
Alors il continua, toujours à genoux :
— Catherine, tu te rappelles un soir où tu es venue dans mon
cabinet, un soir où je t'ai dit que j'étais dans la peine. As-tu deviné
ce que cette peine pouvait être ?
1
666 REVUE DES DEUX MONDES.
— Oui, répondit-elle en tremblant, j'ai pensé que tu étais tour-
menté... par des questions de foi.
— Et je sais, ajouta-t-il avec émotion, je sais que tu es allée dans
ta chambre prier pour moi, mon ange. iMais ensuite ce trouble a
augmenté, la nuit s'est faite de plus en plus noire, tu étais à mes
côtés et tu ne pouvais pourtant me secourir; je n'osais te rien
avouer, je devais combattre seul, si terriblement seul parfois!.. Kt
maintenant je suis vaincu, vaincu! Et je viens te demander de m'ai-
der... Oui, aide-moi, Catherine, à être un honnête homme, à écou-
ter ma conscience, à dire la vérité.
— Robert ! murmura-t-elle mortellement pâle, je ne comprends
pas...
— Oh! ma pau\Te chérie! s'écria-t-il. Puis, la tenant toujours, il
ajouta, les yeux fixés sur ce visage austère et délicat :
— Depuis six ou sept mois, Catherine,., beaucoup plus long-
temps même,., mais je ne savais pas,., j'ai lutté contre le doute,.,
oui, je doutais de ce que l'Église enseigne, de ce que j'aurais à prê-
cher chaque dimanche. D'abord ces doutes se sont gUssés en moi à
mon insu, puis leur poids est devenu plus lom-d. D'autres, dans ma
position, les auraient foulés aux pieds, comme des tentations cri-
minelles en s'imposant le devoir d'y songer le moins possible, en
se fiant pour les dissiper au temps et à Dieu... Je ne pouvais agir
ainsi. La pensée de discuter les croyances sacrées que toi et moi
nous avions en commun m'était odieuse, mais, d'autre part, je me
connaissais, je savais que je ne pouvais pas plus continuer à vivre
avec toute une région de mon esprit volontairement fermée au reste
de moi-même qu'avec un secret pour toi, Catherine. Ma foi ne pou-
vait être retenue par aucune tyrannie, par aucune crainte; une foi
cfui n'est plus libre, qui n'est pas la foi de tout notre être, corps,
âme, intelligence, me semble indigne de Dieu et de l'homme.
Catherine le regarda, saisie de stupeur, le monde semblait tour-
ner autour d'elle ; plus cffrayans que les paroles étaient l'accent,
le ton, le geste, — oui, l'accent de l'irréparable. Enfin, la force de
résister et de condamner se réveille peu à peu chez la jeune femme,
elle va droit à la source du mal :
— Un prêtre devrait-il discuter des questions religieuses avec un
ennemi de la rehgion?
— Où s'arrêtent, où commencent les questions religieuses? de-
mande Robert.
Averti par un instinct subtil qu'il lui faut faire appel à autre
chose qu'à son amour, il so lève et commence, en s'adressant h cette
figure perdue dans l'ombre, la confession complète de sa vie inté-
rieure durant les derniers mois. Tout en parlant, il éprouve une
nouvelle sorte de désespoir. A quoi bon tout ce qu'il dit? Peut-elle
LE ROMAN DE LA NOUVELLE REFORME. 667
comprendre ce langage? Que lui importent toutes ces considérations
critiques et littéraires? La rigidité du silence de Catherine lui prouve
que sa sympathie n'est pas avec lui, que tout ce qu'il peut allé-
guer pour sa défense est rabattu au rang de puérilité.
Un instant d'explication tumultueuse ne peut faire entrer en elle
ce qui a été pour lui le résultat de tant d'études et de réflexions
complexes desquelles dépend la force de tous ses argumens. Oh!
l'épouvantable séparation que creuse l'expérience ! Il le sent et
cependant il continue, lui décrivant avec angoisse, dans un lan-
gage de feu, son naufrage spirituel. L'objet de ce plaidoyer, c'est
moins sa propre cause que celle de leur amour. Quand il en vient
aux conseils qu'il est allé chercher auprès de Grey, Catherine se
redresse brusquement, un cri aux lèvres :
— Je devais savoir la première... Il n'avait pas le droit!..
Elle a joint les mains autour de ses genoux, les lèvres serrées,
les yeux hagards. Tandis qu'elle se penche en avant, un rayon de
lune effleure ses traits et révèle leur altération profonde. Il lui
tend les mains avec un sourd gémissement, ne trouvant point
de paroles pour répondre à cet éclat de jalousie involontaire, crai-
gnant de torturer davantage ce cœur blessé. Mais elle ne voit pas
son mouvement, elle s'est couvert le visage en silence comme pour
essayer de se retrouver dans ce désastre.
— Je ne puis suivre tout ce que vous venez de dire, reprit-elle
presque durement. J'ai si peu lu,., je ne puis donner aux livres
la place que vous leur accordez. Vous dites que vous avez acquis
la certitude que les Évangiles sont remplis d'erreurs, qu'ils reflè-
tent la crédulité des gens de ce temps-là et que, par conséquent,
vous ne pouvez les prendre comme vous les preniez autrefois;
mais qu'est-ce que tout cela signifie? Oh! je ne suis pas sa-
vante,., je ne vois pas clairement mon chemin d'une chose à
une autre comme vous le faites. Mais en admettant qu'il y ait des
erreurs, qu'importe, après tout? Pensez-vous que rien ne soit vrai
parce que quelques détails peuvent être faux? Jésus en a-t-il moins
vécu, en est-il moins mort pour ressusciter ensuite ? Pouvez-vous dou-
ter qu'il soit Dieu, que nous devions le voir un jour ?
— Je ne crois plus à l'incarnation ni à la résurrection, répon-
dit-il lentement, mais avec fermeté. Le Christ est ressuscité en
nous, dans la vie de charité, qui est la vie chrétienne. Le miracle
est le produit naturel de la sensibilité et de l'imagination humaines ;
Dieu était en Jésus au plus haut degré, comme il l'est dans toutes
les grandes âmes, mais pas autrement,., pas autrement de fait qu'il
n'est en vous et en moi.
Elle devenait de plus en plus pcàle :
— Ainsi, selon vous, mon père, quand j'ai vu cette lumière sur
668 REVUE DES DEUX MONDES.
Il
son visage avant qu'il ne mourût, quand je l'ai entendu crier :
« Maître, je viens... » mon père s'en allait trompé, dans l'illusion...
Peut-être même, — et elle se mit à trembler, — peut-être croyez-
vous que notre vie, que notre amour finisse ici-bas?
C'était une torture pour lui que cet interrogatoire. Sa mémoire
lui représenta soudain la scène immortelle entre Faust et Margue-
rite ; ils l'avaient lue ensemble l'hiver précédent. S'emparant mal-
gré elle de ses mains étroitement jointes, il les appuya, si froides.
sur ses yeux et sur son front bridans, dans un silence désespéré.
— Le croyez-vous, Robert? répéta-t-elle.
— Je ne sais rien, répondit-il, les yeux toujours cachés, mais je
confie à Dieu tout ce qui m'est le plus cher, notre amour avec notre
âme, qui est son souille, son œuvre accomplie en nous!
La pression du désespoir de Catherine le forçait à définir des
choses qu'il avait laissées volontairement jusque-là dans l'obscu-
rité.
— Et la fin, Robert, la fin de tout cela?
Jamais il n'oublia l'accent de cette question désolée, l'indéfinis-
sable changement de ton qui l'entraîna à répondre avec une sorte
de rudesse :
— La fin,., si je veux rester un honnête homme,., la fin, c'est
qu'il faudra que je renonce à ma paroisse, que je renonce à comp-
ter parmi les. ministres de l'Église d'Angleterre. Ce que sera notre
vie, après cela, dépend de vous absolument.
Elle reprit son souille avec efiort. Le cœur de Robert s'élançait
douloureusement vers elle, mais quelque chose dans sa manière
d'être repoussait les caresses, arrêtait les paroles. — Tout à coup
cependant il la vit s'agenouiller devant lui, l'entourant de ses
bras, le visage appuyé contre sa poitrine :
— Robert, mon mari, mon bien-aimé, cela ne peut pas être!
Dieu t'éprouve. Dieu nous éprouve tous les deux! Tu ne peux
pas former le projet de l'abandonner, de renier le Christ, tu ne le
peux pas. Viens avec moi, loin de tes livres, dans quelque lieu
tranquille où sa voix réussira à se faire entendre. Tu t'es sur-
mené, lu es à bout de force... JNe travaille plus. Un peu de pa-
tience, et il reviendra se donner à toi. Que nous font les livres et
les argumens? Ne l'avons-nous pas connu et senti tel qu'il est, dis,
Robert?.. Viens!
Elle renversait son visage, lui souriant avec une tendresse ex-
quise, les larmes ruisselaient sur ses joues. Et les yeux de Robert
aussi étaient humides, mais il tint ferme. Serrant Catherine contre
lui, il lui dit d'une voix entrecoupée :
— Si tu le veux, j'attendrai... J'attendrai juscju'à ce que tu me
permettes de parler. Mais je t'en avertis : il y a quelque chose de
LE ROMAN DE LA NOUVELLE REFORilE. 669
mort en moi, quelque chose de brisé, de disparu. Ce quelque chose
ne peut plus vivre, sauf dans des formes que tu ne saurais accep-
ter. Ce n'est pas que je pense différemment sur tel ou tel point, je
pense difTéremment sur la vie, sur la religion tout entière... Ce que
Dieu a voulu m'apparaît dans d'autres proportions, le christianisme
me semble quelque chose de restreint et de local. Derrière lui, au-
tour de lui, l'enveloppant, je vois le grand drame du monde qui
se poursuit, mené par Dieu, d'acte en acte. Je ne dis pas que le
christianisme soit faux, mais il n'est qu'un reflet humain et impar-
fait, une portion de la vérité. La vérité n'a jamais été, ne serajamais
contenue dans aucune croyance ni dans aucun système.
Elle entendit, mais à travers son épuisement, à travers l'extinc-
tion de sa dernière espérance; elle ne comprit qu'à demi. Seule-
ment elle se rendit compte qu'elle et lui étaient également aban-
donnés, en lutte avec quelque force inexorable, inéluctable, en
dehors d'eux, qui les maîtrisait. Robert sentit l'étreinte de ses bras
se relâcher, il sentit le poids de son corps presque inerte... Rele-
vant Catherine, il la soutint, il là porta jusqu'à sa chambre ; elle
était près de s'évanouir. Lorsqu'elle fut étendue sur le lit, sa tête
fléchit de côté et ses lèvres prirent une couleur de cendre. Il la
secourut de son mieux; elle n'était pas tout à fait sans connais-
sance, car elle attira autour d'elle en frissonnant le chàle dont il
l'avait couverte... Ses yeux se rouvrirent lentement, mais quand
ils eurent rencontré ceux de Robert, les paupières appesanties re-
tombèrent aussitôt.
— Préfères-tu être seule? lui demanda doucement son mari.
Elle fit un faible signe affirmatif, et la main glacée qu'il avait
essayé de réchauffer se retira...
Quand dans la nuit il revient s'assurer qu'elle ne dort pas, elle ré-
pond silencieusement à l'appel le plus tendre par un regard grave
et triste, lointain pour ainsi dire, comme celui d'un être qui vient de
traverser un océan de misère, seul avec Dieu. Ce divorce de deux
âmes, étroitement unies jusque-là, durera-t-il? Si l'auteur avait
voulu être parfaitement logique et laisser dans son intégrité cette
âme de diamant, ce caractère si ferme et si entier de puritaine, il
faudrait répondre oui ; mais M'^ Ward force à transiger la sévère or-
thodoxie de Catherine. C'est ce que nul ne peut admettre. Certes on
conçoit que l'horreur du premier instant fasse place à une résignation
dans laquelle il entre encore beaucoup d'amour, non plus l'amour en-
thousiaste d'autrefois, mais cette affection indulgente qui survit
à tout ; on conçoit même que peu à peu la droiture des intentions
de Robert l'empêche de juger le déserteur et finisse par atténuer
entre eux bien des dilVércnces. Mais de là à se partager entre le
christianisme révélé que prêchait son père, qu'elle a enseigne elle-
070 REVUE DES DEUX MONDES.
même et la religion nouvelle que va fonder son mari, la distance
est infranchissable. Ce sont les concessions attribuées à Catherine
qui font la faiblesse d'un dénoûment si inférieur de toutes façons
aux premières parties du livre. Nous n'en sommes pas là, du reste;
il y a encore à lire quelques pages superbes où la fille de Richard
Leyburn se montrera digne de lui et d'elle-même, quand par
exemple, le lendemain de la confession de Robert, après avoir fui
son mari toute la matinée, elle revient se jeter dans ses bras :
— J'étais partie, parce qu'à mon réveil tout m'avait paru trop
horrible pour être vrai... Je n'ai pu rester là tranquille à le sup-
porter... Où ai-je été tout le temps? Je le sais à peine... Mais j'ai
pensé à ce que tu m'avais dit hier soir, j'ai rassemble ces choses,
j'ai tâché de comprendre... Grand Dieu! j'ai pensé à ce que
ce serait d'avoir à te cacher mes prières, mon espérance du
ciel. J'ai pensé à l'éducation de notre fille; comment tout ce qui
était pour moi d'une importance vitale serait à tes yeux autant
de superstitions supportées par indulgence. J'ai pensé à la mort,
— et elle frissonna, — et comment ce changement survenu chez
toi creuserait entre nous deux un abîme. Et puis j'ai pensé
au malheur de perdre moi-même la foi. Un cauchemar enfin...
Je me voyais sur une longue route avec ma petite Mary dans
mes bras, cherchant à t'échapper. Oh ! Robert, ce n'était pas
seulement pour moi! .. j'étais torturée par la pensée que je ne m'ap-
partenais pas, que moi et mon enfant nous étions au Christ. Pou-
vais-je exposer ce qui était à lui? D'autres sont morts, ont tout
donné... N'y a-t-il plus personne d'assez fort pour soufTrir des tour-
mcns en son nom, pour tuer même l'amour en soi plutôt que do
renier Jésus, plutôt que de le crucifier de nouveau?
« Elle s'arrêta palpitante. Les terribles émotions de la veille la
ressaisissaient, se communiquant à lui :
— Et puis, acheva-t-elle dans un sanglot, je ne sais comment
cela se fit. Au moment même où je songeais sans miséricorde à ce
que, pour le moins, je devais faire, même si... si nous restions en-
semble, à toutes les dures conditions que je devrais t'imposor,
te jugeant tout le temps d'une longue distance et croyant sentir
que j'avais enseveU l'ancien moi, sacrifié mon ancien cœur pour
jamais^ au moment même je me suis mise à te rappeler, Ro-
bert... La pâleur de ton visage, si las, si tiré, quand je l'avais vu
la dernière fois, m'était revenue... Oh! comme je me haïssais! Avoir
cru que la volonté de Dieu put me forcer à te quitter, à te torturer,
mon pauvre cher mari ! Je n'avais pas seulement été cruelle envers
toi, j'avais offensé Dieu. Et je n'entendais plus à mon oreille que la
sainte parole : — Mes petits enfans, aimez-vous les uns les autres...
Oh ! mon bien-aimé, — et le plus solennel, le plus tendre sourire éclaira
LE ROMAN DE LA NOUVELLE P.ÉF0R5IE. 671
ses traits marbrés par les larmes, — je ne renoncerai jamais à
l'espérance, je prierai pour toi jour et nuit. Dieu te ramènera, tu ne
peux te perdre. Non, non, sa grâce est plus forte que nos volontés.
Mais je ne prêcherai pas, je ne persécuterai pas, je vi"\Tai seulement
près de toi, et je t'aimerai. Oh! comment ai-je pu avoir de pareilles
pensées!
Elle s'interrompit encore en pleurant comme si pour ce cœur
tendre et déchiré le seul crime impardonnable eût été son propre
tort, un tort contre l'amour. Quant à Robert, il demeurait muet. Si
jamais il avait pu perdre la vision de Dieu, l'amour de sa femme la
lui eût rendue en cet instant.
— Je ne me plaindrai pas, dit-elle, pressée par la pieuse impa-
tience de réparer, — et je ne te demanderai pas d'attendre. Je m'en
rapporte à ta parole que cela ne remédierait à rien. Mon unique
espoir est dans le temps et dans la prière. Je souffrirai, cher, je
serai faible quelquefois,., pardon... embrasse-moi, Robert, je res-
terai ta femme fidèle jusqu'à la fm.
Il l'embrassa, et de ce triste baiser, plein de pitié, naquit leur
nouvelle vie.
Voilà bien Catherine tendre et forte et doucement inflexible; c'est
bien elle encore qui, au milieu d'une telle crise, vaque, sans rien
oublier, aux préparatifs d'une fête pour l'inauguration de cet Institut
des ouvriers dont Robert a doté le village; c'est elle toujours qui,
avec les sentimens d'une Eve innocente chassée du Paradis, quitte
la paroisse où elle s'était fait bénir. D'ailleurs, la malheureuse ne
soupçonne pas que Robert lui demandera encore d'autres sacrifices:
il compte s'établir à Londres pour y achever son livre après avoir
rompu avec l'église, voilà tout ce qu'il lui a dit.
Un détail très piquant, très humain, très bien observé, c'est la
mauvaise humeur que cause au squire cette rupture dont il devrait
pourtant s'attribuer la responsabilité.
— Pourquoi briser votre vie de cette façon absurde? dit-il à
Elsmere qui vient prendre congé de lui. A qui feriez-vous tort, je
vous le demande, en gardant votre bénéfice? C'est l'alTaire
du penseur de débarrasser son esprit des toiles d'araignée qui
l'obstruent; mais l'afiaire d'un homme pratique, c'est aussi de
vivre. Si j'avais votre tempérament d'altruiste, je n'hésiterais pas
une seconde. Ces expressions liistoriques d'une tendance éternelle
chez les hommes me seraient tout à fait indifiérentes. Vous avez
secoué les sanctions de l'orthodoxie, traitez maintenant les mots
selon leur mérite. Vous aurez toujours assez d'Évangile en vous
pour le prêcher.
— Non, répond Robert, mon point de vue n'est nullement le
vôtre. Les mots, si vous entendez par des mots les formules chré-
()72 REVUE DES DEUX MONDES.
tiennes spécifiques, ne me laissent point indillërent. Je n'ai pas dé-
raciné les produits les plus sacrés de ma vie comme un enfant
étourdi dévaste un jardin. Il y a de certaines choses qu'un homme
doit faire parce qu'il le faut.
En somme, toute la colère du squire n'est que le chagrin très
vif de perdie un tel élève, un tel compagnon, l'unique amitié
qu'ait depuis longtemps ressentie cet homme étrange qui n'a voulu
vivre qu'intellectuellement et chez qui les facultés aimantes pren-
dront une tardive revanche, sans qu'il en convienne jamais. Son
])ère s'est suicidé, il appartient à une race de maniaques, sa sœur
est presque idiote; chez lui cette absence d'équilibre s'est mani-
festée par le génie, phénomène qui n'est pas sans exemple. Mal-
heureux au milieu d'une énorme optilence et de toute la célébrité
que peut espérer un savant, il n'attache d'importance à sa grande
Ilutoire du Témoignage que parce qu'elle l'a aidé à supporter la
vie pendant un demi-siècle. Il en léguera le manuscrit à Elsmere
pour qu'il la publie ou qu'il la brûle, à son gré ; une dernière fois
ces deux amis qui se sont fait tant de mal l'un par son influence,
l'autre par son abandon, se retrouveront à Murewell dans des
circonstances tragiques, — longtemps après,., le jour où le vieux
squire, victime des fatalités héréditaires, finit comme un damné
dans le plus terrible accès de démence furieuse.
Que devient Robert, cependant? Un voyage en Suisse et en Italie
avec sa femme lui a permis d'ignorer en partie le bruit soulevé par
sa démission officielle ; certaines lettres, certains paragraphes ren-
contrés dans les journaux sont venus quand même ajouter à la
souli'rance de Catherine, mais elle n'en a rien moniré. A cette époque
de sa vie, cette fibre puritaine, indépendante, si forte chez elle dès
la jeunesse et que son heureux mariage semblait avoir atténuée,
reprend une nouvelle vigueur dans l'isolement spirituel où elle se
trouve. Jamais elle n'a cru avec autant d'intensité que lorsque
l'époux qui était devenu le guide de sa vie religieuse a renié les
pratiques anciennes. Une sorte de terreur nerveuse tout instinc-
tive la rend plus rigide que jamais par opposition.
Elle se rattache passionnément à la foi, elle veut la garder in-
tacte pour son enfant, pour son mari, qui lui sera rendu si elle sait
être patiente... Mais cette égide bénie, lui restera-t-clle ? Les
qualités persuasives de Robert, qu'elle a si souvent vu agir sur
d'autres, l'elTraient; comment résister à ce nouveau zèle dont il
a l'àme remplie, comment, — sauf en dressant des remparts au-
tour du trésor de ses croyances chrétiennes? De sorte qu'avec
une douce persistance, elle retire à Robert certaines parties de son
âme, évitant tels sujets et tout ce qui peut y conduire, ignorant les
livres qu'il lit, ne le questionnant plus sur ses travaux... toujours
LE ROMAN DE LA NOUVELLE RÉFORME. 673
seule. Un pareil changement dans leur vie, naguère si parfaite-
ment unie, ne peut s'efiectuer sans que l'impressionnable Elsmere
sente perpétuellement des liens se rompre entre eux et sans que
les griefs et les blessures se multiplient des deux côtés. Durant
une nuit d'été, aux Avants, où ils ont fait halte, Robert, qui n'y peut
plus tenir, aborde le sujet périlleux tant de fois évité.
— Catherine, ne me laisserez-vous jamais vous dire comment les
choses d'autrefois m'afiectent, à un nouveau point de vue? Chaque
fois que j'essaie, vous m'arrêtez, il semble que j'aie tout rejeté,
mais non... une grande partie des Évangiles, qui ne me paraît plus
vraie dans le sens historique, est encore pour moi pleine d'une vé-
rité idéale...
Il y eut un silence. Puis Catherine prononça d'une voix contrainte:
— Si les Évangiles ne sont pas vrais de fait, en tant que réalité,
je ne vois pas quelle vérité peut être en eux ni qu'ils puissent avoir
la moindre valeur.
Robert se tut un moment encore, puis il la prit dans ses bras :
— Chérie, comptez-vous toujours me tenir à distance, refuser
d'entendre ce que j'ai à dire pour la défense de cette chose qui nous
a tant coûté à tous les deux ?
— Oh ! Robert, je ne peux pas... Vous devez voir que je ne peux
pas... Ce n'est point dureté de ma part, mais parce que je suis
faible. Comment vous résisterais-je ? Si vous n'étiez pas vous-même,
mon mari...
Et Robert comprit qu'au fond de sa résistance il y avait une
terreur de ce que l'amour pourrait faire d'elle, si une fois elle lui
•ouvrait la moindre issue. Il se vit cruel et brutal, mais le sentiment
pressant de tout ce qui était en jeu le força néanmoins de parler :
— Je ne voudrais pas vous tourmenter, Dieu le sait, mais rap-
pelez-vous, Catherine, qu'il m'est impossible d'éloigner ces pensées.
J'ai un instant espéré que je pourrais me rabattre sur mon travail
historique et laisser de côté les questions religieuses envisagées
au point de vue de la critique. Non, elles me remplissent l'esprit
de plus en plus ; je me sens de plus en plus poussé à chercher et à
conclure. Resterons-nous donc étrangers l'un à l'autre sur tout ce
qui concerne le meilleur de notre vie? Dites, Catherine?
Elle se détourna et reprit tout bas :
— Ne pourriez-vous travailler à autre chose ?
— Non, je sens brûler en moi, comme un commandement de
Dieu, la volonté d'éclaircir ce problème... pour moi-nièmc et pour
tous, ajouta-t-il délibérément.
Ces derniers mots firent pressentir à Catherine un avenir de con-
troverses et de publicité. Le cœur lui manqua.
TOME xcvi. — 1889. 43
I.
(57A REVUE DES DEUX MONDES.
— Vous savez ce que j'éprouve, dit-elle, je n'ose risquer ce qui
n'est pas à moi.
— Vous ètes-vous jamais demandé, Catherine, quel rôle doit
jouer dans notre vie la faculté du raisonnement, celte faculté qui
nous distingue des animaux ? Supposez-vous que Dieu nous l'ait
donnée pour la fouler aux pieds?
Elle ne répondit que par la mélancolie d'une résolution invin-
cible.
Et cependant ces jours de vacances sont encore d'heureux jours,
bien que les promesses de leur mariage aient foit délaut à Robert
et à Catherine Elsmere, bien qu'ils doivent se résigner à une sorte
de pis-aller. Après tout ils sont jeunes et constamment ensemble,
la. saison est belle, et quoiqu'ils se blessent souvent réciproque-
ment, ils sont toujours passionnément intéressés l'un par l'autre.
L'influence charracresse, les suggestions païennes de l'Italie réus-
sissent à adoucir même le protestantisme de Catherine, et Robert
est distrait malgré lui des grands problèmes qui le hantent.
Mais c'est à Londres que les difficultés de leur situation commen-
ceront à se dessiner plus nettement. Jamais par la suite Catherimo
ne put penser sans horreur à leur premier logis de Bcdford-
Square,la masse imposante du Britisb Museimi remplaçant mal, en
guise d'horizon pour cette lllle de la nature, ses chères montagnes
du Westmoreland, ou les paysages rians du Surrey, le choc inces-
sant de l'horiiblc misère et de la richesse sans àme des grandes
TÎlles broyant soa ccEur si largement ouvert à La pitié. Certes^ les
clioses extérieures l'alTectent assez peu ; Catherine ne vit guère que
de la vie morale; si Elsmere avait voulu exercer le saint ministère
dans une paroisse de Londres, elle l'eût suivi sans regret, en s'ac-
commodant do l'entouraije le plus sordide, pourvu qu'elle put
feire du bien; mais son zèle religieux, resté sans emploi, ne peut
lutter contre une invincible nostalgie ; elle s'est jointe, solitaire, à
une église évangélique, tandis que son mari publie dans les Uevues
certains articles qu'elle ne Ut pas sur des points discutés de la
IJible. De temps en temps, Robert la met en rapport avec telles ou
tr'Ues gens qui lui déplaisent, avec les Wardlavv, avec M""* de Net-
teville. Les Wardlaw sont un ménage de positivistes qui baptisent
leur enfant selon les rites du la religion de l'humanité dont Elsmere
n'est nullement disposé à devenir l'adopte, mais il admire l'esprit de
secours social qu'Auguste Comte contribua si puissamment h déve-
loppei-, et Wardlaw l'iiidcra avec zèle dans l'entreprise d'Elgood
Street dont nous aurons à parler plus tard. Quant à. M""® de i\ette-
riUo, la reine d'un sabn parisien qui s'est depuis transpoité à
Londres, elle brille au prenaier rang des relations mondaines que
le squire a très amicalement inq)osées à Robert. Lui-même avait
LE liOMAN DE LA NOUVELLE RÉFORME. 675
été condtiit diez elle par M. Renan, dont h nom revient si souvent
au cours de ce li^rc. Il a répété plusieurs fois à son jeune ami avec
quelque malice :
— Ayez soin do cultiver M*"® de ]Settcville.
Optimiste par tempérament, sensible à l'esprit, indulgent pour
le monde où il ti'ouvc l'occasion précieuse d'échanger des idées,
Robert n'a rien remarqué d'abord de ce qui choque Catherine dans
les allures de cette beauté sur le retour, et l'on se remémore ici
tout naturellement une certaine phase de l'histoire du ménage Car-
lyle. Les conlorences qui le rendent populaire dans les quartiers
misérables de l'Est atlii'ent en même temps sur Elsmere l'attention
des salons du West-End, et de belles dames voilées vont d'aven-
ture l'écouter dans la salle d'Elgood Street où il parle aux ouvriers.
Par une éitrange perversité. M'"'' de Nette^ille tourne contre le jeun*}
réformateur le feu de ses coquettedes; elle a découvert que cette
espèce de quakeresse qui vient chez elle gêner la liberté de la dis-
cussion est absolument incapable de comprendre son mari, et là-
dessus elle essaie de consoler ce dernier d'une telle façon, qu'il
n'a qu'à imiter Joseph dans sa résistance. A partir de ce moment,
le trop confiant Robert se méfie davantage de l'enthousiasme des
mondaines ; du reste, son oeuvre n'a rien de commun avec elles. Il
s'occupe tout spécialement de la classe la plus obstinément feiin-ée
aux influences religieuses, la plus hostile à toute agence spirituelle,
celle des ouvriers intelligens ; d'abord il les attire par des cause-
ries dont ils ne peuvent démêler le but, raconîant a^ec la verve
qui lui valait jadis les suffrages des enfans de Murewell d'amusantes
histoires empruntées à Dumas, à Walter Scott, à Gooper; puis un
jour, à propos d'une affiche impie, il leur explique l'action que
peut avoir Jésus sur la vie moderne, il leur apprend dans un dis-
cours dont nous avons des extraits abondans à recoucevoir le Christ,
un Christ humain, le meilleur d'entre les hommes, notre modèle
pour tous les temps. Avec une force dramatique étonnante, unf;
audacieuse modeniiiè^ il rattache la vie de Jésus à nos existences,
à nos aspirations, à nos besoins actuels, et peu à peu les pois d*
bière, les pipes, sont abandonnés par l'auditoire altentif qui encombre
la salle du club, une grande pièce nue, éclairée au gaz, décorée de
portraits politiques, de gravures à bon marché où la ligure de Jésus
de Nazareth aherne avec celle du Bouddha, de Socrate, de Moïse, de
Shakspearc, etc. Chacun a le droit de répondre à son tour, d-e dis-
cuter très librement. — I^a géographie vient au secours de
l'orateur. M fait une conférence populaire sur l'état politique et
social de la Palestine et de l'Orient en général lors de la naissance
de Jesus-Glirist, et les cartes, les photographies dont il s'entoure
contribuent, parait-il, à son succès : (c Rien, dit-il, ne réussit mieui
676 REVDE DES DEUX MONDES.
à renverser la barrière que les hommes ont élevée autour de cette
partie de l'espace historique, à y faire entrer l'air et la lumière de
k pensée scientifique, rien ne prépare mieux la voie à une série
de conceptions nouvelles. »
Tout ce christianisme déguisé, modernisé, n'a pas trompé ce-
pendant le vieux squire; il a dit de Robert et de son maître Grey :
— Ils s'appellent des libéraux, ils croient être des réformateurs, et
tout le temps, ils ne font que jouer le jeu du parti noir. Toute cette
philosophie théiste ne sert, en somme, qu'à envoyer de la farine à
son moulin.
Mais tel n'est pas l'avis de M" Ward. La différence vitale, nous-
fait-elle observer, entre le théisme et le christianisme, c'est que,
comme explication des choses, le théisme ne peut être contredit
avec preuves. Au pis-aller, il reste toujours dans la situation d'une
hypothèse acceptable pour l'homme de science. L'auteur donne
donc, on le sent, approbation pleine et entière à la doctrine d'Els-
mere, qui se résume en deux mots : respecter la conscience in-
tellectuelle autant que la conscience morale, selon l'axiome favori-
de M. Grey : la conviction est la conscience de l'esprit. Il n'y a rien
de bien nouveau dans le pseudo-christianisme que professe l'an-
cien recteur de Murewell ; nombre de gens conservent ce reste de
croyance sans avoir jamais songé à en faire la base d'une église
à part ; mais chez Elsmere le prêtre subsiste ; il ne peut se con-
tenter d'être l'idole d'un club, il faut que le club devienne secte.
Pour cela, il suffira de lui trouver un nom, d'écrire au-dessus d'une
porte : The New Brotherhood of Chriaf, de distribuer aux frère!>
des insignes spéciaux, une plaque d'argent portant la tête du Christ,
et de proclamer deux articles de foi, deux articles uniques : — En toi,
0 Éternel, j'ai mis ma confiance. — Faites ceci en mémoire de moi.
— Ces dernières paroles prononcées au commencement du repas
avec la réponse : — Jésus, nous nous souvenons de toi toujours, —
représenteront la communion. Quant au service, il sera très simple:
un acte d'adoration récité par tous les frères debout, quelque pas-
sage de la vie du Christ, lu au point de vue critique et historique,
une hymne choisie parmi les sept qui, alternant avec un nombre
égal de psaumes, composent tout le rituel, une courte prière re-
commandant à Dieu l'individu, l'association, la patrie et le monde
entier, le Notre Père. Puis Elsmere renvoie son troupeau sur ce
mot : — Allez en paix, dans l'amour de Dieu et dans la mémoire de
son serviteur Jésus. — La prière doit être reprise et continuée
chez soi, devenir une partie de la vie de chaque jour.
Nous ne connaissons pas le tempérament des ouvriers anglais ;
chez nous, toutefois, ceux qui ont rejeté les vieilles religions ne se
soucieraient pas davantage de cette religion nouvelle ; il faut croire
LE ROMAN DE LA NOUVELLE REFORME. 677
M" Ward sur parole quand elle nous raconte les merveilles que
produit le New Brotherhood, quand elle nous assure que, malgré
le tort que lui a fait la disparition prématurée d'Elsmere, il prospère,
il grandit et qu'un jour le bon grain semé par les morts trouvera
des moissonneurs ; mais nous ne pouvons nous empêcher de signa-
ler ici la parfaite inconvenance de ces détails à la place qu'ils oc-
cupent. Si M" Ward écrivait tout de bon la biographie d'un réfor-
mateur quelconque, si elle proclamait ouvertement ses propres
opinions, nous pourrions nous intéresser aux tentatives faites pour
donnerai vin nouveau des outres neuves-^ leur présence dans un ro-
man est au contraire profondément choquante. Ces coups portés à
la révélation, à la divinité du Christ, au milieu des duos d'amour
entre Rose et Langham, des scènes galantes chez M™*" de Netteville, de
tout ce que l'auteur a plaqué sur sa thèse pour la rendre attrayante,
ne sauraient être acceptés comme le serait dans un ouvrage
de philosophie ou de critique historique la thèse toute nue. Nous
lirions peut-être volontiers les sermons laïques de feu le professeur
Green ou Grey, mais à la condition qu'ils fussent à leur place ; leur
présence débordante est ici tout au moins une faute contre l'art et
le bon goût; elle répand une intolérable froideur à travers ce livre
d'un genre mal défini qui s'achève sur le ton prophétique : « Le
combat n'est pas seulement celui d'Elsmere ; son effort ne repré-
sente qu'une fraction de l'effort de la race. Dans cet effort et dans
la force divine qui est derrière lui, nous mettons notre confiance
comme il y mettait la sienne. »
A quoi les frères d'Elgood Street doivent répondre Amen, tandis
que le commun des lecteurs bâille. La fin est complètement man-
quée. Si Elsmere devait mourir tué par son zèle, dévoré par la
charité, il fallait placer l'événement avant l'inauguration solennelle
de la nouvelle éghse et laisser dans l'ombre, où se dérobent les
inconsolables, Catherine séparée de lui par quelque chose de plus
fort et de plus navrant que la mort. Quel chef-d'œuvre l'auteur
à'Amos Barton aurait fait de ce divorce de deux âmes qui n'ont
pu concevoir l'amour conjugal sans une parfaite union en Dieu !
M'^ Ward a faussé sciemment le caractère de Catherine en nous
montrant cette inflexible puritaine réduite aux concessions. Elle ne
devait pas prêter sa qualité favorite, la tolérance, à une personne
de cette trempe. Jamais nous ne nous représenterons la Catherine
du premier volume comprenant à la fin « que les mots ne sont
rien, que l'esprit est tout, que Dieu ne se borne pas à un seul
langage, qu'il en a beaucoup d'autres. » — Jamais nous ne l'en-
tendrons dire à son mari : « Reprenez-moi dans votre vie; j'écou-
terai deux voix, la voix qui vous parle à vous et celle qui me parle
67S REVUE DfES DEUX MOKDES.
à moi. » Puis s'en ai'lcr, là-dessus, le maatin à son âgilise, ■et
dans l'après-midi à celle de Robert. Comment le prodige s'est-il
opéré? D'itbord à son msn. Tandis qu'elle se croyait encore tout
enlière à l'ancienne foi, elle était déjà dans un état d'esprit « aussi
diUt^ent de celui des premier? temps de son mariage que la phi-
losophie chrétienne de nos jours peut l'être de la philosopliie clirc'-
tienne du moyen âge. » Et, sur ces cntirelaites, la religion nou-
velle, pour qu'il ne lui manquât rien, a eu ses martyrs; Catherine
a entendu raconter la mort sublime d'un petit employé au gae,
disciipjlc de son mari. Elle a été comme fondiroyée par l'apparition
de la vérité; elle a pu s'écrier: « Je sais, je vois,., je suis désa-
iMsée. Je crois à tout, à mon Dieu et au Dieu ides autres, pourvu
qu'il conduise an bien, notre seul but ici-bas. » — Même elle a
accepté la direction des femmes et des jeunes filles que Robert
pourra désormais recevoir, grâce à elile. Gatkerhjc va gagner
des âmes à la cause maudite. Impossible, omcore une fois,
impossible!.. Elle deWent ici, par la voluinté de l'auteur, un
être amoindri, artificiel, qui cesse de nous intéresser, et de lait
personne ne nous intéresse plus à la fin, pas même cette
séduisante Rose qui, avec son violon magique, son individualité
envahissante, ses aspirations sans frein et ses amours de tète,
nous avait tant de fois sauvés du découragement et de l'onriiâi au
milieu des ii^terminablcs expériences d'Elgood Street. Si largement
poun'ue qu'elle soit de tous les petits défauts inséparables des
grands dons de l'artiste, nous lui pardonnions sans peine parce
qu'elle était délicieusement natm-elle; mais il fallait jiasqu'a/u bout,
faute d'autre boussole, lui laisser la fierté. Tout son roman avec
Langham s'en fût ressenti ; elle ne serait pas prise et quittée une
seconde fois par ce désenchanté sec et taciturne, elle ne se coaaeo-
lerait pas avec Flaxman, ce type fk-oidement aimable du partidt
gfnllcimin, qui réussit à faire un cœur tout neuf des débris d'uia
cœur deux fois brisé. A quoi bon le vi©l©n, à quoi bon l'art, à c|uoi
bon tant de combats pour arriver au développement que cliacun de
nous a le droit de rechercher et d'atteindre, s'il lauit, après tout,
aboutir au mariage, et à un mariage qui nous intéresse si pen,
avec un être fabriqué de toutes pièces ni plus ni moins que Gran-
disson, avec un entJiousiaste du grand monde, à la fois excea-
trique et sage, affdié au ISew Brollicrliood pour l'achever ! — El le
tort suprême de Flaxman est d'être ufi personnage ide plus dans oe
livre encombré déjà de figures innoiîibraWes parmi lesquelles le
lecteur ne se retronave qu'avec un grand cflort d'attention,
i\P* ^Vai'd a voulu entourer Elsmeiv? de toutes les variétés du
prêtre : ^e^vcomc, le ck'rgjman de la haute église, le ritualiste
LE ROMAN DE LA. NOUVELLE REFORME. 679
inflexible, l'ennemi juré de la tolérance religieuse, qu'il traite de
trahison et de lâcheté, l'adversaire de la science moderne, l'ascète
qui ne voit dans les ministres de Keu qu'autant de soldats
obéissant à un ordre inflexible sans discuter; Vernon, le broad
chicrclunan, qui appartient au mouvement de la réforme, mais qui
mène ce mouvement avec prudence, ne prêchant pas ce qu'il ne
croit plus et ne prêchant ce qu'il croit qu'autant qu'il le faut abso-
lument, obligé à beaucoup de compromis par suite de ce manque
de franchise, pratiquant « la politique des omissions et interdisant
l'îittaque, » bref,, en contradiction perpétuelle et forcée aivec lui-
mêiue; Murray Edwards, le ministre unitaiiien qui a renouvelé « la
plus illogîfpe peut-être de toutes les sectes et la moins suscep-
til^le de loumir une religion au.x pauvTcs ; » il se borne à donner
l'exemple d'une vie pure, à enseigner sans relâche et à réunir sous
sa diiection, pour l'aider à éclairer et à moraliser les masses, des
hommes de professions et de croyances diverses, mais possédés du
désir d'ouvrir des sentiers nouveau.^ à l'humanité ; c'est ainsi qu'il
a aidé aux débuts de conférencier de Robert Elsmere. — Ajoutez
à ceux-là l'entourage du squire^ les habitués du salon de M""® de
Nettcville, la famille et les invités de cet autre bel esprit, lady Char-
lotte, les paysans de Murewell et du Weslmorelaind, les professeurs
d'Oxford, que domine la gi-ande figure de Grey, le vieux médecin
Meyrick, qui joue auprès du squire mourant le rôle de Gloueester
auprès du roi Lear, tant d'autres encore fourmillant à travers plus
de onze cents pages, et vous aurez la sensation presque étourdis-
sante de tout ce monde qui ne nous donne pas toujours l'illusion
de la vie, car l'action, entrecoupée, décousue, surchargée, est con-
duite vers un seul but, le triomphe des idées de Grey soutenues
par Robert Elsmere et approuvées par >F^ Ward. Un caractère bien
justement observé jusqu'au bout, c'est celui de Langham; nous
laissons cet enfant du siècle au fond de sa retraite d'Oxford, frgé
pom' ainsi dire dans les habitudes minutieuses et ridicules d'ran
valétudinaire que l'égoïsme a rongé jusqu'aux moelles. Il a eu ce-
pendant son heure de séduction, il l'a eue à deux reprises auprès
de Rose, cette fille ardente et affamée de bonheur que le pliîs
avevjgle des entraînemens jette entre les bras d'un pessimiste de
pro''ession. Mais déjà celui-ci ne savait plus aimer^ ne savait plus
vouloir ni se résoudre ; il restait tout juste capable de s'enivrer,
dans un ti'ansport aussitôt refroidi, du parfum de la Ihnir qu'il finit
pair ne jamais cueillir. On le plaint et on le déteste; on l'a rencontré
dans des ciiconatanccs diverses à de noiaibreux e:semplaires, on le
rencontrera encore et de plus en plus h mesure que s'accentuera le
règne envahisseur du moi. Par bonheur, .Al" Ward ne lai donne à
680 REVUE DES DEDX MONDES.
dévorer qu'une victime qui, si elle n'est pas du même tempéra-
ment, est de la même école et qui se gardera d'en mourir. Il y a
sans cela bien assez de morts au cours du roman : celle de W^ EIs-
mere, qui n'existait apparemment que pour nous faire comprendre
le caractère irlandais dont elle a passé quelques traits à son fils et
pour nous donner l'impression qu'elle eût été la première convertie
à son église ; celle de Charles Richard, l'ouvrier écrasé par un ba-
quet fort à propos pour décider de la conversion de Catherine, un
hors-d'œuvre en somme, ni plus ni moins que l'agonie, si belle
d'ailleurs, de Mary Backhouse ; la fin tourmentée du squire, bien
rigoureusement puni d'avoir laissé loin derrière lui , dans ses
explorations sur la mer sans fond de la pensée spéculative, le
point précis où M""' Ward prétend que l'on fasse halte... 11 est de
bonne foi autant qu'Elsmere lui-même : des travaux désintéressés
ont rempli sa vie laborieuse ; ne suiïirait-il pas que son orgueil fût
châtié par la découverte, après ce grand passage, que l'âme est
immortelle, comme l'espère et le désire l'ex-recteur de Murewell,
récompensé, quant à lui, par la mort du juste, de ses aspirations
assez vagues? Voilà une distribution quelque peu arbitraire, con-
venons-en.
Grey, lui aussi, s'en va paisible et consolé, bien que, jus-
qu'au dernier instant, il se défende de parler de la vie future,
non pas qu'il la nie, mais parce qu'il semble que ce soit la volonté
de Dieu que nous ne soyons ici-bas certains de rien que de Lui.
Si jamais un homme fut gotlbetrwiken, selon l'énergique expres-
sion allemande, ce fut ce philosophe, et pourtant « il ne hasarde
pas un mot au-delà de ce qu'il sait être la vérité, au-delà de
ce que l'inlelligence peut concevoir. » Cette réserve, toute scien-
tifique, prévaudra tôt ou tard. M'"'' Ward en est persuadée, contre
les aberrations du sentiment. II faudrait peut-être s'entendre sur
ce mot de sentiment, toujours opposé sous sa plume à la raison.
Oui, certes, la religion, telle que nous l'avons comprise et prati-
quée jusqu'ici, n'est qu'un sentiment, mais un sentiment mêlé à
la trame de notre vie et qui tient beaucoup plus au fond in-
time de l'être que toute affection et tout désir humain. On ne doit
pas le confondre avec des émotions plus ou moins passagères, ce
sentiment qui n'est autre que la conscience de ce que nous sommes
tous les jours, de ce que nous ne pouvons nous empêcher d'être, sans
cesse remués par des impressions particulières et mystérieuses qui
ne dépendent pas de notre volonté, qui nous font sentir partout une
puissance invisible dont nous dépendons. Le jour où le squire, si
coutumier qu'il soit de la négation r'aisonnéc, jelle involontairement
ce cri : « Mon Dieu ! » devant la ^ision terrible qui s'impose à ses
LE ROMAN DE LA NOUVELLE RÉFORME. 681
sens dans une heure d'abandon et de désespoir, il éprouve, malgré
toute sa science, que nous vivons au milieu de choses étrangères
à nous-mêmes, qui restent fermées aux investigations des plus
forts et représentent, en somme, le miracle, le miracle objet des
contradictions de M""' Ward, comme si ce n'était pas un miracle,
et l'un des plus invraisemblables, que les conversions rapides
et nombreuses accomplies par son héros! Pourquoi, s'il s'agit
d'offrir à l'imitation du monde un Christ purement et simple-
ment humain, l'unitarisme ne réussit-il pas aussi bien que Velsme-
risme ? Pourquoi veut-elle que l'une des sectes soit illogique et im-
populaire, tandis que l'autre se fait accepter comme le dernier mot
de la sagesse? Il y a là une inconséquence. L'apôtre d'Elgood-Hall
ne s'entendra ni avec les vrais chrétiens, ni avec les esprits aven-
tureux, qui, plutôt que de se bâtir une demeure à mi-côte de la
montagne^ préféreraient ne point commencer l'escalade, et s'il s'agit
en particulier du peuple, des ouvriers incroyans, combien parmi
ceux-là ne verront dans la seconde réforme « qu'une arme de plus
aux mains des bourgeois! »
Non, Robert Ehmere ne fera rien pour précipiter l'avènement
d'une nouvelle révélation, en admettant que cette révélation
approche, préparée par toutes les forces de l'histoire et de l'esprit
moderne. M'' Ward n'a pas la fièvre d'éloquence qu'il faudrait pour
cela, aucune des qualités, en somme, qui permirent à M'^ Beecher
Stowe de remuer le monde avec un livre. La froide érudition qui
la distingue convient surtout aux articles spéciaux qui lui valent
l'admiration du professeur Huxley, si vivement engagé lui-même
dans les débats à la mode entre l'agnosticisme et le christianisme.
Peut-être l'auteur de Robert Ehmere comprendra-t-il pourtant,
malgré un premier et périlleux succès, qu'il ne faut pas mêler deux
genres tout opposés.
Nous avons fermé le dernier des trois volumes sur le souvenir
de cette leçon faite à Jean-Jacques : Lascitt le demie, e stiidîa la
matematica. 11 serait bien fâcheux que M''^ Ward optât pour les ma-
thématiques, c'est-à-dire pour la théologie, après avoir montré
quelque chose de plus qu'un grand talent littéraire dans la pein-
ture des luttes suprêmes qui peuvent s'engager entre la conscience
et l'amour, après avoir fait vivre des caractères tels que Catherine,
le squire, Langham et Rose. Attendons son prochain roman pour
décider si vraiment George Eliot a trouvé un successeur.
Th. Benïzon.
DEUX LIVRES SUR L'ALSACE
Un riche et beau pays, notre très proche voisin, qui de tous les pay,s
de l'Europe est le plas près de notre cœur, le plus présent à notre
imagination et à nos pensées, est aussi le pdus éloigné de nous ; de
joui' en jour il nous devient moins accessible. On a juré de nous en
fermer la porte, et cette porte est bien gardée. L'article 2 du traité de
Francfort contient une clause portant « que les sujets français origi-
naires dos territoires cédés seront libres de conserver leurs immeubles
situés sur le territoire réuni à l'AUemagne. » Quand les Français, pro-
priétaires en Alsace, allèguent qu'ils ont besoin d'y séjourner pour
exploiter leurs biens, on leur répond qu'ils n'ont qu'à s'en défau'e ou à
prendre d>es régisseurs.. Il n'y a de sacré, paralt-il, dans le traité de
Francfort que les clauses qui sont à notre cliarge. « Les mesures pro-
hibitives appliquées à la frontière, a dit un Alsacien, ne sauraient avoir
d'autre but que celui d'écarter le plus possible les Français de l'AJsaco.
Depuis la mort du maréchal de ManteuITel, l'idée en a gei'mé dans les
oflicines de nos maîtres. Elle se manifesta d'abord par des tracasseries.
Puis, après les élections du 21 février 1887, on refusa le port d'armes
aux Franiçais et oa leuf défendit de louer des chasses. Peu après, sur-
vint l'obligation du permis de séjour. A partir du 10 avril 1887, tout
Français fut astreint à demander ce permis. On entrait encore libre-
ment, mais on ne pouvait plus, sans permission, coucher à l'auberge
ou chez un parent; à la rigueur, on pouvait dormir à la belle étoile.
De telles facilités parurent excessives; à partir du l^"" juin 1888, l'obli-
gation du passeport fut imposée, sur la frontière française, à tous les
étrangers, u
Pour qu'un Français puisse pénétrer en Alsace, il faut que l'ambas-
DEUX LIVRES SUR l'aLSACE. 683
sade d'Allemagne appose un visa à son passeport. Au préalable, l'am-
bassade transmet lia demande au ministère de Strasbourg, et le minis-
tère ordonne une enquêtie. La réponse se fait attendre d'habitude trois
ou quatre semaines, et la plupart du temps cette réponse est un refus.
C'est une affaire de caprice, de nerfs, et les nerfs excitables de nos voisins
sont souvent agacés. Leurs hauts fonctionnaires sont pleins de méfiance :
les agen^ subalternes, qui exécutent leurs ordres, ont un zèle excessif
pour leur serviice : ils savent que les abus de pouvoir et les brutalités
troETemt facilement grâce auprès de leurs chefe, eA que le zèle, fùl-ii
immodéTé, est le secret de l'avancement. L'entrée en Alsace a été re-
fusée à des nourrissons, parce qu'on avait oublié de donner leur signa-
lement sur le passeport de leur nourrice. « On a tant fait que les
Alleiiiiands qui se resptectent, a dit le mèm.e Alsacien, ont dû rougir
d'actes odieux ou ridicules, inspirés par le zèle effréné de la consign-e,
etj M. Màquel, bourgmestre de Francfort, a blâmé ces actes en plein
parlement. Ce n'est pas qu'il condamne le système d'oppression établi
sur l'Alsace; mais il voudrait plus de correction et de décence dans les
ÊMmes, en quoi il fait paraître assurément des sentimens très louables,
m:ai& non pas, j'ai regret à le dire, aussi judicieux qu'Us sont méri-
toires.... N'est-ce pas nous rendre un grand service que de barrer les
routes du côté de l'Occident, où le diable chauffe sa fournaise, pour
nous rejetei" vers l'Orient, où l'ange de lumière, sous les traits du
chancelier,. nouiS ouvrira la porte du paradis quand nous nous déci-
derons à êti'e sages? Voilà ce qu'an nous répète sans cesse sur tous
les tons. »;
Quamd l'empereur Guillaume If visita les provinces annexées, les
■ sianipies, les naïfs pensèrent qu'il tiendrait à leur laisser un bon sou?-
venir en leur octro^ ant quelque grâce ; que, comme don de joyeux avè-
nement, il consentirait non à retirer l'ordonnance des passeports, mais
à l'adoucir dans l'application. Cette espérance a été trompiée. Ll a passé
quaranite-huit heures à Strasbourg; et, coioiime il a,imie à changer aou^
vent de costume, {iendamt ces deux jours on a pw le voir eu tenue
blanche de garde-du-corps et dans l'uniforme de hussard rouge, de
général d'infanterie et d'amiral. Mais, hussard rouge ou gai-de-du-
corps, il est demeuré sourd à toute requête : il avait, lui aussi, sa
consigne^ et sa consigne lui interdisait de rien accorder.
Les membres de la délégation d'Alsacc-Lorraine avaient chargé leur
bureau de faire une démarche auprès de lui, et le bureau avait de-
mandé par écrit une audience ; cette audience a été refusée, le jeune
souverain a fait répondre que seS; mocnens étaient comptés. M. Sen-
genwald, président de la chambre de commerce de Strasbourg, qui
eut l'honneur de lui être présenté, se permit d'insinuer discrètement
« que les communications de l'Alsace avec ses voisins n'étaient pas
68 A REVUE DES DEUX MONDES.
aussi libres qu'elles devraient l'être, que l'industrie et le commerce en
souffraient. » Le bruit courut qu'il avait tourné le dos à M. Sengen-
wald ; on le calomniait, ce fut les yeux dans les yeux qu'il lui répon-
dit : « En vérité, monsieur le président, il n'y a rien à changer là :
la, Herr Président, da ht hait nichls zu àndern. » Un journal important
de Berlin déclarait, peu de temps après, « que l'obligation du passe-
port est une mesure permanente, destinée à faire comprendre aux
Français qu'ils ne sont plus chez eux en Alsace. » Hélas! il y a bien
longtemps déjà que nous nous en doutons; et, s'il nous arrivait de
l'oublier, M. Crispi n'est-il pas là pour nous le rappeler ? La feuille offi-
cieuse ajoutait : « Il est certain que les familles alsaciennes en souf-
frent; mais c'est précisément ce que nous voulons. 11 a fallu élever
une barrière pour démontrer à la jeunesse des deux sexes que son
avenir se trouve de ce côté, non au-delà de la frontière. » Les puis-
sans de la terre, qui sentent leur force, dédaignent quelquefois les
petites précautions ; mais le gouvernement allemand joint à la force
du lion la prudence malicieuse du serpent. 11 dispose d'une formidable
armée, que toute l'Europe admire, et, au surplus, le fils du roi Victor-
Emmanuel lui garantit la possession de l'Alsace-Lorraine. Ce n'est pas
assez et la sûreté de l'empire serait compromise si les nourrissons
étaient exemptés de l'obligation du visa.
Plus l'Alsace nous est fermée, plus les livres qui nous parlent d'elle
nous sont précieux. Les éditeurs qui ont publié le bel in-quarto intitulé
l'Alsace, le paijs et ses habitans, n'ont rien négligé pour que ce volume
de 1,000 pages, accompagné de 38i) gravures et de 17 cartes, fût vrai-
ment digne du sujet (l).IIs avaient bien choisi leur auteur. Né à Turck-
heim en 1842, M. Grad aime passionnément son pays; c'est en amou-
reux qu'il le décrit et le raconte. Il a voyagé en Angleterre, en Pologne,
en Italie, en Espagne, en Orient; il a visité le nord de l'Afrique jus-
qu'au Sahara, l'Egypte jusqu'au Soudan. Mais son Alsace est pour lui le
vrai paradis terrestre, l'endroit qu'on ne quitte que pour avoir la joie
d'y revenir, le seul où le cœur s'enracine, le seul où l'on veuille vivre
et mourir.
Quand on est à la fois un très chaud patriote alsacien et un des
membres les plus en vue de la délégation d'Alsace-Lorraine, un cor-
respondant de l'Institut de France et un député au Reichstag, on est
tenu d'être circonspect, et M. Grad s'y applique; encore ne l'est-il pas
assez. Ne s'est-il pas permis un jour d'avancer que les sous-officiers
de l'armée allemande se font payer la goutte par leurs hommes? Il lui
en a coûté 500 marks d'amende. Depuis lors, il se surveille beaucoup.
(1) L'Alsace, le pays et xes habitans, par Charles Grad, membre correspondant de
l'Institut, député au Reichstag. Paris, 1889} Hachette et C.
DEUX LIVRES SUR l'aLSACE. 685
Lorsqu'il fit une excursion à la fromagerie de Steinlebach, il avait formé
le projet d'y coucher en plein air, enveloppé dans son manteau, sous
une cépée de hêtres. Il ne craint pas les rhumatismes, mais il craint
son sous-préfet, son kreizdirektor, qui a l'œil sur lui. Si ce fonction-
naire vigilant et perspicace avait appris qu'un député au Reichslag, en
tournée dans les Vosges, passait ses nuits à la belle étoile, il aurait
prêté sans doute à cet excentrique de sinistres intentions. M. Grad se
ravisa, il se résigna à coucher sous la toiture de l'étable, où il fut
.mangé des puces.
L'Alsace est un pays très varié, très divers, et ses habitans sont
•aussi habiles à inventer ou à faire marcher des machines qu'à tirer
de la terre tout ce qu'elle peut produire. Personne n'était mieux fait
que M. Grad pour la peindre sous toutes ses faces ; il est également versé
dans l'histoire naturelle et dans les sciences industrielles et économiques.
Il y a de tout en Alsace. La plaine basse qui, de Bâle à Lauterbourg,
borde le Rhin sur une longueur de 200 kilomètres est en été toute
jaune de moissons, et on y trouve des villes et des vallées si indus-
-trieuses qu'elles font vivre une population double de celle que pour-
raient nourrir ses récoltes. Cette plaine est adossée à des montagnes
riches en pâturages comme en forêts, dont la neige blanchit cinq
mois durant les plus hautes cimes. Au pied de ces montagnes s'éche-
lonnent des coteaux onduleux, couverts de vignes justement vantées,
qui faisaient dire à un professeur de droit romain : « Que nos vins
sont excellens ! comme ils chauffent nos têtes! » Ce jurisconsulte
-avouait toutefois que quelques- uns d'entre eux sont « de redoutables
brise-mollets, wadebrecher. »
Quel que soit le goût dominant des lecteurs de M. Grad, ils trouve-
ront à se satisfaire en l'accompagnant dans ses excursions méthodiques
à travers son beau pays, et en lisant les copieuses et instructives dis-
sertations qu'il a cousues à ses descriptions et à ses récits. Aimez-votis
les montagnes et les fleurs, il vous conduira dans les gazons du Hoh-
neck, où foisonnent avec le myosotis, l'arnica jaune, la renoncule dorée,
l'adamante au parfum subtil, l'angélique des Pyrénées, le gnaphale de
Norvège, ou il vous fera faire l'ascension du Grand-Ballon, et vous ap-
prendra, chemin faisant, que vous ne devez pas vous prendre aux
significations apparentes des mots, que les sommets des Vosges ne
ressemblent point à des aérostats, qu'on les nomme belch ou ballons
parce qu'ils furent jadis consacrés au culte de Bel ou Belen, dieu-soleil
des Celtes. Êtes-vous pêcheur, M. Grad vous révélera les secrets de
la pêche du saumon dans le Rhin ou de la truite dans les ruisseaux des
Vosges. Êtes-vous chasseur, il vous fera connaître une plaine dans la-
quelle il suffit d'une seule traque pour coucher sur le carreau ZjOO liè-
vres, 30 clievreuils, tous broquarts, 80 faisans, tous coqs, et d'où l'on
686 REVUE DES DEUX MONDES.
ramené, après un jour de battae, trois ou ([aatre- voitures chargées
de gibier. 11 vous enseignera aussi l'art de chasser le coq de bruyère,
dont il nous décrit les nKPurs. Tschudi, si je ne me trompe, a prétendu
que cet oiseau célèbre adorait le soleil à son lever ; c'était une erreur.
Lorsqu'au poirrt du jour, perché sur une branche de pin, il chante à
tue-tête, c'est pour appeler autour de lui ses nombreuses sultanes,
auxquelles il se révèle dans sa gloire, se hérissant, s'ébourillant, dé-
ployant sa queue en éventail comme un paon. La religion que professe
le tétras est celle du printemps et de l'amour, qui est la seule vraiment
universelle.
Les amateurs de beaux-arts trouveront dans le livre de M. Grad la
description détaillée eH savante de tous les monumens, châteaux et
églises, qui abondeirt en Alsace, et du Musée des Unterlinden, à Gol-
mar, où l'on peut étudier mieux qu'ailleurs les vieux maîtres alle^
mands, précurseurs de Durer et de Ilolbein, Ceux qui s'intéressent
davantage à la peinture des mœurs lui sauront gré de tous les rensei"-
gnemens qu'il nous donne sur la vie de l'ouvrier dans les cités indus-
trielles, sur les schlitteurs, qui, du haut des montagnes, transportent
dans leurs traîneaux jusqu'aux chantiers de vente accessibles aux voi-
tures le bois abattu et coupé, sur ces pâtres nommés marcaires, qui,
Têtus d'une veste en toile de chanvre, coiffés d'une calotte de- cuir
ronde, fabriquent les fiomages dans les pâturages élevés des Vosge*.
Ces marcaires sont d'un tempérament peu communicatif; mais si
vxDus réussissez à vous gagner leur confiance, ils vous raconteront
beaucoup d'histoires. Ils vous diront qu'aujourd'hui encore toutes les
sorcières de la vallée se donnent rendez-vous sur le grand Wurzelstein,
qu'on les y voit arriver, le mercredi et le vendredi de chaque semaine,
chevauchant à travers les airs sur leurs manches à balai. Le diable les
y attend au coup de minuit, la plate-forme du rocher se transforme en
salle de fête, et sorcièn^s et démons dansent des rondes jusqu'au pre-
mier chant du coq. M. Grad est monté au Wurzelstein, mais il n'y a
point rencontré do sorcières. Il n'a pas vu non plus les nains du Kerb-
ht)ltz, grands amis des marcaires. Quand, leur saison finie, les pâtres
redesc(Mident dans la vallée, ces mystérieux petits bonshommes les
remplacent (U so livrent, à leur tour, à la fabrication des fromager.
Leur» vaches laitières, invisibles à l'œil nu, paissent des herbes aro-
matiques, à l'abri des neiges, jusqu'à la Saint-George, et c'est ainsi
([ue de temps immémorial les censés sont exploitées en été par les
hommes, en hiver par les nains.
Dans le massif du Grand-Ballon, on vous dira Fbis.toire de l'on-
diiie Géfione, cha-n^gée en truite. Quand l'orage éclate, quand le ton-
nerre gronde, elle apparaît à la surface de son lac, le dos couvert de
mousse et surmonté d'un sapin ; aussitôt la tempête .s'éloigne et
DEUX LIVRES SLll l'aLSACE. 687
s'apaise. M. Grad a joué de malheur, il n'a jamais vu la grande truite
du lac du Ballon, et quand il a visité le château de Schwarzenbourg, il
n'a pas aperçu dans une vieille tour ruinée le fantôme d'un moine
transformé en hibou et qui ne reprendra son visage d'homme que le
jour où le baiser d'une jeune fille obtiendra sa délivran<;e. Jusqu'au-
jourd'hui, il ne s'en est trouvé aucune, laide ou jolie, qui ait eu le cou-
rage d'embrasser un hibou. Sans doute, le miracle se serait opéré de-
puis longtemps si le hibou avait des rentes.
L'Alsace est le pays des contrastes. Après avoir passé quel'jues jours
dans les fromageries de ces marcaires qui content de vieilles légendes
comme des histoires d'hier, redescendez dans la plaine, allez au Logel-
bach, à Mulhouse : c'est un autre monde, un autre siècle. Les grands
industriels alsaciens se distinguent entre tous par leur goût pour l&s
nouveautés utiles, et personne ne les surpasse en esprit de progrès et
de perfectionnement. Ajoutons qu'ils ont donné de grands et noblas
exemples en s'occupant les premiers d'améliorer le sort des travail-
leurs, de créer des caisses de secours, des cités ouvrières. C'est ea
Alsace aussi que l'œuvre des cercles catholiques a rendu le plus de
services aux classes laborieuses, a le plus fait pour leur relèvement et
leur éducation. Le principal propagateur de cette œuvre fut le curé
Winterer. ColK'gue de M. Grad au Reichstag et dans la diète d'Alsaoe-
Lorraine, orateur éloquent, protestataire intrépide et résolu, ce digne
prêtre est aussi le plus ingénieux des philanthropes; il a le génie do
bien. Ses décisions font autorité dans tous les débats sur les ques-
tions sociales, et son dévoûment pour les petits, ses vertus, qui sont
des passions, son absolu désintéressement, lui ont assuré depuis lonjj-
temps les faveurs du suffrage universel. Faut-il en conclure qu'il y a
moins d'ingrats en Alsace qu'ailleurs ?
Après nous avoir promenés dans les cités ouvrières de MulhouEe,
M. Grad nous conduit à Œhlenberg, dans une colonie de moines cult}-
vateurs, qui partagent leur vie entre les oflices et le travail manuel. Sur
la porte de leur couvent se lit cette inscription : :<olitudo janiia cœii.
Près de l'escalier, le général Geramb, devenu membre de la commu-
nauté, a peint un squelette, avec une faux et ces mots: « Cette nuii
peut-être.» Ces trappistes couchent dans des lits semblables à des cer-
cueils. Leur ordinaire se compose d'une soupe ou d'un laitage, d'une
portion de légumes et d'un cruchon de bière; les œufs et le beurre
leur sont interdits. Ils travaillent et ils se taisent; nul ne peut parler
sans une autorisation spéciale de Tabbè. Ils pensent que pour jouir un
jour de l'éternelle lumière, de la vision béatifique, il faut aimer le si-
lence et rentrer avec joie dans sa cellule : de cella ad cœium. Leur de-
vise fait penser à celle de sainte Odile, sur la montagne de laquelle
on se rend encore en pèlerinage: « Non sofum, sed vœlum; je cliercbe
le ciel, je laisse la terre à qui la veut. »
688 REVUE DES DEUX MONDES.
M. Grad parle avec sympathie des trappistes d'OEblenberg, il leur
rend justice comme aux sœurs de Niederbronn et aux hospitalières de
la Toussaint. Mais on peut être certain qu'il ne finira pas ses jours à
la Trappe. Ceux qui le connaissent assurent qu'il est étranger à toute
exaltation, qu'en morale comme en politique il incline pour les ac-
oommodemens, pour les partis mitoyens, et il appartient à la race des
doux entêtés. On lui persuaderait difficilement qu'il faut employer sa
vie à se détacher de son corps par la mortification. 11 respecte les as-
cètes, il a peu de goût pour l'ascétisme. Outre de nombreuses digres-
sions sur les auberges de l'Alsace, il a consacré deux chapitres à célé-
brer les chefs-d'œuvre de la cuisine alsacienne. Vous apprendrez, en
les lisant, que les raffinés font cuire leur choucroute dans du vin de
Champagne de bonne marque et la réchauffent dans des croûtes de
pâté de foie d'oie, encore imprégnées de leurs sucs. Vous apprendrez
aussi que le pâté de foie d'oie fut inventé à Strasbourg par un grand
artiste culinaire, natif de Normandie et nommé Close. Ce Close
était au service du maréchal de Contades, commandant militaire de la
province d'Alsace au siècle dernier. Ce fut Close qui comprit ce que
l'art et la science pouvaient faire d'un foie d'oie ; ce fut Close qui
imagina d'en affermir la substance en la concentrant, de l'entourer
d'une douillette de veau haché, de la recouvrir d'une fine cuirasse de
pâte dorée : à ce corps, il donna une âme en y mêlant la truffe de Pé-
rigueux. Lorsqu'on 1788 le maréchal quitta l'Alsace, Close lui faussa
compagnie. Il resta à Strasbourg, ouvrit boutique rue de la Mésange.
11 fit fortune, et j'en suis bien aise ; il y a dans ce monde tant de for-
tunes moins bien acquises !
Je regrette que M. Grad n'ait pas ajouté à son livre un chapitre de
psychologie où il aurait fait le portrait de l'Alsacien. 11 a laissé ce soia
à ses lecteurs ; il les informe, il les renseigne, c'est à eux de conclure.
Je ne crois pas trop m'avancer en affirmant que l'Alsacien ne dira ja-
mais avec les trappistes: Solitudo janua cœli ! — que jamais il n'aspirera
à passer d'une cellule dans le ciel. Peuple éminemment sociable et
peu enclin au mysticisme, il' a l'amour du bien-vivre, des réunions
joyeuses, des longs repas et des longs propos. Il ne dit pas non plus
avec sainte Odile: Non solum, sed cœlum. Nul ne savoure plus que lui
le plaisir de posséder et l'orgueilleuse satisfaction du bourgeois qui se
sent maître chez lui; nul n'est plus convaincu que, pour être, il faut
avoir, que la propriété est le signe, la manjue visible de la personne.
Il adopterait plutôt pour devise cette inscription qu'on lit sur la façade
d'une maison de Colmar : « Accrescat domui simul res et decus! Puisse
cette maison croître en honneur comme en richesse ! » Un mora-
liste l'a dit, l'honneur sans fortune est une chose triste, la fortune sans
honneur est une chose infâme, et si l'Alsacien ne cherche pas la tris-
tesse, il déteste l'infamie. Habitant une terre féconde et grasse dont il
DEUX LIVRES SUR l'aLSACE. 689
a centuplé la richesse par son industrie, le bonheur ne l'a jamais en-
gourdi, pas plus que le malheur ne le décourage. Au milieu de ses
jouissances, le désir du mieux le point, l'aiguillonne. Devenu riche, il
travaille encore, et non seulement il travaille beaucoup, il travaille
bien. Qu'il soit administrateur ou soldat, industriel ou commerçant,
peintre ou sculpteur, il éprouve le besoin de faire en conscience tout
ce qu'il fait et de s'honorer dans l'œuvre de ses mains. D'autres sen-
tent davantage le prix de l'inutile; utilitaire dans le sens le plus noble
du mot, il fait volontiers servir son bonheur à celui d'autrui, il assure
à l'Alsace une part dans ses joies et il paie son impôt à la félicité pu-
blique. Aucun peuple ne possède plus que lui ces fortes vertus bourgeoises
qui sont le fondement le plus solide de la prospérité des états. Les na-
tions qui ne les ont pas sont capables d'éclatantes prouesses, d'héroï-
ques folies; aujourd'hui on chante leur gloire, demain on racontera
leurs chutes et leurs misères. Res et clecus ! L'Alsacien ne sépare jamais
ces deux choses. Il fait cas de la richesse, mais il exige qu'elle se
rende estimable.
En vain affirme-t-on de l'autre côté du Rhin que l'Alsacien est une
race essentiellement allemande ; c'est faire abstraction de l'histoire.
Par son tempérament, par sa constitution morale, par ses idées, par
les habitudes de son esprit, l'Alsacien est un peuple essentiellement
mixte. Le prix qu'on attache à la pureté de la race est une superstition ;
c'est par d'heureux croisemens que s'améliore l'espèce humaine.
Comme on l'a dit, l'Alsace, celtique dans l'origine, fut welche jusqu'au
ix*" siècle, et elle revint à ses destinées primitives lorsque deux cents
ans durant, le Rhin la sépara de nouveau de l'Allemagne. Comme on l'a
dit aussi, l'annexion de l'Alsace à la France fut un chef-d'œuvre de po-
litique intelligente et généreuse. Jamais conquérant n'eut plus de mé-
nagement pour les libertés, pour les habitudes d'une population con-
quise. « Une noble province, profondément attachée à ses traditions,
comprit dès le premier moment qu'elle pouvait devenir française en
restant elle-même. » Louis XIV mit son honneur à ne pas toucher aux
institutions républicaines de Strasbourg.
La révolution assimila l'Alsace aux autres provinces françaises, et
l'Alsacien s'y prêta sans peine, tant les principes de 1789 étaient en-
trés rapidement dans sa tête et dans son sang. On ne le prit pas, il se
donna. Comme tout autre Français, il était devenu égalitaire dans
l'âme; il s'était converti à la nouvelle justice sociale, il détestait les
privilèges, les droits personnels et les prérogatives de classes, tout ce
qui déshonore l'obéissance et la change en servitude. Au surplus, la
révolution respectait sa langue. La France a de dangereux défauts, elle
a aussi des vertus qui lui sont propres, et elle a fait plus d'une fois ce
qu'aucun autre peuple ne pourrait faire. Par l'éducation qu'elle lui a
TOME xcvi. — 1889. Iik
690 REVUE BES DEUX MOTNDES.
donnée, l'Alsacien est devenu un Français qui parle aliemand. Mais
cette méthode française, qui se confie dans l'action du temps et dans
la force d'attraction, les nouveaux maîtres de l'Alsace n'ont eu garde de
l'appliquer, et on a pu dire «qu'il en est decertains vainqueurs comme
des parvenus de la finance, qu'il leur faut du pouvoir comptant et de
l'obéissance immédiate, comme aux autres de l'amour tout fait. »
Ce que souffrent et endurent aujourd'hui les Alsaciens, nous le sa-
vons tous; mais ce sont les Alsaciens eux-mêmes qui le disent ie
mieux, et personne ne s'en est si bien expliqué que l'auteur d'un petit
livre intitulé la Qucsiion d'Alsace, et signé Jean Heimweh (1). Ce petit
livre, dont on ne saurait trop recommander la lecture, est destiné à
nous faire comprendre pourquoi l'Alsace a tant de peine à accepter sa
nouvelle condition. Si lourd que soit le joug étranger et quelques som-
bres chagrins que puisse éprouver un peuple dont on dispose sans 1«
consulter, il se résigne plus facilement à son sort quand le conquérant
lui apporte des idées politiques ou sociales qu'il peut croire supérieures
aux siennes. L'apprenti écoute son maître, et il devient maître à son
tour. Malheureusement, quoiqu'ils le traitent en écolier, l'Alsacien re-
garde ses nouveaux professeurs comme les représentans d'une poli-
tique surannée, auxquels il pourrait en remontrer. Ils lui enseignent
le dogme du droit divin, qu'il a rejeté depuis longtemps, et ils lui
prêchent le militarisme, qui répugne à ses mœurs, à son caractère, à
ses habitudes, à ses goûts. Le militarisme ne consiste pas à entrete-
nir une grande et puissante armée, dont la prospérité est un des pre-
miers intérêts de l'état; il consiste à introduire l'esprit et la discipline
militaires dans les administrations civiles, et l'Alsacien croit rêver
quand on lui apprend qu'à Berlin le plus grand honneur qu'on puisse
faire à un ministre de la justice, âgé de cinquante-cinq ans, est de le
promouvoir au grade de sous^lieutenant.
L'empereur d'Allemagne, comme le remarque M. Heimweh, est un
tout autre personnage qu'un chef d'état français du xix" siècle, fût-il
un Bourbon ou un Napoléon. Dans le cri de guerre de sa nation, il est
nommé après Dieu et passe avant la patrie. 11 est par-dessus tout le
chef de l'armée ; ministres et généraux tiennent de lui toute leur auto-
rité et doivent service à sa personne. En même temps il est le père de
ses peuples, un vrai père de famille, revêtu d'une majesté toute pa-
triarcale. 11 accepte des conseils, il ne souffre pas qu'on discute ses
droits, et tour à tour c'est Jacob gouvernant ses tentes et ses trou-
peaux ou César commandant à ses légions. « Loin de moi, dit M. Heim-
weh, la pensée de dénigrer des souverains qui presque tous ont fait
leur métier en conscience. Je voudrais seulement donner à entendre
(t) La Question d'Alsace, par Jean Hoimweh. Paris, 1889; Hachette et G'.
DEUX LIVRES SUR l'aLSAGE. 691
qu'iFs' nous paraissent d^un autre âge ou plutôt, si je puis ainsi parier
sans iiTévcrence, d'une autre faune. Nous nous émerveillons de la
robuste conviction avec laquelle ils disent : Mon peuple, nnon armée,
de l'assurance avec laquelle ils parlent de leurs droits héréditaires et
historiques. »
L'Alsacien se soumet facilement aux règles établies par la loi; mais,
allât-il volontiers en pèlerinage sur la montagne de Sainte-Odile, on
aura bien de la peine à lui persuader que la loi s'incarne dans an
homme et que son souverain est un être à demi divin. Il se plaint
que, parvenu à l'âge de raison, on lui raconte des fables, qu'on lui
enseigne une mythologie politique qu'il avait désapprise, et qu'il
désespère de rapprendre jamais. « Le régime allemand tend à rame-
ner l'Alsace en arrière. Quel que soit son degré de culture, chaque
Alsacien a conscience de cet effet. Il nous semble à tous que nous
soyons, par l'opération du traité de Francfort, revenus à quelque exis-
tence antérieure, dont nous aurions gardé le souvenir confus. On nous
réintègre petit à petit dans la dépouille de nos aïeux, si bien que la
révolution, que nous avions l'habitude de regarder dans le passé, com-
mence à poindre pour nous sur l'autre bord, du côté de l'avenir. Il
serait dur, cependant, d'avoir à la recommencer et de devenir le levain
qui fera fermenter un jour le peuple allemand. Dieu nous épargne on
rôle aussi ingrat ! »
L'Alsacien est un peuple très gouvernable. Il rend à César ce qui ap-
partient à César; mais il demande à ses gouvernans de ne pas s'in-
gérer dans sa vie privée, de le laisser tranquille dans sa maison, où
César n'a rien à voir, de se mêler le moins possible de ses affaires et
de ses joies. Il déteste les tracasseries et les vexations inutile».
Auam régime ne lui est plus insupportable que celui d'une police indis-
crète, méfiante et chagrine, qui flaire partout des complots, qui mul-
tiplie comme à plaisir les enquêtes, les chicanes, les difficultés, les
incidens fâcheux, et le régime policier auquel il est désormais soumis
joint à l'intolérance l'esprit de minutie et la pédanterie des vétilles.
D'autre part, s'il consent à se laisser gouverner, il désire qu'on ne
l'administre pas trop. Une feuille humoristique de Berlin racontait qu'un
ètrangerde passage dans cette ville s'était plaint de n'y point trouver de
décrottcurs. u De quoi vous étonnez-vous? lui fut-il répondu. Ils sont tous
sous-préfets, directeurs decerclesen Alsace- Lorraine.» On affirme pour-
tant que ces directeurs sont pour la plupart des gens corrects, appliqués
à leur tâche et capables de s'en acquitter avec intelligence. Mais quoi ï
leur consigne est d'administrer à outrance, et ils exécutent leurs in-
structions avec un zèle désespérant. Comme ils sont deux fois plus
nombreux que ne l'étaient jadis les sous-préfets, comme chacun d'eux
est doublé d'un assesseur et qu'assesseurs et directeurs se donnent au
692 REVUE DES DEUX MONDES.
I
moins cinq fois plus de peine qu'un fonctionnaire français, jugez du
repos que ces bergers laissent à leurs brebis, qu'ils sont chargés de
ramener dans la bonne voie, en les guérissant de leurs inclinations
dangereuses et de leurs appétits criminels. « Deux multipliés par
deux font quatre, qui, multipliés par cinq, font vingt. Nous sommes, au
bas mot, vingt fois plus administrés qu'autrefois, sans compter la po-
lice et les gendarmes. Il nous semble être retournés au collège ; de
nouveau nous marchons en rang, nous faisons des devoirs et surtout
des pensums, et l'on nous astreint au silence, même pendant les ré-
créations. »
Les gouvernans de l'Alsace-Lorraine blessent l'Alsacien dans toutes
ses idées françaises et aussi dans ce que ses mœurs et ses habitudes
ont conservé de germanique. L'Allemand se passe en une certaine
mesure des libertés constitutionnelles. Jusqu'ici du moins, il n'a pas
témoigné que le système parlementaire fût nécessaire à son bonheur ;
il souffre que ses princes choisissent leurs ministres en ne consultant
que leurs convenances, sans se mettre en règle avec l'opinion publique
et avec les votes des chambres. En revanche, il y a deux choses aux-
quelles il tient beaucoup : ce sont ses libertés communales et le droit
d'association. Grâce à la nouvelle loi des maires, votée en juin 1887,
c'en est fait des franchises municipales dans les provinces annexées.
Qu'une commune passe pour être animée d'un mauvais esprit, on lui
donne à ses frais ce qu'on appelle un maire professionnel; est-elle
pauvre, ne peut-elle pourvoir à l'entretien de ce fonctionnaire, on as-
socie à son triste sort une ou plusieurs communes voisines, qu'on
charge de parfaire le traitement. Ce maire, qui devient seigneur d'un
nouveau fief, est un Allemand, officier en disponibilité ou sous-officier
en retraite, client nécessiteux de quelque puissant personnage de Ber-
lin. « Il vivait maigrement dans son pays, on l'engraisse à nos dépens.
Le seigneur d'autrefois traitait rudement ses vassaux, mais il lui arri-
vait quelquefois de les protéger; notre sire commissionné attaque les
siens à coups de notes secrètes et de rapports confidentiels ; jamais il
ne prend leur défense. » S'avise-t-il de se laisser apprivoiser, de s'hu-
maniser, d'avoir des procédés et des égards, on le remplace bien vite,
et la commune doit payer à la fois sa pension et les émolumens de son
successeur.
Quant aux associations , quel qu'en fût l'objet, sociétés chorales,
sociétés de gymnastes, le cercle mulhousien et ses neuf sections,
orphéon, chœur de demoiselles, union musicale, fanfare, école de
musique, sociétés de zoologie, de botanique, section dramatique, elles
ont été dissoutes les unes après les autres. Des sociétés de prévoyance
et de secours mutuel ont eu le même sort ; il y a partout du poison et
partout du danger. « Bientôt, disait le Journal d'Alsace, il ne restera
II
DEUX LIVRES SUR l' ALSACE. 693
plus chez nous aucune trace des anciennes associations qui n'avaient
qu'un but social, récréatif et artistique. Le vide et la tristesse étaient
déjà très grands, mais il paraît que ce vide et cette tristesse, il les faut
plus complets encore. » Ce n'est pas l'Allemagne qui gouverne l'Alsace-
Lorraine, c'est la Prusse, et le caractère de la Prusse est de ne rien
faire à demi.
« — Vous nous avez répété bien souvent, disent les Alsaciens à leurs
maîtres, que nous étions une race essentiellement allemande, des frères
détachés de la grande famille par la violence et l'astuce du Gaulois.
Traitez-nous comme des Allemands; nous ne demandons qu'à jouir
des droits que possèdent les Wurtembergeois, les Saxons et les Prus-
siens eux-mêmes. — N'y comptez pas, leur a-t-on répondu. Long-
temps encore vous ne serez pour nous que des Allemands de troisième
classe, et la dictature est le seul régime qui vous convienne. » — Les
professeurs d'universités et les poètes très romantiques affectent de
considérer l'Alsace comme une province allemande. Mais pour le gé-
néral prussien, c'est le bastion, le glacis de l'empire, un vaste camp
retranché, qu'il faut gouverner militairement et soumettre à toutes les
servitudes qui accompagnent l'état de siège. Pour les fonctionnaires
d'outre-Rhin, c'est un pays de promission; les employés nécessiteux y
touchent de hautes payes et s'y refont de leurs misères. Pour laGazette
de l'Allemagne du Nord, c'est un endroit où M. de Bismarck expérimente
un nouveau système fort curieux, fort intéressant, la méthode du régime
cellulaire appliquée à la politique et à l'éducation des peuples, dont on
mate les passions perverses par l'isolement et la tristesse. Pour la
Gazette de la Croix, c'est une terre souillée par l'adoration des idoles,
où des missionnaires éperonnés et bottés rétablissent le vrai culte,
« celui du dieu-soldat qu'on glorifie au jour anniversaire de Sedan et
qu'on mobilise avec l'armée. »
Une des plus belles fresques alsaciennes du xiv* siècle représente
Catherine de Sienne, à qui le Christ donne le choix entre une cou-
ronne d'épines et une couronne d'or, et qui refuse l'or, réclame les
épines : « Je t'ai livré ma volonté, mon doux Seigneur, et je demande
à te suivre à travers les souffrances. » Comme cette sainte , l'Alsace a
généreusement choisi les épines. Ce ne sont pas les pays les plus
puissans, ni les plus riches, ni même les plus libres, qui forment la
véritable aristocratie des nations; ce sont les peuples qui savent souf-
frir et espérer.
G. Valbert.
I
REVUE LITTÉRAIRE
Les Artistes littéraires^ par M. Maurice Spronck. Paris, 1889; Calmana Lévy.
Disons d'abord deux mots du titre de ce livre, qui est obscur, et de
so» obj,et, qui pourrait bien n'être pas aussi nouveau, qu'arbiti'aia'e.
Dans l'œuvre ou dans la vie de ceux qu'il appelle du nom d'.lrfisto
littéraires, et qui ont pour trait commun et pour air de famille d'avoir
non-seulement écrit, mais vécu, comme si leur art était à lui-même
son origine, son moyen, et s;a ûm, ou encore sa raison d'être, son objet,
et son but, M. Maurice Spronck s'est donc proposé de diercher l'ex-
pression de notre vie * intellectuelle contemporaine, et surtout sen-
sorielle et sentimentale, à son degré suprême d'intensité. » C'est u*
peu ce qu'avaient fait, voilà déjà quelques années, M. Paul Bouxget,
dans ses Essais de psychologie contemparaine; et M. Taine, longtemps
avant lui, mais pour toate une grande nation^ dans son llistoù-e Je
la liltérature anglam. 11 y a seulement une nuance; et M. Spronck: «ne
reconnaît ([u'une sorte de littérature dont on puisse dire qu'elle soit
« rexpres&ion de la société : » c'est la littérature « artiste, » épurée,
pour ainsi parler, de toute intention morale ou utilitaire, et n'ayant
d'autre mesure de sa valeur que la beauté, ou plutôt la rareté des sen-
sations qu'elle nous procure. M. Taine avait cru qu'autant au moins que
David Copperfield et ijuc les Idylles du roi, les Histoires de Macaulay et
la Logique de Stuart Mill reflétaient, comme on dit aujourd'hui, l'àme
anglaise contemporaine. M. Bourget, dans ses Essais, à côté de Flau-
REVUE LITTÉRAIRE. 695
bert et de M. Leconte de Lisle, de Charles Baudelaire et des frères de
GoDcourt, avait encore fait une place considérable à M. Taine lui-même,
à M. Renan, à M. Dumas. M. Spronck, lui, n'admet plus à l'horineur
de témoigner de la vie « intellectuelle, sentimentale, et sensorielle »
de leur temps, que l<^s artistes littéraires : Gautier, Baudelaire, MM. de
Concourt, M. Leconte de Lisle, Flaubert et M. Théodore de Banville;
et, sans doute, c'est ce qui fait l'originalité de son point de vue, mais
c'est ce qui en fait aussi l'étroitesse ; — et, comme nous disions, l'ar-
bitraire.
II l'a d'ailleurs bien senti lui-même; -et ce n'est pas pour une autre
raison que, dans le premier chapitre de son livre, il nous a proposé
toute une Théorie de l'art en général, quelque peu superficielle, vague
et flottante encore en son contour, mais enfin, telle quelle, dont l'objet
est de servir d'excuse à ses omissions. Elle ne les justifie point; et ici
même, tout récemment, nous avons essayé de montrer qu'assurément
M. Taine et M. Dumas n'oat pas exercé sur les transformations de la
pensée contemporaine une moindre influence que Gustave Flaubert. Si
nous n'avons pas ajouté qu'ils en ont exercé tous les trois une beau-
coup plus grande que les auteurs de R( née Mavpen'n et de Germinie Lacer-
tei(X, c'est que nous avons cru que tout le monde en était convaincu
comme de l'évidence. Pour être, en effet, vides ou dépouillées de
toute « arrière-pensée scientifique, politique ou morale, » c'est une
question, que desavoir si les créations du roman ou de la poésie en sont
plus conformes au véritable objet de l'art. Mais ce qui n'en fait cer-
tainement pas une, c'est que, dans un siècle comme le nôtre, agité
d'une infinité de préoccupations « scientifiques, politic[ues ou morales, »
les œuvres où l'avenir n'en retrouvera pas quelque trace, n'exprime-
ront pour lui, comme pour nous, que la moindre part de l'esprit de ce
siècle. M. Spronck n'a pas démontré, et, il aura beau faire, il ne dé-
montrera pas qu'une œuvre d'art soit d'autant plus expressive ou si-
gnificative qu'elle est plus curieuse, si même ce ne sont là des qualités
assez différentes pour n'avoir peut-être entre elles aucune commune me-
sure. Allons encore plus loin. Où l'on retrouve l'esprit d'un siècle et d'une
génération, c'est constamment dans les œu\Tcs les moins curieuses,
les moins personnelles, par conséquent, qu'ils nous aient léguées,
c'est dans le roman de Frédéric Soulié, c'est dans le théâtre d'Eugène
Scribe, c'est dans les poésies de M. Auguste Vacquerie; ce n'est déjà
ni dans les Feuilies d'automne ou dans les AJédilatiovs, ni dans les pro-
verbes ou dans les comédies de Musset, ni dans les romans eniin de
Stendhal; mais c'est encore bien moins dans l'œuvre de ces « artistes
littéraires » dont j'ai craint bien souvent pour eux, que l'originalité ne
fût savamment élaborée de quelque singularité naturelle d'esprit, de
beaucoup dic parti-pris, et d'un peu de charlatanisme.
696 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais, si je voulais insister, je m'éloignerais trop du livre de M. Spronck,
ou du moins je donnerais le change, et l'on ne verrait pas ce que j'en
apprécie. C'est qu'étant l'œuvre d'un nouveau-venu, — car je ne me
rappelle pas avoir rien lu de M. Spronck, — son livre nous apporte, sur
Tauteur des Fleurs du mal ou sur celui de Madame Bovary, le témoi-
gnage ou l'écho des opinions et des conversations, comme dirait M, Dau-
det, du « bateau » qui nous suit. Depuis plus de vingt-cinq ans, en effet,
que nous lisions pour la première fois, dans le lourd silence de l'étude
du soir, à l'abri d'un Quicheral, les vers de Baudelaire ou les romans de
Flaubert, c'étaient alors des contemporains, et ils sont devenus des
anciens maintenant : M. Spronck dirait volontiers des classiques. Aussi,
quand nous les relisons , quelque effort que nous fassions sur ou
contre nous-mêmes, nous avons nos idées préconçues, et notre impres-
sion se mélange ou s'altère du ressouvenir des impressions d'au-
trefois. Mais, historiens ou critiques, s'il nous est arrivé, non pas une
fois, mais dix fois, mais vingt fois de parler d'eux, quelles difficultés
alors, quelle peine, si nous en reparlons, pour ne pas abonder
comme involontairement dans notre propre sens ! Tout change autour
de nous, on nous le dit, et nous le voyons bien, et nous sentons
que nous changeons nous-mêmes : il n'y a précisément que nos pré-
jugés qui ne changent guère; et, dans la fuite universelle des choses,
nous nous y attachons comme aux plus sûrs témoins de notre identité.
De loin en loin, et même plus souvent, il est donc bon que ceux qui
nous suivent, nous avertissent; et, qu'en nous irritant au besoin, ils
nous obligent non pas peut-être toujours à refaire nos opinions ou
notre siège, mais à revoir les unes et à corriger l'autre. De nouveaux
points de vue, qui contrarient les nôtres, nous obligent à trouver de nou-
velles raisons d'y persister, plus détaillées et plus démonstratives, ou,
au contraire, quelque moyen de les ajuster tous ensemble et de les con-
cilier sous un point de vue supérieur. C'est l'utilité que nous avons
trouvée pour notre part dans le livre de M, Spronck. Voilà donc ce qu'on
pense aujourd'hui, parmi les jeunes gens, — et M. Spronck est un jeune
auteur, du moment qu'il écrit ou qu'il imprime pour la première fois,
— de Baudelaire et de Flaubert, de Théophile Gautier et de M. Théo-
dore de Banville. Ou, si M. Spronck était peut-être moins jeune que
nous ne le supposons, voici, sur les Odes funambulesques et sur Made-
moiselle de Maupin, sur les Paradis artificiels et sur la Tentation de saint
Antoine, l'opinion désintéressée d'un homme à qui n'ont pas suffi les
opinions des autres, qui s'est fait à lui-même la sienne, et qui se l'est
faite pour écrire son livre. Elle vaut la peine d'être enregistrée; el
signalée à tous ceux que l'histoire de la littérature n'a pas encore cessé
d'intéresser.
Sur Théophile Gautier, M. Spronck n'a rien dit de bien neuf ni de
REVUE LITTÉRAIRE. 697
très personnel : il s'est efforcé seulement de nous faire mieux connaître
l'homme, et surtout de montrer qu'en somme l'auteur d^Émaux et
Camées avait peut-être moins manqué d'idées qu'on ne l'a bien voulu
dire. Ce serait un phénomène en effet trop extraordinaire, et un mi-
racle d'impuissance que, dans « la formidable masse de livres, de bro-
chures, ou de chroniques qui représentent son œuvre, » un écrivain
de la valeur de Théophile Gautier, pendant un demi-siècle, n'eût pas
déposé quelques idées au moins, d'une « essence particulière et peu
répandue, » mais des idées pourtant; et nous, là-dessus, nous parta-
gerons d'autant plus aisément l'opinion de M. Maurice Spronck qu'il
nous souvient de l'avoir exprimée avant lui. « Sous l'abondance, sous
la richesse, l'étrangeté même des métaphores dont il aime à se servir,
disions-nous en ce temps-là, les idées de Gautier ne sont pas seulement
plus nettes qu'on ne l'a bien voulu dire, elles sont plus profondes; »
et nous le faisions voir. Mais si d'ailleurs on nous opposait que les
idées de Gautier sont plastiques, c'est-à-dire à peu près uniquement
relatives à la matière et à la forme de son art, M. Spronck a très bien
montré que sa conception de l'art, — si peut-être elle ne l'impliquait
pas d'abord, — a fini par devenir toute une conception de la vie. Qui
donc a dit que ce qui caractérisait éminemment l'esprit de la renais-
sance italienne, c'était d'avoir conçu la vie même comme une œuvre
d'art, et l'art comme la raison d'être ou l'objet de la vie? Il y a quelque
chose de cela dans Théophile Gautier, quoi que l'on puisse d'ailleurs
penser d'Albertus ou de Forlunio, du Roman de la Momie ou d^Èmanx
et Camées; — et c'en est assez pour que sa mémoire soit assurée de
vivre.
Faut-il aussi voir en lui, comme le veut M. Spronck, « l'un de ces
grands désespérés qui nous ont redit si douloureusement leur incu-
rable tristesse; » et, quand un jour on étudiera de plus près qu'on ne l'a
fait encore le mal du siècle, — je crois que quelqu'un s'en est donné
la tâche, — Mademoiselle de Maupin passera-t-ellc pour un « document»
de la même valeur que René, qu^Oberman, que Lélia, que la Confession
de Musset? J'en doute; mais je conviens que de ce roman fameux, et
réputé uniquement scandaleux ou obscène, M. Spronck a fait des extraits,
sinon « révélateurs, « mais en tout cas qui donnent à penser. « J'ai vécu
dans le milieu le plus calme et le plus chaste... Mes années se sont
écoulées, à l'ombre du fauteuil maternel, avec les petites sœurs et
le chien de la maison. Eh bien, dans cette atmosphère de pureté et de
repos, sous cette ombre et ce recueillement... au sein de cette famille
honnête, pieuse, sainte, j'étais parvenu à un degré de dépravation
horrible. » Sans doute il faut faire ici la part, non-seulement de la fic-
tion, mais aussi de la rhétorique. Il faut la faire plus grande encore
dans cette Comédie de la mort dont on dirait que M. Spronck oublie
698 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'elle est dans l'œuvre de Gautier ce que Notre-Dame de Parisesi dacaê
celle de Victor Hugo : un portail, un vitrail, une rosace, la Danse ma-
eabrc mise en vers, et un souvenir aussi de Villon, que Gautier sortait
alors de lire :
Quand je considère ces têtes
Entassées en ces charniers,
Tous furent maîtres des requêtes
Au moins de la chambre aux deniers...
Mais, après tout cela, il ne reste pas moias que Gautier n'a pas dé-
buté dans la vie ni dans l'art par cette impassibilité dont il est deveau
plus tard le théoricien, et dont quelques pièces à^ Émaux et Camées des-
meureront les modèles. Et je sais bien que c'est comme si l'on disait
qu'avant d'être parnassien Gautier fut romantique, mais il y a manière
de dire les choses, et M. Spronck les a dites ici d'une manière assez
ingénieuse.
Plus indulgent encore pour Baudelaire que pour Gautier, M. Spronck
n'hésite pas à l'appeler « le caractère peut-être le plus original qu'ait
produit uolre époque. » N'est-ce pas beaucoup dire? et Toriginalité de
Baudelaire n'aurait-elle pas consisté, pour une bonne part, dans son
charlatanisme ? Qu'est-ce donc que M. Spronclc trouve de tellement origi-
nal à vivre autrement que tout le monde; et, si l'on découvre en soi quel-
que principe morbide, que l'on connaisse pour tel, qu'y a-t-il de si rare
à le « culliver, comme Baudelaire, avec jouissance et terreur, » pour
s'en faire un moyen de réputation ou un instrument de vie ? C'est ce que
font les monstres de la foire. 11 est vrai que M. Spronck lui, voit en Beai>-
delaire, «de tous les écrivains de notre siècle le moins occupé de la ré-
clame et le plus dédaigneux du succès; » mais, de le du-e,celane suffit
pas, et il faudrait l'avoir prouvé. C'est ici l'un des points où je ne puis
me rendre. Je serai bien vieux, ou je serai devenu un bien plat courtisan
de la mode et de l'opinion quand je verrai dans Baudelaire un poète
sincère; et plus tôt (lue de cesser de voir en lui le roi des mysti-
ficateurs, on me fera dire que Bouvard et Pccvchet est un chef-d'œuvre
d'esprit parisien, de grâce légère, et d'aimable ironie. J'accorde donc
seulement à M. Spronck qu'en même temps qu'un mystificateur Bau-
delaire fut un malade, et peut-être le commencement d'un fou.
En revanche, et après avoir encore une fois relu les Fleurs du mal, avec
le livre de M. Spronck sous les yeux, il me semble que je vois mieux
qu'autrefois, comment, par quel dangereux prestige, elles ont, depuis
une trentaine d'années, séduit et corrompu tant d'imaginations. Je
n'en trouve pas les vers moins prosaïques, ni surtout moins laborieux;
quelques beautés ou plutôt quel jues curiosités m'y paraissent toujours
chèrement payées ; les thèmes habituels m'en déplaisent autant, ceux-
REVUE LIT! ÉR AIRE. 699
ci pour leur banalité, ceux-là pour leur ignominie; mais M. Spronck a
peut-être raison, et l'on sent, à travers tous ces poèmes, sous cette
perpétuelle affectation, circuler en quelque manière la recherelie active
de la nouveauté. « D'autres artistes, dit M. Spronck, se sont faits les
chanteurs de la nature ou de l'humanité., de la beauté plastique ou de
la beauté morale, de l'amouj* terrestre ou de l'amour divin. Quant à
Baudelaire, le but suprême qu'il indique, k seul vers lequel il ait
tendu avec une énergie continuelle et absorbante, ce fut cette abstrac-
tion., — où il faisait tenir tout ce qui n'est pas humain, terrestre, réel,
déjà vu et déjà senti. » Qu'est-ce à dire ? sinon qu'il a enseigné la ma-
aière de se procurer, à défaut de la vraie, dont on man([ue, l'air au
moins et les apparences de la fausse originalité ? Peut-être est-ce la
pire \e<ion que l'on puisse doan«r à la jeunesse ; car, voulez-vous être
nouveau? Ne tâchez pas de l'être. Il y en a bien des raisons, dont
celle-ci n'est pas l'une des moindres, que l'imitation de la nature et
de la vérité, qui sont le commencement de l'art, en sont aussi le
terme. Avec sa théorie de l'artificiel, avec son idée « d'une création,
due tout entière à l'art, et dont la nature serait complètement absente, »
je comprends donc, et je déplore d'ailleurs l'influence qu'a exercée Bau-
delaire. Mais j'aurais alors voulu qu'en expliquant la théorie M. Spronck
en fît voir, — je ne dis pas le danger, ce n'était pas de son dessein, ni de
l'objet de son livre, — mais ce qu'elle a d'artificiel elle-même, ou plutôt
i d'illusoire. Si l'on presse les termes, qu'est-ce qu'une « création due
tout entière à l'art; » et comment d'une œuvre d'art, si compliquée
soit-elle, la nature peut-elle être complètement absente?
Une formule heureuse, expressive et spirituelle, c'est celle dont
I M. Spronck s'est servi pour caractériser les frères de Goocourt : « Le
développement exagéré de la sensibilité artistique les a menés tout
I (ktoit à l'impuissance dans l'art; « et, si je ne me trompe, il serait dif-
ficile de mieux concilier ce que les admirateurs de G^'rmmie Z/0(y/7€Ma7
ou de Renée Maupcrin ont loué, louent encore dans l'œuvre des deux
frères avec ce que nous avons, nous, toujours regretté de n'y pas trou-
ver, c'est à savoir : une exécution dont la valeur d'art soit égale à leurs
prétentions. Vous rappelez-vous cette Fréface où le survivant des deux
frères, il y a quelques années, revendiquait pour eux l'honneur d'avoir
précédé Flaubert même dans les voies du naturalisme, et se plaignait
à ce propos, non sans quelque amertume, qu'on les eût injustement
frustres du plus éclatant de leurs titres de gloire? Mais il en faisait va-
loir aussi deux autres: ils avaient découvert le xviii'' siècle, disait-il, et
ils avaient, en quelque sorte, inventé le japonisme. C'éuit justifier tout
ce qu'on leur a jamais adressé de critiques. Si du xvm" siècle ils n'ont
R connu que les boudoirs, les théâtres et les cafés, les peintres des fêtes
galantes et ceux des élégances mondaines, comment auraient-ils porté,
700 REVUE DES DEUX MONDES.
I
dans le roman naturaliste, ce sens du naturel et de la vérité qu'il exige
avant tout? ou encore, pour apprendre à rendre et à voir la nature,
quelle école que l'art japonais, quoi qu'on en ait pu dire ! et, pour des
Occidentaux, quelle éducation de l'œil et de la main ! Tiraillés qu'ils
étaient entre des tendances contraires, les frères de Concourt n'ont
donc jamais su prendre leur parti d'en sacrifier une seule, et peut-être
qu'ils ne l'eussent pas pu. Bien loin, en tout cas, de connaître leur
intérêt, j'entends leur intérêt d'artistes, qui était de faire l'éducation
de leur sensibilité, ils se sont donnés ou livrés à leurs sensations,
dans la multiplicité fugitive desquelles ils ont fini par ne plus pouvoir
se ressaisir ou se retrouver eux-mêmes. « Leur woi ne persiste pas
dans leurs œuvres, » dit avec raison M. Spronck, « ni même dans
leurs confidences ou dans leurs souvenirs. » Et comme la force leur
manquait, ainsi qu'à tous les dilettantes, pour se déprendre de leur
plaisir, ils n'ont pu qu'ébaucher, dans tous les genres, — au prix de
quel labeur, leur Journal nous l'a dit ! — les chefs-d'œuvre qu'ils
avaient rêvés. « Le développement exagéré de la sensibilité artistique
les a menés tout droit à l'impuissance dans l'art. » Personne encore
ne le leur avait dit aussi nettement que M. Maurice Spronck : et je
crains bien que son jugement sur eux ne ressemble déjà beaucoup à
celui de la postérité.
C'est qu'aussi bien, s'il peut suffire de l'imagination ou de la sensibi-
lité pour concevoir une œuvre d'art, c'est la volonté seule qui l'exécute.
M. Leconte de Lisle en est un exemple. Il ne s'est pas donné son
talent; il a même failli, si nous en croyons ce que nous raconte
M. Maurice Spronck, l'égarer un moment dans des voies qui n'étaient
pas les siennes : « A côté du penseur nihiliste, il y a chez lui un autre
penseur d'une intelligence très moyenne, celui-là, assez étroit dans ses
utopies d'humanitairerie candide et de libérahsme intransigeant; der-
rière le grand génie plastique se cache un versificateur larmoyant et
poncif, une sorte de faiseur de romances prétentieuses et sentimen-
tales. » Et effectivement ce « versificateur, » M. Spronck le retrouve
dans quelques ballades, dans quelques chansons, dans quelques histo-
riettes, moitié musulmanes, moitié chevaleresques, telles que la Fille
de l'Émir; et, cet « autre penseur, » il nous le montre dans le Caté-
chisme républicain et dans VHistoire populaire de la Révolution. Nous
avions oublié le second; et, pour être franc, dans les Poèmes bar-
bares, nous n'avions pas aperçu le premier. 11 y est cependant, et,
avertis par M. Spronck, nous en convenons maintenant. Mais pour
qu'ils ne reparussent plus l'un et l'autre qu'à de lointains inter-
valles, ce fut assez que l'Inde antique se révélât au poète qui ne se
connaissait pas encore, et dans ces thèmes légendaires, préhistoriques
et métaphysiques, lorsque M. Leconte de Lisle eut trouvé la matière
I
REVUE LITTÉRAIRE. 701
de sa poésie, on peut dire que sa vie n'eut plus d'objet que de se l'as-
similer. Il en prit même des moyens qui nous ont paru toujours un
peu puérils, comme de transcrire littéralement les noms sanscrits,
grecs ou Scandinaves, ce qui rend quelquefois ses vers difficultueux à
lire et terribles à prononcer. La « couleur « en est-elle pour cela plus
authentique? et la substance des Pouranas a-t-elle passé tout entière,
comme le dit M.Spronck, dans l'œuvre du poète? C'est une question secon-
daire , si son œuvre est là, debout devant nous, unique, incomparable
en son genre, et aussi supérieure à tant d'imitations qui l'ont suivie,
que différente en tout de cette Légende des siècles à laquelle on l'a trop
souvent et indûment comparée.
Quant à la signification plus intérieure de l'œuvre, et quant à la
pensée qui circule sous ces formes magnifiques, je ne crois pas que
M. Spronck ait ajouté ni changé grand'chose à ce qu'en avait dit M. Bour-
get dans ses Essais. Tout au plus semble-t-il que cette impassibilité
dont on faisait jadis un reproche à M. Leconte de Lisle, et dont
M. Bourget s'efforçait de le disculper, on serait tout proche aujourd'hui
de lui en faire au contraire un mérite. « On peut parler de l'œuvre de
M. Leconte de Lisle, dit ingénieusement M. Spronck, comme du marbre
grec connu sous le nom de la Vénus de Milo. Que représente-t-il exac-
tement? Nul ne le sait, et les érudits en sont réduits à des conjectures
plus ou moins vraisemblables. Mais que l'artiste ait voulu modeler une
Aphrodite, une Victoire Aptère ou une Polyxène,.. ce qui est certain,
c'est que dans ce corps de femme aux lignes admirablement pures et
aux contours harmonieux, dans ce visage d'une sérénité plus qu'hu-
maine, il a laissé à travers les âges une des expressions les plus
hautes de la Beauté idéale. « C'est en effet une idée qui gagne et qui
se répand tous les jours davantage, que, comme le sculpteur et comme
le peintre, le poète a le droit de ne se préoccuper dans son œuvre que
de la réalisation de la beauté. Bajazet ou Andromaque n'ont pas de signi-
fication morale, et le moindre défaut de Ruy Blas ou de Marion Delonne
n'est pas d'en avoir une. On le saurait depuis longtemps, si, sous pré-
texte d'élargir la critique, on ne l'avait pas faussée plutôt en étendant
à la poésie les conditions ou les lois des genres en prose. La théorie
de l'art pour l'art, inacceptable dans le roman, et discutable au théâtre,
ou tout au moins dans la comédie, est défendable dans la poésie pure;
et si l'on n'admettait pas, avec M. Bourget, que, sous son apparente im-
passibilité, l'auteur des Poèmes antiques et des Poèmes barbares n'est
demeuré insensible ou indifférent à aucune des misères de son temps,
alors, dans notre littérature, la théorie n'aurait pas de plus éclatante
justification ou de plus solide et de plus inébranlable support que le
Béve du jaguar, ou le Somnieil du condor, ou Khiron, ou Qaïn.
Tout en les discutant, j'inclinerais volontiers, on le voit, à partager en
702 REVUE DES DEUX MONDE^I.
général les opinions de M. Maurice Spronck ; et ii est vrai que lui-même,
sauf peut-être sur l'article de Baudelaire, a gardé généralement la me-
sure. Mais quand il arrive à Flaubert, il la passe ; et quand, non conteni
de l'avoir appelé « prodigieux par la pensée, prodigieux aussi par la forme
impeccable du langage, » il l'appelle encore « le représentant peut-être
le plu5 achevé de la prose française dans notre littérature tout entière, »
on relit la phrase, et on se demande si on l'a bien lue. Les admira-
teurs outrés de Flaubert veulent-ils donc enfin nous le faire prendre
en haine? « Elle ne croyait pas que les choses pussent se représenter
les mêmes à deux places dillérentes, et puisque la portion vécue avait
été mauvaise, sans doute ce qui restait à consommer serait le meilleur. »
Cette phrase est tirée de Madame Bovary. Pour être juste, emprun-
tons-en une à VÉducaiion sentimentale : « 11 lui découvrait enfin une
beauté toute nouvelle, qui n'était peut-être que le refkt des choses am-
biantes, à moins que l urs virtualités seœ'etes ne l'eussent fait épanouir. »
J'ose bien assurer M. Maurice Spronck que des « représentans moins
achevés de la prose française « n'ont jamais pourtant écrit de ce style.
Flaubert, et je l'ai fait plusieurs fois observer, bronche, et tombe dans
le galimatias, aussi souvent qu'il essaie d'exprimer des idées, ce qui
doit être la grande épreuve des « représentans de la prose française.»
Je crois d'ailleurs, tout récemment encore, avoir fait à Flaubert une
part assez considérable dans l'histoire de la littérature contemporain'e
pour qu'on ne m'accuse pas ici de parti-pris. Mais enfin, il n'est pas le
seul ; on savait écrire avant qu'il eût paru ; et je veux bien qu'on l'ap-
pelle (( étonnant w ou « surprenant, » mais non pas « prodigieux, » ni
surtout « impeccable. » Quand, en effet, ce ne serait pas mal servir sa
mémoire, ce serait encore fourvoyer la légion de ses imitateurs.
A part cela, je n'ai rien trouvé de curieux ni d'inattendu dans le cha-
pitre de M. Maurice Spronck sur Gustave Flaubert, et je ne le lui re-
proche pas : on a tant parlé de Madame Bovary ! Dans l'homme qui
demeure, en dépit des frères de Concourt, je ne dirai pas le pontife,
mais l'initiateur et le maître incontesté du naturalisme contemporain,
M. Spronck n'a pas eu de peine à retrouver le romantique impénitent.
M. Maxime Du Camp, qui l'avait connu dès l'enfance, nous avait appris
à l'y voir; et, depuis lors, tout ce qu'on a publié de Lettres intimes ou
de confidences de Flaubert nous l'a montré toujours identique à lui-
même, extrême en ses propos, outré dans ses sentimens, extravagant
en ses rêves, et cependant, quand il écrivait, — que ce fût au surplus
la Tintation de saint Anloi'e ou l'Éducation srnlimcnlalt>, — précis
dans ses observations, minutieux ou méticuleux dans le choix do ses
mots, aussi maître enfin de sa plume qu'il l'était peu de ses discours.
« Si l'imagination chez Flaubert était immense, dit M. Spronck à ce pro-
pos, il faut se souvenir que le don d'invention chez lui fut toujours à
n
REVUE LITTÉRAIRE. 703
peu près nul. » Pareillement, dansée romantique, il n'a pas eu plus de
peine à nous faire voir, si je puis ainsi dire, le vaudevilliste énorme ; et
il lui a suffi pour cela d'analyser l'un après l'autre, dans leur suite lo-
gique et chronologique, Madame Bovary, l'Édvcation sentimentalf, Bou-
■oard et Pécuchet. Et dans cet artiste enfin si convaincu de l'unique
dignité de son art, aurait-il eu beaucoup plus de peine, s'il l'avait es-
sayé seulement, à nous obliger de reconnaître un « bourgeois, » —
je veux dire une espèce d'homme dont l'horizon n'était pas moins étroi-
tement limité que celui même de son Bouvard ou de son Pécuchet?
11 y a de cela quelque dix ans quand nous eûmes Taudace de poser la
question, les amis de Flaubert crièrent au scandale, pour ne pas dire
au blasphème. On y a répondu depuis lors; et la réponse ne diffère
pas de celle que nous avions proposée.
Ces contradictions, ou, comme il les appelle un peu bien docte-
ment, ces « antinomies » du goût personnel et du tempérament litté-
raire de Flaubert avec la nature de ses œuvres, M. Spronck les explique
par la terrible « névrose, » dont on sait qu'encore jeune, et presque
avant d'avoir rien écrit, l'auteur de Madanm Bovary, ressentit les at-
teintes. Et je ne l'ai point encore dit, mais c'est l'occasion de dire :
non-seulement chez Flaubert, mais chez les frères de Goncourt, chez
Baudelaire, chez Théophile Gautier, tout; ce qu'il a pn rassembler
d'indices ou de symptômes de la « né\Tose, » M. Spronck les a si
soigneusement notés qu'on a pu prendre, et non pas sans raison, ses
ArlisP's lillèraircs pour un commentaire, pour une application, ou une
illustration de certaines théories bien connues sur les rapports du ta-
lent et de la folie. Je ne conseille pas aux lecteurs qui voudraient
approfondir cette obscure question de s'aider pour cela de l'un des
derniers livres auxquels elle ait donné lieu,, mais, s'ils sont curieux de
savoir ce que le nom respecté de la science peut couvrir de puérilités,
alors je les renvoie au livre du professeur Lombroso : Génie et folie.
Critiques ou historiens de la littérature, il est possible que la matière,
comme le fait justement observer M. Spronck, ne soit pas de notre
compétence; mais il semblerait résulter de ce livre qu'elle est bien
moins encore de celle des aliénistes. Si peut-être ils connaissent l'un
des termes du problème, c'est nous qui tenons l'autre ; et nous sommes
fort ignorans, je l'avoue, des mystères de la pathologie mentale, mais
en revanche ils ne le sont pas moins des exigences de la critique, de
l'histoire et de la psychologie.
Quoi qu'il en soit, et sans vouloir examiner si vraiment « la névrose,
sous ses multiples aspects, a presque toujours accompagné, comme
cause ou comme effet, les grandes surexcitations cérébrales, » ce qui
n'est pas démontré, ni peut-être démontrable, — car qu'est-ce que
prouveat des statistiques ? l'ingénuité de celui qui les diresse, cxii sa
704 REVUE DES DEUX MONDES.
mauvaise foi? — j'aurais voulu que M. Spronck, puisqu'il touchait à la
question, et pour la poser comme elle doit être posée, la renversât. Je
m'explique en quelques mots. Dans l'œuvre d'un artiste de qui l'on sait,
par ses confidences ou par le témoignage de ses amis, qu'il était ce
que nous appelons un « névropathe, » on cherche, avec une curiosité
malsaine, les traces ou les preuves de sa « névropathie. » Je voudrais
que l'on fît précisément le contraire; et, dans sa « névropathie, » que
l'on nous fît voir avant tout le danger, la fausseté, l'illégitimité de sa
conception de l'art et de la vie. Par exemple, ce qu'il y a de durable et
d'admirable dans Madame Bovary, c'est ce que Flaubert y a mis quand,
entre deux attaques du mal, entièrement maître de lui-même, sain de
corps et d'esprit, il écrivait comme on doit écrire ; mais ce qu'il y a d'ex-
travagant et de fou dans la Tentation de saint Antoine, inversement,
c'est ce que le névropathe y a comme insinué malgré lui des formes
de sa maladie. Ou encore, et si nous généralisons, ce qu'il y a d'étrange,
d'insolite, et de contradictoire au bon sens dans la conception que les
Baudelaire et les Flaubert se sont faite de l'art, n'est-ce pas justement
ce qu'ils y ont mis quand ils étaient malades? et, d'y faire consister
leur originalité, n'est-ce pas changer les vrais noms des choses, con-
fondre la lièvre avec l'inspiration, « la surexcitation cérébrale» morbide
avec le fonctionnement normal de l'intelligence? et enfin et surtout, à la
suite de quelques « névropathes, » n'est-ce pas lancer leurs imitateurs
dans une voie dangereuse, et l'art lui-même sur la pente au bout de
laquelle nous l'avons vu tomber du réalisme dans le naturalisme, du
naturalisme dans le symbolisme, du symbolisme dans le décadentisme,
et du décadentisme dans... « la privation de la vie, où l'aura conduit
sa folie? »
Voilà quelques questions que M. Spronck eût pu sans doute exami-
ner, et dont je ne puis m'empêcher de croire que la discussion attentive
aurait diminué quelque chose de la sympathie qu'il témoigne pour les
<( artistes littéraires. » S'il y a certainement une petite part de vérité
dans la doctrine de l'art pour l'art, par exemple quand on l'applique à
la peinture ou à la musique, on peut craindre qu'en littérature la « né-
vropathie » de ceux qui j'ont professée n'en fasse pour la plus grande
part l'illusion ou le rêve d'un malade. Et il est humain -de soigner les
malades, et, pour les guérir, on peut affecter d'entrer dans leurs ma-
nies: il ne faut pas se mettre à leur remorque et substituer en soi leurs
conceptions délirantes à l'exacte vision de la nature, de la vérité, de la
vie. Mais M. Spronck pourra répondre qu'en fait de questions difficiles
il en a déjà trop touchées dans son livre, et qu'il en a surtout trop tran-
chées. Tout tient à tout, nous ne l'ignorons pas; et, de la critique en
particulier nous pouvons dire qu'elle n'a de nos jours, en cette fin de
siècle, d'autre limite à ses ambitions que celle même de ses forces.
Ri:\UK LITTÉRAIRi:. 705
Mais peut-être qu'il n'était pas indispensable, pour parler des frères
de Concourt, d'ébaucher une théorie générale de la « sensibilité dans
la production artistique, » ou, pour louer convenablement les Poèmes
antiques et les Poèmes barbares, d'exposer en quelques pages le système
général de la métaphysique indoue. Oserai-je ajouter que de ces deux
théories, telles que je les trouve dans le livre de M. Spronck, si la
seconde est bien incomplète, bien confuse, et bien peu conforme à
l'exactitude historique, la première est bien superficielle? A plus forte
raison, parce que la question est encore plus difficile, sont-elles bien
incomplètes et bien superficielles aussi, les quelques pages de ce livre
où M. Spronck nous a donné sa Théorie de l'art en général. M. Spronck
a des idées, mais je crains qu'elles ne soient pas encore assez mûres,
qu'il n'en ait pas vu toutes les liaisons, toutes les conséquences, qui
vont parfois à l'infini, comme dans la question de fart pour l'art, et je
crains encore qu'il ne soit assez sûr ni de leur vérité, ni de ce qu'il
en pensera lui-même « dans quelques années, dans quelques mois, de-
main peut-être. » C'est d'ailleurs un assez beau défaut que d'avoir
trop d'idées, pour que nous le signalions sans crainte ni scrupule de
nuire au livre de M. Spronck ; et si le livre en est moins bon peut-être,
l'auteur, au contraire, n'en est que plus intéressant.
Puisqu'il est évident que ce siècle est en train de régler ses comptes,
et si j'ose employer cette expression familière, de faire le tri de ses
gloires, nous espérons donc que M. Spronck n'en restera pas sur ce
premier début. Quelques défauts que nous ayons pu signaler dans les
Artistes liitéraires, c'est un livre curieux, et que nous ne craindrons pas
de recommander. Le style en est sans doute un peu pénible, la phra-
séologie trop embarrassée de termes scientifiques ou philosophiques.
Pour la rendre plus facile, plus humaine, M. Spronck n'aura d'ailleurs
qu'à faire une de ces transpositions dont il a lui-même ingénieusement
parlé. Dans la bonne langue de tout le monde, il trouvera sans peine
des équivalens littéraires à ces locutions abréviatives dont les savans
peuvent bien user dans leurs laboratoires, ou les philosophes dans
leurs écrits, mais qu'il faut laisser à la cabale. Et rien alors n'em-
pêchera d'apprécier à leur juste prix les qualités d'impartialité cri-
tique, d'indépendance réelle d'esprit, et de pénétration dont il a
fait preuve dans ces Étudts sur le XIX'^ siècle.
F. BrunetiLre.
TOME xcvi. - 188y. k5
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
30 novembre.
Les jours passent, les mois passeront peut-être inutilement, c'est
fort à craindie. Ce ne sera pas sans peine, dans tous les cas, qu'on en
viendra à se faire une idée nette des choses, que cette assemblée qui
vient d'entrer pour quatre ans au palais Bourbon arrivera à se dé-
brouiller, à savoir ce qu'elle veut, à prendre son équilibre.
On en est encore aux tàtonnemens,. aux inconséquences, aux oscil-
lations des consciences indécises. On fait de l'expectative et de la
contradiction une politique. On rétracte le lendemain ce qu'on a voté la
veille et le malheur est que, faute de se sentir en terrain sur, de peur
de n'être pas suivi, personne ne se hasarde à trancher dans le vif, à dire
le mot décisif de la situation. Le règne des banalités de parti ou des
ambiguïtés continue. Jusqu'ici il n'y a eu que deux manifestations
qui auraient pu avoir une signification et après lesquelles on n'est pas
plus avancé. La première est l'allocution que M. Floquet, ramené à la
présidence de la Chambre après ses malheurs de chef de cabinet, a
prononcée en montant à son fauteuil. Ce n'était pas, il est vrai, à
M. le président de la Chambre de tracer im programme. M. Floquet
s'est borné à promettre à ses collègues l'impartialité, la fermeté avec
la courtoisie, et à faire un appel un peu mélancolique à cette con-
centration républicaine dont il a lui-même tiré un si brillant parti.
La seconde manifestation est la déclaration que le ministère s'est
cru obligé de porter aux Chambres. C'était ici le cas de parler.
Malheureusement cette déclaration se ressent de l'incohérence du
ministère et de ce qu'il y a d'obscur dans la situation même. Elle
dit tout ce qu'on voudra. Elle propose d'écarter « les questions qui di-
visent et irritent, » mais sans oser les désigner. Elle parle d'apaisé-
HKVUE. — ClIUOMnUL. 707
ment, de conciliaiioii, de modération, d'un gouvernement ouvert et
généreux; mais en même temps elle laisse entrevoir la menace, l'es-
prit e\.clusif de parti. Elle sourit aux modérés sans désespérer les ra-
dicaux. Elle trace un programme d'affaires pour se dispenser de préci-
ser une politique. Bref, elle ne donne aucune direction, elle traite les
choses délicates par allusion ou par prétérition; elle n'est pas faite,
en définitive, pour assurer l'autorité et la force du ministère qui, sans
avoir d'ennemis, peut disparaître à l'improviste, au plus léger choc,
parce qu'il n'est que l'image vivante d'une situation indécise.
Est-ce donc que dans cette chambre telle qu'elle est, mêlée, tiraillée
et un peu ahurie, il nV ait pas des élémens de raison, de modération,
qu'on pourrait, si on le voulait, rassembler et coordonner pour en
faire une force de gouvernement? C'est précisément la question. Eh!
sans doute, cette chambre en est encore à s'essayer, à se reconnaître ;
elle est divisée, incohérente, accessible aux préjugés et surtout irré-
solue. Au fond, cependant, elle a visiblement d'honnêtes instincts, une
certaine bonne volonté, une certaine sincérité d'intentions ; il y a des
points sur lesquels elle semble assez décidée. Lorsqu'un nouveau dé-
puté du radicalisme le plus impétueux a cru pouvoir lui proposer du
premier coup la revision, elle n'a point hésité, elle a nettement résisté.
Lorsque les derniers élus du socialisme ont prétendu lui faire accepter,
sous prétexte de réformes ouvrières, le minimum des salaires, la fixa-
tion des heures de travail ou des subventions aux grévistes du nord,
elle s'est détournée, elle a résolument désavoué toutes ces proposi-
tions. Si elle se contredit quelquefois, c'est qu'elle n'est pas dirigée, et
qu'à défaut de la direction du gouvernement qui attend, il ne s'est pas
trouvé encore parmi les modérés des hommes pour régler la marche
en ralliant toutes les bonnes volontés. Même dans cette question des
invalidations qui reste toujours ouverte, qui ne cesse pas d'être un
grand piège, la chambre a visiblement commencé par se montrer sen-
sée et tolérante. Malheureusement, on ne sait quel vent a souillé, elle
s'est arrêtée. 11 y a le parti des flottans, des pointus, des modères, qui
n'osent pas être des modérés jusqu'au bout. Ceux-là disent un jour oui,
et non le lendemain; ils rachètent une validation par une invalidation,
pour ne pas trop se brouiller avec les radicaux, et, le plus souvent, c'est
la raison des interventions cléricales qui sert de prétexte, qui a le plus
grand rôle dans cette stratégie.
11 faudrait pourtant bien en finir une bonne fois avec ces banalités,
avec ces faiblesses ou ces hypocrisies de parti, et savoir quelle condi-
tion on prétend faire au clergé dans les élections, dans la vie pu-
blique. Si les membres du clergé commettent des délits, s'ils transfor-
ment leur église en club, rien n'est plus simple, ils ne sont pas à l'abri
de la loi, on peut les poursuivre. S'ils ne font qu'exprimer une opinion
708 REVUE DES DLVX MONDES.
OU même exercer moralement leur influence, ils usent d'un droit dont
aucune loi ne les a dépouillés. Est-ce qu'il est bien extraordinaire, par
exemple, que là où il y a un candidat réclamant la suppression du bud-
get des cultes, les laïcisations à outrance, la guerre à tout ce qui est
religieux, des prêtres préfèrent d'autres candidatures et le disent ?
Est-ce qu'il est bien surprenant que là où l'on voit de petits employés,
même de simples gendarmes frappés parce qu'ils vont à l'église ou
envoient leurs enfans chez les frères, les populations croyantes écou-
lent leurs prêtres ? Q)ui peut être juge, quand il n'y a pas une falsifi-
cation matérielle du vote, de la mesure dans laquelle l'influence reli-
gieuse sera exercée, des raisons pour lesquelles le suffrage universel
s'est décidé? 11 s'est décidé, voilà tout ! On ne voit pas que procéder
par des invalidations de tendance, par des coups de majorité, c'est
d'abord dépasser le droit parlementaire; c'est de plus prolonger un
état violent contre lequel les élections dernières ont été une protesta-
tion au moins partielle. Que les radicaux qui sentent le pouvoir leur
échapper se croient intéressés à rallumer sans cesse et à perpétuer les
conflits religieux, c'est tout simple, ils jouent leur jeu; on ne voit pas
bien ce que peuvent gagner des modérés à se faire les alliés intermit-
tens, les auxiliaires d'une politique qui, en créant entre eux et les con-
servateurs d'irréparables scissions, les livre sans condition aux radi-
caux. Ces modérés, ils croient naïvement se distinguer, se créer une
position particulière et indépendante; ils ne font qu'ajouter, par leurs
fluctuations et leurs dissidences, aux obscurités d'une situation où cette
chambre nouvelle a déjà assez de peine à trouver son chemin.
Le fait esi que, même à part des invalidations, qui deviendraient un
danger si elles prenaient un caraclèrt^ systématique, avec lesquelles
on devrait se hâter d'en finir, la situation n'est rien moins que claire,
rien moins que facile. On aurait beau se faire iiluôion, on se trouve en
présence de confusions, d'incoliérences, de désordres accumulés de-
puis dix années, légués par le règne de l'esprit de parti à une Chambre
nouvelle. Tout dépendra de ce que sera la majorité, qui est encore à
se former, et de la politique qu'on suivra pour rendre à la France ce
que la France a demandé par ses élections : la stabilité des institu-
tions, la paix morale, l'ordre dans l'état, dans les finances, dans l'ad-
ministration. Ce qu'il y a de plus curieux, c'est qu'il y a des républi-
cains qui, sans méconnaître absolument la gravité des choses, mais
sans aller au-delà des apparences, croient remédiera loal avec de petits
moyens, avec des expédiens. Pour les uns, tout le mal est venu de la
mauvaise organisation des travaux parlementaires, qui a fait la stérile
anarchie de la dernière chambre : il n'y a qu'à réorganiser le travail
parlementaire par la conslitutiun de comités permanens. Pour les au-
tres, c'est Ja presse qui, u^cc bCb dochainemcus et ses excès, est la
REVUE. — GIlIlOMQUr'. 709
grande coupable : il faut réformer lo régime de la presse! El du couj),
un des jeunes députés les plus impatiens d'entrer en scène, M. Joseph
Reinach, s'est mis à l'œuvre : il a (rouvé la vraie réforme, qui con-
sisterait à ramener la presse de la légalité spéciale sous laquelle elle
vit, au régime du droit commun, du code pénal.
Que la presse, — une certaine presse, — ait abusé, depuis quelque
temps, jusqu'à s'avilir elle-même, de l'outrage, de la diffamation, de
toutes les excitations, et que la loi do 1881, celle qui existe encore,
ait été impuissante ou insudisante, c'est possible, c'est même cer-
tain ; mais enfin, cette loi de 1881, contre laquelle on s'élève mainte-
nant, qui donc l'a faite? Que ne disait-on pas, alors, des lois monar-
chiques et de leurs vaines répressions! On les traitait avec dédain. La
loi nouvelle devait être la charte républicaine de la presse! La répu-
blique seule pouvait donner la liberté complète et absolue! On ne vou-
lait rien écouter. Il paraît, aujourd'hui, que rexpérience a ses amer-
tumes, et les nouveaux réformateurs, effrayés de lenrd-uvrc, cherchant
partout protection, ne trouvent rien de mieux que de revenir aux an-
ciennes répressions en les confondant et en les aggravant. 11 ne faut
pas s'y tromper, en effet: ce qu'on appelle le droit commun, ici, n'est
qu'un mot spécieux, une étiquette assez décevante. Le plus clair est
que ce retour au droit commun n'a d'autre objet que de rendre au juge-
ment de la police correctionnelle tous les délits de presse. Kt quand
cette prétendue réforme serait accomplie, qu'en serait-il de plus? 11 y
aurait quelques répressions de plus, quelques journalistes condamnés.
Ce serait menaçant pour la presse, compromettant pour la magistra-
ture, dangereux pour le gouvernement; la situation en serait-elle meil-
leure?— Le remède des grandes commissions parlementaires ne serait
certainement pas plus heureux et plus etTicace. D'après les projets qui
sont présentés, ces commissions se composeraient de cinquante mem-
bres, se recruteraient librement et correspondraient aux diverses
administrations publiques. En réalité, elles offriraient moins de garan-
ties que les commissions élues aujourd'hui et ellv}s finiraient par être
des comités omnipotens opposés à tous les ministères, annulant le
pouvoir exécutif. Ce ne serait pas un remède, ce serait l'aggravation
du mal.
On parle sans cesse de raffermir les institutions et ce qu'on propose
ne servirait qu'à fausser encore plus ces institutions. On veut remettre
l'ordre dans les esprits et on ne trouve rien de mieux que des subter-
fuges de répression. On parle d'apaiser, d'éviter « les questions qui
irritent, » et on craint d'adoucir la politi(iue qui a allumé les plus
vives querelles; il y a même aujouid'hui des ré[)ublicains qui préten-
dent identifier la loi scolaire, la loi militair»', toutes les lois de guerre
avec la constitution, en les déclarant inviolables comme la consiiiution
710 TEVUE DES DEUX MONDES.
ellf-mômo. Oti \oiil faire uno majorité, et, on attondant la réalisation
du programme tout pratique que le ministère lui a promis, on ne lui
offre que des expédiens, des confusions, des obstinations do parti. Il
y a décidément encore à faire avant que cette chambre bien inten-
tionnée, on peut le croire, née évidemment d'un mouvement modéré
et conciliateur du pa>s, trouve un gouvernoment pour la conduire on
conduisant avec profit les an'airos do la Franco.
Ce n'est pas non plus sans peine et sans effort que ITAiropo finit par
prendre ses quartiers d'hiver, retrouvant par degrés une certaine sécu-
rité, momentanée peut-être, au demeurant suffisante pour la circon-
stance, en attendant de nouvelles alertes. Maintenant, on peut dire
que la campagne des entrevues et des voyages est close. 11 y a long-
temps déjà que l'empereur Alexandre 111 est rentré à Saint-Péters-
bourg après ce court passage à Berlin, qui a été l'objet de tant de
commentaires. Le comte Kalnoky est revenu de Friedrichsruhe. où il
était allé probablement chercher le secret des conversations do Berlin.
L'empereur François-Joseph est revenu d'lnspruc'k,où il était allé saisir
au ))assage le jeune empereur d'Allemagne pour savoir à quoi s'en
tenir. Guillaume 11 lui-même est rentré à Potsdam, après son voyage
légendaire aux rives du Bosphore, et ce souverain sans repos n'a plus
d'autres distractions que quelques parties de chasse.
Que reste-t-il de tout ce mouvement d'automne, de ces entrevues
où les affaires de l'Kuropc ont dû être agitées et sont censées avoir été
réglées souverainement? Los commentateurs, il est vrai, ne manquent
pas. Il y a même d'ha])iles observateurs qui ont découvert le grand
secret et ne l'ont point gardé pour eux, qui ont révélé récemment que
tout avait été arrangé à Berlin au plus juste prix, — moyennant la
liberté laissée à la Russie en Bulgarie, l'annexion définitive de la
Bosnie et de l'Herzégovine à l'Autriche et la cession du ïrentin à
l'Italie! C'est ce qui s'appelle traiter lestement les affaires! Le plus
clair est que les choses restent ce qu'elles sont aujourd'hui comme
hier, qu'on s'est vraisemblablement entendu pour ne rien faire, que
l'Autriche a pu être engagée à ne point accentuer sa politique dans les
Balkans, que la Russie ne demandait, |)0ur le moment, rien de plus,
et (pie la paix demeure assurée autant qu'elle peut l'être. Lord Salis-
bury l'a dit à Londres. Le tsar, dans une fête militaire toute récente,
à Saint-Pétersbourg, a tenu le langage le plus pacifique. On est provi-
soirement, un peu partout, à la paix. Aussi bien les cabinets qu'on met
en jeu ont leurs affaires, qui ne sont pas toujours faciles. Le gouverne-
ment de Berlin ne jieut arriver h faire voter sa loi contre les socia-
listes, et il est engagé avec son parlement dans des discussions où,
ces jours derniers encore, le comte Herbert de Bismarck s'est fait ver-
tement relever comme un conscrit. L'Autriche a des embarras presque
REVUE. — CHRONIQUE. 711
partout : à Prague, avec les jeunes Tchèques; à Budapesth, où M, Tisza
a de la peine à se défendre contre une opposition plus que jamais
acharnée à poursuivre sa chute; à Trente même, où les Tyroliens ont
leurs revendications, comme toutes les autres nationalités ds l'em-
pire. Quant à l'Italie, la troisième alliée de la grande ligue, elle aurait
certes, si elle le voulait, de quoi s'occuper pour son repos et pour son
bien, sans chercher un rôle dans les aventures.
Pour le moment, l'Italie en est à l'ouverture de son parlement qui
vient de reprendre sa session à Rome, et le discours que le roi Hum-
bert a prononcé ne laisse pas d'être curieux. Le roi est toujours sûr
d'être bien reçu comme il l'a été l'autre jour, et cela se conçoit. Le dis-
cours qu'il a prononcé, qui est moins son œuvre que l'œuvre de M. Crispi,
est réellement un morceau assez singulier de littérature lyrique
et retentissante, où manquent la sobriété et la mesure qui carac-
térisent d'habitude le langage prêté à un souverain. C'est un discours
plein d'optimisme où l'on ne se fait que des complimens. L'Iialie a fait
en trente ans ce qui a été le travail d'un siècle pour d'autres nations!
Si la paix est assurée à l'Europe, c'est l'œuvre du gouvernement italien
et de ses alliés ! l'agriculture sort du marasme et des crises dont elle
a souffert! le développement de l'industrie est solidement établi ! Tout
est pour le mieux sous le consulat de M. Crispi ! A y regarder de plus
près, peut-être la réalité ne ressemblerait-elle pas à ce séduisanttableau?
Peut-être les agriculteurs des Pouilles et les commerçans de la Lom-
bardie trouveraient-ils assez étrange la prospérité dont on se flatte de
les combler. Il y a du moins dans un passage de ce discours une bonne
intention. Le cabinet de Rome annonce le projet de supprimer les
droits différentiels dont il a frappé les relations commerciales de ITtalie
avec la France. Malheureusement la difficulté n'est pas dans une sur-
taxe de guerre toujours transitoire; elle est dans ce qui a précédé et
préparé la complication des rapports commerciaux entre les deux pays.
Le jour où Ton voudra s'adresser à la France avec des intentions réel-
lement conciliantes et libérales, ce n'est certainement pas la France
^qui les repoussera. .lusquc-là on se paie de mots, on ne fait qu'éluder
ou déguiser la question. Il a plu ;i M. Crispi de s'engager à outrance
^dans une certaine politinuc; s'il convient au parlement de suivre
fM. Crispi jusqu'au bout et .s'il convient au pays de suivre son parle-
;ment, de laisser compromettre ses intérêls, ses finances, son com-
merce, son industrie, pour des armemens ruineux, pour une politique
d'agitation stérile, c'est l'affaire du parlement italien et de la nation
italienne. La France n'a rien à y voir, elle attendra. Tout ce qu'on peut
dire, c'est que la politique conseillée au roi Humbert et pratiquée par
[M. Crispi n'est certes plus la politique de Victor-Emmanuel et do Ca-
[vour. On sait ce qu'a produit cette dernière politique, on pourra voir
quels seront les résultats do la politique nouvelle pour l'Italie.
m
71'?. REVUE DES DEUX MONDES.
Quelque sérieuses que soient les affaires de la vieille Europe, elles
ne sont plus les seules, et le monde est aujourd'hui un vaste théâtre
où se déroulent bien des scènes qui intéressent tous les peuples. 11 n'y
a que quelques jours, au banquet de Guildhall, lord Salisbury préten-
dait qu'il étonnerait peut-être ceux qui l'écoutaient en leur apprenant
que depuis quelques années les affaires d'Afrique intéressaient le Fo-
reign-0/fice plus que celles de l'Kurope; que l'Afrique, si longtemps né-
gligée, occupait désormais plus que nulle autre partie du globe les mi-
nistres des affaires étrangères des grandes puissances. 11 y avait, sous
une apparence humoristique, une part de vérité dans ce langage.
Le fait est que de tous côtés aujourd'hui l'Afrique est assiégée; par
la France au nord et au Sénégal, par l'Italie dans la Mer-Rouge et en
Abyssinie, par l'Angleterre au sud et sur le Zambèze, qu'elle dispute
au Portugal, par l'Angleterre encore et par l'Allemagne à Zanzibar,
sans parler de l'état nouveau du Congo place sous le protectorat belge:
Pendant ce temps un congrès se réunit à Bruxelles pour attaquer l'es-
clavage en combattant la traite, et à cette heure même se dénoue un
drame africain des plus émouvans qui rappelle les hasardeuses et hé-
roïques expéditions de la découverte du Nouveau-Monde. On sait qu'il
y a quelques années un homme à l'esprit aventureux. Allemand d'ori-
gine et converti à l'islamisme sous le nom d'Kmin-Pacha, s'est enfoncé
au cœur de l'Afrique par le Soudan, par Khartoum et Wadelaï, mar-
chant sur les traces de l'infortuné Gordon et reprenant son œuvre.
Qu'était devenu Émin-Pacha? Était-il tombé dans ses luttes contre les
mahdistes ou sous les coups de ses propres soldats? Etait-il encore vi-
vant? avait-il été rejeté plus avant dans les déserts africains? On ne le
savait plus, lorsqu'un homme, non moins hardi, de race américaine,
M. Stanley, de son côté, entreprenait de se jeter dans l'intérieur de
l'Afrique pour se mettre à la recherche d'Émin-Pacha. Qu'était devenu
à son tour Stanley? Pendant longtemps on ne l'a pas su davantage. On
sait aujourd'hui que depuis deux ans il a traversé les espaces inexplorés
de ce continent noir, reconnaissant sur son chemin ces vastes et impé-
nétrables contrées, ayant à soutenir des combats meurtriers contre les
tribus sauvages, à se défendre des inlluences d'un climat mortel, à
demi vaincu quelquefois par la maladie, puis se relevant par son cou-
rage, dominant les fatigues et les dangers. Et, de fait, Stanley a fini par
rejoindre Kmin; il est revenu avec lui à travers le continent africain,
et ces deux hommes, qu'on croyait j)erdus, n'étaient plus tout récem-
ment qu'à quelques journées de Zanzibar. Ils reviennent de loin! C'est
à coup sûr un des plus curieux et des plus saisissans épisodes de notre
temps. Peut-être, à la vérité, ce voyage héroïque à travers l'inconnu
n'cst-il pas destiné à avoir des résultats sensibles et immédiats ; il peut
du moins fournir des données précieuses sur ces régions de l'esclavagft
noir qu'on attaque aujourd'hui de toutes part8.
REVUE. — CHRONIQUE. 713
C'est justement, en effet, au moment de la réapparition de ces intré-
pides explorateurs de l'Afrique, c'est à ce moment que se réunit à
Bruxelles la conférence dont le roi des Belges a pris l'initiative, où se
trouvent représentées toutes les puissances qui ont pris part à la con-
stitution du Congo. Qu'est-ce que cette conférence? Ce n'est qu'un inci-
dent de cette croisade nouvelle contre l'esclavage, qui est devenue
comme le point d'honneur des nations civilisées. Toutes les puissances
peuvent ne pas avoir les mêmes intérêts, les mêmes vues ; elles peu-
vent transporter leurs antagonismes jusque dans leurs entreprises
coloniales en Afrique : elles sont au fond unies par la môme pensée de
cerner dans ses derniers refuges un fléau que M""" Lavigerie, un des
premiers depuis quelques années, a signalé d'un accent ému dans ses
descriptions pathétiques des misères de ces populations livrées à la
servitude, des barbaries de ce trafic de créatures humaines. Les élo-
quens appels de M'-'"' Lavigerie n'ont pas peu contribué sans doute à
préparer la conférence de Bruxelles. Malheureusement, si l'on est
d'avance d'accord sur l'existence du mal, sur l'iniquité et le danger de
cette offense à l'humanité, il n'est pas aussi facile de s'entendre sur
les moyens sérieux, pratiques et efficaces de combattre ce mal. La con-
férence à laquelle préside le roi des Belges, qui s'ouvre du moins sous
ses auspices, a, en apparence, un objet modeste qui est dans tous les
protocoles depuis plus d'un demi-siècle : la répression de la traite. En
réalité, c'est l'esclavage qu'on veut atteindre dans tout ce qui l'ali-
mente et le propage ; mais c'est ici que la question devient épineuse,
qu'elle se complique de toute sorte d'autres questions : droit de visite,
mesures de police pour arrêter au passage le trafic des esclaves. L'écueiJ ,
pour cette conférence de Bruxelles, est de trop se restreindre à des dé-
tails, à des moyens partiels et inefficaces ou de trop s'étendre et de
se perdre dans des combinaisons chimériques. Elle a dans tous les cas
cet avantage supérieur d'être une sorte de terrain neutre où toutes les
puissances civilisées peuvent se rencontrer en dehors de tout ce qui
les divise.
L'esprit de révolution souffle où il veut; s'il ne souffie pas pour le
moment en Europe, il vient de souiller au-delà de l'Atlantique, dans le
seul état de l'Amérique du Sud qui eût le privilège d'avoir échappé à
l'épidémie des révolutions et des coups d'état depuis son émancipa-
tion. 11 y a quelques jours encore, cet état privilégié, le Brésil, était un
empire, une monarchie, la dernière monarchie existant au milieu de
toutes les républiques sud-américaines; aujourd'hui, il y a une répu-
blique de plus dans le Nouveau-Monde. L'empire et l'empereur ont
disparu dans une sédition improvisée ou préparée, dont la ville de
Rio-de-.laneiro semble avoir été la spectatrice presque IndilTértMito
encore plus que la complice.
71 à
REVUE DES DEUX MONDES.
Tout s'est passé d'une façon aussi soudaine que bizarre. Pendant
que la famille impériale était tranquillement à Pétropolis, une rési-
dence d'été, qui est dans les montagnes, à quelques lieues de la ville,
un mouvement semi-militaire, semi-républicain, a éclaté brusquement
à Rio. Tout ce qui est autorité publique s'est évanoui devant la sédition
qui s'est emparéo du pouvoir. On est allé à Pétropolis pour signifier sa
déchéance à l'emporcur dom Pedro, en le priant respectueusement de
s'en aller. Si l'empereur a fait quelque opposition, on ne le sait pas
encore; on sait seulement qu'il s'est embarqué ou qu'il a été embar-
qué avec sa famille, avec l'impératrice, avec la princesse impériale et
son mari, le comte d'Eu, avec tout ce qui représente la dynastie. 11 est
parti pour l'P^urope, et l'insurrection est restée maîtresse à Rio-de-
Janeiro, sans rencontrer une résistance sérieuse, sans combat, sans
apparence d'intervention populaire. Kilo avait son gouvernement tout
prêt, un gouvernement provisoire comme toujours, dont les chefs prin-
cipaux paraissent être un officier de l'armée, le général da Fonseca, et
un officier de marine, le contre-amiral van don Cock. Les autres sont
un professeur de l'école polytechnique de Rio et des journalistes qui
ont pris les ministères. La révolution n'a eu qu'à paraître pour triom-
pher. Elle s'est aussitôt mise à l'œuvre : elle a dissous la chambre des
députés; elle a aboli la constitution, le sénat, le conseil d'état. Elle
s'est hâtée de donner à la républicjue nouvelle un nom fait pour plaire
aux instincts fédéralistes du pays : « Les États-Unis du Brésil! » Ce
qui s'est passé ou ce qui a été fait à Rio n'a pas été contredit par les
provinces qui semblent avoir adhéré, au moins provisoirement, à la
révolution, à la république. Et c'est ainsi que finit au Brésil l'ère im-
périale, la domination des Bragance, par la disparition soudaine et
l'exil de cet empereur dom Pedro II qui s'était fait dans ses voyages à
travers l'Europe une juste et universelle popularité.
C'est peut-être la fin d'une duiastie, on ne peut pas dire ce que l'ave-
nir réserve; c'est, dans tous les cas, la fin d'un règne de plus d'un
demi-siècle qui avait commencé dans les agitations et les crises de
l'émancipation brésilienne. Dom Pedro H est le fils du premier dom
Pedro, du prince autrefois renommé, qui, après les guerres de l'em-
pire, avait été laissé comme régent à Rio par son père Jean VI.
(jui avait été conduit, en 1822, à proclamer l'indépendance de la
grande colonie portugaise sous la forme impériale, et qui, à l'époque
où il était revenu en Europe, vers 1831, pour soutenir les droits de sa
fille, dona Maria, au trône de Portugal, avait laissé à son tour la cou-
ronne brésilienne à son fils, encore enfant. Cet enfant, c'était dom
Pedro II. qui avait à peine six ans. Le jeune souverain régnait d'abord
avec des régences changeantes, et ce n'est que peu après 18^0 qu'il
arrivait à la direction personnelle des affaires par une proclamation
I
REVUE. — CIinONTQUE. 715
anticipée de sa majorité. On ne peut pas dire assurément que les pre-
mières années des régences contestées et même du règne personnel
de dom Pedro aient été toujours paisibles. Le jeune empire a été long-
temps et souvent agité. II a eu à faire face à des insurrections, même
à des insurrections républicaines dans les provinces; il a eu aussi des
querelles avec les républiques voisines, et la plus grave, la plus récente
de ces querelles a été cette longue, meurtrière et coûteuse guerre
que le Brésil a soutenue pendant des années contre le Paraguay. Depuis
longtemps cependant le Brésil a retrouvé la paix, et, avec la paix, il a
eu des années de prospérité sous le plus libéral des régimes. Le règne
de dom Pedro, ce règne de plus de cinquante ans, a été, à n'en point
douter, une époque florissante, une ère de développement moral et
matériel pour l'empire. L'empereur lui-même aimait à s'occuper de
toutes les améliorations, de tous les progrès, des écoles, des institu-
tions de bienfaisance, des chemins de fer. C'était un esprit éclairé et
bienveillant, ami des sciences, un peu philosophe, très philanthrope, et
c'est lui surtout, qui, par une action aussi généreuse que prévoyante,
avait longuement préparé celte grande, cette libérale et humaine me-
sure de l'abolition de l'esclavage, proclamée l'an dernier pendant une de
ses absences. Il avait créé, à ce qu'il semblait, une assez grande sécu-
rité pour se permettre ces voyages qui l'ont plusieurs fois conduit à
Paris, et on ne pouvait pas croire en Europe qu'un prince à l'esprit si
libre, aux intentions si droites, pût être menacé dans son empire.
Comment donc cette révolution d'hier s'est-elle accomplie si aisé-
ment?Il faut bien qu'ily eût quelque décevant mirage dans ces affaires
brésiliennes et que, sous des apparences spécieuses, il y eût des ma-
laises, des fermentations. Dom Pedro, dit-on, s'occupait trop peu de
l'armée; il n'avait aucun goût pour l'esprit militaire et il a laissé se
développer des habitudes, des instincts d'indiscipline dont les ambi-
tions déçues et impatientes ont pu se servir contre lui. Certes, la libé-
ration des esclaves est un acte généreux, prévoyant, de l'empereur, et
on n'oserait pas avouer que l'abolition de l'esclavage a été une des
causes de la révolution; il n'est pas moins vrai que cette mesure éman-
cipatrice a suscité parmi les anciens propriétaires d'esclaves, atteints
dans leur fortune, des irritations, des mécontentemens dont les chefs
du dernier mouvement ont profité. Peut-être aussi a-t-on laissé l'opi-
nion s'accoutumer un peu trop à ne voir dans l'empereur qu'un souve-
rain viager et à se détacher de la dynastie, des princes destinés à héri-
ter de la couronne, de la princesse impériale et du comte d'Eu. De
sorte qu'au dernier moment, tout s'est réuni pour faciliter ce mouve-
ment militaire et républicain qui a emporté l'empereur et l'empire.
Maintenant c'est fait, la révolution est accomplie, la république est
proclamée à Bio. Malheureusement, au Brésil comme partout, c'est tou-
16
REVUE DES DEUX MONDES.
jours le lendemain qui est la dangereuse rnigme. La ditliculté pour les
révolutions est dans les crises d'anarchie ou de réaction qu'elles pro-
voquent, dans les questions de toute sorte qu'elles soulèvent.
On va voir ce qui sortira de cette révolution brésilienne, si elle réus-
sira à s'organiser ou si elle ressemblera à toutes les révolutions de
l'Amérique du Sud. Le nouveau gouvernement ne manque pas sans
doute d'une certaine diplomatie dans ses premiers actes. Il évite de se
compromettre. 11 abolit la constitution; mais il se garde d'inquiéter
les fonctionnaires, il s'étudie au contraire à les rassurer. Il se déclare
prêt à remplir toutes les obligations de l'ancien gouvernement. 11 s'ef-
force de tranquilliser la banque, les financiers, les intérêts étrangers.
11 promet l'ordre. Il n'est pas moins certain que dans une aussi vaste
étendue qui égale presque celle du vieux continent, entre des pro-
vinces séparées par d'immenses espaces du nord au sud, il y a de vieux
antagonismes (jui ont éclaté plus d'une fois même sous l'empire, qui
peuvent se déchaîner encore plus sous la république. C'est une diflicultf
intérieure; mais il y a une autre question qui intéresse l'Europe, qui
ne peut du moins la laisser indifférente. Par une coïncidence singu-
lière, cette révolution de Rio s'est accomplie au moment même où se
trouve réuni à Washington un congrès dn tous les états américains
sous les auspices des Ktats-Unis. La pensée invariable des Ktats-Unis,
on le sait bien, est de créer une sorte de vaste fédération économique,
même politique, de tous les états du Nord et du Sud de l'Amérique, de
les lier par un système de rapports concertés, pour opposer le Nou-
veau-Monde au vieux monde. Jusqu'ici le cabinet de Washington avait
trouvé un certain obstacle dans le Brésil, qui était assez puissant pour
avoir sa politique commerciale. Aujourd'hui le Brésil entre dans les
vues des Ktats-Unis. Ce qui en résultera n'est pas l'affaire d'un jour.
On peut prévoir toutefois que cette révolution, qui n'est peut-être pas
sans péril pour la pai>c intérieure de l'état brésilien, peut aussi n'être
pas sans conséquence pour l'avenir des relations de l'Europe avec le
Nouveau-Monde.
CII DE MAZADK.
Rtrvui,. — cunoMQUE. 717
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.'
La révolution brésilienne a surpris étrangement le monde financier
européen. La soudaineté de l'entreprise républicaine, l'absence de
toute velléité de résistance, la résignation apparente de la famille im-
périale et de ses adhérens au fait accompli, tout a contribué à dérouter
les prévisions, à rendre mystérieux et énigmatique l'avenir de ce pays,
le plus considérable, par l'étendue et par la population, de toute
l'Amérique du Sud.
Le Brésil a contracté de nombreux emprunts en Europe, sa dette
extérieure atteint environ 750 millions de francs. II a de plus une
dette intérieure dont les titres sont, pour une bonne part, dans des
portefeuilles européens, surtout anglais. Les engagemens pris sous
forme de garanties et de subventions aux chemins de fer s'élèvent à
500 millions. Un très grand nombre de compagnies, soit financières,
soit industrielles, ont été fondées avec des capitaux d'Angleterre et de
France. Six semaines avant la chute de dom Pedro, la Ban jue de Paris
venait de fonder à Bio-de-Janeiro une Banque nationale, au capital de
250 millions de francs, sur la foi d'un contrat avantageux passé avec
le ministre des finances pour le retrait du papier-monnaie bré-
silien.
La confiance dans les ressources et dans l'honnêteté financière du
Brésil était complète. Le crédit du gouvernement impérial s'était élevé
à tel point que sa dette k 1/2 dépassait le pair et que le dernier em-
prunt de conversion en k pour 100 était coté 92. Une longue fidélité
aux engagemens, un demi-siècle passé sdius pronuucianiiento, avaient
créé cette situation.
A quel taux va s'établir maintenant le crédit du Brésil ? C'est l'in-
connu. Le premier effet de la révolution a été de faire tomber le k 1/2
pour 100 de 102 à 93, le /» pour 100 de 92 à 84. Cette baisse est-elle
exagérée et l'ancien niveau sera-t-il vite reconquis? ou bien les cours
actuels sont-ils le point de départ d'une dépréciation lente qui doit
conduire beaucoup plus bas?
Il est à remarquer qu'on ne sait rien encore de l'événement que
son résultat sommaire et brutal, que l'Europe n'en a appris jusqu'ici
que ce qui a été transmis par le télégraphe sous le contrôle du pouvoir
provisoire inbtdlié par 1 lUbUiieclion victorieuse. 11 se peut que la ve-
718 KEVUt DEtj DEUX MUiNDES.
rilé, cachée soigneusement jusqu'ici, éclate dans quelques jours, et
qu'il apparaisse alors que le Brésil est au seuil d'une longue période
d'agitation et d'anarchie, que cet immense territoire, presque aussi
vaste que l'Europe, avec sa population de l/j millions d'habitans, dont
un quart à peine de race blanche, soit voué fatalement à une disloca-
tion entre plusieurs républiques indépendantes, et que dans ce nau-
frage politique sombre la prospérité financière avec la possibilité de
faire face aux engagemens contractés à l'égard de l'Europe.
11 n'est pas besoin de dire ce qu'il adviendrait alors des fonds bré-
siliens. Mais il est possible, d'autre part, que le prochain courrier ne
nous apprenne rien que n'ait déjà dit le télégraphe, que la révolution
n'ait en effet suscité aucune résistance, et que toutes les provinces se
rallient au projet d'établissement d'une république fédérative. Dans ce
cas, la situation financière du Brésil peut rester bonne, les recettes
fédérales sullire aux charges assumées, et le gouvernement républi-
cain se montrer aussi scrupuleux que l'empire dans ses relations avec
ses créanciers, extérieurs ou intérieurs.
Même eu ce cas, il n'est pas permis de prévoir un retour immédiat,
ni même un retour complet, à échéance plus ou moins éloignée, de
l'ancienne confiance. Les cours reprendront, mais les capitalistes eu-
ropéens ne verront dans cette reprise qu'une occasion propice de réa-
liser leurs placemens en fonds et autres valeurs du Brésil. Les prix
actuels ne seront donc guère dépassés, et s'ils le sont passagèrement,
il sera prudent de prévoir une nouvelle dépréciation.
Dès les premières nouvelles de la révolution, la prime de la Banque
nationale du Brésil était tombée de 150 à 75 francs, et la Banque de
l'aris avait recule de 845 à 795 francs. Sur les assurances réitérées par
télégrammes que le nouveau ministre des finances était résolu à main-
tenir tous les engagemens de son prédécesseur, la première de ces
valeurs a repris à 110 francs de prime, ce qui, ajouté au pair de l'ac-
tion, 506 fr. 50, donne le cours de 070 fr, 50, et la seconde s'est rele-
vée à 815 francs.
Les rentes du Portugal et de l'Espagne ne pouvaient que subir, dans
une assez forte mesure, le contre-coup de l'événement brésilien. 11 y a
des républicains à Lisbonne et à Madrid, si petit que soit leur nombre,
et l'on pouvait craindre la contagion de l'exemple. Le 3 pour 100 por-
tugais a fléchi d'une unité et demie, le k pour 100 ottérieur d'une
unité. Ajoutons que le Portugal s'engage, en ce moment môme, dans
un conflit avec l'Angleterre à propos de la possession du bassin du
haut Zambèze, et que le gouvernement espagnol se trouve aux prises
avec de très grosses diflicultcs budgétaires.
Tandis que surgissait dans le Nouveau-Monde cette cause imprévue
d'inquiétude pour les capitalistes de l'Europe occidentale, on n'a cesse,
pendant la seconde quinzaine de novembre, d'observer avec une atleri-
REVUE. — CHliO-MQUE. 719
tion non exempte de sollicitude l'état du marché de Berlin. Cette place
supporte depuis plusieurs mois des engagemens considérables à la
hausse sur une quantité de valeurs industrielles locales, principale-
ment des actions de houillères et d'entreprises métallurgiques. De
plus, elle s'est chargée de fonds argentins, mexicains, chiliens, et
aussi de titres turcs, portugais et espagnols; nous ne parlons ni des
fonds russes, ni des valeurs ausiro-hongroises auxquels elle est restée
intéressée. Enfin, elle a assumé la défense du crédit de l'Italie en
absorbant successivement ses émissions d'obligations de chemins de
fer et en soutenant énergiquement les cours de sa rente.
Les journaux anglais ont prédit depuis longtemps qu'à se charger
ainsi toujours davantage, la spéculation berlinoise marchait à un krach,
et plusieurs n'étaient pas éloignés de croire que la catastrophe ne
pourrait être évitée lors de la liquidation de novembre. Ces fâcheux
pronostics ne se sont pas réalisés, et les faits depuis deux ou trois
jours leur donnent un démenti formel. Les banques allemandes sont
venues largement en aide à la spéculation, et, bien que les taux de
report aient été fort élevés, atteignant 7, 8 et 9 pour 100, les ache-
teurs ont maintenu leurs positions, et la hausse a prévalu contre tous
les obstacles. L'Italien, en trois ou quatre bourses, a été porté de 9k à
95 francs et au-dessus. Les fonds russes avec les roubles ont suivi,
entraînant à leur tour le Hongrois, et soutenant même le Turc et
l'Unifiée. Les valeurs houillères et métallurgiques restent à leurs cours
les plus élevés, grâce à l'élévation croissante des prix du charbon et
du fer. Ainsi a été enrayée toute dépréciation sur l'ensemble de
la cote.
Comme la place de Londres, de son côté, avait fait déjà très bonne
contenance, le marché de Paris, délivré de ses appréhensions, a suivi
l'impulsion donnée, mais sans tomber dans aucune exagération. La
rente frani^aise 3 pour 100 et le k 1/2, après avoir reculé de 0 fr. 15
à 0 fr. 20 sur l'affaire du Brésil, ont simplement repris leurs cours
du milieu du mois, 87.70 et 105.25. L'Amortissable a été un peu plus
agité et reste à 91.45 après 91.80 et 91 francs.
La Banque de France, sur laquelle s'était établie une spéculation fort
aventureuse, visant soit des bénéfices exceptionnels fondés sur une élé-
vation du taux de l'escompte qui ne s'est pas produite, soit un prompt
renouvellement du privilège, a reculé de 4,275 à 4440. C'est la seule
institution de crédit, avec la Banque de Paris, qui ait été l'objet de varia-
lions d'une certaine importance. Le Crédit foncier a baissé de 1,310
à 1,301.25 et revient à 1,308.75. Le Gaz, à 1,437.50, gagne environ
15 francs. Le Nord, après avoir reculé à 1,762.50, s'est relevé à 1,777.50,
cours où il se tenait il y a quinze jours.
Le Comptoir national d'escompte a doublé son capital conformément
7'2() REVUE DES DEUX MONDES.
à la décision prise par rassemblée du 5 novembre. Les 80,000 actions
nouvelles ont été mises en souscription, le 23, et prises intégralement
à 530 francs par les porteurs des 80,000 actions anciennes auxquels
était réservé un droit de préférence. Les souscriptions non privilégiées
ont atteint un total de 160,000 titres. H n'a été possible de leur faire
aucune répartition. Les actions anciennes ont valu 6/|2.50 au plus haut
et restent à 635. Les nouvelles valant 625, les primes réunies des deux
titres représentent 230 francs qui viennent atténuer la perte primitive
pour le porteur d'actions de l'ancien Comptoir, s'il a eu les moyens de
souscrire pour un montant égal au premier et au second capital du
Comptoir national.
Le prix de l'action de l'ancien Comptoir s'est lui-même bien amé-
lioré cette semaine et se tient à 132.50, à cause de la conclusion d'un
nouvel arrangement entre les liquidateurs et les anciens administra-
teurs. Ceux-ci ofirent une indemnité de 25 1/2 millions pour l'abandon
de toutes poursuites par les liquidateurs. Une circulaire de M. Moreau
a expliqué aux actionnaires que les gages donnés lors du krach pour
les avances faites au Comptoir suffiraient probablement à couvrir tout
le passif, et que les 25 1/2 millions d'indemnité ont toute chance de
revenir entièrement aux actionnaires. Cette somme représente 156 fr. 25
par action de l'ancien Comptoir. Le projet de transaction sera soumis à
une assemblée générale des actionnaires convoquée pour le 28 dé-
cembre.
La Banque d'escompte est toujours à 530, quoiqu'elle ait mené à
bien pendant cette quinzaine la souscription publique aux 40,000 actions
de 500 francs des établissemens Decauville aîné, transformés en société
anonyme. L'émission avait lieu au pair.
Le Crédit lyonnais a été offert pendant quelques jours, sur une mo-
dification de son bilan faisant disparaître un tiers de la réserve spé-
ciale créée en 1882 pour parer à des pertes éventuelles sur le porte-
feuille de titres. Cette modification ne pouvant être une cause de
baisse, l'action s'est relevée à 690.
Cet établissement, uni au Crédit mobilier espagnol, a émis pour le
compte du Gaz de Madrid 53,000 obligations k pour 100 destinées à la
conversion ou au remboursement des anciens emprunts 5 pour 100 de
cette compagnie.
La hausse du cuivre à /i9 et 50 livres sterling par tonne a porté le
Kio-Tinto au-dessus de kOO francs, ex-coupon de 12 fr. 50. Les journaux
anglais ne cessent de dénoncer le caractère factice de ce mouvement
et de prévoir, à bref délai, une prompte chute. La hausse, à Paris,
semble au contraire inspirée par des argumens sérieux on faveur de la
durée probable des prix nouveaux du cuivre.
Le d.'recicur-girant : C. Buloz.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES
FIN DU MINISTERE DU MARQUIS D'ARGENSON.
ir.
AFFAIRES D'ESPAGNE ET D'ITALIE. — PROJET DE
CONFÉDÉRATION ITALIENNE
Je demande aux lecteurs de la Revue la permission d'interrompre
Ici pour un moment la suite de ce récit pour les entretenir d'un
incident qu'il n'est pas sans intérêt de faire connaître, afm que je ne
sois pas accusé de m'être volontairement mépris sur le caractère
des faits que je vais avoir à rapporter.
Appelé à raconter des actes du gouvernement du roi de Sar-
daigne, Charles-Emmanuel III, qui sont très diversement appréciés
par les historiens italiens et même sévèrement condamnés par plu-
sieurs d'entre eux, j'avais cru ne pas pouvoir me confier exclusive-
ment aux renseignemens tirés des documens de la diplomatie Iran-
çaise. Je désirais en contrôler l'exactitude en les comparant avec
les documens italiens ayant trait aux mêmes événemens, et je
m'étais adressé à la direction supérieure des archives royales de
Turin pour obtenir communication des pièces que je croyais de na-
(1) Voyei la Bévue du 15 novembre.
TOME XCVI. — 15 DÉCEMBUE 1889. /jG
72^ reydï; des deux mondes.
ture à m'éclairer. J'avais dôjà fait, dans des cas analogues, des
demandes de ce genre aux archives do Dresde, de La Haye et de
Londres; partout j'avais trouvé l'accueil le plus empressé et le
plus bienveillant. Ce souvenir m'encourageait à espérer que ma
prétention ne paraîtrait pas plus indiscrète cette fois que dans les
occasions précédentes.
Ce qui m'encouragea encore davantage, ce fut la réponse pleine
de courtoisie que je reçus, le 2 janvier de cette année, de M. le di-
recteur des archives piémontaises. Il m'annonçait qu'il avait bien
voulu faire les recherches que je sollicitais de lui, que les corres-
pondances qui pouvaient répondre à ma curiosité, et dont il m'indi-
quait le nombre, la date et la nature, avaient été mises de côté pour
m'être expédiées en copie, aussitôt qu'il en aurait obtenu l'autori-
sation de M. le président du conseil, ministre des affaires étran-
gères et de l'intérieur. 11 ne paraissait pas mettre en doute l'assen-
timent de M. Crispi, et de fait, l'approbation, nécessaire en tout
pays, de l'autorité supérieure pour les communications diplomati-
ques n'est en général qu'une simple formalité, quand aucune objec-
tion n'est élevée par le directeur spécial à qui le dépôt des archives
est confié.
J'attendis plusieurs mois l'envoi qu'on m'avait fait espérer. Enfin,
le 5 août dernier, M. le directeur m'a fait savoir, dans des termes
toujours très obligeans, son regret de ne pouvoir y donner suite.
Un nouvel examen avait fait reconnaître, me dit-il, que les docu-
mcns que j'avais indifjués étaient de nature confidentielle et se-
crète, et que, d'après les règlemens en vigueur, on ne pouvait en
laisser prendie ni communication ni copie.
J'avoue que cette déclaration, à laquelle je ne m'attendais pas, m'a
causé une légère surprise. Comment le caractère confidentiel et
secret des documens, inaperçu en janvier, était-il devenu visible
huit mois après? Et comment des pièces relatives à une époque éloi-
gnée de la nôtre de près d'un siècle et demi, et antérieure à toute
la série des révolutions qui ont changé la face de l'Europe, peu-
vent-elles renfermer encore des secrets d'état ?
Quelques personnes ont voulu me faire croire que l'interdiction
qui m'était opposée m'était personnelle et avait pour cause la liberté
de certains jugemens que j'avais pu porter dans mes écrits précé-
dens sur la politique suivie, dans différentes occasions, par l'illustre
maison de Savoie. On se serait méfié du parti que je pouvais tirer
des pièces qu'on m'aurait laissé voir.
Je ne puis admettre un instant une telle supposition. Ce serait
attribuer au gouvernement italien actuel des égards posthumes pour
la mémoire de Charles-Emmanuel III que je n'ai trouvés ni on Saxe
pour celle d'Auguste III, ni en Angleterre pour celle de George II,
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 723
et que personne de nous, j'en suis sûr, n'est tenté d'avoir pour la
bonne renommée de Louis X.V et de ses ministres. Que devien-
drait la vérité histoiique, si elle devait à jamais rester voilée par
des susceptibilités héréditaires de cette nature?
En tout cas, jamais précaution n'aurait été moins avisée et n'au-
rait été plus directement contre son but. Que pouvais-je trouver,
en effet, dans les documens émanés du souverain et des ministres
piémontais, sinon la justification (présentée à leur point de vue)
de leur conduite, et la réponse aux incriminations que je voyais
portées contre eux dans les correspondances Irancaises? C'était la
défense que je voulais opposer à l'accusation. Je regrette qu'on ne
m'en ait pas fourni les moyens, et qu'on ne m'ait pas mis en me-
sure d'atténuer moi-même la sévérité de mes appréciations.
Pour suppléer pourtant en une certaine mesure à ce qui m'était
refusé, j'ai appelé à mon aide les correspondances des archives
anglaise et autrichienne, le gouvernement britannique et celui de
Marie-Thérèse ayant été, à cette époque, les alliés du gouvernement
piémontais et devant par là même le juger avec plus de faveur que
des ennemis comme l'Espagne et la France. Je n'ai pas besoin de
dire que là, du moins, toutes les portes m'ont été ouvertes. M. le
chevalier d'Arneth en particulier, le célèbre historien de Marie-
Thérèse (à qui est confiée la garde des archives de Vienne), a bien
voulu répondre, par une lettre toute de sa main, à une interroga-
tion que je lui avais posée. Je suis heureux de lui en adresser ici
tous mes remercîmens.
I.
Il y a, pour une puissance engagée dans une grande guerre qui
se prolonge, telle alliance dont les conditions deviennent onéreuses,
à ce point qu'elle gène au lieu de servir, et que l'isolement ab-
solu serait encore préférable. C'était le cas, au moment où ce
récit est parvenu, de celle qu'un traité conclu à Fontainebleau,
trois ans auparavant, avait établie entre le roi de France et le roi
d'Espagne pour assurer la communauté de leur action en Italie.
C'est à l'origine, déjà éloignée, de ce traité qu'il faut remonter pour
bien apprécier le caractère d'un acte imprudent et excessif, dont les
conséquences ne s'étaient jusqu'à ce moment fait que faiblement
sentir, mais allaient exercer sur l'issue de la grande lutte euro-
péenne une influence très fâcheuse pour les intérêts de la France.
Le traité de Fontainebleau était, on peut se le rappeler, l'œuvre
de Louis XV lui-même : c'était le monarque qui en avait person-
nellement réglé tous les détails et prépare rcxécution pendant lo
court intei-valle de temps où, épris du désir de régner, il voulait
tenir lui seul, dans ses propres mains, les rênes de la politique.
llh REVUE DES DEUX MONDES.
Jusque-là. en eflet, c'est-à-dire pendant les premières années de
la guerre, bien que les armées françaises et espagnoles combat-
tissent ensemble, — travaillant en commun à soustraire l'Italie à la
Jomination autrichienne, — aucune stipulation n'était intervenue
pour disposer d'avance, après la victoire, delà dépouille du vaincu.
Philippe V prétendait encore à tout l'héritage de Charles VI, et
Louis XV n'avait pris aucun engagement précis de lui en faire
obtenir telle partie plutôt que telle autre. Cet état de vague et d'in-
certitude avait été même maintenu avec soin par la politique fran-
çaise tant que l'ambitieux et déjà puissant souverain qui gardait
l'entrée des Alpes, le roi de Sardaigne, ne s'était pas prononcé dé-
tinitivement et mettait son concours aux enchères entre les amis
et les ennemis de Marie-Thérèse. Toutes les provinces italiennes
conquises ou à conquérir pouvant servir d'appât à ses convoitises,
on tenait à les garder toutes en réserve pour lui permettre de faire
son choix. Mais quand Charles-Emmanuel III, cédant aux instances
de l'Angleterre, se fut enfin ouvertement, par le traité de Worms,
déclaré pour l'Autriche, Louis XV, dépité d'avoir vu ses avances
repoussées, avait cru devoir répondre en resserrant ses nœuds avec
l'Espagne. Le traité de Fontainebleau était la revanche du traité de
V\^orms; un article spécial assurait à l'infant Philippe, dernier fils
du roi d'Espagne, la souveraineté du Milanais, à laquelle devaient
être joints les deux duchés de Parme et de Plaisance, sous la seule
condition d'en laisser l'usufruit viager à sa mère, la reine Elisabeth.
L'infant ayant épousé la fille aînée de Louis XV, l'amour paternel
avait pu contribuer à dicter une promesse aussi libérale.
D'ordinaire, ces engagemcns pris d'avance pour escompter des
•conquêtes à venir n'ont pas, aux yeux de ceux qui les prennent,
ni de ceux qui les reçoivent, une grande valeur : ces provinces,
dont on dispose sans les posséder, ressemblent à la dépouille de
l'ours de la fable, et il demeure convenu (sans qu'on le dise) que
la fortune des combats décidera, à la dernière heure, dans quelle
mesure il sera possible et utile de donner suite à ces paroles en
l'air. Mais ce n'est point ainsi que l'entendait l'impérieuse et impé-
tueuse Elisabeth. Dès qu'elle tint en main la promesse de Louis XV,
ce fut à ses yeux comme un billet à ordre qu'elle était décidée à ne
laisser ni protester ni réduire. La possession du Milanais par l'in-
fant devenait, suivant elle, à partir de ce moment, le principal,
sinon le seul objet de la guerre, et la première clause, la condition
^ine qiui non à insérer en tète d'un traité de paix. Les armées fran-
çaises ne durent plus combattre qu'en vue de ce but unique, et le
ministère français dut y sacrifier toute autre prétention. La France,
en un mot, s'était rangée derrière l'Espagne et devait rester à ses
oidrcs. Aussi, dans la crainte que Louis XV ne tentât de s'échapper,
ETUDES DIPLOMATIQUES. 725
il était surveillé et tenu à l'œil par son oncle et sa tante, comme un
débiteur dont le créancier met en doute la solvabilité et la bonne
foi. Jamais amitié ne fut plus orageuse : tout était matière à soup-
çons et à reproches. Les victoires mêmes que Maurice remportait
en Flandre donnaient ombrage, et on n'y applaudissait, à Madrid,
que pour la forme; car, une fois maître des Pays-Bas, le beau-
père n'allait-il pas préférer son agrandissement personnel à celui
de son gendre? Puis, dès que, sur un point quelconque de l'ho-
rizon, une conversation diplomatique était engagée par les agens
français, leurs collègues espagnols accouraient, dressant l'oreille
et exigeant d'être admis en tiers. Si on parlait devant eux à voix
basse, c'est que la trahison était méditée, sinon déjà consommée.
La méfiance, d'ailleurs, était appuyée et entretenue, il faut le dire,
par le sentiment commun des Espagnols, toujours malvcillans pour
ce qui venait de l'autre côté des Pyrénées et, depuis qu'ils obéis-
saient à un petit-fils de Louis XIV, plus jaloux que jamais de se
défendre de la domination française.
Les difficultés, sans cesse renaissantes, produites par une telle
disposition d'esprit, sont peintes avec vivacité dans une dépêche
de l'ambassadeur de France à Madrid, Vauréal, évêque de Rennes :
— « Je trahirais mon devoir, écrivait-il à d'Argenson, si je dégui-
sais la vérité dans une matière aussi importante; je vous l'expose
en particulier, afin que vous en rendiez compte au roi, si vous ne
jugez pas à propos de le faire en plein conseil. Ce serait se trom-
per que d'espérer de faire sentir ici le prix de ce que la France fait
pour l'Espagne ; tout ce que nous faisons, nous y sommes obligés,
ou nous ne le faisons que pour notre intérêt particulier : si les
succès sont mauvais, ce sera toujours notre faute ; s'ils sont bons,
nous n'y aurons contribué que faiblement, et on croira toujours
que nous aurions pu faire beaucoup davantage : tout ce que nous
aurons fait sera non avenu, et ce que nous aurions pu faire sera
infailliblement matière à reproches. En un mot, monsieur, avarice,
jalousie, ingratitude, c'est tout ce que nous devons attendre de
l'Espagne tant qu'elle sera gouvernée comme elle l'est présente-
ment... Depuis que le roi a pris des engagemens, il a déclaré la
guerre à tous les ennemis de l'Espagne; il n'y a marque d'amitié
et de confiance que Sa Majesté ne lui ait donnée... Qu'en est-il
arrivé? Les prétentions ont augmenté en proportion des faveurs
reçues : l'insensibilité, pour tout ce qui a rapport à la France,
s'est montrée à découvert. Les succès du roi en Flandre et en
Allemagne ont causé la douleur la plus amère : la défiance et les
soupçons ont augmenté... Tel sera toujours l'elïet des complai-
jsances, quand on ne sera pas bien sûr ici qu'elles sont accompa-
726 REVUE DES DEUX MO>DES.
gnces de la plus grande fermeté!.. Eiiriii, monsieur, nous devons
compter que jamais le cœur ne sera pour nous (1). »
A ce tableau si bien tracé de la situation, l'évêque ajoute, dans
le cours de sa correspondance, des portraits esquissés de main de
maître, et qu'il appelle lui-même des miniatures, des dilférens per-
sonnages auxquels il avait allai re. C'est d'abord i le roi lui-même,
co petit-fils de Louis XIV et ce frère du duc de Bourgogne, si peu
digne de telles parentés, qu'on avait vu autrelois, quand il arriva
en Espagne, animé d'un certain feu de jeunesse, mais sans être
jamais soutenu (disait déjà son précepteur Louville) parce ressort
intérieur qui fait les hommes. L'évêque nous le montre maintenant
alourdi, et comme hébété, sous le poids de l'étiquette espagnole.
Toujours partagé, d'ailleurs, entre une sensualité ardente et une
dévotion scrupuleuse, co mélange a lait do lui à deux( reprises,
dans ses deux mariages successifs, un esclave de l'amour conjugal
et le tient encore en adoration devant sa seconde femme, à un âge
où ce genre de séduction semblerait ne plus pouvoir exercer son
empire. A côté de lui voilà la reine qui tranche sur tout, décide de
tout, de la politique comme du militaire, sans se connaître à rien.
Insinuante autant qu'irascible, elle passe, pour se faire obéir, de
la colère aux supplications, et des larmes à la rago, et elle connaît
si bien lé secret de sa puissance sur son époux que, pour faire
excuser ses étourderies et ses emportemens, elle se vante, à tout
propos et pour tout mérite, de sa chasteté. — « Au moins, s'ecrie-
t-elle, on ne peut pas dire que je suis une p »
Rien n'est piquant comme la peinture faite par l'évêque de ces
vieux épou-X ne se quittant ni jour ni nuit, donnant loius auchences
avant leur lever, dans leur chambre commune, la reine prenant la
première la parole, puis entrant en fureur à la moindre contradic-
tion et se retournant brusquement vers le roi, qui tremble et se
tait, en s'écriant : « Eli bien ! monsieur, pariez donc, vous m'im-
patientez, il faut que ce soit toujours moi qui parle, je ne fais que
vous obéir, et vous laissez tout tomber sur moi. Moi, je ne suis
qu'une bête qui ne m'entends à rien et ne me mêle de rien. »
Autour de ces deux physionomies qui tiennent le centre du
taljleau, se groupent les ministres et IcS' principaux agens, tous
également bien drapés par le même crayon,: c'est l'ambassadeur
espagnol à Versailles : « Gampo Florido, l'iiomme le plus méprisé
qu'il y ait dans ce pays-ci, » voler pour donner et donner pour vo-
ler, « voilà les deux points cardinaux de son àmo et de sa poli-
(1) Vaiiréiil à d'Avgenson, S avril 17 i'). iCorrespondnnre (VFJjtrtgne. — Ministère
des affaires étrangères.)
ÉTDDES DIPLOMATIQUES. 727
tique... » Puis le ministre Scotti, « fou et visionnaire à l'excès,
vendeur de mithridatc, sans talent pour le débiter, géographe, ma-
théoûaticien, politique : en un mot, il est de tous les arts et de
toutes les professions, il commence des discours de toute sorte et
Unit par des ordures sur ses bonnes fortunes. » — Le seul qui soit
un peu ménagé, c'est le «comte de Montijo, honnête homme que la
reine a fait grand maître parce qu'elle ne pouvait pas ne pas le
faire... à qui elle accorde juste une demi-heure de conversation
entre une heure et minuit ; ce qui pèse un peu au grand maître
parce qu'il aime à se coucher de bonne heure. » — « En voilà assez
pour aujourd'hui, dit enfin l'évèque à la fin d'une de ses piquantes
satires, sentant sa verve s'épuiser, lisez et brûlez (1). »
« En vérité, s'écrie d'Argenson en recevant ces petits chefs-
d'œuvre épistolaires, vos miniatures sont plus de la manière de
Rigaud et de Rembrandt que de celle de Massé : le maître seul les
verra, il aime les vérités, j'ai presque dit les nudités (pour suivre
votre figure de peinture) ; mais l'idée serait peu propre pour le
peintre et pour le cal^inet où je les destine... Votre ouvrage ne sera
pourtant pas perdu, pour la postérité : car cela ira ensuite au
dépôt duLouvi'e d'où, après deux siècles, on les portera à la Biblio-
thèque du Roi (2). »
Le compliment du ministre n'est pas déplacé, car cet artiste qui
fait si bien le portrait des autres est lui-même un type original, et
quand il décrit ses entretiens avec le couple royal, du trio qu'il met
en scène, il n'est pas la figure la moins intéressante. îl importe
même de s'arrêter un instant pour l'étudier, si l'on veut bien dé-
mêler tous les fils de l'intrigue à laquelle il va se trouver mêlé. J'ai
déjà eu plus d'une occasion de faire remarquer combien étaient
rares et variés les mérites des agens diplomatiques que la France
avait alors à son service : excellens instrumens dignes de ceux
qui avaient secondé les gi-andes vues de Richelieu et de Louis XIV,
et qui, pour être aussi utilement mis en œuvre, n'auraient demandé
qu'à être guidés par des mains aussi fermes et aussi habiles. On a
pu voir dans Valori le bon sens plein de finesse d'un vieux soldat,
perçant à jour les artifices de Frédéric, et lui tenant souvent tête,
sans cesser de se faire aimer de lui. Chez Chavigny comme chez
l'abbé de La Ville, c'est une soHdité de jugement, formée et comme
aiguisée par les fortes traditions d'une excellente éducation profes-
sionnelle. Vauréal nous fait voir un caractère tout diiïérent : c'est le
diplomate resté courtisan qui, malgré l'éloignement et la diffi-
(1) Vauréal à d'Argenson, 15 février, 19 novembre 17i5 et passim. {Correspondance
d'Espagne. — Ministère des aftaires étrangères.)
(^) D'Argenson à Vauréal, 18 janvier. 28 février 17V.">. (Conesiiondance d'Espagne.
— Ministère des atïaircs étrangères.)
728 REVUE DES DEUX MONDES.
culte des correspondances, sait se tenir au courant de tout ce qui
s'agite autour de son roi et des ministres, a des sentinelles aux
aguets dans tous les couloirs du palais, des amis de tout rang et
de tout sexe habiles à pénétrer dans les cabinets les plus secrets,
pour l'avertir des rivalités ou des coups fourrés qui le menacent,
comme des caprices et des faiblesses qu'il peut utilement flatter et
servir. L'évéque qui ne réside jamais à Rennes est, de Madrid
même, toujours présent à Versailles. La gravité de son état ne le
gêne dans le choix ni de ses confidens, ni des moyens de faire sa
cour. N'est-ce pas lui (nous l'avons vu) qui, gardant en qualité d'au-
mônier du roi, même pendant son ambassade, un appartement à
Versailles, l'a mis gracieusement, sur la demande de la duchesse
de Brancas, à la disposition de M""® de la Tournelle pour faciUter
ses premiers entretiens avec son royal amant? Et à partir de ce
moment, les lettres de la vieille duchesse, placée à la tête de la mai-
son de la dauphine, après avoir joué ce rôle honnête d'intermé-
diaire, et devenue la correspondante habituelle de l'ambassadeur,
figurent à leur date avec sa grosse écriture à peine lisible, et son
orthographe à la mode du temps, dans la série des dépêches d'Es-
pagne. En remercîment du service qu'il a rendu, elle tient Vauréal
au courant de tous les incidens de la cour. Mais c'est bientôt avec
le roi lui-même que le complaisant prélat sait se mettre en relation
directe sur les sujets les plus délicats. Le mariage du dauphin avec
l'infante (qu'il est chargé de négocier) lui permet d'aborder avec
le roi des détails de la nature la plus intime. Le père libertin
s'amuse de la candeur et de l'innocence du jeune marié. L'évéque
répond par des plaisanteries du même goût sur le compte de la
future dauphine et des leçons qu'elle a dû recevoir de sa mère, le
tout sur le ton le moins décent et le plus éloigné de toute granté
tant épiscopale que paternelle (1).
Avec les ministres et les gens en puissance, Vauréal n'était pas
moins empressé, ni moins habile à se mettre en bonnes relations.
On le trouve en correspondance familière avec Belle-Isle pendant
le grand éclat de la mission du maréchal en Allemagne. Il n'y a
rien là qui surprenne ; d'ambitieux à ambitieux, quand on suit des
voies différentes où la concurrence n'est pas à craindre, l'accord
peut s'établir assez aisément. Mais on est plus étonné de trouver la
même trace d'intimité familière dans la correspondance de d'Ar-
genson. Entre le prêtre à l'humeur souple et à l'esprit délié, et le
philosoj)he un peu rogue, et (sauf sur l'article des bonnes mœurs)
d'une honnêteté puritaine, on ne voit pas trop quel rapport de sen-
(i) Le roi à Vauréal, 5 janvier. — Vauréal au roi, IG janvier 1745. {Correspondance
d^ Espagne. — .Ministère des affaires étrangères.)
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 729
timent pouvait exister. L'amitié régnait pourtant entre l'ambassa
(leur et le ministre, et, si on ne savait qu'elle lut plus tard cruelle-
ment trompée, on la croirait des deux parts également vive et
sincère. Il n'est aucun de ses agens à qui d'Argenson parle plus à
cœur ouvert qu'à Vauréal, et Vauréal répond avec la même liberté.
Cet échange de lettres privées, insérées entre les dépêches officielles,
en forme le commentaire souvent le plus amusant. Si même, après
avoir eu le regret de constater les fautes trop réelles dues au tour
chimérique de l'esprit de d'Argenson et à la candeur parfois naïve
de son âme, on veut, pour être équitable, apprécier aussi ce que
cet esprit avait parfois de charme et cette àme d'élévation, c'est
dans la lecture de ses lettres à Vauréal qu'on peut se donner le
plaisir de rendre cette justice. D'Argenson fait à son ambassadeur,
qu'il croit son ami, la confidence (dont celui-ci n'est vraiment pas
digne) de tous les dégoûts qu'il éprouve à la cour, sa nouvelle
patrie, dit-il, si tant est qu'il y en ait une dans cet endroit-lii. Il
décrit en termes touchans la douleur que lui causent les prodiga-
lités, les frivolités qui l'environnent, mises en contraste avec les
maux de la guerre et l'accroissement constant de la misère pu-
blique ; et son désir de paix, qu'il laissait peut-être trop voir pour
un diplomate, part d'un sentiment si sincère pour les maux des
peuples qu'on ne peut se défendre d'en être ému. — « J'ai tant de
pitié, dit-il, pour ce qu'il en coûte (de faire la guerre) que le
moindre bout de chandelle me semble à ménager: j'ai vu en ce
genre tant de belles choses depuis deux mois que je défierais des
Pandours de n'en pas pleurer... Je sens que je deviens Fleury.
Épargnons, économisons, faisons la paix, reposons-nous sur nos
conquêtes. » — Puis quelle bonne grâce à convenir des petites
faiblesses dont les maUns s'amusaient à l'OEil-de-bœuf! — « L'ex-
cellent tabac d'Espagne que vous m'avez envoyé, écrit-il, je l'ai
donné à M. le Premier, qui m'a cédé en échange deux bons che-
vaux, bien doux, ne craignant pas le bruit. Vous savez que je ne
monte pas trop bien à cheval (c'est à la veille de Fontenoy). » —
Enfin quelle finesse d'observation dans une remarque comme celle-
ci : « Continuez vos fatigues de corps et d'esprit. Les unes re-
médient aux autres. L'esprit distrait le corps : et l'esprit fatigué
dans le repos du cabinet nous tue ordinairement (1). »
Le point sur lequel le ministre était le plus disposé à s'entendre
avec son représentant, c'était assurément la sévérité du jugement
à porter au sujet de la cour et surtout de la reine d'Espagne; seu-
lement leur impression, pareille au fond, s'exprime sous une forme
elifférente. Les mauvais procédés, les soupçons injurieux, la cupi-
(1) D'Argenson à Vauréal, 28 février, 21 mars, 25 avril i7i5 et passim. {Correspon-
dance d'Espagne. — Ministère des afifaires étrangères.)
730 REVUE DES DEUX MONDES.
dite égoïste que Vaurcal constate et nous décrit avec un sang-fi-oid
ironique, son supérieur (ce vrai galant homme que la mauvaise foi
indignait, toutes les fois qu'il n'en était pas dupe) en éprouve une im-
patience qu'il ne peut contenir. L'idée qu'on met, sous son ministère,
la lovauté do la France en doute lo fait absolument sortir des gonds.
— (( Depuis quelques jours, écrit-il, il a plu d'Espagne un vent de
tracasseries dont j'ai vu peu d'exemples : le roi de Sardaigne, que
nous no connaissons ni d'Eve ni d'Adam, qui ne nous dit rien, à
qui nous ne disons rien... on nous accuse d'une négociation singu-
lière et si avancée (avec lui) qu'on date et on articule un ti'aité de
nous avec Turin. On sème la division entre Versailles et Madrid...
Nous sommes des traîtres, nous nous vendons, nous qui sacrifionB
nos troupes, nos généraux, nos conquêtes pour établir D. Philippe.
Je ne t'ai point aimé ; cruel, qu'ai-je donc fait?
« Ou l'on radote, en Espagne, ou on assassine... Vous avez des
traîtres parmi vous autres grands (1). On dit que vous avez un
ministère ennemi de la France et des roués qui cherchent à nous
tromper : nous mériterions bien qu'on en usât autrement ; c'est le
moyen que tout aille mal... Je ne résiste pas à l'évidence de l'aflec-
tation qu'il y a à jeter tant de défiance de nos négociations... Le
roi de Prusse, tout hérétique qu'il est... se lie à nous comme à lui-
même et davantage... La cour du roi (d'Espagne) nous mésestime-
t-clle davantage? »
D'Argenson, d'ailleurs, était dans son droit de maudire ces con-
séquences fâcheuses du traité de Fontainebleau, car cet acte diplo-
matique avait été conclu avant son ministère ; il en avait toujours
condamné l'imprudence et il considérait l'alliance espagnole, payée
au prix de telles promesses, comme un boulet qu'on s'était mis au
pied. Aussi, pour s'en délivrer, son imagination, toujours en tra-
vail, s'épuisait à chercher des expédions sans craindre même d'abor-
der les idées les plus hasardées. C'est ainsi qu'on le voit un jour
proposer sérieusement à Vauréal de pousser sous main l'Espagne
à faire sa paix particuUère avec l'Angleterre, afin que, dégagée par
cette défection, la France pût, en guise de représailles et en sûreté
de conscience, se dispenser de tenir sa parole. Il est vrai que peu
de jours après, passant d'une extrémité à l'autre, il l'autorise à
aller trouver la reine et à la rassurer une fois pour toutes, en lui
faisant la giiUtuteric (c'est son expression) de l'assurer par avance
que le roi ne considère ses conquêtes de Flandre que comme un
objet à échanger pour assurer l'établissement de l'infant. Vau-
réal, étonné, et souriant de se voir ballotté entre ces instructions
(1) Vauréal avait obtenu la grandesse à l'occasion du mariage de la Dauphiuc.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 731
contraires, lui fait observer d'abord que, si Londres s'entend avec
Madrid, la marine et le commerce français perdront un appui pré-
cieux contre les croiseurs britanniques, puis que, fût- on même
bien décidé à oiïrir en hommage à l'infant tout le fruit de nos vic-
toires, il faudrait encore éviter de s'y engager d'avance, pour gar-
der jusqu'à la dernière heure la liberté et le mérite du sacrifice.
Le ministre, alors dépité de ne trouver aucune issue pour sortir
d'une situation qui le gêne, n'a de ressource que de s'écrier avec
un gros soupir : m Ah ! cette reine d'Espagne ! cette reine d'Es-
pagne (1)! »
L'écho de cette impatience trop mal dissimulée arrivait rapi-
dement à Madrid : car entre les deux familles royales, désormais
si étroitement unies par un double mariage, c'était un échange
constant de correspondances, qui, de l'une à l'autre, ne laissaient
rien ignorer. La reine était donc parfaitement informée des senti-
niens que lui portait le ministre dirigeant de la politique de Louis XV,
et, ne se piquant pas elle-même de ménager ses termes, elle lui
rendait avec usure ses expressions d'irritation et de dédain.
L'incompatibilité d'humeur, devenant ainsi chaque jour plus pro-
noncée et plus aiguë entre les deux cabinets, avait un contre-coup
plus fâcheux encore sur le terrain militaire. Là, l'effet se faisait sentir
par des conflits constans entre les généraux commandant les armées
alliées. Un différend de cette nature, provenant de cette origine et
d'une extrême gravité, venait même de s'élever à la fin de la der-
nière campagne, au moment où l'hiver devait en interrompre les
opérations. De pareils débats sont fréquens entre des généraux
chargés de faire accorder ensemble les mouvemens de troupes
marchant sous divers drapeaux. Mais, d'ordinaire, c'est dans l'ad-
versité que la discorde éclate, alors que chacun des associés trouve
intérêt à se disculper, aux dépens d'autrui, des conséquences de
ses fautes ou des trahisons de la fortune. Cette fois, au contraire,
c'était de la victoire même, de l'excès de confiance qui en était la
suite, et à propos du parti qu'on en pouvait tirer, que naissait la
dissidence. Jamais campagne, en effet, n'avait été plus heureuse
q.ue celle que venaient de soutenir, pendant tout l'été del7A5, les
armées espagnole et française que, dans la langue militaire du
temps, on désignait sous le nom commun de (ri/llisp<n/s. Les suc-
cès de Maillebois, moins éclatans que ceux de Maurice, n'avaient
été ni moins complets, ni moins continus. Le vieux nitU'échal pa-
raissait retrouver sur ce théâtre des exploits de sa jeunesse les
réelles qualités qui avaient fait sa réputation et dont la défiiillance
(l) D'Argcnson à Vauréal, 29 mai, 13 juillet, 0 août 1745. — Vauréal à d'Argenson,
'20 juin, 20-27 août 1715. {Correspondance d'Espagne. — Ministère dos affaires
étrangères.)
732 REVUE DES DEUX MONDES.
s'était fait si tristement sentir dans son ingrate expédition de Prague.
Par une manœuvre, aussi bien combinée au point de vue politique
que militaire, il avait réussi à concentrer toute la lutte dans le champ,
d'ailleurs assez vaste, qui s'étend entre la rivière de Gênes et le cours
supérieur du Pô. Il pensait avec raison que, tant que Marie-Thérèse
était occupée en Allemagne, le véritable ennemi à poursuivre était
le roi de Sardaigne, qui, mal secondé par son alliée, pouvait être
écrasé par un vigoureux eflbrt. L'événement justifia sa combinai-
son : un mouvement de concentration très bien conduit réunit entre
Gênes et Alexandrie les troupes espagnoles venant de Bologne et
de Modène et les troupes françaises entrées en Italie par la Pro-
vence et suivant le littoral de la Méditerranée. Devant leur attaque
vivement poussée, toutes les places fortes qui garnissaient cette
contrée et dont plusieurs, comme Acqui et Tortone, avaient une
véritable importance, durent successivement capituler. Charles-
Emmanuel, accouru pour prendre la tête de ses troupes, mais fai-
blement secouru par un détachement autrichien, dut reculer jus-
qu'à un angle étroit de terrain formé entre le Pô, le Tanaro et la
petite rivière du Scrinio, où, forcé enfin de livrer la bataille, il la
perdit complètement. P»ien ne put résister à l'admirable élan des
colonnes françaises, franchissant le Tanaro sous le feu de l'armée,
le soldat ayant de l'eau jusqu'à la ceinture. Ce combat de Bassi-
gnano, demeuré un des plus beaux faits d'armes de nos annales,
mériterait (on l'a justement observé) d'être tiré de l'oubli où les
imprudences et les malheurs qui suivirent l'ont malheureusement
trop tôt laissé tomber. Charles-Emmanuel repassa le Pô en pleine
déroute, ne songeant plus qu'à couvrir Turin, et laissant en la pos-
session des vainqueurs Asti, Valence et Casai ; le seul point qui
fît encore résistance sur la rive droite du fleuve était la citadelle
d'Alexandrie, la ville elle-même étant occupée par des bataillons
français et espagnols. Les Autrichiens, non moins déconfits, se
réfugièrent à Novare.
Le bon sens disait que, l'opération ayant si bien réussi, il con-
venait avant toutes choses de la mener à fin. On tenait le pied sur
la gorge du roi de Sardaigne : en appuyant, on le forçait de deman-
der merci. Le projet de Maillcbois fut donc de maintenir, pendant
le repos forcé de l'hiver, les troupes des deux armées réunies sur
le terrain qu'elles venaient de conquérir, achevant d'assurer la sou-
mission d'Alexandrie par un blocus étroit, et menaçant ainsi Charles-
Emmanuel de fondre sur lui, au premier jour, avec une force irré-
sistible et de le faire prisonnier dans sa capitale. Mais ce plan, qui
était la sagesse même et auquel adhéraient le commandant de l'ar-
mée espagnole, le comte de Gages et l'infant lui-même qui l'accom-
pagnait, dut être envoyé à Madiid, où toutes les questions (même
ETUDES DIPLOMATIQUES. 733
de tactique et de stratégie) étaient remises à la souveraine décision
de la reine, et n'eut pas la chance de lui agréer. La raison de son
déplaisir était simple et elle n'en fit pas mystère. Le territoire oc-
cupé par les Gallispans ne faisait pas (sauf quelques parcelles de
peu d'importance) partie des provinces dont le traité de Fontaine-
bleau avait promis la souveraineté à l'infant Philippe : or c'étaient
ces possessions (dont elle se croyait déjà la maîtresse légitime) sur
lesquelles Elisabeth voulait avant tout mettre la main, persuadée
qu'une fois qu'elle les détiendrait, personne ne saurait plus l'en
faire départir. Elle entendait donc qu'on ne perdit ni un jour, ni
une heure pour s'en emparer. Déjà, avant même le plein succès
obtenu par la victoire de Bassignano, informée que les duchés de
Parme et de Plaisance ne renfermaient plus que de faibles garnisons
autrichiennes, elle avait exigé qu'un détachement de l'armée espa-
gnole fut expédie immédiatement pour s'en rendre maître, et aux
représentations que Vauréal lui faisait sur le danger d'aflaiblir,
ainsi, à la veille d'un engagement décisif, le corps principal de ses
troupes : « Parme est ma patrie, lui avait-elle répondu, l'infant
y sera comme chez lui : les habilans s'y souviennent de lem- an-
cienne maîtresse; vous verrez comme nous y serons reçus. »
La prévision s'étant trouvée justifiée (puisque la ville de Parme
et celle de Plaisance ouvrirent leurs portes presque sans résistance),
la reine se trouva encouragée à exiger qu'au lieu de prendre ses
quartiers d'hiver sur la rive di-oite du Pô, son armée franchît har-
diment le fleuve, entrât dans le Milanais et vînt, malgré la rigueur
de la saison, mettre le siège devant la capitale de ce duché. Cette
fois l'imprudence étant évidente et la déraison palpable, la résis-
tance du général français sur place, et des deux frères d'Argenson
(l'un chargé de la diplomatie et l'autre de la guerre) à Paris, fut
des plus vives. 11 y eut, entre les deux cours, un échange de cor-
respondances très amères, et Vauréal dut emprunter les couleurs
les plus vives de sa palette pour peindre les scènes violentes qu'il
eut à subir : « J'ai trouvé la reine, écrit-il dans un de ses récits,
dans un si grand degré d'exaltation qu'il me fut impossible de dire
deux mots suivis : la reine ne me laissait pas parler : il n'y eut
guère plus de suite dans ses discours. Ce n'étaient que des phrases
commencées et non achevées... ^Jous savons ce que nous avons à
faire,., on veut nous mener comme des enfans,.. il faut bien que
chacun songe à soi... Enfin elle se leva une demi-heure plus tôt qu'à
l'ordinaire (l'audience était donnée au lit, suivant l'habitude), le roi
d'Espagne lui dit qu'il était trop tôt; elle répondit : « Je veux ni'en
aller, restez si vous voulez.» Le roi d'Espagne me paraissant em-
barrassé, je crus devoir me retirer. » Bref, il n'y eut moyen de
rien obtenu*, et l'ordre lut envoyé au comte de Gages de marcher
73/l REVUE DES DEUX MONDES.
suiMilaii [diU-il être battu). On ne laissait à Maillebois qu'un faible
couliogent espagnol pour continuer, sous ses ordres, l'occupalian
de Valence et le blocus de la citadelle d'Alexandrie. De son côte,
le ministère français fit défense à Maillebois de suivre cette course
imprudente. Ainsi, la désunion était patente : la concentration, celte
sage manœuvre qui avait assuré le succès, était détruite : les armées
alliées, répandues sur une ligne d'opération d'une étendue démesu-
rée, ne pouvaient plus s'appuyer ni se seconder l'une l'autre. L'ar-
mée française, laissée seule et obligée, pour maintenir ses commu-
nications, de conserver des corps détachés en observation sur les
rives de la Méditerranée et en vue des passages des Alpes, ne pou-
vait plus elle-même pourvoir qu'insulfisamment à la délénse des
poiiits occupés. En un mot, la situation, tout à l'heure si forte, rede-
venait ti'ès précaire ; si l'ennemi reprenait ses sens, on était à la merci
d'un coup de sm'prise ou d'audace.
H.
D'Argenson avait plus d'un motif pour être vivement conti'arié
de l'envahissement du Milanais, fait si imprudemment par les géné-
raux espagnols. Car, quelle que lût la conséquence de celte témé-
raire entreprise, — qu'elle lût couronnée de succès et aboutît à
mettre en ire les mains d'Ëlisabetli la moitié de laLombardie, ou
bien que Charles-Emmanuel, averti de l'imprudence, en profilât pom-
rétablir lui-même ses afiaires désespérées par un acte de vigueur,
— l'une et l'autre hypothèse contrariaient également un vaste plan
au(}uel le ministre français tra\ aillait au même moment avec ardeur
et dont il attendait, en même temps que le bien de l'Europe et de
la France, l'éternel honneur de son nom. Ce projet, très largement
conç'U, comme on va le voir, consistait à détacher le roi de Sar-
daig-ne de l'alliance de Marie-Thérèse pour le faire entrer dans une
ligue de tous les princes italiens tendant à affranchir la péninsule
de la domination autrichienne. Aussi, quand il alïirmart à Vauréal
(conmie nous venons de l'entendre dire tout à l'heure) qu'il ne con-
naissait le roi de Sardaignc ni d'Eve ni d'Adam et n'échangeait avec
lui aucune parole, ce langage, qui n'était qu'à moitié conforme à la
vérité en août, ne l'était déjà plus du tout trois mois après, en dé-
cembre. A ce moment, au contraire, une négociation était bien en-
gagée à Turin, même très vivement poussée et à la veille de réussir.
Avec tout autre qu'un fds de Victor- Amédée, la proposition de
passer, en pleine guerre, d'une alliance à la contraire aurait
été embarrussante à faire et sûrement repoussée. Mais à l'héri-
tter du prince qui a\ait dû son litre royal à plus d'une ti*ans-
action et d'une transition de ce genre, l'offre pou\ait être faite
&
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 735
avec une chance suffisante d'être, sinon accueillie tout de suite,
au moins écoutée sans répugnance. €'était, j<î l'ai déjà dit,
la tradition de la politique piémontaise (et ne &ur\'it-elle pas encore
aujourd'hui avec quelques changeracns de mots et de noms ?) ée
tenir constamment la balance égale entre les maisons de Bourbon
et d'Autriche, afin ée pouvoir, à chaque moment, la faire incliner
au gré de son intérêt, en laTeur de l'une oia de l'autre des deux
puissances rivales. Et pour conduire d'une main plus &ûre ce jeu
délicat d'équilibre, et ne jamais manquer l'occasion d'un change-
ment de front opportun, la noble famille de Carignan avait soin
d'avoir toujours, ou l'une de ses branches résidant auprès de cha-
cune des deux cours, ou l'un de ses membres engagé au service
de chacune des deux armées. C'étaient autant d'observateurs bien
intormés, prêts à devenir au premier jour des porteurs de paroles
officieuses. C'est ainsi que, pendant toute la guerre de la succes-
sion d'Espagne, tandis que l'illustre prince Eugène (lui-même fils,
comme on sait, d'une nièce de Mazarin) était à la fois le défenseur
et le conseiller du saint-empire, à Versailles, la duchesse de Bour-
ogne, à Madrid, la reine, première femme de Philippe V, entrete-
naient avec Yictor-Amédée, leur père, ime correspondance dont la
tendresse filiale ne faisait pas toujours tous les frais. Et depuis la
mort de Louis XIV, pendant que le cabinet piémontais continuait à
se livrer à ces alternatives d'hostilité et d'amitié pour la France,
on n'avait pas cessé de voir à Paris un hôtel de Carignan, occupé
avec éclat par un prince, proche héritier du trône. Le prince Tho-
mas (c'était son nom), banni de sa patiie, parce qu'il y était criblé
de dettes, était venu refaire sa fortune à Paris, en obtenant l'autori-
sation d'ouvrir et d'alfermer une maison de jeu. Le prince veniùt de
mourir; mais la princesse sa femme, qui lui survivait, tenait de
plus près encore que lui à la maison régnante, car elle était la fille
légitmiée de la belle M"^^ de Verue, noble demoiselle de la maison
de Luynes, qui avait régné pendant de longues années sur le cœur
de Victor-Amédée : elle se trouvait ainsi la propre sœur de Charles-
Emmanuel et la propre tante de Louis XV. Avec les biens que son
époux lui avait laissés, accrus par une large pension que son royal
neveu lui assignait sur le trésor français, ©lie tenait un grand état de
maison ; elle avait confié l'administration de ses revenus à un con-
seiller d'état du Piémont, le comte de Montgardin , qui habitait on cette
qualité auprès d'elle. Personne ne doutait que cet intendant, de haute
volée, ne fût un agent secret dont la correspondance avec Turin trai-
tait de tout autre chose que des alïaires privées de la prmces&e (1).
(1) Sur la siLuation du priuce et de la princesse de Carignan à Paris, consulter SarJ-
Simon, t. x, cli. x\, et t. xvui, ch. ^"-'^ — Luynes, t. iii, p. iG'2. — Barbier, août 17(1.
— D'Argenson lui-même dit dans ses Mémoires, t. iv, p. 275 : m Le roi de Sarduig-ne
736 REVUE DES DEUX MONDES.
D'Argenson a\ait donc là un moyen tout trouvé d'avance pour
entrer en conversation avec le roi de Sardaigne; aussi (quoi qu'il en
eût dit) dès le milieu de l'été, il avait déjà cherché à sonder le ter-
rain par l'intermédiaire d'une dame de compagnie de la princesse.
— (( La France et la Sardaigne, disait-il, dans une lettre qui ne
tarda pas à passer sous les yeux du comte de Montgardin, ne pour-
raient-elles pas s'entendre sans intermédiaire ? Nous commencerions
entre nous la symphonie ; si les instrumens ne pouvaient s'accor-
der, on jetterait la musique au feu et il n'en serait plus question. »
L'ouverture, sans être écartée, fut reçue avec froideur, le roi fai-
sant répondre qu'en aucun cas il no pouvait rien conclure sans
le concours de ses alliés d'Autriche et d'Angleterre. C'était le prendre
de haut, mais la déroute de Bassignano fit promptement baisser
le ton, et ce fut le ministre des afi'ah-es étrangères de Piémont, Gor-
zegue, successeur de d'Ormea, qui engagea Montgardin à frap-
per lui-même à la porte restée entr'ouverte. Montgardin fit deman-
der qu'on lui désignât une personne de confiance qu'il pût entretenir
en liberté et en secret.
D'Argenson fit choix pour cette mission confidentielle du rési-
dent de France à Genève, Champeaux, alors de passage à Paris,
mais qui, vivant habituellement dans le voisinage de la Savoie,
pouvait avoir plus d'une aflaire à traiter avec l'intendant de la
famille de Carignan. Les deux négociateurs officieux se rencon-
trèrent en octobre 17/15, dans le jardin des Capucins de la rue
Saint-Jacques.
Dans les dispositions pacifiques qui paraissaient communes, et
sous la pression de telles circonstances, s'il ne se fût agi que d'un,
arrangement diplomatique ordinaii*e à conclure entre les deux cabi-
nets de Versailles et de Turin seulement, suivi ou précédé d'un
armistice local, les choses auraient pu marcher assez vite, et la
négociation tenue, pour ainsi dire, terre à terre, aurait avancé sans
rencontrer d'obstacle. Mais l'esprit de d'Argenson, qui tendait au
grand, ne s'enfermait pas dans des vues si étroites. Il ne se con-
tentait nullement ni d'une nouvelle délimitation de frontières, ni
d'un nouveau partage (pareil à ceux qui avaient été faits à tant de
reprises depuis deux siècles) des provinces septentrionales de l'Ita-
lie. Ce qu'il méditait, c'était la reconstitution de la Péninsule tout
entière, sur des bases rationnelles et d'après un type idéal. C'est
ce qu'il définit lui-même dans ses mémoires en ces termes : For-
mer une république et iDUsOciat ion êlcrnelle des puissances italiques,
comme il y en a une germanique, une butaoique et une helvétique.
Le point capital de cette conception était de repousser pour ja-
connait notre cour, il y a d'excellens espions, nous les souffrons à l'hôlel de Carignan ;
ils suQl Irùs clairvoyuus vl l'iubtruiseut de tout ce qui se passe ici. »
l
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 737
mais, au-delà des Alpes, toute domination étiangère afin d'établir
ensuite entre les souverains de nationalité italienne un lien fédéral.
C'était un plan que d'Argenson disait tenir de son maître en poli-
tique, le ministre Chauvelin, dont il s'était préoccupé dès le lende-
main de son entrée au ministère, et dont il avait à plus d'une re-
prise, dans des méditations solitaires, essayé de tracer les grandes
lignes et d'esquisser en quelque sorte l'ébauche (1).
L'idée était généreuse et le temps a fait voir qu'elle était con-
forme au vœu des populations. Mais à l'époque où nous sommes,
le vœu des peuples, dont ils n'avaient eux-mêmes qu'une conscience
assez contuse et qu'ils n'exprimaient qu'à voix basse était rare-
ment consulté dans les délibérations dont dépendait leur destinée.
Et quant aux souverains d'Italie, l'idée de d'Argenson était trop
étrangère à leurs habitudes pour pouvoir être facilement agréée
par eux. Peut-être même qu'un ministre moins prompt que d'Ar-
genson à s'élever au-dessus des faiblesses de l'humanité, et plus
attentif à étudier les ressorts vulgaires de la politique, aurait de-
viné que de tous les princes italiens qu'il appelait à concourir à son
dessein, celui qui devait s'en montrer le moins séduit, c'était pré-
cisément celui auquel il allait le proposer avant tout autre, le roi
de Sardaigne.
C'eût été la première fois, en effet, qu'on aurait vu les hommes
d'état piémontais, gens habiles et pratiques avant tout, se vouer
avec une loyauté chevaleresque à la poursuite d'une idée patrio-
tique. Les petits louveteaux de Savoie, comme les appelait le car-
dinal d'Ossat, avaient bien des dents très aiguisées pour défendre
leur bien ; mais quand les avait-on vus jouer le rôle de chiens de
garde pour l'indépendance de la patrie italienne? Aux temps hé-
roïques où Florence et Milan défendaient leur liberté républi-
caine contre l'oppression de l'empire, les ducs de Savoie avaient
toujours passé avec indifférence, suivant l'occasion du moment,
des rangs des Guelfes à ceux des Gibelins. Puis je viens de
(1) C'est ce qu'atteste une pièce de sa main insérée dans les correspondances de
Turin du ministère, sous la date évidemment fausse de février 174(3. 11 doit y avoir
dans cette indication une erreur, au moins d'une année; car, en février 17i6, la négo-
ciation avec Turin était déjà engagée et presque menée à fin sur des bases tout à fait
différentes de celles qui sont indiquées dans ce document. Plusieurs passages, d'ail-
leurs, indiquent que la pièce a été rédigée antérieurement à la mort de Charles VII,
c'est-à-dire dans les deux premiers mois du ministère de d'Argenson. Elle est suivie
d'une sorte d'allocution adressée au pape, afin de le décider, au nom des souvenirs
de la lutte des Guelfes et des Gibelins, à se ranger du côté de ceux qui voudraient
affranchir l'Italie de la domination autrichienne. Rien de plus curieux que de voir
d'Argenson ultra-gallican, et imbu de tous les préjugés parlementaires, invoquer
l'exemple de Grégoire VII et d'Innocent III.
TOME xcvi. — 1889. 47
73S REVUE DES DEUX MONDES.
rappeler que, quand les deux grandes puissances ultramoii-
taines avaient choisi l«s rives du Pô pour le théâtre habituel de
leurs combats, bien loin de se plaindre de la double invasion
étrangère, on s'en était souvent applaudi à Turin, comme d'un
moyen de faire acheter son alliance au plus offrant. Aussi, quand
bien même il se lût réellement agi, dans le plan de d'Argenson, de
chasser d'Italie twute influence extérieure sans distinction, Charles-
Emmanuel aurait probablement vu avec regret disparaître une
concuri-cnce dont ses aïeux avaient si largement profité. Mais la
proposidorx ne se présentait pas même avec ce caractère d'impar-
tiahté, car deux choses étaient également impossibles au ministre
français : l'une de laire descendre, au midi de l'Italie, l'infant don
Carlos du trône de Naples où il régnait paisiblement; l'autre de ne
pas réclamer, au nord, une part quelconque (fut-elle réduite) de la
dépouille de l'Autriche en fa,veur de l'infant Philippe, le gendre de
Louis XV, pour qui les armées françaises venaient de combattre
et de vaincre. En sorte que, dans le conseil fédéral où on offrait à
Charles-Emmanuel d'entrer, il se serait trouvé assis à côté de deux
princes de la maison de Bourbon, passant, à tort ou à raison, pour
inléodés à la France, soit par le souvenir de leur origine, soit par
un lien étroit de parenté. L'idée d'aliéner sa liberté en faveur d'un
conseil ainsi composé aurait fait reculer même un souverain moins
connu pour la recherche âpre et égoïste de ses intérêts personnels.
Il était certain d'avance qu'elle ne serait même pas sérieusement
discutée, et c'est ce que ne se font pas faute de représenter les
historiens piémontais de nos jours, quand leurs nouveaux compa-
triotes s'étonnent que l'Emmanuel du xviii* siècle se soit montré
moins pressé que celui du xix*' de concourir à un plan qui portait
l'étiquette de l'indépendance italienne (I).
Etait-ce donc sous l'empire d'une vérit)able illusion ou simple-
ment pour ne pas laisser tomber une négociation qui lui donnait
un rôle important que Champeaux, revenant du jardin des Capu-
cins de Saint-Jacques, rendait compte dans les termes suivans de
son entretien avec son interlocuteur piémontais : — « Je lui ai pro-
posé le beau et grand projet de soustraire l'Italie à la tyraimie et à
l'aN^rice des Allemands. Je lui ai expliqué en même temps que le
roi se proposait de procm'er aux princes d'Italie une mdépendance
dont les princes allemands ne les ont jamais Laissé jouir : qu'il se
ï)roposait aussi de prendre des mesures pour que ces princes ne
lussent plus obligés à l'avenir de prendre part malgré eux à des
guerres qui leur sont étrangères et pour qu'ils ne fussent plus ex-
posés à voir leur pays ravagé à l'occasion de ces guerres ; il m'a
(1) Carutti, Storia di Carlo Emmanuele III, i. i, p. 300 et suiv. *
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 739
paru qu'il sentait toute la beauté de ces idées et m'a marqué de
l'empressement pour être informé des moyens que le roi prendrait
pour les exécuter (1). »
La satisfaction que ce compte-rendu flatteur causa à d'Argenson
ne devait pas être de longue durée. Encouragé ainsi à s'expliquer
plus nettement, il rédigea lui-même et fit remettre à Montgardin
un projet de confédération, où, donnant carrière à son imagination,
et traçant des lignes de démarcation à sa fantaisie sur la carte de
la péninsule, il faisait à son gré une répartition idéale des terri-
toires. Le roi de Sardaigne devait recevoir la plus grande partie
du Milanais, mais céder en échange toute une lisière du territoire
piémontais longeant la rive droite du Tanaro à l'infant Philippe,
dont la part serait complétée par les duchés de Parme et de Plai-
sance. La république de Venise aurait Mantoue, et celle de Gênes
tout le littoral de la Méditerranée, jusqu'à l'entrée de la Provence ;
enfin la Toscane serait attribuée au prince Charles de LoiTaine.
Bien entendu que ni le beau-frère de Marie-Thérèse, ni l'infant,
ni sa mère, n'avaient été consultés sur le partage et qu'il n'y avait
pas la moindre raison de supposer qu'aucune des parties pre-
nantes fût, ni satisfaite de son lot, ni pressée de le recevoir. Le tout
était pourtant terminé par une déclaration que devaient signer les
luiurs confédérés italiens, où il était exposé qu'il y a longtemps que
« l'Italie gémit sous les prétentions des Allemands, qu'enfin les
princes italiens sont résolus de se soustraire à l'autorité que l'Al-
lemagne prétend exercer sm' eux, en vertu de titres imaginaires ;
qu'ils protestent de ne vouloir plus reconnaître que l'empire ait
droit de seigneur suzerain sur aucune portion de l'Italie ; qu'ils
sont décidés à l'avenir de jouir d'une indépendance absolue, telle
qu'ils la tiennent de Dieu et de leur naissance; qu'enfin la dénomi-
. nation de l'empire romain ne peut avoir, selon eux, d'autre sens
que de désigner la religion des empereurs d'Allemagne. Le roi de
France déclarerait, de son côté, sa résolution de prêter main-forte
à ces revendications, il faudrait tâcher d'amener le pape à adhérer
à ce traité (2) » .
La réponse ne se fit pas attendi-e, et fut aussi sèche ([ue précise.
Tout l'échafaudage de d'ArgiMison était détruit dès les premières
hgnes comme si on eût souille dessus : « Le principe, disait un
mémoire remis dès le 1" novembre par Montgardin à Champeaiix,
de mettre les Allemands hors de l'Italie et de ne plus leur laisser
aucune autorité, serait si odieux à toute l'Allemagne, sans exclu-
(1) Champeaux à d'Argenson, 27 octobre 1745, {Correspondance de Turin. — Minis-
tère des affaires étrangères.)
(2) Carutti, vol. i. Appendice A. Colle pièce est également citée dans l'écrit de
31. Eugène Rendu, intitulé l'Italie et l'empire d'AUeinuijne, p. Ui5.
7A0 REVUE DES DEUX MONDES.
sion, qu'il pourrait plus aisément attirer la guerre en Italie
qu'assurer sa sécurité, car le corps de l'empire, qui se réunirait tôt
ou lard, ne voudrait pas souffrir une telle diminution : surtout
l'acte qui est proposé à l'article 9 (la déclaration d'indépendance)
abolirait lous les titres anciens et primitifs de la maison royale
(de Sardaigne) et renverserait les lois fondamentales du pays.
De plus, cet acte serait criminel et donnerait à perpétuité aux
empereurs un droit légitime pour dépouiller le roi et ses succes-
seurs (1). »
Après une déclaration préalable de cette nature, qui ruinait le
fondement même du projet français, il n'était pas besoin de dis-
cuter en détail les dispositions territoriales proposées. Aussi le
mémoire se bornait à exprimer le doute que la prudente république
de Venise (qui depuis le début de la guerre ne songeait qu'à se
tenir à l'écart et à se mettre à l'abri de tous les coups) voulût se
charger de Yodiosilé et de l'engagement que lui donnerait l'acqui-
sition de Mantoue contre le gré de ses possesseurs. Enfm, et comme
conclusion, « le roi souhaite sincèrement, était-il dit, la réconcilia-
tion avec la France... il sait que Sa Majesté très chrétienne la sou-
haite aussi; mais, comme elle ne pourrait jamais se faire sans dé-
truire en grande partie le système du projet dont il est question,
Sa Majesté espère que la cour de France n'y insistera pas davan-
tage, mais qu'elle voudra bien s'expliquer sur les autres points
plus favorables qu'elle a fait espérer. »
On était donc très loin de compte ; mais d'Argenson, épris de la
grandeur de son dessein, n'était pas homme à se décourager pour
un premier échec, et Champeaux, déçu dans les espérances qu'il
avait fait concevoir, ne voulait pas non plus se résigner à sa décon-
venue. L'un et l'autre se persuadèrent aisémentque, s'ils étaient mal
appréciés, c'est qu'ils étaient mal compris, et qu'une traduction infi-
dèle avait défiguré leur pensée. Champeaux offrit î et d Argenson
se prêta lacilcment à ce projet) d'aller lui-même entretenir direc-
tement Charles-Emmanuel et son ministre de ce que le plan d'une
confédération italienne avait de beau en soi et d'avantageux pour
la dynastie de Savoie. La difficulté était de pénétrer en terre en-
nemie sans être reconnu et arrêté. De plus, il importait d'aller très
vite pour que le dessein ne fût pas ébruité, et surtout qu'aucun
indice n'en arrivât aux oreilles de la reine d'Espagne, qui ne pour-
rait manquer d'entrer en lureur à la seule pensée de se voir frus-
trée de la possession déjà presque acquise du Milanais et renme-
rait certainement ciel et terre, si elle était prévenue à temps, pour
faire tout échouer.
(1) Carutii : Appendice. — Cette pièce n'est pas citée daua l'uuvrage dj M. Reudu.
ETUDES DIPLOMATIQUES. 741
Toute une série de précautions était donc nécessaire, et le roi,
en propre personne, ne dédaigna pas de régler le détail. Louis XV,
en effet (qui s'y serait attendu?), si lent à s'émouvoir et si indiffé-
rent d'ordinaire, avait pris cette fois l'affaire singulièrement à cœur.
C'était lui, nous assure d'Argenson, qui avait tracé de sa main la
future répartition des territoires, se montrant très bon géographe,
au fait de la nature et de l'importance de toutes les positions topo-
graphiques, et très flatté de laire voir ses connaissances. Je suis
tenté de croire aussi que ce qui lui plaisait le mieux dans cette
opération occulte, c'était précisément le mystère dont il conve-
nait de l'envelopper, car, par un penchant vraiment étrange pour
un souverain presque absolu, il aimait à agir dans l'ombre, à
faire mouvoir des ressorts cachés : penchant qu'il garda jusqu'à la
fin de ses jours et qui le conduisit (j'ai eu occasion de le raconter
ailleurs) à organiser toute une diplomatie secrète, opérant à l'insu,
et souvent à l'encontre de sa diplomatie officielle. Pour le moment,
il se bornait à conspirer avec un de ses ministres, en cachette de
tous les autres ; car il avait sévèrement défendu à d'Argenson d'en-
tretenir du projet en question aucun de ses collègues, et d'Ar-
genson, flatté de se trouver ainsi en tête à tête avec le maître et
seul confident de sa pensée, n'en était que plus attaché à l'heu-
reuse idée qui lui taisait faire un si grand pas dans la faveur
royale (1).
« Je trouve bon, écrivah le roi, que Champeaux aille à Turin,
qu'il soit bien déguisé, car il doit être connu dans ce pays-là, et
qu'il n'y demeure que quatre jours, après quoi toute négociation
sera rompue. » — Champeaux dut donc prendre un habit ecclé-
siastique, éviter les routes ordinaires, où des rencontres lâcheuses
eussent été possibles. Le soi-disant abbé Roussct partit ainsi de
Paris, le 5 décembre, franchit à cheval le grand Saint-Bernard,
par un froid intense, à travers des précipices et des fondrières, et
le 20 au soir, il débarquait à Turin, sans que rien eût trahi son
incognito (2).
Cette fois, les précautions étaient prises pour éviter les malen-
tendus et dissiper les méfiances. Le négociateur clandestin appor-
tait trois propositions qui, bien que fiées l'une à l'autre et formant
un tout complet, pouvaient être débattues séparément. La pre-
mière n'avait évidemment pour but que de séduire, et, si on peut
ainsi parler, d'allécher le roi de Sardaigne, car on ne lui parlait
que de ses intérêts, de ses droits au duché de Milan, dont il avait
(1) Journal el Mémoires de d'Argenson, i. iv, p. 285.
(2) Jourml et Mémoires de d'Argenson, t. iv, }>. 280, 287. — Cluimpcaux à d'Argen-
son, décembre 17lô. (Correspondance de Turin. — Ministère dos affaires étrangères.)
7/».'^ REVUE DiES DEUX MONDES.
ajoui nô, mais non pas abandonné la revendication par le traité de
Wcrms, et auxquels la France se montrait prête à apporter son
appui. Elle ne demandait en échange qu'un établissement pour
l'inlant Philippe en Italie, et pour elle-même une rectification de
territoire peu importante sur les frontières de la Provence et du
DaupliJné; de plus, la réintégration de son protégé, le duc de
Modène (époux d'une princesse française), dans le petit état dont
la guerre l'avait dépossédé; enfin, quelques faveurs pour la répu-
blique de Gênes, que les dernières conventions avaient maltraitée.
A ce prix, France, Espagne, Naples et Gènes marcheraient de con-
cert, — on osait l'assurer, — à une véritable croisade pour assurer
à Charles-Emmanuel la souveraineté de la Lombardie.
Le second projet avait peu d"imi)ortance : il ne s'agissait que de
régler le sort du duché de Mantoue, enlevé à l'Autriche, dans le
cas où le sénat de Venise refuserait de le recevoir en don.
Mais c'était dans le troisième document, élaboré et développé
avec un soin tout particulier et portant l'empreinte du talent comme
de l'ordre d'idées favori de d'Argenson, que le ministre français
avait déplo} é toute son éloquence. En tête venait un véritable ré-
quisitoire contre la tyrannie exercée en Italie par la domination
allemande : — L'empereur d'Allemagne, y éUiil il dit, se prétend
des droits sur l'Italie, et c'est en vertu de ces droits prétendus,
qu'il foule les peuples sans pitié et les pousse aux plus grands
excès par une série d'extorsioiu et de violences : il traite les
souverains italiens i gnotninieusement.. Les linncGS d'Italie sont en
droit de réclamer con/re ces prùUnliom et de les faire déclarer
nulles : ils sont fondés à prétendre quils sont absolument indé-
pendans et ne dépendent c^ue de Dieu seul. » Suivait alors le plan
d'une confédération à établir en Italie, et dont l'organisation était
prévue et décrite dans ses moindres détails. iSulle atteinte n'y
serait portée à la souveraineté illimitée de chacun dts contractans.
On leur demandait seulement de se regarder comme un seul et
même corps dont chacun d'eux n'est que membre, et d'agir
par un même esprit pour soutenir leur indépendance. Des gar-
nisons enti-etenues à frais connnuns défendraient les places
frontières et les passages des Alpes. Un contingent, fourni par
chaque état, entretiendrait une armée fédérale, qui ne s'élèverait
pas à moins de 80,000 hommes, et dont le roi de Sardaigne,
comme le plus puissant prince d'Italie, aurait le commandement,
s'il lui convenait de le prendre. Une assemblée, composée sur le
modèle de la diète germanique, réunirait les représentans des
divers états et déciderait tous les points relatifs au\ intérêts com-
muns. Enfin, un article spécial établissait ([u'cn aucun cas les pos-
sessions assignées aux deux princes de la maison de Bourbon (don
â
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 7Û3
Carlos au midi et don Philippe au nord) ne pourraient être réunies
sur une même tête (1).
Vains efiorts : les séductions comme les précautions vinrent
échouer contre l'humeur égoïste et méticuleuse du cabinet pié-
raontais. Champeaux, reçu par le ministre Gorzegue, en secret et
dans l'ombre, se mit inutilement, pendant les quatre jours qui lui
avaient été assignés pour remplir sa mission, en frais de rhéto-
rique. Au bout du cinquième entretien, un mémoire lui fut remis,
reproduisant les mêmes considérations que Montgardin avait déjà
été chargé de communiquer à Paris. Ce n'était presque pas la
peine d'avoir fait tant de chemin. Même crainte de blesser le corps
germanique et de réunir toute l'Allemagne contre soi, si on sem-
blait contester des droits reconnus depuis des siècles au saint-
empire, et sur lesquels étaient appuyés ceux de plusieurs princes
italiens, le roi de Sardaigne lui-même ne possédant certaines par-
ties de ses états qu'à titre de fief impérial. Ce serait faire une
trop grande impression de nouveauté, et il n'était pas sur, ajou-
tait le mémoire, non sans une nuance d'ironie, que la France elle-
même eût à s'en applaudir, car les droits de l'empire sur l'Italie
étaient reconnus en plusieurs endroits dans le traité de WestphaUe,
dont le roi de France était garant. // semble donc que la France
ait plus d'intérêt à conserver ce mê^he empire dans toutes ses pré-
rogatives que de l'en priver. N'avait-elle pas, à plus d'une reprise,
cherché, et tout dernièrement encore, réussi à prendre part à
l'élection de l'empereur dans un sens conlorme à ses intérêts?..
Il pourrait donc arrivei" tel cas où elle regretterait d'avoir dimi-
nué le bénéfice qu elle procurerait à quelqfie prince qui lui serait
uni ou d'alliance ou de sang.
Revenant à un argument plus sérieux, le ministre piémontais
concluait en disant qu'après tout, ce qui importait à l'indépen-
dance des princes d'Italie, c'était, non de contester le droit, mais
d'affaiblir, en fait, la puissance de leur voisin, attendu que, dès que
l'empire et son chef n auraient plus de force en Ittdie, l'autorité
qu'il pourrait y conserver ne se réduira plus qu'à une pure forma-
lité et cérémonie, qui ne jjeut faire du tort et de la peine à awun
prince, et moins à ceux qui y sont accoutumés depuis longtemps.
L'essentiel était donc de passer à la discussion des conditions effec-
tives de l'alliance proposée et des avantages matériels que chacun
en pouvait tirer. C'était le langage du sens pratique et de l'intérêt
bien entendu, allant di'oit au solide, au lieu de se payer de paroles
et de se nourrir de viande creuse ('2).
(1) Rendu, p. 151 et suiv. — Mémoire remis par M. de Champeau.v au cabinet de
Turin en décembre 1745.
(2) Rendu, p. 157, 158.
Jlill REVUE DES DEUX MONDES.
J'ai de la peine à croire qu'en baissant ainsi de plusieurs tons le
diapason auquel s'était élevée la dépêche française, le rusé Sa-
voyard n'ait pas involontairement souri. — u Si le roi de Sardaigne,
dit d'Argenson dans ses Mémoires, eût pensé avec plus de hau-
teur, il eût embrassé mon système avec plus de chaleur et moins
de défiance, il ne s'en fût pas découragé si facilement; mais on ne
saurait pénétrer l'âme de ceux avec qui on traite... Il gagnait à
cet alïranchissement général, à proportion de son petit état, plus
que n'a jamais fait aucun conquérant,., il obtenait le Milanais et
devenait chef des princes d'Italie : il y était à peu près ce qu'ont
été les empereurs de la maison d'Autriche en Allemagne. Plus
aguerri, plus puissant que les autres princes, il aurait eu le prin-
cipal ascendant à leur diète : il n'aurait trouvé que trop d'occur-
rences pour s'agrandir encore. L'indépendance féodale qu'il acqué-
rait sur les empereurs d'Allemagne était un pur gain pour lui, car
il n'aurait pas trouvé les Allemands moins disposés à le secourir
contre nous, si nous y avions donné lieu. Ainsi, ce lien de féodalité
si vanté pour son appui n'a jamais été qu'un mauvais prétexte : la
peur et la défiance l'ont seules mis en avant dans le cours de la
négociation. Tout le monde y gagnerait, l'empire même y eût ap-
plaudi; son tyran seul l'eût regretté et eût été furieux de cette
perte. Le pape Jules II a dit avec toute raison que l'Italie ne rede-
viendrait jamais heureuse et florissante qu'elle n'eût chassé les bar-
bares (c'est-à-dire les étrangers) hors de chez elle. Tôt ou tard
cela doit arriver, à en juger par l'évidence et la raison ; mais le
temps n'est donc pas encore arrivé (1). »
On ne saurait, en vérité, ce qu'il faut le plus admirer ici, ou de
la hauteur des vues prophétiques qui révélaient à d'Argenson un
avenir encore voilé de tant de nuages, ou de l'art souverain avec
lequel la maison de Savoie, cheminant à pas comptés et par un pro-
grès continu à travers les âges, a su toujours proportionner son
ambition à la possibilité pratique des résultats qu'elle était à portée
d'atteindre. En 17/i5, tout appel fait au patriotisme italien fût resté
sans écho : le grand dessein de d'Argenson devançait de plus d'un
siècle le cours des révolutions et de l'esprit pubhc. En s'y asso-
ciant prématurément, Charles - Emmanuel lâchait la proie pour
l'ombre ; le moindre pouce de terre à gagner lui sembla, comme le
grain de mil de la fable, avec raison préférable. Cent ans après, les
grandes maximes de droit populaire et d'indépendance nationale,
dont d'Argenson avait le pressentiment, s'étaient assez répandues
pour servir de puissant levier à la plus haute ambition. La prési-
dence d'une confédération italique alors n'a plus suffi : c'est sur la
(1) Journal de d'Argenson, t. iv, p. -2'î't.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 7hb
souveraineté de la Péninsule entière que l'heure a paru venue de
mettre la main. Ce qui était trop à une époque a semblé trop peu
à la suivante, et à chaque fois la fortune, secondant l'habileté du
politique, a justifié sa prudence ou récompensé son audace.
Le temps pressait cependant, et le délai fatal allait expirer; le
pire eût été de retourner à Paris les mains vides. Aussi dans la nuit
du 25 au 26 décembre, on finit par se mettre d'accord : Champeaux
remettant en poche tous les papiers qu'il avait apportés et aban-
donnant toute la partie théorique et grandiose dos idées qu'il était
chargé de défendre : le roi de Sardaigne, en échange, consentant à
quelques cessions territoriales auxquelles il s'était d'abord refusé,
entre autres à l'annexion de la ville d'Oneglia à la république de
Gênes. Séance tenante, les chevaux étant déjà mis au carrosse qui
devait emmener l'envoyé français, un acte fut signé dont la forme
assez peu régulière se ressentait de la précipitation et du trouble
de ses rédacteurs. Ce n'était ni une convention proprement dite,
ni même un préliminaire de paix, mais un simple mémorandum
signé de Gorzegue et contresigné par Champeaux.
Avec quelque hâte cependant qu'il fût procédé à la signa-
ture de ce singulier document, Gorzegue trouva encore moyen
d'y faire insérer dans les dernières lignes et comme en post-scnp-
tum un engagement auquel Champeaux fut bien obligé de consentir,
quoique rien dans ses instructions ne paraisse lui en avoir donné
l'autorisation expresse. Il dut promettre que, comme le but du
traité était, non de jouir de la paix, mais de continuer la guerre, la
France et l'Espagne fourniraient des subsides égaux à ceux que
Charles-Emmanuel avait, jusque-là, reçus de l'Angleterre (1).
Par une singulière coïncidence, ce même jour, 26 décembre, était
signée à Dresde la paix de Frédéric et de Marie-Thérèse qui allait
permettre à l'Autriche d'envoyer en Italie toute la masse de ses
troupes, délivrées de toute préoccupation en Allemagne. Il n'est pas
sûr que si, comme de nos jours, le télégraphe eût fait connaître
cette nouvelle à l'heure même, Charles-Emmanuel, informé du se-
(Ij Rendu, p. 163. On voit qu'à partir de la sig-nature de cet acte du 20 décembre,
il ne fut plus question du plan d'Indépendance et de confédération italienne. Les his-
toriens de nos jours (Michelet et Henri Martin entre autres) sont donc absolument
dans l'erreur quand ils attribuent l'abandon de ce projet généreux à l'opposition de
l'Espagne et à la faiblesse de Louis XV pour son gendre et sa bellc-fille. C'était la
volonté du roi de Sardaigne qui réduisait toute la transaction à un vulgaire traité de
partage territorial. Deux choses sont également dignes de remarque : c'est que dans
la négociation qui eut lieu à Dresde entre le ministre de France et le représentant de
Marie-Thérèse (et qui ne put aboutir), l'impératrice défendait avec persistance les
intérêts du roi de Sardaigne, qui la sacrifiait sans ménagement au môme moment, et
l'envoyé de d'Argenson soutint avec obstination les droits de l'infant d'Espagne dont
le môme ministre faisait bon marché à Turin !
746 REVUE DES DEUX MONDES.
cours puissant qu'il pouvait désormais attendre, eût été si pressé
de lâcher la partie.
L'inipaticncc étiiit grande à Paiis,et Cliam])caux, reçu par d'Ar-
genson à son débotté, lut emmené sur-le-champ à Choisy, où le roi
l'attendait. Au premier moment la satisfaction fut tivs vive et le
succès, si rapidement obtenu, semblait passer les espérances. Le
roi, aussi exalté que son ministre, examina avec soin les modifica-
tions opérées dans le projet de partage, débattit chaque point avec
une connaissance des faits, une précision de termes, et résuma le
débat, avec une ardeur qui s'élevait jusqu'à l'éloquence, dont
Champeaux (avait dit d'Argenson) resta dans la stupéfaction : il
ordonnait en maître, et discutait en ministre. A la reflexion pour-
tant, ce beau zèle subit quelque refroidissement, et des difficultés
apparurent qu'en conscience il n'était pas impossible de pré-
voir (1).
Ce n'était pas seulement d'Argenson qui ne se résignait pas sans
peine à voir s'évanouir la plus brillante partie de son beau rêve :
ce n'était pas seulement la forme insolite du document qui, lais-
sant plusieurs points obscurs, pouvait donner lieu à de grands
malentendus. Mais un courrier, parti le môme jour que Champeaux,
portait à Montgardin les pouvoirs nécessaires pour conclure un ar-
mistice entre les trois armées belligérantes, et Montgardin avait
ordre d'insister pour que cette suspension d'armes fût signifiée sans
délai aux trois armées en campagne. C'était une conséquence natu-
relle de l'accord intervenu, et la plus précieuse aux yeux de Charles-
Emmanuel, très pressé à son tour d'aller vite en besogne pour sortir
de la situation critique où il se croyait réduit. Cette demande, très
explicable à son point de vue, n'en jetait pas moins son nouvel allié
dans un extrême embarras.
Rien n'était détinitivement arrêté, en effet, tant que l'assenti-
ment de l'Espagne n'était pas obtenu : on s'en était porté fort
d'avance, sans qu'on eut même essayé de le réclamer, d'Argenson
pensant que la vraie manière de venir à bout d'Elisabeth était de
la mettre en face d'une décision prise et d'un fait accomi)li. Fort
de la confiance et de l'entrain qu'il voyait au roi, il s'était senti
prêt à braver sans sourciller des fureurs impuissantes : résolu, si la
reine criait trop haut, à la réduire au silence en la menaçant de
passer outre sans elle et d'abandonner l'Espagne, son armée et son
prince à leur mauvais sort. Au moment d'agir pourtant, et de dé-
chaîner un orage qui allait aNoir des échos dans l'intérieur royal,
lépreuve paraissait plus rude et le succès moins certain qu'à dis-
tance on ne s'en était flatté. En tout cas, d'ailleurs, il fallait au
(1) Journal cl Mémoires de d'Argenson, t. iv, p. 'IHb.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 747
moins quelques semaines pour envoyer la nouvelle à Madrid, l'y
faire prendre en douceur et attendre le retour du courrier. Et dans
l'intervalle, comment suspendre les opérations militaires, quand
aucun engagement ferme n'était encore pris et que tout pouvait
d'une heure à l'autre être remis en question? Comment promettre
qu'on pourrait arrêter la marche des Espagnols qui s'avanfaient au
même moment à fond de train à travers les plaines de Lombardie,
et, déjà maîtres de tout le plat pays, s'apprêtaient à mettre le siège
devant le château de Milan? Et la France elle-même, pouvait-elle,
sans avoir obtenu aucune garantie interrompre le blocus de la cita-
delle d'Alexandrie? a C'était là, dit d'Argenson dans ses Mémoires,
une grande difficulté... la citadelle était aux abois... Accordant
l'ai-mistice, il fallait lever le siège, et le roi de Sardaigne jouissant
de cette réalité pouvait nous lâcher ensuite, et nous nous expo-
sions à un éternel reproche de la part de l'Espagne... ne levant pas
le siège, il n'y avait plus d'armistice. J'avoue que je n'ai rien vu
de si embarrassant que le parti à prendre sur cela (1). » D'Argenson
n'ajoute pas que l'embarras était encore accru par ce fait, qu'à
Alexandrie, pas plus qu'ailleurs, on ne pouvait rien faire sans le
consentement des Espagnols, puisque les opérations du siège étaient
conduites, de compte à demi, par les deux armées alliées, et que le
commandant qui y présidait, en vei'tu de la supériorité de son
grade, était le comte de Lasci, officier au service de don Philippe.
La question étant, à tout prendre, plus militaù-e que diploma-
tique, force était de recourir au jugement d'une autorité compé-
tente. Persistant dans son svstême de mvstère, le roi aurait voulu
pourtant éviter encore de s'ouvrir avec son ministre de la guerre.
Il proposait de consulter le vieux maréchal de Coigny, qui avait au-
trefois commandé des armées en Italie. D'Argenson éprouva plus
de scrupule et força en quelque sorte la main au roi pour que le
comte, son frère, fût averti d'un point qui mettait sa responsabilité
si fort en cause et appelé à se prononcer {•ï).
La surprise du comte, en apprenant l'état des choses et le point
où elles étaient déjà avancées, fut extrême et son méeontent(Muent
visible. D'heure en heure, il attendait la nouvelle de la i-eddition de
la citadelle où la famine commençait déjà à se faire sentir. La
pensée de lâcher prise sur la foi d'une parole en l'air et d'un pa-
pier en partie inintelligible lui causa une sorte d'indignation, qu'il
ne cacha pas. D'Argenson croit devoir imputer le déplaisir qu'il
laisse voir à la jalousie du succès fraternel. 11 n'y a vraiment pas
lieu d'aller chercher si loin pour comprendre quelle répugnance un
(1) Journal et Mémoires dé rf'.-l**f7enson, t. vu, p. 290.
(2) Journal de d'Argenson, t. vu, p. "Wi.
7^8 REVUE DES DEUX MONDES.
ministre de la guerre devait éprouver, à la pensée de compromettre
le fruit d'une longue opération, à la veille de la voir réussir, et de
faire déposer les armes à des troupes victorieuses.
Pour gagner du temps et sortir d'embarras , on aurait voulu
décider le comte de Montgardin à entrer en discussion afin de con-
vertir pour le moment, sinon en traité définitif, au moins en prélimi-
naires de paix réguliers l'acte informe du 26 décembre. Le délai
nécessaire pour opérer cette transformation aurait été employé à
demander et à laisser revenir le consentement de Madrid. Mais
Montgardin, alléguant qu'il n'avait d'autre pouvoir que celui de
signer un armistice, se refusa absolument, même à engager la
conversation sur ce terrain. Le parti fut pris alors dans le petit
conseil royal de rédiger soi-même ces préliminaires, en prenant
pour base le partage des territoires tel qu'il venait d'être convenu
à Turin et de renvoyer Champeaux demander au cabinet piémon-
tais une adhésion à laquelle dans de telles conditions (si son désir
de paix était sincère) il ne pourrait guère se refuser. Entre temps,
on enverrait à Madrid le même texte, et toutes les signatures néces-
saires pour faire un acte parfait pourraient être réunies le même
jour. Tout se trouva prêt le 19 janvier pour cette double expédition.
Même réduit à ces proportions, le retard n'était pas sans incon-
vénient. Pendant ces allées et venues, en effet, la nouvelle du traité
signé à Dresde, entre la Prusse et l'Autriche, venait d'éclater et se
répandait avec bruit en Europe ; chacun comprenait que Marie-Thé-
rèse, affranchie à ce prix de toute crainte en Allemagne, allait por-
ter tous ses efïorts sur l'Italie pour y chercher une revanche des
tristes nécessités qu'elle subissait en Bohème. En même temps, le
prince Edouard perdait du terrain en Ecosse, et les menaces de
l'expédition maritime confiée au duc de Richelieu s'évanouissaient
en fumée. L'horizon, si sombre naguère, s'éclaircissait ainsi de tous
côtés autour de Charles-Emmanuel, qui pouvait se voir secouru à la
fois par les armées autrichiennes et par la marine anglaise. Dans
ces conditions nouvelles, allait-on le retrouver animé des mêmes
sentimens pacifiques? Serait-il fidèle à la parole donnée, et en hé-
sitant à en prendre acte, le ministre français ne lui oiTrait-il pas
lui-même la facilité de la retirer? Privé du soulagement immé-
diat qu'il attendait d'une suspension d'armes, Emmanuel ne preié-
rerait-il pas laisser continuer des hostilités dont il ne pouvait arrêter
le cours et attendre le secours elïectif qu'on voyait déjà apparaître
de l'autre côté des Alpes? C'est ce que Montgardin lit comprendre
à Champeaux au moment de le laisser mettre en route ; n'y aurait-
il pas moyen, ajouta-t-il, pour faire prendre le retard en pa-
tience, de convenir que pendant la durée de la négociation ainsi
malheureusement prolongée , les armées en présence éviteraient
i
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 749
d'en venir aux mains, et le ministère français no pourrait-il pas,
par exemple, recommander à ses généraux de s'abstenir de tout
acte d'agression (1)?
C'était une demande assez étrange et qui revenait à accorder à
Charles-Emmanuel, en fait, une partie des avantages que l'armis-
tice lui aurait assurés. D'Argenson , cependant, redoutant avant
tout de laisser échapper le succès qu'il croyait tenir, ne pensa pas
devoir fermer l'oreille à cette ouverture; mais, se doutant bien
que son frère ferait autant d'objection à la demi-mesure qu'à
la concession complète, il hésita à lui en faire l'aveu. Il était en
relations personnelles avec le maréchal de Maillebois, dont le fils
avait épousé sa fille. Il se décida à lui faire tenir sous main, à l'insu
du ministre de la guerre, le billet ci-joint, qu'il faut citer textuel-
lement pour bien faire comprendre les conséquences fâcheuses qui
devaient en sortir : « Une négociation est fort avancée avec Turin,
mais le plus difficile est à Madrid. Nous le prenons sur un ton qui
pourra être efficace; c'est le plus grand secret du monde, tout est
ici entre le roi et moi. On Ta voulu ainsi ; en attendant, le roi de
Sardaigne voulait que l'armée de France le ménageât. Je n'ai aucun
ordre à vous donner sur cela. Pour les Allemands, ils ne sont point
à ménager, bien au contraire. Ce serait à mon frère à vous envoyer
ses ordres ; mais il ne sait rien encore, non plus que monsieur votre
fils. J' espère que bientôt j'aurai la bouche ouverte avec eux. En
attendant, ils travaillent ferme à la prochaine campagne, dont
j'espère que toute V opération consistera à. se porter jjromptemoit
au Tyrol et au Trentin, comme en il 35, pour interrompre V Italie
d'avec V Allemagne. — P. -S. Si, dans ces circonstances, on entre-
prenait quelque chose contre Lichtenstein (le commandant de l'ar-
mée autrichienne à Novare), il pourrait arriver que le roi de Sar-
daigne laissât faire, mais il nous soupçonnerait de mauvaise foi et
de vouloir abuser de la conjoncture délicate et secrète où nous
sommes. Ainsi c'est aujourd'hui la simple défensive et la tranquil-
lité jusqu'à ce que le traité soit signé (2). »
(1) Champeaux à d'Argenson, 17 janvier 1746. {Correspondance de Turin. — Minis-
tère des affaires étrangères.)
(2) Note autographe de d'Argenson, 19 janvier 1746. {Correspondance de Turin. —
Ministère des affaires étrangères.) — Cette note est insérée par d'Argenson dans la
partie de ses mémoires qui contient le récit de toute sa négociation avec le Piémont
(t. IV, p. 302), mais avec de notables différences et de graves omissions. J'ai souligné
les passages qui ne se trouvent pas reproduits dans le journal. La raison de la plus
importante de ces suppressions est facile à comprendre. D'Argenson écrivant à Maille-
bois, à l'insu de son frère, devait lui c\]iliquor pouniuoi une auss-i grave recomman-
dîition ne lui était pas transmise par la voie officielle du ministère de la guerre; c'est
ce qui le décidait à affirmer (contrairement à la vérité) que le ministre de la guerre
7Ô0 REVUE DES DEUX MONDES»
C'était, en tcrmos un peu vagues mais au fond très clairs,
condamner l'armée française à l'inaction absolue, puisque le corps
de la lettre recommandait de ménager les Piémontais et que le
poslscriptum donnait le même conseil pour les Autrichiens. Dans
ces conditions, un armistice, régulièrement établi, eût été bien pré-
férable, car l'engagement eiit été au moins réciproque. En donnant
pleine sécurité aux Piémontais, la France eût aussi garanti la sienne ;
résignée à ne pas agir, elle n'aurait pas laissé la liberté d'agir contre
elle.
La concession n'ayant pour but que de calmer l'impatience du
roi de Sardaigne , Ghampeaux fut naturellement autorisé par ses
instructions à lui en faire part, et ce ne Hit pas la seule précaution
qu'on lui permît de prendre pour assurer sa bienvenue. Il dut éga-
lement laisser entendre que. si l'Espagne refusait son adhésion auï
points convenus, on donnerait au maréchal de Maillebois l'ordi-e
de rentrer en France avec son armée et de priver l'iniant de tout
secoure. Au dernier moment cependant, le rédacteur de ces instruc-
tions semble effrayé lui-même de la gravité d'un pareil engage-
ment, car il ajoute entre parenthèse : « Cette assurance ne devra
être donnée que de bouche et non par écrit (1). »
Laissons repartir maintenant pour Turin avec ces instructions
compromettantes Champeaux, déguisé cette fois non en ecclésiasti-
que, mais en marchand hollandais, et tournons nos yeux vers Ma-
drid, où la bombe allait enfin éclater.
Doc DE BnOGLIE.
ignorait l'existence môme de la ncgocialion. Mais dans son journal, il so ûiit honneur,
au contraire, d'avoir forcé lo roi à mettre le ministre do la guerre au courant. Il fallait
donc faire disparaître cette contradiction. Du reste, dans tout le récit de d'Argenson,
la suite des faits est confusément établie et difficile à accorder avec les dates des cor-
respondances.
(1) Voici le passage des instructions données à Champeaux, qui ne laisse aucun doute
sur la double communication faite confidentiellement à Charies-Eramanujel et dont
celui-ci devait si tristement ahu«pr : « Le roi donnera cependant des ordres secrets au
maréchal de Maillebois afin que ce génér.nl use, on attendant l'acquiescement de l'Ks-
pagne, de tous Ira niénagemens convenables à l'égard des troupes du roi de Sardaigne ;
M. de Ghampeaux no doit pas lui laisser ignorer que, dans le cas où la cour de Madrid
ne voudrait pas adliérer au traité qui aurait été conclu ontiv le roi ot le roi de Sar-
daigne, Sa Majnsté se déterminerait à rappeler siu--lc-chanip l'armée que commande
M>. do Maillebois. (Cette assurance ne devra être donnée que de bouche et non par
écrit.)» — De plus, une lettre écrite par Champeaux avant son départ de Paris (17 jan-
vier) fait voir (jne c'est à la demande de Montpardin (jue fut faite la rocomniandation
adreaaée au maréchal de Maiilolwis pour lui interdire tout mouvement.
AMSTERDAM ET LA HOLLANDE
VERS 1630
1. Het Land van Bembrandt, par Busken-Huet, 3 vol. in-S». Harlem, 188(3. — II. Ce-
schichle der niederlândischen LUieratur, par L. Schneider, i vol. gr. in-8".
Leipzig, IBSS. — III. Archief, recueil périodique fondé par M. Obreen on 1877.
— IV. Oud-Holkmd, recueil périodique fondé en 1883 et dirigé par MM. N. de
Roever et A. Bredius.
A mesure qu'on étudie de plus près l'art hollandais, on reconnaît
que ses attaches avec la vie et les mœurs de la nation elle-même
sont très nombreuses et très étroites, et que, pour le bien com-
prendre, il est nécessaire de se fîtirc une idée de ce peuple et des
diTerses manifestations de son activité. Plusieurs publications ré-
centes nous permettent aujourd'hui de mieux en juger l'ensemble.
Deux recueils périodiques ont surtout contribué à remettre en hon-
neur le passé intellectuel et artistique de la Hollande : Y Archief,
iondé par M. Obreen, le directeur du Ryks muséum, et Oud-tlol-
la)id, confié à la savante direction de M. de Roever, archiviste
d'Amsterdam, et de M. A. Bredius, le critique bien connu, nommé
depuis peu directeur du musée de La Haye. De son côté, dans une
Histoire de la littcralure néerlandaise, parue en 1S88, M'^® L. Schnei-
der a utilisé non-seulement les travaux de ses prédécesseum, mais
aussi les matériaux recueillis par M. F. de Helhvald et dont une
mort prématurée l'avait empêché de tirer parti. Peut-être aurions-
nous à faire quelques réserves à propos du germanisme un peu
exclusif qui, en plus d'un endroit, anime cet ouvrage; mais, sans
vouloir l'apprécier en lui-môme, nous nous sonnnes contenté d'y
puiser quelques-unes des indications qui nous ont paru se rapporter
plus particulièrement à notre sujet. Enfin, une autre publication,
à la fois plus originale et plus importante, et à hupiolle nous ferons
752 REVUE DES DEUX MONDES.
de plus larges emprunts, est due à un Hollandais, M. Busken-Huet,
qui n'a survécu que peu de temps à l'achèvement de l'ouvrage.
Son titre seul : le Paj/a de /iembt-andf, nous prouve que dans la pen-
sée de l'auteur l'art de sa patrie ne pouvait être séparé du mouve-
ment général de son histoire. Telle était déjà d'ailleurs l'opinion du
regretté Vosmaer dans son Rembrandt , et, en cherchant à replacer
le maître dans son vrai milieu, il s'était appliqué à mettre mieux en
relief l'originalité de son génie. Amené par nos propres études sur
Rembrandt à profiter de tous les travaux de nos devanciers, il nous
a paru intéressant de relever ici quelques-uns des traits les plus
saillans qu'un grand nombre d'informations nouvelles nous ont
ofierts sur la vie et les mœurs en Hollande, à l'époque où le jeune
artiste allait quitter Leyde, sa ville natale, pour se fixer à Amster-
dam, alors dans tout l'éclat de sa prospérité.
I.
A voir la situation d'Amsterdam se déployant en éventail en face
de la mer, son vaste port, ses canaux concentriques, qui la mettent
en communication avec le reste du pays, on sent que c'était là
une place marquée d'avance pour une ville dont le commerce allait
s'étendre au monde entier. Cependant, les commencemens de cette
Venise du Nord ont été bien modestes et ses accroissemens mar-
qués par une lutte persistante contre des difficultés de toute sorte.
Pendant longtemps, simple bourgade de pécheurs dispersés sur les
îlots que forment les alluvions de l'Amstol, elle demeure comme
un des témoignages les plus significatifs de cette industrieuse in-
telligence et de cette ténacité héroïque auxquelles la Hollande elle-
même doit sa naissance, sa conservation et sa grandeur. On a sou-
vent comparé ce pays à une immense place forte, créée par
l'homme, incessamment défendue par lui contre des ennemis
toujours menarans, conjurés entre eux afin de la surprendre et de
l'anéantir. Toutes les forces de la nature semblent, en cflet, coali-
sées ici pour une œuvre de destruction. C'est la mer dont le niveau,
sur une grande étendue de cette contrée, est supérieur à celui de
la terre qu'il faut proléger contre ses assauts furieux. C'est cette
terre elle-même, friable, sans consistance, délayée par le courant
des fleuves, minée par la couche profonde des eaux. C'est le vent
qui du large souffle presque sans relâche et sans obstacle, qui sou-
lève et disperse le sable des rivages à travers les vastes solitudes
de la dune, tandis que plus loin il ploie violemment les arbres sur
son passage et tord ou arrache leurs ramures convulsées.
Le Hollandais a triomphé de tous ces ennemis; biaisant avec eux
ou les attaquant de front, leur cédant sur un point pour accumuler
AMSTERDAM ET LA HOLLANDE. 753
sur d'autres ses inoyens de défense, il est arrivé à les maîtriser et
les contenir. Bien plus, en les mettant aux prises les uns avec les
autres, il parvient à les faire travailler à son profit. Par sa vigilance,
la mer reste suspendue au-dessus de ses plaines ; les côtes basses
sont protégées contre elle, ici par de simples amas de luscines, là,
aux endroits les plus vulnérables, par des digues gigantesques dont
les blocs de granit arrachés au loin ont été amenés à grands frais
et entassés par uionceaux. Des canaux creusés de main d'homme
assurent à l'eau des fleuves un écoulement, et des chasses établies
leur donnent une profondeur suffisante pour permettre la naviga-
tion. Judicieusement réparties sur tout le territoire, ces grandes
artères aquatiques deviennent les moyens de transport les plus
économiques; les plus petites servent de clôture aux propriétés,
elles emprisonnent dans leurs pâturages les troupeaux qui se gar-
dent ainsi eux-mêmes. Quant au vent, sa fureur est amortie et
comme usée par une série de plantations ingénieusement combi-
nées, entretenues avec soin pour résister à ses assauts. Ce sont
d'abord des herbes chétives, repiquées une à une, puis des arbris-
seaux rampans dont les racines fortement cramponnées au sol fixent
peu à peu la dune. Derrière ces écrans méthodiquement disposés,
croissent des végétations de plus en plus élevées qui se prêtent un
mutuel appui, s'étagent et finissent par s'épanouir en magnifiques
ombrages. Mais c'est peu d'avoir ainsi dompté les violences du
vent; le Hollandais a fait de lui un collaborateur toujours dispo-
nible. Des mouHns innombrables guettent ses moindres soulTIes
pour ébranler leurs grandes ailes et accomplir les tâches les plus
variées : la mouture des grains de toute sorte, l'exhaussement ou
le dessèchement des eaux, qui sont épuisées ou déversées dans les
canaux voisins.
Dans ce pays qui tout entier est le produit du labeur humain,
l'établissement des villes amène des problèmes plus comi)liqués
encore. Le sol mouvant ne saurait supporter des constructions, pour
lesquelles d'ailleurs la pierre fait absolument défaut. Des bri(]ues
suppléeront à la pierre, et grâce à une foiét de pilotis profondément
enfoncés et serrés les uns contre les autres, on obtiendra à force
de travail et d'argent le fond solide sur lequel pourront s'élever
des édifices considérables. On connaît le propos d'Krasme qui,
parlant d'Amsterdam même, la signale comme une ville singulière
« où les habitans vivent perchés sur des arbres, à la manière des
corbeaux. »
On le voit, pour se procurer des biens et une sécurité que la na-
ture a largement dispensés à d'autres contrées, il a fallu ici de longs
efforts, un courage et une opiniâtreté prodigieux. Mais une situa-
TOME xcvi. — 1889. 48
754 REVUE ©ES DEUX MONDES.
tion si menar-antc maintient l'énergie et stimule l'intelligence.
Gomme chacun a besoin du concoiu-s de tous et que chacun aussi
ne doit, à l'occasion, compter que sur lui-même, avec l'esprit d'as-
sociation se développe l'exercice de la volonté individuelle, et la
nation qui, nux prises avec une nature si incléraente, a su la domp-
ter, acquiert à la longue une trempe morale qui assiu-era sa supé-
riorité sur des peuples plus favorisés. Ce sol façonné par elle et
déjcà conquis sur les élémens, elle achèvera de le rendre sien en se
donnant ses croyances, sa liberté, sa politique, son commerce et
ses industries. Imprimant un remarquable essor au mouvement
scientifique, elle se fera en mAme temps, et de toutes pièces, un
art nouveau, qui, sans s'inquiéter des traditions, sera conforme à
ses aspirations et à ses goûts.
De bonne heure, elle a joui d'une culture générale très élevée et
surtouttrès répandue. Au xv* siècle, Guicciardini s'étonne déjà que
<( les gens les plus ordinaires y connaissent les règles de la grammaire
et sachent presque tous, même les paysans, lire et écrire. » Avec
l'habitude de penser par eux-mêmes et le besoin d'indépendance
qui est en eux, la plus grande partie des habitans avait embrassé
la réforme. Les cruautés auxquelles leurs dominateurs eurent re-
cours pour déraciner l'hérésie ne purent que faire pénétrer plus
fortement dans ces âmes énergiques des croyances que les persé-
cutions leur rendaient plus sacrées encore. L'héroïsme de la résis-
tance s'accrut avec les hoiTCurs de la compression. Sous le coup
des •\iolences qui leur sont faites, de simples bourgeois proclament
leur droit et leur devoir avec un langage d'une simplicité et d'une
noblesse admirables. Dans le compromis de 156(>, les négocians
de Deventer jurent «par solennel et inAÎolable serment à Dieu, qu'à
l'avenir ils n'endureront, en façon que ce soit, qu'aucune moleste
ou recherche leur soit faite pour le fait de leur religion... Prenant
Dieu pour témoin de leur intégrité, ils le prient de les vouloir pour-
voir de conseil, force et dextérité pour la maintenir non-seulejuent
d'escrits et paroles, mais y employer leurs propres corps et biens. «
C'étaient là, en elïet, mieux que des paroles, et ils le firent bien pa-
raître. D'un bout du pays à l'autre, le signal du soulèvement contre
l'étranger avait été donné, et dans cette armée improvisée par les
rebelles, tous les moyens étaient bons : on les voyait à l'envi har-
celer l'Espagnol, le chasser de leurs villes, ouvrir contre lui leurs
digues, soutenir des sièges héroïques. Des Flandres, où la résis-
tance avait été moins vive, les protestans les plus attachés à leurs
croyances émigraient vers le nord, et une grande quantité de ces
émigrés d'Anvers était venue se fixer dans les principales villes
de la Hollande, surtout à Amsterdam. Accueillis avec sympathie,
ils allaient mettre au service de leur nouvelle patrie leur énergie 1
AMSTERDAM ET LA HOLLANDE, 755>
et leur expérience des affaires et ils s"y faisaient bientôt leur place
en contribuant à sa prospérité.
Vers 1630,, Amsterdam axait pris un déTeloppewient considérable.
Plus heureuse que bien d'autres villes, elle n'avait pas eu à souffrir,
comme Alkmai', Leyde ou Harlem. Pi-esque sans efïusion de saiîg',
elle renvoyait les oppresseurs et attendait l'issue de la lutte à l'abri
de ses digues. Mais du moins elle avait activement participé au
succès de la guerre maritime. C'est là que se formaient, c'est de là
que partaient les flottes, qui allaient pour un temps assurer la su-
prématie navale de ce petit pays et mériter à ses intrépides marins,
à ses amiraux, à ses colonisateurs une gloire immortelle. Il nous
suffira de citer à cet égard les noms de J. van Heemskerfc, de van
der Doës, de Linsclioten, de Gerrit de Veer, de Barentsz, de Tocht,
de Pieter Hein, de Tromp, des de Ruyter, de Jan Pietersz Goen, le
héros de la colonisation, et de son lieutenant, ce Pîeter van den
Broeck, le fondateur de Batavia, dont Hais peignait en 1633 le por-
trait (l). Déjà, à la période guerrière succédait une ère de sécurité
relative, utilement employée à l'extension du commerce et à la
conquête de possessions lointaines. Le besoin comme le génie de
la race y poussait les Hollandais. Ainsi que le disait dès 1532 le
comte Antoine de Lalaing, gouverneur des Pays-Bas pour le compte
de Charles-Quint, ils avaient compris « qu'ils ne pouyaient subsis-
ter ni s'entretenir sans la navigation et qu'il n'y avait pas d'autre
moyen d'aider les habitans du pays, car il y a peu de terre et beau-
coup de peuple (2). » Plus tard, cette situation ne frappait pas moins
le chevalier Temple, ambassadeur de l'Angleterre, et dans ses
Remarques sur Vélat des Provi/ices-Unies (La Haye, 16S2), il con-
statait que « la république, étant sortie de la mer, en a aussi pre-
mièrement tiré la force par laquelle elle s'est fait considérer et en-
suite ses richesses et sa grandeur... On doit croire que l'eau a
partagé avec la terre et que le nombre de ceux qui vivent dans les
barques ne le cède pas à celui des hommes qui vivent dans les
maisons. »
La population sédentaire avait^ il e&t vrai, cherché à tirer tout le
parti possible de la terre.. Avec ce bon sens pratique qu'elle montre
en toutes choses, elle apprenait à lumer la viande et à saler le
beurre que lai procurait son bétail, sa principale richesse, et ses
fromages et son beurre faisaient l'objet d'une exportation considé-
rable. De leur côté, les marins avaient aussi trouvé le moyen de
conserver le saumon et la morue et d'encaquer le hareng qu'ils
(1) C'est ce portrait, connu sous le nom de l'IIonmie à Ico canne, quia été récem-
ment acheté 110,. "500 francs à la vente Secrétan.
(2; Altmcj'cr : Relations commerciales et diplomatiques des Pays-Bas avec le nord
de l'Europe au commencement du \\i9 siècle. Bruxelles, 1840; p. 207.
756 REVUE DES DEUX MONDES.
allaiclU pêcher au loin. Mais ces ressources, en somme, étaient
])0U de chose au prix de celles que son commerce allait bientôt
fournir à cette nation en la mettant au premier rang. En Danemark,
en Suède et en Norvège, d'où elle tirait ges métaux et ses bois de
construction, elle supplantait peu à peu les villes hanséatiques, qui
jusque-là y avaient eu le monopole du commerce. Ses relations avec
ces contrées étaient devenues si iréquentes que beaucoup de fa-
milles originaires des Pays-Bas s'y étaient établies et y avaient ou-
vert des débouches, non-seulement à l'industrie, mais encore aux
arts de leur patrie. L'excellent livre de M. Olot Granberg, sur les
Collections privées de lu Suède (1), nous a révélé le grand nombre
de tableaux de l'école hollandaise qui s'y trouvent, et plusieurs
peintres néerlandais ont fait dans ces régions des séjours plus ou
moins prolongés ou même des établissemens définitifs, comme le
fds de van Mander et J. Glauber à la cour de Danemark, ou
G. Camphuysen, Ab. Wuchters, David Beck et T. Gelton à celle de
Slockholm.
Mais des traversées plus audacieuses, plus fertiles en résultats,
marquent cette époque. Avec la fin du xiv^ siècle commencent ces
expéditions polaires qui doiuieront la mesure du courage et de la
fermeté sto'ique dont sont capables ces hardis navigateurs. Pous-
sant vers l'extrême nord, au Spitzberg, à la Nouvelle-Zemble (1596),
en quête du passage depuis si souvent tenté vers le pôle Nord, sur-
pris et enfermés dans les glaces, où ils sont contraints d'hiverner,
ils affrontent, sous des latitudesjusque-là inconnues et presque sans
ressources, la rigueur et les longues obscurités de ces rudes cli-
mats. Dans leur mâle concision, les journaux de bord de ces cap-
tifs héroïques nous font connaître la sublimité de leur foi religieuse,
l'appui charitable qu'ils se prêtent mutuellement, la force d'àme
avec laquelle ils supportent les privations et les périls auxquels ils
sont exposés. Sans courir des dangers pareils, ces explorateurs in-
fatigables trouvent vers ce même temps sur d'autres mers des
conquêtes plus fructueuses. C'est le 2 avril 1595 qu'étaient partis
d'Amsterdam les quatie bateaux qui pour la première fois abordè-
rent aux Grandes-Indes; deux ans après, trois seulement rentraient
au port, laissant derrière eux des relations nouées, des comptoirs
établis dans des parages où les Portugais seuls avaient eu accès
jus(ju'alors. Enhardis par ces succès, les armateurs avaient équipé
d'autres navires, et des compagnies s'étaient formées, d'abord isolées,
puis fondues en 1602 dans la grande compagnie des Indes orientales.
En 1621, celle des Indes occidentales activait encore l'accroissement
du cojumerce de la Hollande, dont les vaisseaux couvraient les mers
(1) 1 vol. gr. in-S"; Su.ckliolmj Samson et Wallin. 1880.
1
A.MSTKRUAM I:T LA HOLLA.NDli. 757
et qui possédait à ce moment presque la moitié de la marine mar-
chande de tout l'univers. De Java, de Bornéo, du Brésil, ses navires
revenaient chargés de café, d'épices, de bois rares, d'animaux, de
plantes et d'une foule d'objets précieux qui rendaient l'Europe sa
tributaire. Avec le commerce se développaient aussi les moyens de
transaction et les banques destinées à faciliter le mouvement des
fonds. L'argent affluait de toutes parts à Amsterdam; sa Bourse
était le siège des opérations financières les plus lucratives, et le cours
de l'argent y était réglé pour le monde entier. En même temps,
l'utilité d'informations précises sur la politique, sur la production
des divers pays, sur la valeur variable des marchandises et sur
toutes les particularités dont la communication peut intéresser le
public, donnait naissance au journalisme, et la Gazelle de Hollande,
avec le crédit dont elle jouissait en Europe, inaugurait la puissance
de la presse.
Amsterdam restait le centre d'un mouvement et d'une expansion
de vie dont l'histoire a rarement offert le spectacle. L'activité qui y
régnait frappait tous les étrangers, et nous avons sur ce point le
témoignage de Descartes, bien placé pour l'observer. On sait que,
venu une première fois en Hollande en 1G17, le philosophe y avait
ensuite séjourné sans interruption pendant di^ ans. Installe d'abord
à Amsterdam, de 1629 jusqu'au milieu de 1632, il était heureux
des facilités de travail qu'il y rencontrait, vivant dans' un isolement
complet et pouvant à sa guise suivre ses idées ou se livrer à ses
recherches scientifiques. Pendant un hiver entier, il y étudie l'ana-
tomie et se fait apporter par son boucher les portions de bêtes qu'il
voulait « anatomiser plus à loisir. » D'autres fois, il est en relations
avec les fabricans de verres à lunettes, pour se rendre compte des
conditions de la vision et des lois de l'optique. Il trouve autour de
lui des savans qui s'intéressent aux problèmes les plus vaiiés de
l'acoustique, ou bien il envoie en France des graines de plantes
exotiques cultivées dans les jardins botaniques des universités voi-
sines.
C'était là, pour ce curieux et ce solitaire, un lieu de recueille-
ment privilégié. Parmi cette population afïairée, il goûtait le
charme de sa retraite. Dans une lettre écrite à Balzac et datée
d'Amsterdam le 15 mai 1631, il exprime l'éaierveillemenl que lui
cause ce spectacle : « En cette grande ville où je suis, n'y ayant
aucun homme, excepté moi, qui n'exerce la marchandise, chacun
est tellement attentif à son profit que j'y pourrais demeurer toute
ma vie sans être jamais vu de personne. » 11 ne saurait trop vanter
les avantages et les ressources de ce séjour, et dans la satisfaction
qu'il éprouve à y vivre, il ajoute : « S'il y a du plaisir à voir croître
les fruits de nos vergers, pensez-vous qu'il n'y en ait pas bien
758 REVUE DES DEUX MONDES.
autant à voir venir ici des vaisseaux qui nous apportent abondam-
ment t3Ut ce que produisent les Indes et tout ce qu'il y a de rare
on Europe ? Quel autre pays pourrait-on choisir au reste du monde
où toutes les commodités de la vie et toutes les curiosités qui peuvent
Ctre souhaitées soient si faciles à trouver qu'en celui-ci? Quel autre
où l'on puisse jouir d'une liberté si entière ? » Il retient sur ce su-
jet en publiant six ans après son Discours sur ht méthode, et s'ap-
plaudiL « d'être perdu parmi la foule d'un grand peuple fort actif
et plus soigneux de ses propres affaires que curieux de celles
d'autrui; chez lequel, sans manquer d'aucune des commodités qui
sont dans les villes les plus fréquentées, il a pu vivre aussi soli-
tiire que dans les déserts les plus écartés (1). Quarante ans plus
tard, bien qu'il dût éprouver un jour l'intolérance de ses conci-
toyens, Spinoza rendait un hommage pareil à cette ville d'x\mstor-
dam, ((aujourd'hui au comble de la prospérité et admirée de toutes
les contrées... où tous, à quelque nation, à quelque secte qu'ils
appartiennent, vivent dans une concorde extrême (i). »
Avec la richesse croissante, l'aspect d'Amsterdam s'était peu à
peu modifié. Si c'est là qu'aboutissaient les trésors du monde,
c'est là aussi qu'ils étaient dépensés. Les grands commerçans qui
avaient fait fortune avaient à cœur, comme autrefois les marchands
de Florence, de se distinguer par l'élévation de leurs goûts. Plu-
sieurs étaient à la tête du mouvement intellectuel; ils encoura-
geaient les arts ou cultivaient eux-mêmes les lettres. L'intelligence,
l'honnêteté qu'ils apportaient dans la conduite de leurs affaires,
ils les montraient dans la gestion des intérêts publics. Un même
sentiment de solidarité unissait entre elles les diverses cités, et
dans chacune d'elles tous les habitans, pour travailler au bien gé-
néral. Aussi la politique n'était pas en Hollande, ainsi que chez la
plupart des autres peuples, un apanage réservé par la naissance à
quelques familles patriciennes. Tous ceux que leur mérite propre
désignait aux suff'rages de leurs concitoyens y avaient accès, et c'est
avec un sentiment de modestie personnelle et de fierté patriotique
qu'un homme tel que Olden Barneveldt pouvait dire : (( La science
politique chez nous n'est pas un mystère confié à un petit nombre,
1 3 privilège de quelques-uns seulement. Nous traitons nos affaires
à portes ouvertes, et il appartient à la moindre de nos villes de
prendre part à la politique et de s'associer à des décisions qui
peuvent intéresser le soit de la patrie. »
Entrés tard dans le concert des nations, les Hollandais n'y figu-
rent pas comme des parvenus. Avec leur rectitude d'esprit et leur
(1) Discours sur la méthode, 3<" partie.
(2) Spinoza: Tractatus theologico-poUticus ; c. w.
AMSTERDAM KT LA HOLLANDE. 759
sagesse pratique, leurs diplomates savent s'y faire une place. Ils
commandent l'estime par leur sûreté et démêlent avec une rare
perspicacité l'attitude qu'il leur faut tenir en lace d'hommes rom-
pus aux finesses du métier. Ils prennent leur rang parmi eux sans
jactance, sans fausse humilité. C'est ainsi que Ter Borch les a repré-
sentés dans son célèbre tableau du Congrès de Munster. L'orgueil
en cette circonstance leur serait pourtant bien permis : ils sont ar-
rivés à leurs fins, et après une lutte héroïque, ils ont forcé leurs
anciens dominateurs à consacrer leurs droits par un traité solennel.
Leur maintien cependant reste grave, recueilli, plein de dignité et
de courtoisie ; n'étaient leurs costumes plus sévères, on aurait
quelque peine à distinguer les vainqueurs des vaincus.
Le dévoûment à la chose publique est la règle de tous. Ce senti-
ment de solidarité qui règne entre les citoyens donne à la per-
sonne même et aux traits du \isage une noblesse naturelle. De
simples particuliers semblent des personnages ; on les sent ca-
pables de grandes choses. A voir ces hommes vêtus de noir que
Rembrandt nous montre réunis autour d'une table, vous diriez les
premiers magistrats de la nation, conférant entre eux de ses desti-
nées, dans une de ces occasions solennelles qui décident de la
vie d'un peuple. Ce sont simplement les syndics des drapiers
d'Amsterdam qui s'occupent des menus intérêts de leur corpo-
ration. Mais ces intérêts touchent par plus d'un point à ceux
mêmes du pays tout entier, et ces hommes sont aptes à juger dans
quelle mesure ils peuvent s'accorder avec ceux-ci. A l'ordre, à la
probité la plus scrupuleuse, à une constante vigilance, ils joignent
l'intelligence et la décision ; toutes ces qualités ne font-elles pas la
sécurité et la grandeur d'un état où, sans se payer de chlmt-res, ni
d'abstractions, l'on vise des résultats positifs? Ces détails profes-
sionnels bien compris, et cette expérience des transactions donnent
à ceux qui seront appelés dans les conseils de la nation des vues
plus étendues, et ces esprits actifs, soHdes, pondérés, se préparent
ainsi à traiter les affaires publiques. A certains momens d'ailleurs,
et bien qu'ils sachent compter et qu'ils se montrent sagement éco-
nomes des fonds qu'ils administrent, ces petits bourgeois sont ma-
gnifiques et s'il s'agit, au nom de leur ville ou de la république,
de recevoir des princes ou des souverains, comme les ducs de
Holstein et de Brunswick et le roi de Bohème, ou de rendre hom-
mage à Marie de Médicis à son arrivée en exil, ils n'épargneront
ni leur peine, ni leur dépense, et leur hospitaUté sera digne de
leurs hôtes. Aussi, suivant la remarque de M. Springer (1), même
(1) Bilder aus der neueren Kunslgcschkhle, par Ant. Springer, 2 vol. in-8"; Bonn,
1886. T. II, p. 171 et suiv.
760 REVUE DES DEUX MONDES.
quand les modèles appartiennent à la condition la plus modeste,
les portraits de cette époque ont-ils la valeur de documens histo-
riques. L'esprit de ces temps glorieux y revit, et, en reproduisant
fidèlement la ressemblance de leurs modèles, les peintres de l'école
hollandaise ont exprimé quelque chose de la grandeur attachée à
la vie même de la nation.
II.
La sagesse pratique et l'esprit de conduite de ce peuple, nous les
retrouverons dans tous les témoignages de son activité. L'exercice
de la raison est maintenu chez lui par un sens moral très élevé qui
dérive de sa façon de comprendre la religion, car celle-ci a égale-
ment revêtu en Hollande une forme très particulière. Tout ce qui
peut éveiller et développer ce sens moral fait partie de la rehgion.
Sans doute, là aussi, nous rencontrons des théologiens ardens à la
controverse, continuateurs attardés de la scolastique, féconds en
raisonnemens subtils et en vaines dissertations, et à côté d'eux, des
politiques désireux de perdre leurs adversaires comme fauteurs
d'hérésie ou d'impiété, qui ne répugnent à aucun moyen et vont
de préférence aux plus violens. Mais en dehors de ces meneurs,
au lond de toutes ces questions de grâce et de prédestination qui pas-
sionnent certains esprits, laseule chose nécessaire, le salut, comporte
moins de formules et de rites, il s'accommode d'un idéal moyen
de doctrines sensées ; la continuité et le sérieux des efforts remplacent
les raffinemenset les élans du mysticisme. Ce sont des gens de sens
rassis, contenus, qui n'ont pas besoin de beaucoup d'expansion et
qui, même en ces questions, cherchent à ne pas perdre pied. Sou-
cieux avant tout de voir où ils vont, ils ne veulent pas s'égarer en
visant trop haut. Leurs sectes, il est vrai, sont innombrables : lu-
thériens, calvinistes, remontrans, contre-remontrans, mennonites,
anabaptistes et bien d'autres encore, plus ou moins directement
engagés dans ces disputes. Mais le plus grand nombre a surtout
en vue un but pratirjue, une vie droite et foncièrement honnête,
la chasteté, la fidélité aux engagemcns pris, les vertus de famille,
un christianisme qui développe la charité et qui règle les devoirs
prochains des hommes les uns envers les autres. D'ailleurs, une
élite s'est formée d'esprits tolérans qui, bien que professant des
croyances différentes, s'estiment mutuellement, restent unis par la
plus tendre affection et apprennent mieux encore en se pratiquant,
qu'avec des convictions très opposées on peut avoir des vies éga-
lement exemplaires.
Ce n'est pas que l'enseignement dogmaticjue de la religion et
les recherches qui y ont trait soient délaissés, Mais là encore on re-
AMSTERDAM ET LA HOLLANDE. 761
trouve les exigences de ces esprits nets et méthodiques. Ils s'efîor-
cent de trouver un terrain solide, acceptable pour tous, et ils
ne négligent rien pour l'établir. Gomme les livres sacrés consti-
tuent le fond même sur lequel sont édifiées leurs croyances, il im-
porte d'en fixer avec soin un texte délinitif, qui fasse foi, ou du
moins qui puisse être proposé aux masses avec des garanties suffi-
santes. Dans ces questions d'exégèse, ils sont aidés par les membres
de la colonie israélite qui ont été libéralement accueillis en Hol-
lande. C'est à Amsterdam surtout qu'ils ont reçu asile, et avant le
milieu du xvii^ siècle, on n'y compte pas moins de ZiOO familles
juives venues pour la plupart du Portugal. Elles vivent réunies dans
un quartier à part, mais ce n'est point, comme à Rome ou à Franc-
fort, un ghetto où elles sont cantonnées et dont elles ne peuvent
s'écarter. En 1657, ces émigrés arriveront à une complète émanci-
pation, civile et religieuse, et ils joueront un rôle important dans
les destinées du peuple juif. De leur a nouvelle Jérusalem, » ils
ne cessent pas d'entretenir des relations avec les communautés
issues de la leur en Angleterre, en Danemark et à Hambourg.
Quelques-uns d'entre eux se distinguent par leur instruction et
leur caractère. Plusieurs se sont adonnés à l'étude de la médecine,
comme cet Ephraim Bonus dont Rembrandt et son ami Lievens
ont tous deux fait le portrait, et c'est à eux qu'est due l'introduc-
tion de quelques-uns des moyens thérapeutiques usités chez les
Arabes. D'autres s'occupent de commerce et vont sur des vaisseaux
hollandais établir des comptoirs à Surinam ou au Brésil. Enfin,
parmi leurs rabbins, on compte des liébraïsans, qui fraient avec
les ministres les plus éclairés de la Hollande et sont souvent con-
sultés par eux. L'un d'eux, Joseph Athias, le savant miprimeur,
reçoit l'approbation des professeurs de l'université de Leyde pour
la publication d'une Bible en hébreu, et en 1677 les États-généraux
le gratifient d'une chaîne d'or. Bientôt, du reste, dans cette patrie
d'adoption où ils ont été heureux de s'établir, on les voit s'entre-
déchirer et, à peine échappés à la persécution, tourner contre eux-
mêmes cet esprit d'intolérance dont pendant des siècles ils ont été
les victimes. Poussés par le vain désir de maintenir leur ortho-
doxie aux yeux de leurs nouveaux compatriotes, ils se disputent et
se condamnent mutuellement.
Deux d'entre eux, et des plus illustres, devaient plus particuliè-
rement être en butte aux violences qui régnaient alors dans les
luttes religieuses. Le premier, Lriel Acosta, avait apporté de l'or-
tugal l'illusion qu'il rencontrerait à Amsterdam un judaïsme "moins
formaliste; il allait, au contraire, retrouver une synagogue encore
plus strictement attachée aux traditions du Talmud et disposée à
combattre toutes les dissidences. Les anathèmes prononcés contre
762 REVUE DES DEUX MONDES.
lui et qui, pendant plus de vingt ans, le mirent au ban de la com-
munauté, dépassaient la mesure de ce que sou âme inquiète pou-
vait supporter, et, accablé sous le poids de ces outrages publics, il
avait mis fm à ses jours en se tirant un coup de pistolet. Quant à
Spinoza, on sait quelle fut plus tard sa destinée et les persécutions
qu'eut à subir le philosophe qui, avec Rembrandt et comme lui
méconnu de ses contemporains, est aujourd'hui une des gloires
les plus hautes de la Hollande. En regard de ces ardeurs et de ces
excès des rabbins, on aime à signaler la modération d'un pacifique
comme ce Menasseh-ben-Israël qui, tout en rêvant pour « le peuple
de Dieu » une ère de prospérité et de concorde, ne voulait pas du
moins recourir à d'autres armes que la persuasion (1).
Dans le protestantisme tel qu'il était pratiqué en Hollande, la
Lieniaisance tenait une large place. La façon dont elle y est com-
prise témoigne de cet esprit de charité chrétienne qui unit entre
elles toutes les classes de la nation et qui, chez elle, s'exerce sous
toutes ses formes. Distributions de secours, hôpitaux, maisons de
lépreux, oi'phclinats, hospices de vieillards, ces diverses œuvres
de miséricorde ont pris, en s'acclimatant dans ce pays, une physio-
nomie particulière. Qu'elles soient fondées ou soutenues par des
particuliers ou des municipalités, toutes ces nombreuses institutions
sont administrées avec une telle sagesse et une si mtclligente pré-
voyance que leurs règlemcus fonctionnent encore aujom'd'hui. Les
citoyens les plus éminens, les patriciennes les plus considérées
tiennent à honneur de faire partie de lem's comités, vérifient scru-
puleusement les dépenses et couvrent, à l'occasion, les déficits
par les dons les plus généreux. Partout régnent l'ordre et la pro-
preté la plus minutieuse. A côté des régens ou des régentes aux-
quels est réservée la haute dii'ection, la directrice effective do ces
établissemens reçoit le nom de niùre. Dans la salle de réunion du
conseil figurent les portraits des administrateurs ou des personnes
qui sont venues en aide à la fondation, porti-aits peints parfois par
d'anciens pensioimaires, assistés pendant leui* enfance, ou par des
artistes célèbres. Ce sont comme autant de petits musées, dont
quelques-uns subsistent encore maintenant et possèdent des œuvres
très remarqxiables. C'est de la fondation Berestcyn à Harlem que
proviennent les portraits de Huis, achetés il y a quelques années
pour le Louvre, et le charmant portrait do jeune fille de cette famille,
acquis précédemment par M'"° de Rothscliild de Francfort pour
(1) Mûdecm, théologien, érudil, Miinassch était en môme temps uu tiomm« dJe goût,,
lié avec Rembrandt, à qui il commanda quati-e estampes pour un de ses ouvrages :
1(1 Piedra (iJoriosa, et ami de Giotius, de Vossius et do van Bacrlo. Ce dernier, ren-
dant hominag'e à sa tolérance et à sa cUariié, disait de lui : Si sapiinus diversa, Dco
vivamus amici.
AMSTERDAM ET LA HOLLANDE. 763
211,500 francs. A l'orphelinat municipal de la Kaherstraat à Ams-
terdam, on peut encore Toir des toiles de premier ordre de Jacob
Backer, Juriaen Oven, Ab. de Vries, etc., et dans cette même ville,
dans la salle de la communauté des Remontrans, un beau portrait
par Th. de Keyser et un autre de J. Uysenbogaert par J. Backer.
Qu'il ne se mêlât pas quelque vanité à ces représentations et que,
comme d'ordinaire, l'amour-propre n'y trouvât pas son cojnpte,
nous ne le prétendrons pas ; mais sacs trop nous arrêter aux mobiles
qui détenninaient les donateurs, leur générosité tournait au profit
des indigens, dont le budget bénéficiait d'autant.
Ce sens pratique que les Hollandais apportent dans l'exercice de
la charité se manifeste aussi dans les études de Tordre le plus élevé.
On l'a remarqué d'ailleurs avec raison, les hautes spéculations phi-
losophiques ne sont pas leur affaire et, si c'est chez eux que trois
des plus grands penseurs du xvii^ siècle ont conçu et édifié leur
système, ils ne sont guère en droit d'en revendiquer aucun : Des-
cartes est Français, Locke est Anglais, et bien que né à Amsterdam,
Spinoza appartenait en réalité à la colonie des Juifs portugais. Mais
lors même qu'ils s'occupent des sujets en apparence les plus abs-
traits et les moins susceptibles d'un intérêt dii*ect, leurs savans
aboutissent à des résultats d'une utilité immédiate. Chez un tel
peuple, et c'est là sa force, les intérêts sont en accord avec les
principes. Cherchez le royaume de Dieu, a dit l'évangile, et le reste
vous sera donné par surcroît ; ce reste n'a pas manqué aux Hollan-
dais. Nous les voyons des premiers s'efïorcer d'établir en Europe
une conscience publique dans les relations des peuples les uns
avec les autres. Seule la force brutale plus ou moins déguisée y
avait présidé jusque-là, et ce n'est pas aujourd'hui qu'il convien-
drait de dii-e qu'un tel état de choses a pris fin. Mais en regaixi de
cette prédominance de k force matérielle, les jm'istes hollandais
s'appliquent à édifier la puissance du droit. Puisque, suivant le
vieil adage, la gueiTe reste la dernière raison des rois, ils essaient
de réglementer la guerre, d'introduire parmi les violences dont elle
est faite, quelques principes qui soient admis par les nations civi-
lisées ou q^ se piquent de l'être. C'est vers ce but que tendent
les écrits et les publications de Hugo de Groot (Grotius) sur le
Droit des getis, sm- le Droit de paix et de guerre, sur le Droit
maritime. Si les principes qu'il propose ne sont point acceptés de
tous, du moins ils pourront être invoqués désormais à l'appui des
causes justes, et les plus déloy-aux, les plus impudens chercheront
à se cou\Tir de lem* ombre ; même en les violant, ils sei'ont obligés
d'en tenir compte et de paraître leur rendre hommage.
Ce sont là des prescriptions qui visent l'extérieur ; à l'intérieur,
l'état a des devoirs formels vis-à-vis des sujets qui cemposcnt la
764 REVUE DES DEUX MOiNDES.
nation : mettre de Tordre dans les finances, y établir une compta-
bilité exacte, assm-er l'équité dans la répartition des impôts, l'équi-
libre dans les budgets, et cette probité, cette régularité qui est lu
règle de la conduite privée, l'introduire dans l'administration. Tels
sont les bienfaits auxquels le nom de Simon Stevin est resté attaché
et ses Considérations sur les mallicmdliqiies ( Wisconstige gedachlc-
nisseîi) ont exercé à cet égard la plus utile influence non-seulement
dans son pays, mais dans l'Europe entière.
Ainsi qu'il était naturel de le penser, l'esprit de liberté devait
également faire sentir dans le domaine de la science son heureuse
action. Affranchi des contraintes qu'il avait subies jusqu'alors, l'es-
prit humain allait étudier la nature sans idées préconçues, cher-
cher les lois qui la régissent sans autre préoccupation que celle de
la vérité. Au fond de ces âmes droites et loyales on sent la légitime
confiance que les conquêtes de l'intelligence, loin d'aifaiblir la foi
religieuse, ne peuvent que la raftermir, et qu'une pénétration plus
intime des lois de l'univers ne fera qu'augmenter leur admiration
pour son créateur. Vous ne trouverez donc pas chez eux ce liber-
tinage de la pensée que vous rencontrerez ailleurs; mais ils ne
mêleront pas non plus le nom de Dieu, ils n'engageront surtout pas
la responsabilité divine dans l'exposé de leurs théories particu-
lières. 11 semble, au contraire, que leurs vues soient bien modestes
et que dans cet ordre d'idées encore, ils ne s'attachent qu'à des réa-
lités prochaines. Grâce à eux cependant, les méthodes expérimen-
tales entreront dans des voies nouvelles. Ils s'appliquent à isoler
les uns des autres les phénomènes emmêlés dans la matière ; à les
placer à leur portée, pour les reproduire ou les modifier à leur gré,
afin de les étudier de plus près. Cette matière même, ils la sou-
mettent à leurs observations directes afin d'en mieux connaître, s'il
se peut, la structure et les transformations. Pour y parvenu*, ils ont
recours aux procédés les plus ingénieux et ils imaginent ou per-
fectionnent des instrumens qui accroissent le pouvoir d'investiga-
tion de l'homme. Le sens qui trompe le moins, la vue, est grâce à
eux fortifié, augmenté ; en tenant compte des lois de l'optique, ils
fabriquent des verres qui donneront à la science une base d'opéra-
tions à la fois plus vaste et plus sûre. Avec le télescope ils fouille-
ront le ciel et reculeront les bornes de l'étendue perceptible, ajou-
tant ainsi aux immensités déjà connues la révélation de myriades
d'autres mondes semés dans l'espace. Inversement, le microscope
va leur permettre de constater la profusion infinie de la vie dans la
nature et la conq)lexité imprévue, la structure merveilleuse d'êtres
qui par leur exiguïté échappaient à nos regards. C'est là un pré-
cieux auxiUaire mis à la disposition de la médecine qui tendra de
plus en plus en Hollande à devenir une science exacte, car elle
AMSTERDAM ET LA HOLL.ANDE. 765
sera désormais à même d'apprécier les diiïérences de composition
des tissus qui entrent dans l'organisme et les altérations qu'ils peu-
vent subir.
En même temps, les dissections opérées dans les amphithéâtres
des universités font avancer l'anatomie et amènent une connais-
sance plus complète de la conformation du corps humain, du jeu
de ses organes et des relations qui existent entre eux. C'est à Le\ de
que ces dissections sont d'abord pratiquées, et bien que le droit ac-
cordé à cet égard par Philippe II (1555) soit limité aux cadavres
des criminels, il rencontre au début des adversaires acharnés,
même parmi les hommes les plus éclairés et les plus savans de
cette époque. Grotius parle à ce propos de profanation, et s'élevant
avec force contre u ces cruautés inutiles des vivans contre les
morts, » il remarque que les anciens Grecs, pourtant si habiles mé-
decins, n'avaient pas connu ces a chambres de torture des morts. »
Mais bientôt ces vaines réclamations se taisent devant l'intérêt su-
périeur de la science. D'autre part, la thérapeutique s'enrichit des
progrès de la botanique. Le professeur Pieter Paauw, qui a renou-
velé l'enseignement de la médecine, dirige trois ou quatre fois par
an des excursions botaniques vers les prés, les collines et les ma-
rais des environs de Leyde, et de B-ondt se livre à une étude plus
attentive des simples dont les propriétés sont peu à peu mieux dé-
finies. Son fils pousse jusqu'aux possessions hollandaises de l'Inde
pour accroître ces précieuses ressources, et les plantes qu'il en
rapporte sont recueillies et classées avec soin dans ce jardin de
l'université de Leyde dont Descartes vante l'ordre et la bonne tenue.
Enfin le docteur Tulp, — on sait que c'est le professeur de la Leçon
(Tunatoinie de Rembrandt, — après avoir été à Amsterdam, comme
Paauw à Leyde, un des plus ardens promoteurs des dissections
anatomiques, provoque une réforme de la pharmacie dans cette
ville qui, en 1637, ne compte pas moins de cinquante-huit méde-
cins, sans y comprendre les chirurgiens, et soixante-six apothicaires.
C'est de ce temps aussi que datent dans l'industrie de nom-
breux perfectionnemens qui contribueront puissamment à la ri-
chesse de la Hollande. La fabrication de ses toiles, celle de ses
draps et de son papier sont à bon droit renommées dans toute l'Eu-
rope, et quelques joailliers d'Amsterdam, en améliorant dans cette
ville l'outillage de la Uiille des diamans, lui ont assuré le mono-
pole d'un commerce qu'elle possède encore de nos jours.
III.
L'élude des lettres ne restera pas non plus .statii m, aire. Attentifs
à tout ce qui regarde l'éducation, les Hollandais attirent chez eux
7€6 »£VUE DES DEUX MONDES.
jpar des avantxiges pécnniaires et par la considération dont ils les
entourent les professeurs les plus réputés, tl'est comme une ému-
lation de générosité et de libérales dépenses entre les différentes
villes de ce petit pays. Scaliger, alors en pleine célébrité, est reçu
comme uji souverain à son arri\ ée à l'université de Leyde, où on
lui acorde un traitement supérieur, à celui des autres professeurs.
Gomme lui, Sauniaise se décide à quitter la France et Juste
Lipse les Flandres. Gronovius et Grœvius viennent d'Allemagne
grossir le nombre de ces érudits. iVinsi recruté, le personnel des
universités donne aiu mouvement général des esprits une vive im-
pulsion. L'instruction de la jeunesse y est l'objet des soins les plus
intelligeas et, comme toujours, les côtés pratiques ne sont point
négligés.
La calligraphie, alors considérée comme uin art, conapte des
virtuoses dont les noms sont connus de tous, et les nombreuses
éditions de leurs œuvres se succddent rapidement. A en jujgier pai*
les gnimoii'es à peu près indéchiffrables des époques précéd«iate6,
la réiomie qu'ils avaient à accomplir n'était pas de médiocre im-
portance. Grâce à eux, les écritures deviennent peu à peu plus
lisil^les et, pour des commerçans, des hommes d'état ou des diplo-
mates, ce progrès est capital; en facilitant les relations, il sert au
bon r-enom de la nation. Les exemples (d'écriture proposés aux
écoliers .aident, du reste, à leur éducation, car ils contiennent des
leçons morales, des ma\imes versifiées à la façon de ices quatrains
du «eur de Pibrac qui, vers cette époque, jouissaient en France
d'un crédit général. On insiste d'ailleurs sur l'enseignement reli-
gieux, sm' la connaissance de la Bible, sur tout ce qui peut munir
les jeunes générations do solides principes- Mais, en même temps,
■on se préoccupe de développer chez elles la vigueur et la souplesse
du corps. Dans une série de ^^vures représentant les diverses
dépendances de l'université de Leyde, à côté du jardin botanique
et.de la bibhothèque, — dont les voluicnes classés ipar catégorie sont
prudeiiiment retenus, au moyen de chaînes, aux pupitres sur les-
quels on peut les consulter, — nous voyons une grande salle cou-
verte dans laquelle les étudians se hvrent aux exercices les plus
variés : l'escrime, J'équitation, la gymnastique et le maniement des
armes, conformément au programjne tracé par l'antique dicton:
Mens sanii in cor pore sano.
Avec l'étude de la langue hollandaise qui commence à être en
honneur, celle des langues vivantes est depuis longtemps répandue,
et déjà Guicciardini était frappé de voir « des gens qui ne sont ja-
mais sortis do leur pays qui y parlent, outre leur langue mater-
nelle, un grand nombre de langues étrangères, le français, l'alle-
juantl, riLahenet d'autres encore. » Quant à ceux qui veulent être
AMSTERDAM ET LA HOLLANDE. 767
initiés aux chefs-d'œuvre des écrivains grecs ou latins, des édi-
tions excellentes, soigTieusement revues et accompagnées de savans
commentaires, les mettent entre leurs mains sous un format com-
mode, imprimées en caractères dont la netteté et l'élégance sont
encore aujourd'hui réputées. Il n'est guère, de contrée où les
libraires fassent mieux leurs afïaires, car il n'en est pas où. on lise
davantage, et Leyde semble une vaste huprimerie à lacpielle la dy-
nastie des Elzevier assure une célébrité uni\ erselle.
Cette passion de l'antiquité est restée très vive chez les esprits
cultivés ; elle constitue entre eux une sorte d'aristocrade intellec-
tuelle. Aussi voyons-nous l'usage d'écrire en latin persister pendant
longtemps en Hollande. On continue à y composer des vers latins,
ainsi qu'avait fait Jean Second, et les hommes les plus sérieux s'y
exercent. Dans leur correspondance ils visent aux grâces cicéro-
niennes du langage, et avec une ingéniosité un peu subtile ils s'ap-
phquent à exprimer dans cette langue morte des idées ou des façons
de vivre tout à fait modernes. C'est pour eux l'occasion de recou-
rir à ces tours de plu-ase laborieux qui rappellent le jargon de
nos précieuses. Mais, si prisés qu'ils soient, ces raffineraens des
beaux esprits jurent avec le tempérament vigoureux de la nation.
11 y a trop de distance entre ces deux modes de civilisation, les dii-
férenees y sont trop tranchées, les points de contact trop peu nom-
breux, pour qu'une assimilation complète de l'antiquité soit pos-
sible, et la force môme du génie national s'y oppose. Même chez les
plus déliés, à ces élégances factices se mêlent bien dcslraits d'un
goût douteux, et dans cet étalage d'érudition et ces réminiscences
un peu forcées on sent l'affectation et le pédantismc.
Peu à peU;, la littérature suivra le courant général. Poussée par
la vitalité puissante qui anime ce peuple, elle sortira des abstrac-
tion» et, du convenu pour s'associer à toutes les passions qui le
remuent. Avec lui elle s'occupera de religion et de politique ; elle
s'intéressera à sa vie nouvelle, à cette grande cause de l'allran-
chissement pour laquelle il s'est levé tout entier. Les révoltes ont
ramassé pour s'en glorifier ce surnom de gueux par lequel leurs
dominateurs avaient prétendu les flétrir. Ils l'ont pris pour devise
et ils se sont fait des armes parlantes de l'écuelle et de la besace.
Ces gueux auront leurs poètes, et c'est au bruit de leurs terribles
chansons, grosses de menaces et de cris de vengeance, qu'ils chas-
seront les oppresseurs. Le théâtre aussi viendra bicutùl en aide à l'es-
prit patriotique et donnera aux aspirations nationales une saisissante
expression. Formé sous le patronage des anciennes chambres de
rhétorique, il se contentait autrefois de préparer, à l'occasion de
visites princières, des représentations destinées surtout à célébrer,
à grand renfort d'allégories, les hôtes de marque qui honoraient la
768 REVUE DES DEUX MONDES,
cilé de leur présence. Sous la pression des circonstances, il va en-
trer dans des voies plus vivantes. Goster introduit dans ses com-
positions académiques des traits empruntés à la vie familière et
des allusions aux événemens contemporains. C'est ainsi que dans
sa Polyxène, représentée en 1630, il cherche à flétrir le fanatisme
religieux. Il n'hésite pas, d'ailleurs, à mettre sous les regards du
spectateur les actions les plus horribles : sur la scène elle-même,
Hecube crè\e les yeux du roi de Thrace Polymnestor, et elle est en-
suite lapidée par le peuple. Dans sa tragédie à'Isnbelle, l'héroïne
de la pièce, après avoir persuadé à Rodomont qu'elle est invulné-
rable, reçoit de lui un coup si violent que sa tête détachée roule
par terre, et le meurtrier involontaire déplore en termes d'une naï-
veté ridicule sa crédulité. Ces giossièretés, ces lautes de goïit
s'allient cependant chez Coster à des progrès de style évidens et
même, çà et là, à des éclairs d'inspiration. Brederoo, son contem-
porain et son ami^ s'avance plus loin dans ces voies : il essaie de
transporter sur les planches la vie même de tous les jours et
trouve ses modèles parmi les rues et les marchés d'Amsterdam,
sans rien retrancher des hardiesses de leur langage ; mais il meurt
prématurément, avant d'avoir pu donner sa mesure.
Pieter Cornelisz Hooft, au contraire, appartient à l'aristocratie par
sa naissance et son éducation, et il contribuera plus efficacement à
assouplir la langue. Il reste en Hollande le plus fidèle représen-
tant des doctrines classiques. D'un voyage fait en Italie, il avait
rapporté l'admiration de ces fades pastorales qui alors y avaient
cours, et ses premières œuvres ne sont, à vrai dire, que des pas-
tiches de VAminta du Tasse ou du Pastor fido de Guarini. Vers ce
temps, d'ailleurs, ces bergeries étaient aussi chez nous dans le
goût du jour, ainsi qu'en font preuve le succès de d'Urfé et plus tard
celui de M""*" Deshoulières. Des lettres elles devaient, en Hollande
comme en France, faire irruption dans la peinture. A l'exemple de
certains seigneurs de la cour de Louis \IV, il n'était pas rare de
voir de bons bourgeois et d'honnêtes ménagères d'Amsterdam, ri-
diculement affublés en pâtres et en bergères, poser devant les por-
traitistes à la mode. Dans les premières pièces de Hooft, la langue
est encore gauche, molle et sans relief; les concclti et l'allectation
y abondent; elle gagne en grâce et en naturel dans les tragédies
qui suivent, mais en somme l'invention y est pauvre, la vulgarité
V coudoie à chaque instant le pathétique, et sans respect pour
l'action, les hors-d'œuvre y tiennent une place démesurée. C'est
ainsi que dans son Gérard van Velzcn, représenté en 1613, l'au-
teur met dans la bouche d'un lantOme apparaissant au milieu d'un
songe, une tirade qui ne compte pas moins de 266 vers unique-
ment destinés à prophétiser la grandeur future d'Amsterdam
%
AMS1ERDA.U tl LA UOLLANDi:. 769
Maigre tout, Hoofl exerce une influence considérable sur la litté-
rature hollandaise, autant par sa haute position que par son talent
et la noblesse de son caractère. Esprit tolérant, il compte des amis
dans tous les partis, et nommé en 1609 bailli de Muiden, près
d'Amsterdam, il ne cesse pas d'attirer, dans le château qui lui est
assigné pour résidence, le cercle d'hommes distingués [Muider-
Kring) qui a mérite un nom dans lliistoire littéraire de cette
époque.
Vondel cependant l'emporte de beaucoup sur Hoolt par l'origi-
nalité et la puissance de ses conceptions; mais, si apprécié qu'il
ait été par ses contemporains, pas plus que Rembrandt et Spinoza,
il ne devait connaître le repos et la fortune, et après des épreuves
nombreuses, il était, comme eux, destiné à finir dans la misère.
S'il cherche à évoquer les souvenirs de la tragédie grecque, c'est
que mieux qu'aucun autre en son pays il en a compris les beautés.
Il n'y était cependant guère préparé par son éducation, car, élevé
dans la boutique de son père, il s'est instruit lui-même, et à vingt-
six ans il ne connaissait encore rien de la littérature classique.
Mais plus encore que l'écrivain, l'homme apparaît dans les œuvres
dramatiques de Vondel ; qu'elles soient inspirées par la Bible ou
par l'histoire de la Hollande, elles. sont bien l'expression de ses
convictions politiques ou religieuses. Sans s'inquiéter des inimitiés
qu'il soulève, il veut, avec une entière indépendance, servir ce
qu'il croit la vérité et la justice. Aussi est-il poursuivi par les ran-
cunes des fanatiques de tous les partis. Dans son PnUimedes ou le
Meurtre de l'innucent, joué vers la fin de 1625, il flétrit avec une
courageuse indignation les violences et les persécutions qu'engen-
drent les haines religieuses. Sous les noms des personnages grecs
qui y figurent, ce sont en réalité ses contemporains, le prince Mau-
rice, ses ministres et les meurtriers de Barneveldt, qu'il met en
scène, et les allusions sont si nombreuses et si transparentes (Ij que
Vondel, mis en demeure d'aller se justifier à La Haye, est oblige de
se réfugier déguisé chez des parons et des amis et ne doit qu'à
l'intervention du magistrat d'Amsterdam de voir sa condamnation
limitée à 300 florins d'amende.
Esprit fécond, Vondel découvre avec une sagacité extrême les
sujets qui conviennent le mieux à la poésie : il compose son Uip-
poly/e quarante-neul ans avant la Phèdre do Racine; en 165^, il
donne son drame religieux le plus remarquable, Lucifer, auquel
quatorze ans plus tard Milion empruntera plus dun liait dans son
(1 ) Le nombre et la précision de ccs allusions ont été relevés réceiiunent dans une
intéressante étude de M. .1. H. \V. Lnger, Oud-UoUand; 1888, p. 51.
lOME xcvi. — 1889. ii9
770 REVUE DES DEUX MONDES.
Paradis perdu; enfin sa Marie Stuarl (1641) offre avec celle de
Schiller de nombreuses analogies. Pour avoir dans cette dernière
pièce laissé trop paraître ses sentimens en faveur de l'église ro-
maine et peint son héroïne comme une victime innocente et mar-
tyre de sa foi, il se voit de nouveau mis en cause'sur les instances
du gouvernement anglais et condamné à une amende. Cependant,
quand il s'agit d'inaugurer le nouveau tliéàtre d'Amsterdam, sa
popularité le désigne pour cet honneur. Jusque-là les représenta-
tions avaient eu heu dans un méchant bâtiment en bois, mal amé-
nagé, tout à fait insuffisant. Mais en 163A la chambre de rhétorique
VÊglanlier ayant fusionné avec l'académie néerlandaise, fondée
en 1617 par Coster, — tandis que le poète Krul créait sous le nom
de Chambre de musique une espèce d'opéra, — lo conseiller van
Gampen faisait décider l'érection d'un édifice plus spacieux et plus
convenable sur l'emplacement occupé par l'ancien. A la fin de 1637,
la construction du grand théâtre (Schouwburg) étant terminée, le
Gysbrecht van Aimtel de Yondel fut choisi pour la première repré-
sentation (3 janvier 1638). Bien que tué d'une manière un peu
forcée de V Enéide, le sujet était vraiment national, et comme dans
le Gérard van Velsen de Hoolt, l'auteur y annonçait sous forme de
prophétie la gTandeur future d'Amsterdam. Mais plus que Hooft,
Vondel possédait le sens lyrique, la vie, la couleur, un patriotisme
chaleureux, des convictions religieuses vives et profondes. Son
libre esprit s'exhalait avec une verve inépuisable dans des satires
pleines de mouvement et dont les traits caustiques frappaient fort
et juste. Il allait dans sa vieillesse expier cruellement son hu-
meur indépendante. Jamais il n'avait eu de Mécènes et vers la fin
de son existence sa gêne devenait toujours plus pressante. Vivant
à grand'peine d'une rente viagère trè& modique, sombre et accablé
dj'infirmité&, aflîgé par la perte d'une épouse chérie, affiecté plus
profondément encore par la/ conduite d'un fils indigne, le plus
grand poète de la Hollande s'éteignait le 5 février 1679, à l'âge
de quatre-vingt-onze ans.
Quoique fort inférieur à Vondel, un de ses contemporains était
appelé à une destinée bien différente de la sienne. Avec le réa-
lisme minutioux de ses observations portant sur la vie familière,
Jacob Cats avait à la fois les qualités et les défauts qui sont faits
pour plaire aux foules et, vers 1630, il était à l'apogée de sa répu-
tation. Dans chaque famille, à côté do la Bible, on pouvait voir les
œuvres du « père Cats. » Son poème du Mariage [Formulier tau
den houcelyclicn Slact ), publié en 1619, était suivi, en 1632, du
Miroir den temps anciens cl modernes [Spiegel van der ouden en
nieuœen tyd), dan» lequel il cherche à démontrer que la réunion
des proverbes populau-es constitue pour l'homme un vrai réper-
AMSTERDAM ET LA HOLLANDE. 771
toire de philosopliie pratique. Les sujets les plus vulgaires y sont
traités avec un luxe de détails qui touche souvent à la trivialité.
Ce sont des leçons de prudence, d'ordre et d'économie qui pro-
cèdent d'une morale un peu terre à terre. Dans son Annedu imp-
tial {Tromvrinfj),Asiié de 1637, il conte avec une simplicité cynique
des anecdotes conjugales d'une convenance plus que douteuse, et
il est curieux de voir cet homme, qui occupe déjà une des charges
les plus importantes de l'état, se complaire en des inventions
dignes de Jan Steeû. ïl conservera jusque dans l'extrême vieillesse
ce ton de badinage, et son dernier ouvrage : Biographie dun
octogénaire [Tivee entachtigjarig lecen) ne laisse guère supposer
que Cats a rempli les fonctions de grand-pensionnaire, et qu'en des
temps difficiles il a été mêlé aux plus grandes affaires. C'est pour
le peuple, au surplus, que Cats a écrit, et il ne peut guère être
compris que dans son pays. Mais la popularité de ses œuvres, à
laquelle contribuèrent aussi sans doute les illustrations d'Adriaen
van de Yenne, y fut telle que, dans la seule année 1655, un édi-
teur de ses poésies en vendait à Amsterdam 55,000 exemplaires.
Cependant en Hollande même, dans ces derniers temps, une
réaction s'est élevée contre un auteur qui manque par trop d'élé-
vation, et ce n'est pas sans laison qu'on lui dénie aujourd'hui la
place qui, pendant longtemps, lui avait été accordée dans le trium-
virat littéraire, à côté de Hooft et de Vondel.
On le voit, les écrivains favoris de la nation étaient ceux qui,
travaillant exclusivement pour elle, se sont étroitement associés à
ses idées, à ses croyances et mêlés de plus près au courant de sa
vie familière. Ils n'y forment pas, du reste, une caste séparée,
uniquement absorbée parle culte des lettres; pom- la plupart, ils
exercent en même temps une industrie ou ils remplissent un em-
ploi public : Huygens est homme d'état et secrétaire des princes
d'Orange ; Vondel est cliaussetier dans la AVarmoeBstraa.t, le poète
Krul forgeron, et, avant d'aiTiver aux grandes dignités qu'il a
occupées, Cats a fait office d'avocat et professé le droit. Plusieui's
aussi sont des réfugiés venus du dehors et apparticamcnt à des
familles flamandes. Mais la force d'expansion de celte nation est
telle que les étrangers qu'elle attire à elle participent presque aus-
sitôt de la façon la plus complète à sa vie. C'est même l'infériorité
de cette httérature qu'elle est restée trop spécialement hollandaise
et ne peut être goûtée que par des Hollandais. Elle conserve des
étrangetôs et un goût de terroir qui ne lui permettent pas de fran-
chir les frontières entre lesquelles la langue est comprise. Histori-
quement, du moins, elle a eu son importance ; elle aide à l'intelli-
gence die celte époque, et il faut essayer d'en pénétrer l'esprit
772 RETUE DES DEUX MONDES.
pour apprendre à connaître ce peuple au moment le plus glorieux
de son passé.
IV.
Le succès si répandu de ces écri\ ains parmi leurs compatriotes
atteste le degré de culture auquel était alors arrivée la Hollande.
Les universités qui y avaient été fondées contribuaient puissam-
ment à cette diffusion : après celle de Leyde, établie en 1575,
étaient venues celles de Franekcr en 1585, de Groningue en 161/1,
et plus tard celles d'Utrecht, en 1636, et de Hardervvyck en 16'i8.
V École illustre, créée en 1630 à Deventer, avait servi de modèle à
celle d'Amsterdam en 1632. C'étaient comme autant de foyers allu-
més à travers la contrée, dont l'éclat et la chaleur rayonnaient de
proche en proche. Aussi, avec le temps, les mœurs s'étaient adou-
cies, et l'éducation que les enfans recevaient dans certaines
familles pourrait être proposée comme exemple. Chez les Huy-
gens, la distinction était en quelque sorte héréditaire. Constantin
Huygens, homme d'état et poète satirique très remarquable, pro-
fessait pour Corneille une telle admiration, que celui-ci lui dédiait,
en 1650, son Don Stinche cV Aragon. Lui-même avait publié,
en 16/iù, chez les Elzevier, une édition du Menteur, en tête de
laquelle il mettait des vers latins et français de sa façon. Musicien
plein de talent, il s'intéressait aux arts et devait, pendant de lon-
gues années, servir d'intermédiaire entre les artistes et la maison
d'Orange. Malgré ses nombreuses occupations, il avait voulu diri-
ger lui-même l'éducation de ses fils. Ces enfans, doués de facultés
merveilleuses, avaient appris très jeunes le grec et le latin et mon-
traient de grandes dispositions pour les mathématiques. On sait
que Christian, le cadet, devait être un des premiers géomètres et
l'un des plus célèbres astronomes de son temps. Il s'exerçait, non
sans quelque talent, à la peinture, et, dans une lettre à son frère
Louis, il lui dit qu'il a si fidèlement copié une tête de vieillard
par Rembrandt, qu'il est difficile de discerner l'original de la copie
(29 juin 16'45) (1). Quant à l'aîné, qui s'appelait Constantin, comme
son père, et qui devait également, après lui, exercer les fonctions
de secrétaire des princes d'Orange, il faisait pendant ses voyages
des croquis à la plume pleins de facihté et d'esprit. Tous deux,
d'ailleurs, devançant sur ce point V Emile de Jean-Jacques, étaient
en possession de plusieurs métiers manuels, et bons musiciens,
danseurs et cavaliers accomplis, ils excellaient dans la plupart des
exercices du corps. De bonne heure en contact avec les hommes
(1) Œuvres complètes de Christian Huygens. La Haye, 1888; M. Nijhoff.
AMSTEKDAM ET LA HOLLANDE. 773
les plus éminens de leur pays, ils avaient voyagé à l'étranger, et
tout ce qu'une bonne éducation peut ajouter à des qualités na-
tives, ils l'avaient acquis. Avec cela, raodcstes, d'une urbanité par-
faite, très attactiés à leurs princes, ils les servaient avec une intel-
ligence et un dévoûment qui tournaient au bien et à la grandeur
de leur patrie.
A côté de cette famille, combien d'autres mériteraient d'être
citées pour l'élévation de leurs goûts, pour leur amour de l'étude
et leur souci constant d'être utiles à leurs concitoyens! On com-
prend le prestige que devait avoir une élite d'hommes pareils, la
plupart unis par une étroite amitié, et guidés dans leurs détermi-
nations par les motifs les plus nobles. Parmi cette élite, les femmes
tenaient leur place avec honneur. Déjà, pendant la période hé-
roïque, elles avaient joué un grand rôle et, lors de la guerre de
l'indépendance, elles s'étaient montrées les dignes compagnes des
défenseurs d'Âlkmar, de Leyde ou de Harlem. Le nom de Kenau
Hasselaer était désormais immortel, et c'est aux applaudissemens
de tous que Vondel, dans sa tragédie de Gysbrechl van Am.stel,
mettait sur les lèvres de l'intrépide Badeloch l'expression des sen-
timens héroïques dont elles étaient animées. Les chansons popu-
laires exaltaient à l'cnvi les jeunes filles hollandaises qui de-
mandaient à porter les armes contre l'ennemi et à servir sur les
vaisseaux comme des matelots. Après avoir ainsi concouru à la
délivrance, elles avaient contribué à former la société polie. Entre
toutes, les filles de Roemcr Visscher étaient renommées; et, dans
ces derniers temps, un grand nombre de publications ont été con-
sacrées à l'étude de leur vie et de l'influence qu'elles ont exercée.
Elles aussi avaient reçu une éducation raffinée. Leur père, un négo-
ciant catholique originaire d'Anvers et fixé à Amsterdam, était,
comme son compatriote et ami llendrik Spieghel, un homme in-
struit, ami des lettres, poète même à ses heures, qui, par ses pro-
pres écrits, avait aidé à la correction et à l'assouplissement de la
langue. Sa maison était le rendez-vous de tous les esprits distin-
gués de ce temps, et son aOabiUté, son hberalisme, y attiraient
également protestans et catholi([ues, assurés les uns et les autres
de la cordialité d'un accueil pareil. De ses trois filles, deux surtout
sont connues, Anna et Maria (1). Curieuses de toutes les choses de
l'esprit, excellant dans la broderie, la calligraphie, la musique,
assez habiles à modeler, elles étaient en mémo tenq)s cliarniaiiies
de grâce et d'amabilité. Les hôtes de la maison paternelle étaient
leurs admirateurs, et parmi eux lleins, Coornhert, lloolt, Cats, Huy-
(1) Cette dernière, née l'année même où. uu désasitre luaritime en vue do rîle di-
Texel avait causé des pertes assez sérieuses i son père, avait re^u [jar suite de celle
coïncidence le surnom bizarre do Tesselschade.
774 REVUE DES DEUX MONDES.
gens, Gaster, Rcael, Van Baeilc, entretenaient avec elles un com-
merce de lettres dans lequel les allusions mythologiques et les
flatteuses allégories n'étaient pas épargnées. Yondel avait sur-
nommé Anna la Srjpho hollandaise, et d'autres poètes la chan-
taient comme da JSymplie d'Ainatcrdam. Elle peignait agréable-
ment, et, dans une lettre adressée à Rubens en 1021, elle lui parle
d'une copie qu'elle fait de son AssomiJlion. Le grand maître, d'ail-
leurs, lui avait dédié, l'année d'avant, a comme un rare exemple
de chasteté, » la gravure de Vorsterman, d'après son tableau de
Suzanne et les vieillards (1).
Catholique comme les filles de Roemer Visscher, Anna-Maria von
Schui'man avait reçu aussi comme elles une éducation très soignée,
et elle devait avoir une céléforité égale. Issue d'une famille noble
originaire d'Anvers, elle était connaisseuse en fait d'art, peignait
et gravait un peu, et l'on conserve encore aujourd'hui à l'hôtel de
ville de Franeker des ouvrages de broderie très finement exécutés
par elle. Mais elle se distinguait s.urtou!t par son instruction et le
sérieux de son esprit. Ses goûts la portaient vers les études théo-
logiques, a L'objet de mon amour est sur la croix, » disait-elle
avec saint Ignace, et, quoique très courtisée, elle avait voulu rester
fdle. 3Eia passant à Utrecht, en 1640, Descartes la trouva lisant la
Bible en hébreu, et, dans une lettre écrite au père Mcrsenne, il se
plaint un peu de son pédantisrae. « Ce Voëtius a gâté aussi la de-
moiselle de Scàurman ; car, au heu qu'elle avait l'esprit excellent
pour la poésie, la peinture et autres telles gentillesses, il y a déjà
cinq ou six ans qu'il la possède si entièrement, qu'elle ne s'occupe
plus qu'aux controverses de la théologie, ce qui lui fait perdre :
la conversation de tous les homiêtes gens. » (Leyde, 11 no-
vembre iôkO.) Avec le temps, ce beau zèle et ces austères dispo-
sitions ne firent que s'accroître, et les prétentions de la dame
s'étaient, paraiit-il, montées d'autant; car, dans une excursion
qu'il fît en HoEûnde en 1(303, im .auti'e Français, grand voyageur
de son état, M. de Monconys, se trouvant à Utrecht, essaya d'y
voir M"** de Schurman, attiré qu'il était par sa réputation ; mais la. _
servante de celle-ci lui dit qu'elle ne pouvait le recevoir, « étant |
empêchée à une assemblée de ministres. » Sur quoi l'hôte de M. de
Monoonys lui assura « qu'elle ne voulait permettre qu'on la vît, ',:
à moins que ce ne lût des Saumaise ou des personnes de telle répu-
tation. »
Comme on peut le croire, ce n'étaient là que des exceptions. Eii
deliors de ces personnes très en vue dans le monde des lettres, la
(1) Rédigée en latin, la détlicace, très pompeuse, vante « cette jeune fille accomplie,
astre glorieux de la Batuvie, excellant en beaucoup d'arts et cultivant la poésie avec
une perfection qui dépasse celle de son siècle. »
AMSTERDAM ET LA HOLLANDE. 775
plus grande partie des femines hollandaises menait une vie plus
retirée et plus modeste. Les nombreux portraits qui nous en ont
été conservés nous montrent en général des visages ingénus, au
teint vermeil, au regard franc, avec un maintien honnête et ré-
servé. Quelques-unes sont charmantes de grâce et de distinction;,
mais, d'ordinaire, la force et la santé priment chez elles la beauté.
La sévérité de leur costume conhrmo d'ailleurs cette impression.
A les voir ainsi emprisonnées dans leurs vôtemens sombres, les
cheveux tirés avec soin sous leurs coiffes, le cou dissimulé par
leurs collerettes raides et réguhèrement tuyautées, on devine la
correction, l'uniformité de leurs existences. Ce sont de bonnes mé-
nagères, sachant bien tenir une maison et élever leurs enfans^
raisonnables sans beaucoup d'imagination, plus sensées que raffi-
nées, mais contentes de leur sort et capables de dévoùmcnt. Avec
l'âge, leur droiture constante met son empreinte sur ces physiono-
mies calmes et sereines, éclaire leurs yeux, communique à leurs
traits, à leur être tout entier une expression d'indi\"idualité très
particulière. Combien, parmi elles, de vieilles excellentes, chez les-
quelles l'expérience de la vie, tout en développant la finesse, n'a
poiS deti'uit la bienveillance, et dont l'aspect seul commande le
respect! Plus tard, avec le luxe, les mœurs pourront changer; mais
pendant longtemps, chez certaines familles, même chez les plus
élevées, on retrouvera quelque chose de cette simplicité primitive,
de cette fidélité à tous les devoirs, de cette vigilance à surveiller
de près le train de leur maison et à présider aux soins les plus
humbles 'sans croù'e déroger à lem* dignité. Dans mie lettre à
Guillaume III, Constantin Huygens, lui rendant compte d'une visite
faite en son nom à la veuve de l'amiral de Ruyter, s'exprime en
ces termes : « Aussi m'apprit-on à la ville que depuis quelque
temps la bomie femme avait fait une chute comme elle était occu-
pée à sécher et à étendre elle-même son Unge. Votre Altesse peut
juger quelle sorte de douairière ce peut être qui, encore depuis la
mort de son mari, a toujours continué sa coutume d'aller au mar-
ché le panier au bras (1). »
Ces habitudes simples, ces vies droites et volontairement ren-
fermées, contribuaient à faire une race forte et saine. L'ii grand
nombre des hommes remarquables de ce temps conservèrent in-
tacte, jusque dans l'extrême vieillesse, une activité singulière. Les
exemples abondent à cet égard. Maurice de Nassau, sexagénaire,
demeure à la tète des années, après avoir supporté les fatigues
d'une lutte prolongée et sans trêve; de Ruyter compte cinquante-
Imit ans de services effectifs à la mer, pendant lesquels il a assisté
(1) Lettre du 21 mars 1677. Oud-IloUand, 1883 j p. 7i.
776 REVUE DES DEUX MONDE!;.
à cinquante grandes batailles navales et commandé en chef dix
d'entre elles ; Cats, nous l'avons vu, rime encore à quatre-vingt-
deux ans, et Hais tient le pinceau à quatre-vingts. Le professeur
Fr. Ruyscli, âgé de près de quatre-vingt-dix ans, continue à faire
un cours de médecine très suivi, à côte de son collègue Tulp, qui
n'en a pas moins de quatre-vingt-un, et la fille de lîuysch, Ra-
cliel, l'artiste bien connue, peint vaillamment des tableaux de Heurs
à soixante-dix ans, après avoir mis au monde dix enfans.
Est-il besoin de le dire, cette force de tempérament et cette
richesse de santé ne vont pas toujours sans quelque grossièreté.
Même dans la bonne société on peut relever çà et là certains écarts
de ton ou de tenue. Chez les plus raffinés, le langage est parfois
d'une hberté excessive, et, à côté de prétentions à la déUcatesse
la plus subtile, il olTre des allusions choquantes et plus que ris-
quées. On est un peu étonné de voir Brederoo dédier à Maria
Tesselschade une comédie dont la lecture devait causer quelque
embarras à une honnête iemme ; on s'explique moins encore qu'un
homme grave dans la situation de Cats puisse parler des mœurs
conjugales avec un cynisme pareil au sien, ou qu'un personnage
aristocratique tel que Hooft énumère les beautés de sa première
lennne avec la même complaisance et le même luxe de détails que
s'il s'agissait de la Danac du Titien (1). 11 ne faut pas oublier,
cependant, que ce manque de retenue n'était pas, en ce temps,
un pri\ilège de la Hollande. Chez nous aussi, bien que la société
lût depuis plus longtemps polie, on ne se iaisait pas faute de ces
gaillardises, à en juger par les contes qu'entendaient les belles
dames à la cour de nos rois ou par les livres qui trouvaient place
dans leurs bibliothèques.
Si même chez les gens cultivés et qui visent à la distinction, on
rencontre ces anomalies ou ces restes de grossièreté, on peut pen-
ser qu'ils seront plus fréquens et mieux marqués parmi les masses.
Bien que d'ordinaire les allures de ce peuple soient calmes et lentes
et qu'au milieu même de son activité il ne semble pas qu'il se presse,
on dirait qu'à certains momens il sort de lui-même pour se livrer à
de >éiilables débauches do mouvement et d'agitation. Pendant les
longs jours de réclusion de l'hiver, quand par hasard survient une
après-midi de soleil, il y a comme un enivrement qui pousse cita-
dins et paysans à sortir de leurs demeures pour se répandre en
foule sur la glace des rivières ou des fossés des villes. Patineurs,
glisscurs, promeneurs en traîneaux, s'y pressent dans tous les sens
et offrent un spectacle plein d'animation et de gaîtê. Ce spectacle,
qui bien souvent a défrayé le talent de peintres hollandais, tels que
(ly liusken-Hucl; t. m, p. 2Ui.
AMSTERDAM ET LA HOLLA^DE. 777
Van der Neer, Avercamp, Adriaen van de Velde et bien d'autres
encore, faisait l'étonnemcnt des étrangers. Dès iôih, un Milanais,
venu dans les Pays-Bas, en était frappé : « Que peut-on voir de
plus extraordinaire, disait-il, que toute la contrée des Bataves
comme solidifiée par le froid de l'hiver et sur les canaux glacés
ces essaims d'hommes, de femmes, d'enfans s'élançant rapides
avec leurs chaussures de fer (1)? » Qui n'a pas assisté aux fêtes des
kermesses dans les villages ou dans les villes ne peut comprendre
quelle frénésie prend alors à ces flegmatiques, leurs gesticulations,
leurs cris sauvages et les sarabandes tumultueuses auxquelles des
spectateurs inoffensifs sont forcés, malgré eux, de s'associer quand
ils se trouvent sur le passage de ces troupes débridées. D'autres
divertissemens populaires n'étaient pas moins désordonnés. Bat-
tues également en brèche par les catholiques et par les calvinistes
dont le rigorisme s'accommodait mal d'un passe-temps réputé pro-
fane et dangereux, les représentations théâtrales ne purent s'établir
d'une façon régulière en Hollande à cette époque, et Amsterdam est
la seule ville où un théâtre permanent ait subsisté, encore n'y
jouait-on que deux fois par semaine; mais ce ne fut jamais là qu'une
distraction peu choisie, réservée à un public de condition plus que
médiocre et dont la composition aurait suffi à éloigner la bonne com-
pagnie. Le parterre y offrait le fouillis le plus bizarre d'enfans,
d'adultes, d'hommes et de femmes dont la tenue n'avait rien d'exem-
plaire. On s'y donnait des rendez-vous, on y buvait, on y fumait,
on y criait à qui mieux et les spectateurs échangeaient entre eux
les projectiles les plus variés.
La rudesse de ces mœurs n'était que trop explicable au lende-
main d'une lutte qui avait si profondément bouleversé le pavs. Ce
n'est ni dans les camps, ni sur mer, que la génération qui y avait
été mêlée aurait pu apprendre la retenue ou les belles manières.
Aussi à côté de l'austérité feinte ou réelle des puritains, le déver-
gondage des soudards et des gens de plaisir s'étalait très librement,
et libertins, ivrognes et joueurs n'étaient point rares en ce temps,
à en juger du moins par le nombre des tableaux qui nous les mon-
trent. Plusieurs des peintres à qui nous les devons menaient d'ail-
leurs eux-mêmes une existence assez aventureuse, et si le talent
de quelques-uns a fini par s'y pervertir, on peut s'étonner d'en
rencontrer qui, tout en continuant à traiter de pareils sujets, ont
su se maintenir et demeurer de vrais artistes. C'est d'après nature
et sur le vif qu'ils nous ont représenté les passe-temps plus ou
moins distingués, plus ou moins décens de leurs contemporains,
depuis les rustiques ébats et les soûleries des paysans dans leurs
H) Batavia illustrata . 1609, p. 122.
Il
778
REVUE DES DEUX MONDES.
misérables taudis jusqu'aux débauches élégantes des fils de famille.
A côté du sio/r Tîiimp et an im/Uresf^e, dont Frans Hais, avec son
brio magistral, a retracé le couple épique, voici Steen et les plaisan-
teries épicécs de ses tabagies ou dos mauvais lieux dans lesquels,
après boire, on dévalise les naïfs qui s'y laissent attirer; plus loin,
c'est Pieter de Hooch et Vermeer de Delft et le personnel équivoque
des intérieurs où ils nous mènent ; ou enfin, même chez de plus
Tésen^és, comme Ter Borch et Metsu, les manèges suspects et les
pourparlers peu avouables des coquettes de haut bord. Avec les
œu^Tes de ces peintres et de leurs émules ou de leurs imitateurs,
— Dirk Hais, Pieter Codde, Palamedes, J. Kick, J. Duck, Pieter
Potter, W. Duyster, Molenaer et bien d'autres encore, car ils sont
légion, — il est possible d'assister aux transformations successives
de la galanterie à ce moment; de voir, chez les primitifs, des sol-
dats pillards et maraudeurs s'approprier de vive force des faveurs
que plus tard ils paieront à beaux deniers ou qu'ils partageront
avec les riches dcsœuATés.
On dirait que ceux-là mêmes dont la vie d'ordinaire est correcte
éprouvent quelquefois le besoin de montrer ce que leur coûte leur
sagesse et jusqu'où ils peuvent aller quand ils s'en affranchissent.
Des gens habituellement sobres et tempérans deviennent à l'occa-
sion des buveurs et des mangeurs d'une capacité pantagruélique.
A certaines noces ce qu'on vide de bouteilles et ce qu'on consomme
de mnde est elïrayant. Hooft trouve ces excès dignes des animaux
les plus immondes, et il compare à ce propos Amsterdam « à l'ile
de Circé où les hommes sont changés en pourceaux. » Dans les pre-
miers temps, aux jours de fête des corporations militaires ou artis-
tiques, les repas étaient d'une frugalité extrême : quelques harengs,
quelques pots de bière en faisaient tous les frais. Par la suite, ce
sont des ripailles qui se prolongent outre mesure : à Harlem, pour
le tirage des loteries organisées par la Gilde de Saint-Luc, les asso-
ciés passent trois jours pleins à table, et les grandes toiles de "\'an |
der Hclst nous édifient sur les dimensions des cornes à boire que '^
vident les membres de la garde civique et sur la contenance des
tonneaux qui sont défoncés pour eux. Aussi, après de telles liba-
tions, les yeux de ces braves gens sont-ils singulièrement allumés
et leurs carnations luisantes et rubicondes.
'Du moins, on ne les accusera pas d'hypocrisie ; tout cela se passe f
au grand jour. Ce sont des écrivains hollandais qui nous racontent
ces prouesses et des peintres hollandais qui en ont transmis le sou-
venir à la postérité. Si nombreuses, du reste, que soient ces images,
elles ne tiennent cependant qu'une place assez restreinte en regard
de l'énorme quantité de portraits, — ceux-là pleins de con\enancc
et irréprochables, — qui ont été peints, gravés ou dessinés en Hol-
AMSTERDAM ET LA HOLLANDE. 779
lande à cette époque. Jamais, en aucun lieu du monde, on n'arrive-
rait au total qu'ils ont atteint dans ce petit pays. Toutes les classes,
toutes les professions figurent dans cette vaste iconographie, et ce
qui peut servir à caractériser les modèles, leurs goûts, leurs occu-
pations Y est soigneusement noté, mis en lumière. Il ne faut pas
qu'on puisse avoir la moindre incertitude à cet égard. Le marchand,
assis à son comptoir, est entouré de ses livres de compte ; le calli-
graphe, en face de son papier, taille sa plume; l'ingénieur ou le
constructeur de navires sont occupés à tracer leurs plans ; l'archi-
tecte tient une équerre à la main ; à côté de l'orfèvre se voient des
ouvrages sortis de son atelier ; le prédicateur appuie de son geste
ses argumens théologiques ; l'amiral exerce son commandement sur
son vaisseau, et une des batailles navales auxquelles il a pris part
sert de fond au tableau. Le plus souvent encore ces portraits ne
sont pas isolés ; ceux des femmes font pendans à ceux de leurs ma-
ris ou bien les deux époux sont ensemble sur la même toile comme
pour témoigner de l'union du ménage. Parfois même toute la famille
est groupée autour des parens, les enfans mariés avec leurs com-
pagnes, d'autres dessinant ou faisant de la musique, les plus jeunes
avec leurs jouets. A l'occasion et afin de compléter la ressemblance,
la nourrice du dernier né ou quelque >leux serviteur dont les che-
veux ont blanchi au service de la famille, prennent place à côté
d'elle, dans le salon qu'elle occupe ou dans la campagne, en vue
du domaine qui lui appartient. Avec plus ou moins de goût dans
l'ordonnance, l'image du moins est très sincère, très exacte et d'une
vérité absolument irrécusable.
On le voit,, cet art est bien la représentation fidèle de la nation
et de sa vie, et ses peintres en ont traduit avec une fideUté scru-
puleuse les différcns aspects. INous avons montré ici mZ-me (1)
qu'il serait possible de constituer avec leurs œuvres et celles de
leurs graveurs les élémens d'une histoire figurée où tous les évé-
nemens un peu saillans seraient retracés. On sait aussi que chez
ce peuple, où l'esprit d'association a tenu une si grande place et
fait de si grandes choses, les toiles importantes exécutées pour les
salles de réunion des diverses corporations forment en quelque
sorte une suite ininterrompue de documcns officiels où l'on retrouve
le passé de chaque ville, le souvenir de ses institutions et des
hommes marquans qu'elle a produits. Les artistes, d'ailleurs,
n'avaient plus d'autres patrons que les municipalités ou les par-
ticuliers. Avec la disparition du clergé catholique, les commandes
(1) Voir, dans la Revue du 15 août 1880, Van Mander et son Livre des peintres.
"80 REVUE DES DEUX MONDES.
de tableaux destinés à orner les édifices religieux avaient cessé.
Les princes de la maison d'Orange n'étaient pas non plus de grands
protecteurs pour les arts, et Frédéric-Henri, qui cominença à s'y
intéresser, fut le premier qui s'occupa de bâtir, de meubler et d'or-
ner ses palais. Encore ses goûts le portaient-ils plutôt vers les Fla-
mands que vers ses compatriotes. C'est par Yan Dyck qu'il voulait
faire exécuter son portrait, et quand Amélie de Solms, la veuve de
ce prince, se proposa dans ladécoration delà MahonduBoh d'hono-
rer la mémoire de son mari, elle se crut obligée d'associer aux pein-
tres hollandais des artistes d'Anvers, comme Van Thulden et Jor-
daens, en attribuant à ce dernier la plus grosse part. Comme elle,
les riches bourgeois et les lettrés inclinaient de ce côté. Huygens,
Huoft, Vondel lui-même, ne voient rien au-dessus de Rubens, et
aucun d'eux n'a compris Rembrandt, qu'ils ne nomment même pas
dans leurs écrits. Comme s'il avait honte de le faire, Vondel se con-
tente de le désigner dédaigneusement sous l'appellation de « fils
des ténèbres. »
Avec les Flamands, les amateurs qui se piquaient de distinction
préféraient collectionner des tableaux italiens ; c'était comme un
brevet de supériorité en matière de goût qu'ils s'attribuaient ainsi.
Les ouvrages des écoles italiennes • étaient donc recherchés et
assez abondans à Amsterdam dès le commencement du xvii«= siècle.
Mais les connaisseurs en ce genre étant assez rares, les marchands
qui faisaient ce trafic vendaient souvent des copies pour des origi-
naux et il arriva plus d'une fois qu'après des fraudes pareilles ceux
des artistes hollandais qui avaient séjourné en Italie furent appelés
à vérifier leurs attributions fantaisistes, dans des expertises provo-
quées parles tribunaux. Ces ilalù/msans étaient, au surplus, parmi
les Hollandais le plus en vogue, ceux qui plaçaient le mieux leurs
tableaux. Aux gens incapables d'apprécier le mérite de la peinture
elle-même, ils offraient des sujets plus nobles, plus en rapport avec
les traditions rerues et des épisodes historiques ou littéraires
prêtant à des commentaires qui leur permettaient de faire parade
de leur proj)re instruction. De même pour les paysagistes, ceux
qui avaient été chercher au loin leurs inspirations étaient les plus
goûtés. En regard des sites accidentés, des perspectives savantes,
des ruines et des figures empruntées à la mythologie ou à la lîible
qu'ils introduisaient dans leurs ouvrages, la nature hohandaise
paraissait trop simple, trop humble pour mériter d'être reproduite;
pour ceux qui n'en comprenaient pas les beautés, c'était déjà ti-opde
l'avoir sous leurs yeux. Comme toujours, du reste, les talens les plus
vulgaires rencontraient des admirateurs parmi ces prétendus con-
naisseurs, qui, en fait d'art, apprécient surtout l'exécution j)olie et
minutieuse à l'excès, les trompe-l'œil et toutes les vaines parades
i
AMSTERDAJM ET LA HOLLANDE. 781
d'une virtuosité banale qui leur semble le triomphe de la peinture.
Grâce à eux, la fortune des petits-maîlres de l'école de Leyde
était assurée, et les anecdotes sur leur conscience, sur la merveil-
leuse habileté de leurs imitations, sur tous les prétendus prodiges
de difficultés vaincues, stimulaient la vanité des possesseurs de
leurs tableaux et haussaient d'autant les prix qu'en pouvaient de-
mander leurs auteurs. Après Gérard Dow allaient venir les Micris,
les Van der WerfTet les Lairesse. Quant aux artistes sincères, ori-
ginaux, qui, avec plus de talent, avaient des aspirations plus éle-
vées, ils éprouvaient quelque peine à se tirer d'aiïaire.
On s'étonne parfois de voir dans les tableaux de genre hollan-
dais la grande quantité de peintures qui garnissent les intérieurs
les plus modestes et les publications les plus récentes d'inventaires
de cette époque nous prouvent qu'il n'était pas rare de rencontrer
de véritables collections même dans les maisons de simples bour-
geois. Il semblerait qu'à ce compte tous les artistes pussent trou-
ver à vendre avantageusement leurs productions. Mais les prix tout
à fait dérisoii'os auxquels sont estimés la plupart de ces ouvrages et
ceux auxquels ils sont adjugés dans les ventes publiques accusent
tristement la réalité. Pour quelques florins on pouvait se procurer
des toiles signées de .1. Steen, de P. de Hooch, de Yermecr de Délit
ou de paysagistes tels que Van Goyen, A. Van der Neer, J. Van
Ruisdael, Hobbema et d'autres encore, tandis qu'un seul de leurs
tableaux est souvent payé de nos jours plus cher que le total des
gains que chacun d'eux a pu faire pendant toute son existence.
Aussi, besogneux et délaissés de leurs contemporains, la plupart
de ces peintres vivent et meurent misérables. Les plus avisés cher-
chent à s'assurer un gagne -pain en exerçant à côté de leur art
quelque profession qu'ils jugent plus rémunératrice. Van Goyen
spécule sur les tableaux anciens, sur les maisons et sur les tulipes ;
Steen, son gendre, exploite deux brasseries qu'il a prises en loca-
tion ; Hobbema est jaugeur- juré pour les Uquides débarqués à
Amsterdam ; Jan Van de Cappelle, le célèbre peintre de marine,
est teinturier ; P. de Ilooch vit dans un état de quasi-domesticité
chez un maître qui se réserve la propriété d'un certain nombre de
ses tableaux ; Vermeer donne les siens en gage chez son boulanger
et son tailleur; enfin, beaucoup d'entre eux, et des plus grands,
comme Rembrandt, Hais et Ruisdael, finissent à l'hôpital ou figu-
rent sur la liste des insolvables.
C'est l'honneur de ces peintres d'avoir persévéré dans leurs voies
en dépit du goût public. Vivant entre eux, ils se soutenaient nm-
tucllement et trouvaient dans la pratique de leur art des satisfac-
tions supérieures aux approbations de la foule. Leur patrie qui les
a méconnus leur doit aujourd'hui ses renommées artistiques les
782 REVUE DES DEUX MONDES.
plus hautes. N'accusons pas trop, du reste, leurs contemporains.
Gomment auraient-ils pu apprécier des formes d'art si nouvelles?
Loin de se rattacher aux traditions, elles semblaient faites pour
dérouter toutes les opinions reçues. Ce n'est que peu à peu, avec
le temps, que l'école hollandaise a conquis la place qu'elle occupe
aujourd'hui, et il est bon de rappeler ici que c'est un critique fran-
çais, Thoré, qui, par son enthousiasme passionné, a le plus contri-
bué à la lui donner.
Pom- ce qui touche Rembrandt, en particulier, nous ne devons
pas nous étonner outre mesure de la situation misérable où il était
tombé vers la fin de sa vie. Il ne laut pas oubher que cet homme,
qui, pendant longtemps, a été représenté par la légende comme
un avare était, en réalité^, un prodigue, toujours prêt à s'endetter
pour satisfaire sa curiosité de collectionneur; que,, sans compter et
avec l'imprévoyance d'un enfant, il continuait à contracter des en-
gagemens qu'il était incapable de tenir. C'en était assez pour éloi-
gner de lui tous ceux de ses contemporains qui, jugeant sa con-
duite à un point de vue strictement commercial, ne croyaient pas
que son talent lui conférât le droit de ne pas s'acquitter vis-à-vis
de ses créanciers. Joignez-y son humeur casanière, son caractère
un peu ombrageux, ses goiits et sa manière de vivTe, qui, aux
yeux des gens corrects, passaient pour des excentricités, enfin la
nature même de son talent et son dédain pour le genre de peintm'e
qui tendait de plus en plus à prévaloir autoui; de lui. Il n'en fallait
pas tant pour expliquer des disgrâces qui, à distance, nous parais-
sent incompréhensibles, notre admiration pour son génie nous pous-
sant à charger ses contemporains de responsabihtés que seul il doit
encourir. Peut-être môme, à le bien prendre, a-t-il mieux valu
pour lui-même que, curieux comme il l'était, toujours disposé à
augmenter ses collections, ses manies fussent un peu tenues en
bride. Obligé, après la vente de ses biens, de se replier sur lui-
même, il allait, dans l'austère nudité de son atelier, mettre un peu
moins à contiùbution les oripeaux et les turquerics auxquels il
s'était complu jusque-là, viser de plus en plus à l'expression des
senthiiens et atteindre dans ses derniers ouvrages une élévation
qui leur assure un prix inestimable. Il n'est que juste de recon-
naître, à son honneur, qu'en dépit des épreuves et des tristesses
qui accablèrent la fin de sa vie, son énergie et son. opiniâtreté au.
travail demeurèrent entières, et que, paj* ce côté,, du moins,, il est
resté profondément Hollandais.
Grâce à lui et à quelques-uns des maîtres que nous avons déjà,
cités, — et, entre tous, il convient de nommer Ruisdael, dont la
destinée, aussi douloureuse que celle de Rembrandt, fut certaine-
ment encore plus imméritée, — aucune gloire n'aura manqué à
I
AMSTERDAM ET LA HOLLANDE. 78 S
rtcole hollandaise. A côté des artistes posés, irréprochables, qui,
avec une exécution accomplie, répondent à la moyenne du goût qui
dominait alors, ces indépendans apportent à l'École un appoint d'im-
prévu et d'originalité qui complète un ensemble où tous les genres,
comme tous les talens sont représentés, où la suprême poésie et le
génie lui-même jettent un si radieux éclat. Ainsi qu'on l'a remar-
qué d'ailleurs, cette riche floraison s'épanouit un peu partout en
Hollande, presque simultanément, et il n'est pas d'époque, ni do
pays où, dans un intervalle aussi restreint de temps et d'espace,
on en ait vu paraître d'aussi abondante, ni d'aussi variée. A cet
égard encore, Amsterdam, ainsi qu'elle l'avait fait pour son com-
merce, devait rcoueilhr le bénéfice d'efforts antérieurs tentés à
Utrecht, à Harlem, à Leyde, à Alkmar, à Delft ou à La Haye.
Sa gilde de Saint-Luc n'avait jamais eu l'importance, ni l'ac-
tivité, ni la cohésion que les associations artistiques de plusieurs
de ces villes avaient montrées. Le mode même de recrutement de
son personnel en iait foi. Jusqu'au 21 octobre 165i, sa composition
était restée assez bigarrée, et à côté des peintres et des sculpteurs,
les vitriers, les tapissiers, les brodeurs et d'autres corps de métiers
y étaient admis. Mais, avec le temps, V Athènes du nord, comme
l'appelaient ses lettrés, avait successivement attiré à elle la plupart
des artistes éminens qui s'étaient formés dans d'autres centres. H
n'en est guère, en effet, qui n'y aient fait un séjour plus ou moins
prolongé et qui n'y aient cherché la consécration de leur renom-
mée. C'est là que la population était la plus nombreuse et la plus
riche, c'est là aussi que dans les édifices publics ou parmi les ama-
teurs qui y abondaient, on pouvait espérer un résultat plus fruc-
tueux de son travail. Aujourd'hui encore, malgré tant d'œuvres
intéressantes qui lui ont été enlevées pour être dispersées dans
toute l'Europe, à Amsterdam mieux qu'ailleurs, on comprend que
la peinture a été par excellence l'art national de la Hollande, celui
qui a le mieux Iraduit ses aspirations et sa vie. Elle reste une des
manifestations les plus glorieuses d'un peuple qui, à tant de titre?,
s'est fait une grande place dans l'histoire. La justice que nous ren-
dons à ses peintres, nous la devons aussi à ses graveurs, car à côté
de ceux qui se sont appliqués avec autant de conscience que de
succès à reproduire les œuvres de leurs confrères, on compte en
nombre au moins égal des artistes originaux qui ont exprimé avec
leur pointe leurs propres créations, à commencer par Lucas de
Leyde. 11 n'est pas besoin de rappeler ici que Rembrandt, aussi
inventif, aussi fécond, aussi puissant dans ses eaux-lortes que dans
ses tableaux, a renouvelé les conditions de la gravure et prodi-
gieusement agrandi son domaine.
En comparaison de ces deux arts, les autres pâHssent ou s'effa-
784 REVUE DES DEUX MONDES.
cent. hpvH avoir été autrefois très on honneur dans les Pays-Bas et
avoir produit sous les ducs de Bourgogne des maîtres qui jouissaient
d'une légitime célébrité, la musique était bien déchue de son an-
cienne splendeur. Tandis qu'en AUemngne la réforme lui donnait
une vie nouvelle, elle se trouvait en Hollande à peu près réduite
au seul chant des Psaumes. C'est en vain que Voëtius, à l'inaugu-
ration de la IJ/tule école d'Utrecht en 1636, représentait cet art
comme un don de Dieu et que Huygens s'appliquait à en relever
l'exécution dans les temples protestans; elle déclinait peu à peu, à
ce point qu'on ne trouvait même plus dans tout le pays un seul
imprimeur pour publier les productions musicales. Tout « en se
mêlant de ce beau métier jusqu'à la composition, » Huygens s'ex-
cuse de « n'être qu'un roi borgne au milieu des aveugles (1), » et il
est obligé de recourir à un imprimeu'' de Paris pour éditer ses ou-
vrages. On citait bien encore, il est vrai, à Leyde, l'organiste Cor-
nelis Schuyt, auteur de plusieurs recueils de madrigaux ; à Harlem,
le compositeur Albert Ban, dont Descartes dans ses lettres au père
xMersenne discutait les théories, et à Amsterdam les trois généra-
tions des Sweelinck ; mais c'était à peu près tout. Si elle ne pro-
duisait presque plus de maîtres originaux, la musique du moins
comptait toujours comme un passe-temps assez répandu. Les hôtes
des tripots et les désœuvrés des compagnies galantes qu'ont repré-
sentés les peintres de société n'y prêtent pas, il faut l'avouer, une
bien grande attention, et les exécutans avinés qui y figurent ne font
guère que grossir le vacarme de ces réunions équivoques. De
même, dans les tableaux de Ter Borch ou de Metsu, comme dans
la scène du Malade imaginaire, la musique n'est souvent qu'un
prétexte à de tendres propos entre le professeur et l'élève. Mais
parfois aussi ces peintres nous montrent un jeune homme avec une
guitare ou une basse, une jeune femme à son clavecin ou avec son
luth, charmant leur solitude en jouant une gavotte, ou accompa-
gnant quelque chanson française k la mode du jour: le Petit sot de
Bordeaax, la Moslarde nouvelle, la Boisvinette ou BeVe Iris.
Quant à la sculpture, elle compte à peine en Hollande. Cet art
y est trop peu favorisé par le climat, par les habitudes ; il ne s'y
accorde ni avec le parti-pris de réalisme qui domine en peinture,
ni avec le rigorisme de la religion. Le choix des formes et les études
du corps humain qu'il suppose, comment s'en assurerait-il le bé-
néfice? Sans crainte d'un scandale public, il eût été bien difficile,
presque impossible de se procurer des modèles, et quels modèles !
Les artistes revenus d'Italie avaient bien essayé de modifier à ce
sujet les usages régnans, mais sans pouvoir de longtemps y par-
Ci) Lettre à de Villinrs. 20 octobre 1656.
I
AMSTERDAM ET LA HOLLANDE. 785
venir. Dans ces conditions, les sculpteurs ne trouvaient ni juges,
ni occasions d'exercer leur talent. Aussi la Hollande n'en a-t-elle
produit qu'un très petit nombre. Artus Quellinus, qui travailla à
Amsterdam, était originaire d'Anvers, et de Jansz Vinckenbrinck,
sur lequel M. Franken a récemment publié une intéressante no-
tice (1), à part sa chaire à prêcher de la Nieuwe Kerk (1620), on
ne connaît guère que de petits ouvrages qui relèvent plutôt de l'or-
nementation que de la statuaire. Le plus en vue des sculpteurs
hollandais, Hendrick de Keyser, est encore plus connu comme ar-
chitecte. Ses Renommées du tombeau de Guillaume le Taciturne à
Délit (1621) dénotent cependant une certaine entente du style dé-
coratif. Quant à son Érasme de Rotterdam (1622), c'est la seule
statue de lui où l'on puisse signaler un sentiment personnel. Cette
fois, du moins, il a accepté franchement les élémens que lui four-
nissait la réalité, et il a su en tirer parti en représentant le sceptique
érudit, avec ses traits fins et sa physionomie un peu narquoise,
vêtu d'une robe de docteur, la barrette sur la tète et un livre à la
main.
Les architectes n'étaient guère plus favorisés que les sculpteurs;
tandis que les modèles manquaient à ceux-ci, c'est la matière elle-
même, la pierre et le bois, qui faisait défaut aux premiers. Aussi,
en dehors des constructions privées, n'ont-ils rien produit de bien
original. La plupart des églises ou des couvens qui avaient été
élevés en Hollande au moyen âge ont, il est \Tai, été ravagés ou
détruits pendant la tourmente de 1566; mais ceux de ces monu
mens qui subsistent encore, comme la cathédrale d'Ltrecht, celles
de Gouda et de Rotterdam et Saint-Bavon de Harlem, ne sont guère
remarquables que par leurs dimensions; ils n'ont rien, en tout cas,
de la légèreté ni de la richesse de décoration de certaines églises
des Flandres. Au moment de la renaissance, les formes s'étaient
modifiées et plusieurs édifices construits alors, telle que la halle
des bouchers et l'hôtel de ville de Harlem, celui de Middelbourçr,
le palais des états à Hoorn et la maison du Poids à Devonter, sans
être d'un style bien pur, présentent du moins de la diversité et
quelque invention. La brique y tient généralement la plus grande
place et les bandeaux, les moulures et les encadremens des baies
sont seuls en pierre de taille. Plus tard, la construction de l'hôtel
de ville d'Amsterdam devait montrer l'impuissance à kuiuelle était
réduite l'architecture hollandaise. Quand cette construction (ui
décidée, les magistrats résolurent d'en faire un monument en rap-
port avec l'importance et la richesse de la cité. Les doctrines ita-
(1) Oud-HoUand; 1887. p. l.l
TOME xcvi. — 1889. 50
786 REVUE DES DEUX MONDES.
liennes étaient alors à la mode, et la traduction des œuvres de Serlio
avait contribué à les répandre. Hendrick de Keyser, qui fut chargé
de ce travail, eut à sa disposition un crédit considérable, et les dé-
penses montèrent au total de 7,825,000 florins (1). Tous les maté-
riaux lurent tirés du dehors : on abattit en Norvège des forêts en-
tières pour les pilotis ; les blocs de pierre venaient de Bentheim ou
de Brème et les marbres d'Ecosse. Mais il faut bien le reconnaître,
ce cube énorme, régulièrement percé de fenêtres, sans divisions
ni saillies bien marquées, dépourvu de jardin, de cour d'hon-
neur et d'entrée principale, constitue un édifice d'une simplicité
architecturale par trop élémentaire, qui manque absolumeint de
style et ne répond guère à la dépense faite.
En revanche, à Amsterdam môme, on peut signaler dans un
grand nombre d'habitations particulières des spécimens d'un art
local ayant un caractère mieux accusé. 11 semble à première vue
que ces maisons de hautem' généralement égale, rangées symétri-
quement de chaque côté des canaux, sont toutes pareilles. Mais en
dépit de cette similitude apparente, quand on y regarde de plus
près, chacune a sa physionomie particulière et nous révèle quelque
chose des habitudes ou des occupations de celui qui y demeure.
Sur les façades historiées qui découpent sur le ciel la silhouette
de leurs pignons taillés en gradins ou ai"rondis en volutes, des
ornemens, des devises, des attributs variés rappellent sa profes-
sion, ses goûts, ses opinions politiques ou ses croyances reli-
gieuses. Entrez dans ces logis, généralement de proportions assez
restreintes, môme dans les quartiers aristocratiques ; vous serez
frappé du bon parti qu'on a tiré de leur emplacement et du confor-
table qui y règne. Avec une certaine analogie dans leur distribution,
vous remarquerez la propreté de tous et le luxe sans ostentation
de quelques-uns, ces cuivres toujours reluisans, ces marbres
variés qui garnissent les parois ou qui forment le dallage des anti-
chambres, ces escaliers dont les rampes sont sculptées en plein
dans le palissandre, l'acajou et les bois les plus précieux. Les pein-
tres d'intérieur nous ont familiaa-isés avec le mobilier de ces appai*-
temens où chaque chose est en ordre, à sa place hal)ituelle. Les
tableaux en font le principal ornement. Placés un peu haut, au-
dessus des boiseries, des cuirs gaufrés ou des carreaux de faïence
dont sont revêtues les murailles, ce sont des peintures de dimen-
sions moyennes, lumineuses et claires pom* être bien vues sous
une lumière avai-e, cncoi*e tamisée par les arbres du quai voisin.
D'ordinaire, leur exécution est soignée, et leur lini précieux, bien
digne de la patrie do Lcuwenhoeck et de Swammordam, est tel
(1) Un peu plus de 16.400,000 francs; chiffre énorme pour cette époque.
AMSTERDAM ET LA HOLLANDE. 787
que le possesseur a toujours chance en les regardant d'y découvrir
quelque détail nouveau qui n'avait pas encore frappé ses regards.
Ceux qui, malgré la modicité du prix des tableaux, n'ont pu s'en
payer le luxe ont du moins quelques gravures. Plus souvent encore
des cartes géographiques sont étalées aux murs. Le commerçant
peut à loisir y étudier les pays ouverts à son négoce, choisir la
place des comptoirs qu'il veut établir ou chercher sur la route indé-
finie des mers la marche de ses vaisseaux. Dans chaque famille,
d'ailleurs, il y a toujours quelque fils, quelque parent, quelque
ami qu'on aime à suivre pendant qu'il navigue au loin, peut-être
dans ces régions glacées dont les mystérieuses étendues restent
encore vides d'indications. Le long des parois, des chaises correc-
tement espacées, ou bien une de ces soUdes armoires aux mou-
lures noires et saillantes; sur les dressoirs, des aiguières ou des
vases d'argent ciselés par quelque habile orfèvre du pays, tels que
J. Lutma ou Adam van Vianen,et çà et là des objets précieux rap-
portés des Indes, des laques, des ivoires finement travaillés, des
tapis de Perse, des porcelaines de la Chine ou du Japon qu'on com-
mence à collectionner et à côté desquelles les faïences de la fabri-
cation de Delft ne feront pas trop mauvaise figure. En somme, peu
d'inutiUtés et encore moins d'encombrement. Le jardinet attenant
à l'habitation est, comme elle, propret, bien tenu, garni de fin
gravier dans les allées, avec quelques arbustes aux feuilles lustrées
et des fleurs, des tulipes, des anémones, des narcisses, toutes ces
plantes bulbeuses auxquelles convient si bien le sol de la Hollande
et dont elle faisait dès lors un important commerce.
Ces maisons, dont Van der Heydcn a si fidèlement reproduit l'as-
pect, sont incessamment lavées, peintes et repeintes chaque année,
avec cette propreté minutieuse, proverbiale, dont le souci semble
exagéré, mais qui, en réalité, est commandée par l'expérience et
les conditions mêmes de la vie dans ce pays. Tout, on le voit, in-
dique l'ordre, le soin, la prévoyance; tout porte la marque de cet
esprit net, sensé, pratique dont nous nous sommes appliqué à re-
lever ici les nombreux témoignages. Ces façades alignées, ces ran-
gées d'arbres plantés régulièrement le long des quais, ces canaux
sur lesquels glissent sans bruit les bateaux qui apportent devant
chaque demeure les objets nécessaires à la vie, tout cela aux yeux
de l'étranger peut respirer l'ennui et la monotonie. Le Hollandais
n'est pas blasé sur ce spectacle, et cette uniformité dont il s'accom-
mode est l'image de sa vie elle-même. Ces biens dont, par un trop
facile usage, ceux auxquels la nature les a dispensés ont désappris
la valeur, c'est à lui-même qu'il les doit, ils sont son ouvrage ; il
sait ce qu'ils lui coûtent et ce qu'il a fait pour les mériter. Ce sol
sur lequel il vit, ces constructions qui l'abritent, cette mer dont il
788 REVUE DES DEUX MONDES.
a tiré sa richesse, cette indépendance dont il jouit, tout lui rappelle
une longue suite d'efiorts opiniâtres ou de luttes héroïques, et tout
cela, il faut encore à chaque instant le conserver, le défendre, ainsi
qu'il se le propose dans sa modeste devise : « Je maintiendrai. »
En s'efïorçant de se suffire et en ne comptant que sur lui-même, il
a donné au monde de grands exemples. C'est pour lui et pour lui
seul qu'avaient travaillé des artistes qui font aujourd'hui l'admira-
tion de l'univers civilisé et dont on se dispute les œuvres à prix
d'or. De même, en ne cherchant la vérité et le bien que pour lui
seul, il a mis sa marque dans la politique, dans les sciences, dans
sa façon de comprendre la bienfaisance et la religion.
Tout cela ne se découvre pas au premier coup d'œil ; mais qui-
conque a étudié un peu l'histoire de ce peuple et cherché à péné-
trer ses mœurs et les conditions mêmes de son existence, reste
frappé de sa grandeur. Jamais les qualités qui l'ont faite n'appa-
raissent plus évidentes qu'à ce moment de son passé; jamais elles
n'ont amené des résultats plus féconds, plus considérables. Après
lui avoir acquis son affranchissement, elles l'ont rendu possesseur
d'un empire colonial le plus vaste qui fut alors et dont la domina-
tion s'étendait sur près de 30 millions d'habitans. Des richesses
qui lui venaient en même temps, il a fait le plus noble usage en
les consacrant à la charité, à l'instruction populaire, aux grandes
entreprises de ses ingénieurs, aux encouragemens donnés aux
sciences et aux arts. C'est là un beau spectacle, un des plus con-
solans qui puissent être proposés à l'homme, puisque dans cette
prospérité tout se tient et qu'elle est de tout point conforme à la
logique et à la justice. Chez nous, surtout, et au temps où nous
sommes, il n'est peut-être pas inutile de reconnaître ce que valent
pour un pays la concorde, la solidarité entre les citoyens et ces
vertus morales qui demeurent, à le bien prendre, le plus réel sou-
tien d'un état. La fortune prodigieuse à laquelle les Hollandais étaient
alors parvenus, ils n'en semblaient eux-mêmes ni fiers, ni éton-
nés ; mais c'est avec un sentiment de religieuse gratitude qu'ils se
plaisaient à en rapporter à Dieu tout l'honneur. Aux approches de
1630, Amersfoord était prise, la Frise venait d'être délivrée et l'éva-
cuation de Bois-le-Duc allait achever la libération complète de leur
territoire. Le dernier jour de décembre de l'année 1629, le Conseil
des États, rendant compte des succès qui en avaient marqué le
cours, déclarait aux applaudissemens de tous la clôture de la ses-
sion par ces paroles Araiment mémorables: « Ainsi se termine cette
bienheureuse année! Gloire et honneur en soient rendus, non à nous,
mais au Dieu tout-puissant, avec notre éternelle reconnaissance! »
Emile Michel.
CHANTE-PLEURE
DEUXIÈME PARTIE (I)
XV.
Paisible, à son pas de labour, la Pécharde de l'oncle, tirant
après elle un véhicule informe, moitié jardinière, moitié break,
finissait de gravir la côte qui, par d'interminables lacets, tantôt
surplombant des précipices boisés, tantôt coupant à travers des
grèzes nues gazonnées d'immortelles, s'élève de la vallée de l'Avey-
ron, jusqu'au seuil de la Ramadc. Un dernier coup de collier, un rai-
dillon à franchir, et par la brèche largement ouverte de l'Aligné,
entre les pins silvestres qui escaladent à main gauche les pentes
du Pech-Agudet, et les futaies de charmes et de rouvres plantées
sur les contreforts de Périllac, la forêt se découvrait tout entière.
— Immense! — En long, en large, aussi loin que la vue pouvait
aller, rien que des arbres ! Cela tombait, se précipitait en enton-
noir du haut d'une enceinte circulaire de falaises; et dans ce tour-
billonnement d'abîme, les verdures naissantes des taillis, les tètes
encore dépouillées des vieux hêtres, se dissolvaient, tondues en
une vapeur violette, une poussière d'arbres qui flottait. C'était
énorme et très doux. Plus de sol ; la rugueuse ossature des mon-
tagnes, les déclivités abruptes des ravins, l'arête saillante des
(1) Voyez la Bévue du l'"" décembro.
790
RI VUE DES DEUX MONDES.
promontoires, disparaissaient, enveloppées comme d'une caresse
dans la fluidité de la vie végétale. C'était, au sortir des âpres ter-
roirs environnans, comme un autre élément en perspective, une
étendue de mer ou de ciel, sans une déchirure, sans un relief à
travers, toujours pareille ! Et cette douceur continue était presque
inquiétante; on sentait devant soi l'unité d'un être mystéiieux,
étranger à l'homme, hostile peut-être...
A peine si, dans l'infléchissement d'un col, apparaissait la ligne
mince, tremblante, d'un pays très lointain, ou suspendue au bord
des falaises, à des lieues d'intervalle, l'imperceptible enclave d'une
maison de garde, ou bien, plus humble encore, comme une respi-
ration bleue, la fumée d'une charbonnière blottie sous les futaies...
Et ce peu d'humanité devinée çà et là faisait la soUtude plus pro-
fonde.
Brusquement, la jardinière des Lortal s'engloutissait dans la
pente, emportant Pierre et Cécile et l'oncle, planté de côté sur le
siège, très crâne, avec sa blouse bleue qui ballonnait au vent de
la descente.
La jardinière sombrait et une autre aussitôt pointait au sommet
du Pas de l'Aligné ; on la voyait osciller un moment et chuter à
son tour, avalée par la gueule noire de la Ramade. L'un poussant
l'autre, breaks et charretons plongeaient dans l'abîme avec une
résonance de vie humaine, un bruit régulier, monotone, aussi doux
à entendre et pas plus fort à distance que la voix des coulans
d'eau, du Rieumort, de la Béoune, qui chantaient dans l'obscurité
des cluses.
On fêtait la Sainte-Urgèle, ce jour-là, et les gens des villages ri-
verains, de Paour, d'Excelsi, de Saint- Jean-des-Grèzes, se rendaient,
qui à pied, qui en carriole, à la vieille chapelle cachée loin de la
route, au plein coeur de la forêt.
Les plus dévots, deux pai* deux, en procession paroissiale. On
entendait comme un piétinement étouffé leur marche lente sous les
arbres; les voix montaient, lentes aussi, par intervalles, et les ban-
nières se balançaient, rouges, vertes, chargées de disions d'or bro-
dées, de figures d'anges dont les ailes sjTnboliques, frôlant les
taillis, effaraient, faisaient s'envoler les oiseaux.
Ainsi tout le matin; puis les ruisseaux humains peu à peu avaient
tari ; les pèlerins, cheminant comme d'imperceptibles fourmilières
à travers les branches, étaient arrn es à la chapelle, et là, tassés
entre les murs trop étroits ou debout sur le seuil, ils chantaient
leurs prières, aussi peu entendues dans l'immensité du silence que,
bruissant dans le creux d'un chêne, la musique légère d'un es-
saim...
Le ciel paisible remplissait la brèche, vide, à présent, de la fa-
CHANTE-PLEURE. 791
laise; les ronces, foulées aux pieds des processions, se redressaient,
obstruant les sentiers déserts... Même la forêt était plus seule ce
jour-là, abandonnée par les charbonniers et les bûcherons, aflran-
chie de la plainte sourde de la cognée, qui, répercutée au loin,
prolongée par le multiple écho des ravins, lait communiquer entre
elles les ventes isolées, hors de portée de la voix! Inhabités, les
chantiers ne vivaient que par la lumée des charbonnières ; les
chênes abattus gisaient autour, la tête en bas, dépecés à moitié :
étranges cimetières d'arbres que gardait comme une ombre in-
quiète un charbonnier malade, tremblant la fièvre, accroupi devant
sa hutte.
Un peu de fumée, presque un fantôme, et puis rien ; des êtres
plus chétifs, un grimpereau, — diminutif de bûcheron, frappant du
bec le bois mort, — une pauvre âme de mésange voletant autour
d'un nid commencé, un coucou et son appel mystérieux voyageant
de combe en combe, moins encore, l'ombre portée, tournant en
rond sur les futaies, d'une buse ou d'un faucon...
Et la forêt travaillait à côté, au-dessus, toute à sa besogne de
forêt, à la poussée obscure de la sève...
Le printemps venait ; les neiges dernières avaient fondu ; les
eaux couraient, déhvrées, filtraient sous la mousse avec une mu-
sique enfantine, une balbutiement de voix frêles, virginales. Et la
forêt désengourdie s'était remise à vivre. Trop rugueux, trop durs
d'écorce pour ressentir ces premiers effluves, les chênes, les hêtres
gardaient leur aspect d'hiver, rigides encore, impassibles dans la
douceur attendrie du ciel d'avril.
Mais plus pressées, en bas, les plantes s'éveillaient, les fleurs
commençaient à sentir bon. Tout un petit peuple se hâtait de vivre,
de fleurir, avant que se fermât sur lui, pareille à un sépulcre
d'ombre, la voûte épaissie des ramures. Un instinct soulevait cette
multitude d'êtres, les faisait s'ériger en l'air, vers le soleil, droits
comme des volontés, élancés comme des désirs. C'était comme une
montée de tendresse, quelque chose de si délicat, de si jeune! Pas
de feuilles encore, rien qu'un peu de couleur, un frisson vert qui
tremblait à la cime des taillis, un brouillard rose qui pointait au-
dessus des tilleuls et des frênes. Et des odeurs parmi, des odeurs
de miel et des pollens, comme des particules de vie, des semences
qui s'en allaient secouées par le vent, charriéi^s par les abeilles.
Dans les fonds abrités du nord, ouverts au soleil, le printemps
fermentait comme dans une cuve. Une langueur en émanait ; et le
ciel au-dessus paraissait trouble, alourdi d'une vapeur laiteuse
qui traînait, mêlée à la bourre blanche des trembles, aux bouquets
blancs des cerisiers en fleur.
792 REVUE DES DEUX MONDES.
XVI.
C'était loin des routes, en pleine solitude, après qu'on avait
marché pendant des heures le long des chemins forestiers, des
chemins sans bords , interrompus de carrefours vagues où des
mares croupissaient verdies du reflet de l'herbe, coupés de sen-
tiers minces et d'autres plus étroits encore, simples foulées de
bêtes aussitôt disparues dans l'épais des taillis; très loin à
l'extrémité d'une échine de montagne broussailleuse ; un promon-
toire en surplomb sur une combe où de l'eau luisait à travers les
branches, et surplombé lui-même, regardé de très haut par des
pics aigus, des murailles d'arbres que dépassaient encore bleuies
dans le recul de l'horizon, des découpures de falaise : la Serre
de la Fage, le roc de Pech-Agudet.
Les traces finissaient là sur une plate-forme boisée, à peu près
ronde, un ancien oppidum encore encerclé de douves jadis pro-
fondes , maintenant nivelées à moitié par l'humus ; un trou
s'ouvrait au fond ; des marches descendaient entaillées dans la
pierre, et sous une avancée de grès rouge fendue grossièrement
en forme de cintre, gouttait à bruit de cristal la source fée, la fon-
taine miraculeuse de Sainte-Urgèle. L'oratoire était juste au-dessus,
l'autel établi sur le roc d'où s'échappait la source : un tout
petit édicule bâti en pierres sèches sans autre ouverture que la
porte, une claire-voie faite de madriers de chêne non équarris, par
où pleuvaient les feuilles mortes en automne, et se glissait la nuit
le regard de la lune, cette dernière curieuse des choses abandon-
nées, des tombes et des ruines.
Depuis un long temps déjà, la maison de prières où l'on ne priait
plus qu'une fois l'an, le jour de la fête patronale, avait commencé
de s'en aller en morceaux. La forêt la reprenait comme elle avait,
quelque mille ans avant, repris l'oppidum celtique. Lentement.
Rien que l'ombre, d'abord envoyée de loin, l'obscurité malsaine
mère des pourritures, des lèpres qui mordent, des mousses qui dé-
litent, puis les arbres avaient marché ; accotés aux fondations, arc-
boutés aux murailles qu'ils ébranlaient à chaque pousse nouvelle,
les chênes, les hêtres avaient entrecroisé leurs branches au-dessus
de la toiture qui crevait écrasée de bois mort. Et dangereux aussi,
la grimpée silencieuse, le doux étranglement du lierre agrippé
de ses ongles aux interstices des pierres, et l'invasion par en haut
des giroflées dont les bouquets d'or fleurissaient l'agonie de la
bâtisse...
Mais en attendant le coup de grâce de la fin, la chute de la voûte
CHANTE-PLEURE. 7Ô3
descellée, des murs qui faisaient ventre, la chapelle s'était |)arée
pour un jour, endimanchée du haut en bas, depuis les dalles
raclées au vif, lavées de leurs moisissures, jusqu'à la statue de
la sainte, une idole caduque, mangée des vers, mais astiquée à
fond, passée à la cire, aussi luisante qu'une armoire.
Et du luminaire là-dessus, une douzaine au moins de cierges
étoilant la })rofondeur du sanctuaire, confusément éclairé par le
peu de jour qui arrivait du dehors, assombri en passant sous la
voûte extérieure, l'ogive des hêtres et des chênes qui continuait
l'autre voûte.
C'était ainsi, chaque année, comme un rajeunissement du culte
antique, un renouveau naïvement symbolisé dans une toufle de
primevères que la piété de quelque jeune fdle, — une petite Ur-
gèle peut-être, — avait mis cette fois-là encore entre les doigts
raides de la sainte.
XVI).
Debout entre Cécile et l'oncle, pas loin de l'entrée, à l'endroit
de la nef assigné de temps immémorial aux paroissiens de Saint-
Jean-des-Grèzes, Pierre suivait, tiès attentif, presque recueilli, la
liturgie de la fête, et, par delà ce qui était devant lui, il recen-
sait ses souvenirs d'enfant et de jeune homme, l'être religieux
qu'il avait été, dix ans, vingt ans avant, à pareil jour, à la même
place.
C'était, ces impressions premières, quelque chose de très matériel
à la fois et d'insaisissable : la figure de l'officiant, les accessoires
du culte, observés de près avec les yeux cruels des tout petits,
le nez rougeoyant du prêtre, les tares, les mutilations de l'idole
en pleine lumière; mais autour, une sensation de mystère, l'at-
tente d'on ne sait quoi, l'essor d'un rêve ignorant de l'impossible.
Et cette émotion confuse, jointe à la saveur très précise d'une
tarte ménagère, dévorée sur le pouce en revenant du pèlerinage,
le docteur n'avait pas retenu davantage de sa religion de ces an-
nées-là.
Plus tard, le catéchisme, et à la suite, le grand trouble, le coup
au cœur de la première communion : un dimanclu^ suprême; l'àme
blanche et la veste neuve ; un recueillement, une béatitude de
tout l'être, — et en même temps, la peur de laisser couler de la
cire sur l'habit...
L'attendrissement passait, mais le pli était pris. Pierre était en-
gainé dans la régularité des exercices, des prati^iuos pieuses exac-
tement suivies dans le collège de prêtres où il laisait ses classes,
toujours confessé ou communié de frais, do plaiu-pied avec le sur-
794 REVOE DES DEDX MONDES.
naturel, et des versets d'évangile, des couplets d'hymno, des mots
de douceur bourdonnant à son oreille avec le ronron d'une ber-
ceuse.
Paris le secoua bien un peu. Désorienté, désheuré, tout à son hô-
pital, à SCS cours, l'étudiant finit par se déshabituer du confession-
nal, plus tard mOme de l'église. Sans malice, d'ailleurs, sans au-
cime velléité d'indépendance. Un sien camarade, zélé propagandiste
à sa manière et grand déniaiseur d'hitelligences,luiavaitbien donné
à lire un gros bouquin évolulionniste, — le manuel de l'incroyance
à la mode du jour, — mais il avait lâché ça au premier chapitre,
pas du tout fasciné par l'hypothèse, épouvanté surtout des six
cents pages à la suite. L'idée au fond ne le passionnait guère ; il
portait moms d'intérêt à la science qu'aux examens.
Et puis, même à ses heures de doute, quelque chose résistait
en lui, moins encore le sentiment que l'instinct catholique, la foi
endémique rapportée de là-bas, du pays noir, couleur de prêtre,
où chaque maison garde précieusement accrochée à la cheminée,
comme un fétiche, la photographie d'un parent à soutane ou d'une
parente en cornette, d'une nonne ou d'un curé! Après des inter-
ruptions de pratique, des mois d'indifférence, Pierre s'étonnait, cà
la première occasion, à une messe de mariage ou de mort où il
avait été par bienséance, de se trouver subitement d'accord a\ ce
les attitudes de prière qu'il avait prises sans y penser ; le geste
appelait la volonté ; les genoux fléchissaient tout seuls, prosternant
l'âme qui se laissait faire.
Et comme aujourd'hui, à cette messe de pèlerinage où il s'était
rendu pour voir, en curieux, le carabin se mettait à prier pour tout
de bon.
XVIII.
Autour de lui aussi, les gens priaient; des figures calmes fixées
dans cette immobilité ruminante ({lù est le recueillement des rus-
tiques. Une surtout à sa droite : c'était le vieux ('alel,lout le corps
tendu, le cou allongé, les mains jointes, dans l'effort de l'implora-
tion, aussi appliqué, aussi raidc à sa besogne que s'il avait la-
bouré sa vigne ou défoncé son champ. On priait, pas tout le monde
cependant. A côté des pèlerins en posture de dévotion, des hommes
debout, les bras croisés, les yeux levés vers l'autel tous à la fois
avec la régularité machinale d'un troupeau, des femmes accrou-
pies sur les dalles, coiffes baissées, le chapelet écrasé entre les
doigts, certaines contenances sortaient du rang, négligées, indiffé-
rentes, des nez on l'air déjeunes filles, des bavardages étoullés de
jeunes gens qui se dandinaient en riant dans leur chai)eau, et
I
cha:nte-pleure. 795
leur donnant le ton, tout près de Pierre, le poing sur la hanche
et l'air agressif du sieur Gaviol qui regai-dait ça de haut, les sour-
cils remontés dans une expression de mépris d'un satanisme en-
fantin.
Peu de chose, en somme, ces irrévérences, mais le commence-
ment de quelque chose, la toute première poussée arrivant après
combien d'ondulations, combien! à ce coin reculé de province, du
mouvement irrésistible qui emporte l'âme moderne hors de ses
anciennes frontières religieuses, vers des rivages inconnus !
Pas tout à fait émancipés, détachés seulement, déjà frondeurs, ils
étaient là quelques-uns devant les mystères du culte, gênés encore
par un vague respect, mais se poussant du coude, s'encourageant
à tirer la barbe aux idoles.
En contraste avec ces airs nouveau régime, les figures très cor-
rectes des châtelains do Chante-PIeure dominaient, planaient au-
dessus de la foule, encadrées dans la boiserie antique du banc
seigneurial, où la famille avait trôné de tout temps et qui portait
encore, sculptées en relief dans le panneau central, les armes pa-
trimoniales, mutilées en 1792 et demeurées telles quelles comme
un avertissement donné à la vanité par l'envie.
M. de Fabri l'aîné tenait la tête "en quahté de chef de famille :
une figure pointue et tiraillée de vieux garçon maniaque, les
lèvres mamiottantes, l'œil baissé sous des sourcils excessifs, et la
bouche, les yeux plongeant dans un agenouillement à fond de dé-
vot, une attitude mystique contre laquelle protestait par moment,
comme une revanche de la matière, un bâillement aussitôt com-
primé, étouffé en soupir, en oraison jaculatoire. Rehgieux aussi
à sa manière, mais d'une dévotion plus aisée, presque mondaine,
son irère se tenait debout près de lui, la main appuyée à la pomme
de sa canne, avec ce rien de cambré dans la taille, cette désinvol-
ture un peu raide où se marquait le lieutenant de dragons qu'il
avait été avant son mariage et l'homme de cheval et de plein air
qu'il était encore, toujours occupé à courir le lièvre ou à faire sa
ronde de propriétaire autour du château. Puis, c'étaient les grimaces
à l'espagnole du colonel, du vieux carliste, désarticulé par de su-
bites génuflexions ou par des signes de croix compliqués et fré-
nétiques qu'il indiquait du pouce à la volée sur son front, sur sa
bouche, sur ses épaules.
]\pûe ^Q Fabri venait ensuite, accoudée au banc d'œuvre : un front
étroit, des yeux endormis, des bandeaux gris appuyés dans des
mains fluettes, quelque chose de fin, d'allonge, de fatigué aussi,
mais d'une usure très délicate! et répandu sur elle, du regard au
sourire, cet air candide, presque insignifiant des visages de reli-
706 REVUE DES DEUX MONDES.
gieuses, qui semble à la fois un reflet d'âme incolore et de coiflage
blanc...
M"® Lrgèle, enfin, l'ancienne petite Urgèle avec qui Pierre avait
joué enfant sur le mail du château, les dimanches. Changée, elle
aussi depuis ces derniers cinq ans, affinée, d'une grâce plus nuan-
cée, plus subtile, au moins lui paraissait-elle ainsi, et il croyait la
voir pour la première fois, sans doute parce que, s'étant affiné lui-
m^Miie, il pouvait mieux saisir l'expression de vie intellectuelle et
nerveuse qui rayonnait d'elle, comme une autre beauté.
Agenouillée, le buste plié un peu, assoupli dans un mouvement
d'abandon, le regard si vif de ses yeux noirs attendri par instans,
agrandi par une montée de langueur, elle aspirait sans doute dans
un frémissement de tout l'être la mysticité vague répandue sous les
voûtes de l'antique oratoire, avec l'odeur de nature, l'âpre sen-
teur forestière qui flottait mêlée au parfum liturgique de l'en-
cens.
XIX.
Regardée après elle — et dans la perspective de Pierre, les deux
tètes s'ofl'raicnt ensemble, brunes et pâles toutes les deux, d'ail-
leurs, et d'un galbe à peu près pareil comme pétri dans l'argile
du même terroir, mais plus finement modelé, d'une ligne plus si-
nueuse, d'un coloris plus délicat chez Urgèle, le menton pas si en
avant, les pommettes moins larges, les lèvres plus mobiles, —
Cécile, malgré son chapeau fleuri, chargé à la mode de ce prin-
temps-là d'une profusion de coques et de nœuds, malgré aussi une
certaine fraîcheur de teint soigneusement entretenue comme une
attestation de sa vie enfermée de bourgeoise, Cécile avait bien l'air
d'une paysanne.
La dureté du type sortait à plein sous la chair veloutée dont l'en-
veloppait la jeunesse; la robuste ossature, la coupe à plans droits,
heurtés, élémentaires du front et des joues, tout marquait la race,
la parenté étroite avec les têtes voisines de filles ou de lemmes,
coifTées celles-là de l'indienne roucrgate, et qui, d'une rudesse de
plus en plus accentuée avec les dégradations, le coup de pouce
sournois ou brutal dont les avait marquées la maturité ou la vieil-
lesse, avaient toutes entre elles un air de iamille, comme les feuilles
d'un même arbre.
Et ce n'était pas seulement la forme extérieure, l'avancement
du menton, le relief des pommettes qui faisaient de Cécile la sem-
blable de ces rugueuses ])astoures accroupies à côté d'elle ; sauf
certaines minauderies de surface, sa physionomie ne dilîérait guère
CIIANTE-PLEURE. 797
des physionomies d'à côté, également vides de pensée, animées par
les mêmes poussées d'instincts, d'un petit nombre d'instincts, de
passions spéciales à la vie rustique.
Paysanne elle était née et paysanne elle était restée, quoi qu'elle
en eût ; paysanne riche, éduquée, brodant au crochet et lisant dans
le fin ; paysanne malgré tout. Ce n'était pas la chronologie des rois
et des reines de France, apprise par cœur au couvent, ni hi Pluie
de perle», fantaisie brillante pour piano^ qu'elle jouait de mé-
moire, à la grande admiration de la famille; ce n'étaient pas da-
vantage les conversations anodines des dames rehgieuses, ni les
confidences des petites amies, des rurales comme elle, ou des filles
de petits employés de la préfecture, qui avaient pu lui donner des
idées, élargir son horizon.
A respirer l'air de la ville, le peu d'air qui passait par-dessus les
murs du couvent, elle avait perdu la naïveté, la simplicité d'àme,
toute la poésie de sa première éducation campagnarde, sans lien
acquérir en échange ou si peu !
Ce qu'elle avait vu de la vie bourgeoise ne lui avait appris qu'à
la copier mal, à l'envier de plus près.
Pierre savait à quoi s'en tenir là-dessus. A la désillusion du
premier jour, d'autres s'étaient ajoutées, pas graves assurément,
assez pour lui donner à réfléchir. Et il réfléchissait. Maintenant
même, debout à côté d'elle, coude à coude dans l'entassement de la
chapelle trop petite, pendant que, correcte, elle suivait attentive-
ment en apparence les prières du livre de messe, il prenait un
plaisir amer à observer ses mines, à étudier ses coups d'œil, d'acres
coups d'œil qui inventoriaient la robe ou le chapeau des dames
châtelaines : un corsage déjà vu, un chapeau maigre sans un brin
de plume, avec une garniture de dentelles qui avait servi déjà; e!
quand elle avait fini d'expertiser la toilette de ces dames, il fallait
voir son sans-gêne à détailler les affiquets de ses voisines, leurs
innovations timides, leurs velléités d'élégance! Puis, c'était sur
elle-même, à la dérobée, sur la soie chiff'onnée de sa jupe qu'elle
aplatissait sur les côtés, à petits coups, sur la fine pointe de ses
«ouliers lacés, sur ses gants trop justes où les mains se gonflaient,
congestionnées, sur le paroissien à fermoir d'argent qu'elle exlii-
bait négligemment, le doigt passé entre les feuillets, c'était un
regard épanoui, fervent, presque amoureux. Et elle se tenait
debout tout le temps, au lieu de s'agenouiller comme les autres,
dans la crainte d'abîmer ces magnificences.
Avare et vaniteuse ! Et que serait-ce plus tard, la fleur de jeu-
nesse tombée, les travers exaspérés par l'habitude, l'avarice sans
trein, la vanité sans excuse! Une jolie vie qu'ils auraient alors tous
les deux: aigre, abrutie, crasseuse! Tout résigné qu'il lût ou à
798 REVUE DES DEUX MONDES.
peu i)rès à la mener, Pierre en avait la nausée d'avance. Il imagi-
nait le train de leurs journées, la vilenie de l'épargne quotidienne,
le jupon en guenilles, la savate éculée de !a ménagère, payant le
luxe ridicule, la soie raide et l'empesage du dimanche. Une jolie
vie!
XX.
Pierre réflécliissait, et un mouvement autour de lui soulevait l'as-
sistance. La messe venait de linir. Pendant que l'officiant dépouil-
lait l'étole, le caxillunneur et le sacristain de Saint-Jean-des-Grèzes,
deux solides gaillards, empoignaient, descendaient de sa niche au-
dessus de l'autel, la statue de sainte Urgèle, et la déposaient avec
précaution sur une table, au pied des marches de l'autel; et la cé-
rémonie du baisement commençait. Le prêtre, d'abord, le véné-
rable M. Cize, en aube maintenant, le manipule au bras gauche,
appliquait fortement ses lèvres sacerdotales à la place consacrée,,
sur le pied nu qui, aminci au bout et luisant des adorations sécu-
laires des fidèles, dépassait du pouce la robe traînante de la sainte;
les prêtres assistans après lui, les servans de même ensuite, et,
accédant deux pai* deux à la porte du sanctuaire, la foule des pè-
lerins. Hommes et iemmes, tous y passaient, ou presque tous; huit
ou dix jeunes gens en tout résistaient au torrent, s'obstinaient à
leur place et ricanaient entre eux, s'étant mis par groupes alin
de se donner du courage.
Gaviol, bras croisés, tête haute, les appuyait de son exemple.
L'oncle Lortal, catéchisé par lui de longue main, ébranlé par les
objurgations suprêmes qu'il lui souillait à l'oreille, hésitait un mo-
ment ; mais Cécile, ennuyée du scandale en perspective, le tirait
par la manche, et son neveu Pierre ayant délibérément emboîté le
pas aux fidèles, le maire de Saint-Jean-des-Grèzes, trompant pour
cette fois les espérances de l'instituteur, coupant sans le savoir le
principal eflet de la correspondance qu'il se disposait à envoyer
au journal républicain du chel-liea, se décidait à suivre son monde,
à imiter m ces populations ignorantes, encore abruties sous le joug
de l'obscurantisme,.. » comme le disait élégamment l'instituteur.
La superstition triom})hait; le charme opérait encore, la naïve
légende de jadis faisait, comme autrelois, venir à elle ce monde,
naïf conmie elle, de charbonniers et de bûcherons.
I*ris dans la file entre Cécile et l'oncle, Pierre regardait s'avan-
cer vers lui, sortant la dernière du banc seigneurial, la délicate
figure d' Urgèle. La tête [)cnch('e un peu sur l'épaule, elle allait,
machinale, les yeux ennuagés de rêves, — de rêves mystiques sans
doute, ti moins que... — Les misérables cancans débités sur le
ClIANTE-PLEDRE. 799
compte de l'enfant par les mangeurs de nobles de la Glanderie lui
revenaient tout à coup, et, si peu prouvés qu'ils fussent, c'était
tout de même comme une ombre jetée sur ce pur visage de jeune
fille.
Mais les yeux de la petite châtelaine, éveillés tout à coup, ren-
contraient les siens, et les vilaines idées de Pierre s'en allaient
aussitôt. Pas moyen de résister à la franchise de ce regard, à la
cordialité du léger sourire de bienvenue qui saluait de loin le Pa-
risien de retour au pays. La bonne créature de jadis s'y manifes-
tait telle qu'il l'avait toujours connue, expansive, attirante.
Et Pierre s'en voulait d'être demeuré si longtemps sans penser
à son ancienne camarade des dimanches, il se promettait de la re-
voir, de bavarder avec elle, de s'offrir de bonnes parties de rire
comme autrefois. Puis, à la réflexion, il ne trouvait plus cela si
commode. Le voudrait-elle, d'abord? Etsesparens? De braves gens,
sans doute, très abordables; du monde un peu haut pour lui, tout
de même. Il faudrait voir. Et sa pensée revenait encore à Urgèle.
Quel âge? Il calculait vingt-quatre; non, vingt-cinq ans. Qui sait?
fiancée déjà, peut-être prête à se marier. Et il imaginait les circon-
stances, la demoiselle de Ghante-Pleure en toilette nuptiale, et le
décor de la fête autour d'elle, l'^ blanc de la robe sur les tapis-
series anciennes du grand salon.
Finalement il trouvait étrange de s'appesantir là-dessus. Et pour
changer d'idée, il se remémorait ce qu'il avait à faire après la
messe, son premier malade, un pneumonique double qu'il avait
laissé en mauvais état le matin même, et encore le rendez-vous
très important pris pour le lendemain avec ce vieux Bissol, Achille
Bissol, l'officier de santé de Paour avec qui l'oncle était en marche
pour acquérir sa clientèle.
Mais un remous de la foule, la poussée en avant des gens de
Labéjo, qui, forts d'un ancien droit de préséance, refoulaient les
paroissiens de Périllac, séparait le cousin de la cousine et l'en-
voyait sur la demoiselle du château, si près d'elle qu'il était obligé
de respirer le parfum imprégné au linge de la jeune fille, un par-
fum qu'il reconnaissait ; toujours la même essence rustique fabri-
quée au château avec les lavandes du parterre. Et l'odeur lui
ressuscitait les allées droites et le cabinet de buis au bord de la
terrasse, où Urgèle et lui se blottissaient serrés l'un contre l'autre
et retenant leur souflle, quand on jouait à cligner.
La foule cependant montait, accédait lentement au sanctuaire,
Pierre toujours sur les talons d'Urgèle qui, son tour venu, fléchis-
sait le genou, mettait ses lèvres sur l'orteil décoloré de la sainte,
et le docteur après elle, à la même place, mal essuyée par le linge
800 REVLE DES DEUX MONDES.
que l'officiant un peu las passait distraitement après chaque
baiser.
Et le baiser cette fois ne fut pas tout à fait pour la sainte.
XXL
La chapelle se vidait maintenant ; avec un bourdonnement confus,
un caquetage de voix étouiïées sous la voûte et qui éclataient à la
sortie, s'éparpillaient dans la clarté du jour, les fidèles se répan-
daient au dehors : des groupes stationnaient ; les gens de la même
paroisse se cherchaient, s'appelaient autour de la bannière patro-
nale; les rangs se formaient pour la procession qui, tous les ans,
ramène de la chapelle forestière à l'éghse de Saint-Jean-des-Grèzes,
la statue de la sainte : des infirmes, des enfans malades portés
sur les bras de leur mère descendaient à la crypte souterraine,
puisaient une gorgée d'eau à la source miraculeuse, et, ayant bu
avant de remonter, se signaient dévotement. D'autres, pressés de
déjeuner, allaient détacher le mulet, la poulinière qui, toute harna-
chée, retenue par une longe à la branche d'un chêne, tondait les
menthes au bord de la route, et attelaient pour repartir.
Les Lortal de ce nombre; et tout en passant la bride, en bou-
clant la sous-ventrière, l'oncle et Caviol bavardaient ensemble, amis
comme devant, d'accord sur tout, l'oncle plus radical, plus mange-
prétres que jamais, blaguant le culte, gouaillant le curé avec une
violence de renégat, et le verbe si haut, que Cécile scandalisée le
priait de se taire... Et il en débitait alors de plus raides.
Pierre, après avoir donné un coup de main, remercié d'un :
« Laisse ça tranquille... » affectueux et brutal, attendait à l'écart,
assis sur le talus du fossé, presque aux pieds de sa cousine, qui
debout, paquetée dans sa toilette dominicale, un pan de la pré-
cieuse robe relevée entre ses doigts, envoyait à son fiancé des sou-
rires chargés d'une coquetterie vague, une coquetterie de belle
personne qui fait la roue, et peu lui importe qui l'admire! Il y
en avait pour Pierre, il y en avait pour Caviol ; le même sourire
servait pour tous les deux, et il en restait encore pour le premier
venu, pour les passans qui traversaient la route...
— Les voyageurs pour la Glanderie, en voiture! commandait
l'oncle déjà installé avec l'instituteur sur le siège de la jardi-
nière. Et dans un large coup de fouet détaché à la Pc'charde
qui buttait, le jarret mou, l'estomac détrempé par les nourritures
vertes broutées à même le taillis, la carriole s'enlevait, secouée
aux euipicrremens raboteux, inégalement écrasés par les charrettes
CHANTE-PLEURE. 801
de charbonniers, les seules qui descendent à cette profondeur de
la Ramade.
XXII.
Les cahots à tout moment jetaient l'un sur l'autre, faisaient se
toucher des genoux ou du front les promis, et chaque fois Cécile
se rejetait en arrière, mignarde, avec un petit air de frayeur pres-
que aussitôt démenti par un rude et frais éclat de rire. Car on était
là pour s'amuser après tout; et l'enfant y allait de bon cœur,
matée seulement, découragée parle calme imperturbable du fiancé,
— un fiancé grave, respectueux, sans élan ! C'est qu'il n'avait
vraiment pas l'air de s'occuper d'elle, ce vilain garçon. Lui, si
gai jadis, si animé, et même trop quelquefois si on l'avait laissé
aller; et maintenant qu'il avait la permission, maintenant que
c'était son devoir d'être aimable, plus rien; un éteignoir! Si
c'était ça qu'on lui avait enseigné à Paris! Non, ma foi! il en
prenait trop à son aise, le cousin! Parce qu'ils se connaissaient
depuis longtemps, ce n'était pas une raison pour la mettre au
rancart comme une vieille personne. S'ils en étaient déjà à
n'avoir plus rien à se dire, ça lui promettait bien de l'agrément
pour plus tard ! Cécile enrageait. Pensez que, depuis son retour,
Pierre l'avait embrassée une fois en tout, à son arrivée, et devant
tout le monde encore, comme s'ils avaient été frère et sœur! On
n'avait pas idée d'une pareille conduite! Et, pas un cadeau, ni une
bague, ni un médaillon, rien à sortir le dimanche, pas même un
bouquet à exhiber sur la cheminée du salon, un de ces bouquets
blancs engainés de papier dentelle avec une poudre diamantée
par-dessus, comme elle en avait vu un chez Léocadie Fage, une
amie de Paour mariée l'année d'avant... Non, décidément il n'était pas
gentil, le cousin! Ce n'était pas comme un autre qu'elle connaissait,
un pas riche malheureusement, mais aussi joli garçon que Pierre et
qui savait vivre, celui-là, sans avoir étudié à Paris! Ah! ce Firmin
Caviol ! Les bons momens qu'elle avait passés avec lui ! Toujours
quelque chose pour rire, et de l'amitié, oh! pour ça! Cécile se sou-
venait. Pas grand'chose, des folâtreries, des tendresses dans les
coins...
Mais c'était déjà loin tout cela! De bonne foi, maintenant que
c'était fini entre eux, Cécile se félicitait d'avoir tenu le galant à dis-
tance... Et comme l'instituteur, averti par la froideur de Pierre,
avait lâché le morceau, en apparence du moins, et se tenait eOacé,
au second plan, ne se prévalant aucunement des privautés an-
ciennes, il était resté à la petite un souvenir presque tendre du
TOME xcvi. — 1889. 51
802 REVUE DES DEUX MONDES.
galant éconduit et discret qui se contentait de lui décocher en pas-
sant des regards malheureux, et elle, compatissante, l'aumônait à
la dérobée de quelque charitable sourire.
Pauvre Firmin! Chaque cahot de la carriole, après avoir envoyé
Cécile sur les genoux de son cousin, la rejetait sur l'épaule de l'in-
slitutenr assis du même côté qu'elle sur le siège de l'oncle, et le
choc appuyé peut-être, prolongé plus qu'il n'était nécessaire, deve-
nait une caresse pour le jeune homme : une caresse qu'il rendait,
qu'il prolongeait à son tour.
A qui la faute? A la carriole d'abord. Et puis ne fallait-il pas
s'amuser à quelque chose pondant cette interminable montée de la
Ramade, puisque ce nigaud de Pierre, aveugle et sourd à toutes
ses invites, s'obstinait à rêvasser, aussi raide, aussi endormi que
les frênes et les ronces qui dèfdaient au bord du chemin?
XXIII.
Plus endormi peut-être ! Car à cette fin de matinée, sous le soleil
déjcà capiteux de onze heures, la forêt, presrpie hivernale à la
pointe du jour dans les glacis de l'aube, s'animait à présent, se
dilatait, éjouie, printanière... Des bourgeons éclataient, des sèves
pleuraient aux branches, des poussées de vie soulevaient çà et
là le linceul des feuilles mortes. A peine visibles jusqu'à ce mo-
ment, roulées en cornet sous les halliers, les belles frileuses, ané-
mones ou pervenches, respiraient dépliées, tète haute, les calices
tournés tous ensemble comme des regards, vers la clarté du jour.
Il y en avait par troupeaux, grimpant ou dévalant la pente des
cluses; les décompositions, les mines végétales accumulées par
les pluies de l'hiver disparaissaient sous la vivante jonchée ; et
c'était pendant des centaines et des centaines de pas, devant la
carriole, la blancheur étalée des anémones, l'azur délicat des per-
venches...
Quelquefois aussi c'était dans toute une combe, dans la solitude
immense d'une vente, rien qu'une fleur, rien qu'un parfum : la
goutte de lait d'une stellaire, l'odeur d'une violette, qui faisaient à
elles seules tout le printemps !
Timide encore, inégale, retardée ou précoce selon l'orientation
de la montagne, cette renaissance des plantes ! mais là où la végé-
tation manquait, où les fleurs tardaient à venir, là où l'on ne pou-
vait pas voir le printemps, on l'entendait. Sauvages et veloutés,
très hardis, comme un peu ivres, les coups de flûte des merles
vibraient, s'en allaient à saccades, et d'autres leur répondaient
adoucis, mélancoliques, comme le son d'un bonheur lointain.
Puis tout se taisait; et de nouveau, pour un moment, la solitude
CIIANTE-PLEURE. 803
muette des bois. Des fûts de chênes plongeaient à droite, fu-
saient à gauche de la route, les premiers espacés, en colonnade, et
des arbustes entre eux, des luisans de houx, des palmes fléchis-
santes de fougères; puis, après quelques pas, les vides se bou-
chaient, les fûts entrecroisés, serrés à mailles toujours plus
étroites, disparaissaient en un tissu, une épaisseur grise et verte
qui n'était plus des arbres, mais cette chose énorme et difluse,
la forêt!
XXIV.
La route grimpait, coupait en biais les ravins où de l'eau trouble
s'en allait à travers la pierraille aes grès rouges, contom-nait un
épaulement rocheux, longeait une coupe, un grand espace où
se traliissait à nu, âpre et gauche, la structure de la montagne,
un morceau d'escarpement, la tombée d'une combe ; et après la
vente, c'était encore la sinuosité d'un lacet, encore la pente d'un
ravin, et toujours ainsi pendant plus d'une heure, sans autre chan-
gement que, sous chaque pont, la chute du ravin plus profonde,
les arbres plus petits, plus abîmés dans l'inhniment loin de la
descente.
La monotonie, la solennité latente de ces choses pesait à la longue
sur les gens de la carriole; la verve de l'instituteur tarissait;
aussi, l'envie de rire de Cécile; celui-ci laissait s'éteindre sa blague,
celle-là sa gaîté; le sommeil de la forêt les gagnait l'un après
l'autre; jusqu'à l'oncle qui fouettait mollement la Pécharde avec
un juron amorti, sans lessort, et ce juron, le claquement du fouet
et encore le grincement des roues écrasant le gravier, c'était tout
ce qu'on entendait de bruit dans la sonorité des précipices.
Tout à coup, à l'orée du ravin des Mugles, — l'oncle avait en-
rayé un moment pour faire souiller la béte, — une rumeur venait
jusqu'à eux, un éclat de voix accompagné d'mi ronflement de
cuivre : la procession ! Les voix partaient, s'arrêtaient pour repartir
et s'arrêter encore à des intervalles à i)eu près égaux, et la voiture,
remise en marche, montait en mémo temps que le cortège, plus
lent à évoluer, mais qui, gravissant un sentier de piétons plus di-
rect, gagnait à cliaquo pas du terrain sur les Loi-tal.
— Vivement! conseillait alors Gaviol, ils sont déjà au Pont-de-
Guerle; pour peu qu'ils se pressent, ils toucheront avant nous à
la Cou])ée-de-Fonlfrèdo.
— Je m'en fiche, lipostait l'oncle ; si vous croyez que je vais
crever la Pécharde pour yous donner le j)laisir de pincer les gardes
en flagrant délit de procession !
Et tout de même, sur la prière de Cécile qui insistait, curieuse
Wh REVUE DES DEUX MONDES.
de voir défiler ce monde, Lortal foueltait la bête jusqu'à la croi-
sière de la grand'roule. Une fois là, inutile de se presser; plus
qu'une centaine de pas pour gagner la Coupée, une arche ouverte
sous les futaies, l'aboutissomont d'un vieux chemin, le plus ancien
peut-être de la Ramadc, plus ancien que les arbres riverains, morts
•et ressuscites combien de fois, depuis que des pas humains avaient
les premiers ouvert ce passage à travers les cépées, plus ancien
même que le sol, alhivionné ici par l'entassement des détritus,
rongé là, mordu par les ornières aussi profondes maintenant que
des ravins, un chemin plein d'autrefois, où plus de monde était
passé qu'il n'en devait passer encore, un chemin où les souliers
lerrés des pèlerins appuyaient peut-être aux mêmes places où
fi'étaient posés jadis les pieds de la sainte, les pieds blancs de la
légende.
XXV.
Ils étaient là, les pèlerins, au fond de la pente; dans les ajoure-
mens de la futaie sans feuilles, des morceaux du cortège remuaient,
le bleu, le rouge des bannières se balançaient avec la dissonance
un peu criarde des couleurs inventées, des couleurs humaines, sur
l'harmonie fondue des teintes de la forêt...
Emboîtant le pas sans le savoir aux vieilles empreintes enseve-
lies sous la mousse, frôlant le talus herbeux d'un oppidum, la pierre
écroulée d'un dolmen, la ihéurgie catholique s'avançait, rêve après
d'autres rêves; les supplications monotones des litanies montaient,
à voix traînante, sous les hautes colonnades, comme sous les
arbres de jadis les hymnes des peuples défunts, et sourde à ceux
d'aujourd'hui comme à ceux d'autrefois, éternellement indifférente,
la Ramade, avec la musique du vent dans les branches, avec les
flùtcries des merles au bord des fourrés, célébrait sa fête à elle,
la fête du printemps.
Une grande fête; un grand mystère! L'autre, la jolie légende
catholique disparaissait presque à travers, comme sous la majesté
des chênes s'anéantissait le défilé d'en bas, l'imperceptible proces-
sion de bonshommes ([ui cheminaient en chantant du latin.
Les pèlerins eux-mêmes oubliaient sainte Urgèle, distraits, ensor-
celés par ils ne savaient quoi de puissant et de tendre qui était dans
l'air. Les vieux respiraient avec la tiédeur de la journée, comme une
odeur de germination, la promesse de récoltes futures; les tout
petits, collés aux ju])cs de leurs mères, .s'amusaient aux fleurs,
bayaient aux oiseaux; et les jeunes garçons, les jeunes filles, se
regardaient, vaguement excités, tourmentés de désirs assez peu
CHA.NTE-PLEURE, 805
d'accord avec les chastes invocations qu'ils poussaient, sans les
comprendre, à pleine gorge.
Pas plus que ceux de son âge, Pierre n'échappait aux influences
printanières, alangui comme les autres, troublé par la douceur am-
biante. Quelque chose de nouveau l'agitait depuis la messe, quelque
chose d'aussi frêle, d'aussi peu st!ir de vivre, qu'un de ces bourgeons
qu'il voyait se gonfler près de lui, sur les branches. Pas même
une espérance, à peine une impression de bonheur, et tout de
suite cependant . un élan de tout son être au-devant de ce quelque
chose si lointain ! si vague!
Mais la procession déjà défilait... En face du break arrêté, accoté
à un tas de cailloux, la tête du cortège apparaissait dans l'ouver-
ture montante de la Coupée, comme dans l'ogive d'une porte...
Et d'abord un trio d'enfans de chœur : deux garçonnets, ensoutanés
jusqu'aux talons, les mains disparues dans l'ampleur des manches,
et, entre ces deux-là, un gaillard, déjà monté en graine et qui
allait débordant son costume, le surplis crevé, la soutane en dé-
route, débraillé, dégingandé, solide quand même sur ses quilles;
et, dans ses mains durcies par la charrue, la croix paroissiale,
long emmanchée, qu'il portait, comme par bravade, devant lui, à
bras tendus...
Les paroissiens de Saint-Jean-des-Grèzes sortaient à la suite : les
femmes, pour commencer, les coifles d'indienne plates des vieilles,
les bonnets blancs enrubannés des jeunes, et la dernière de toutes,
la seule pour Pierre qui avait reconnu de loin le chapeau de paille
noire et la toulïe de primevères blanches, M'^" Urgèle, en plein air
maintenant, et plus grande qu'elle ne lui avait paru dans la tas-
sée obscure de la chapelle, plus attirante aussi, souple et expres-
sive d'attitude presque autant que de visage, la démarche légère,
comme envolée dans l'élan de la prière, et toujours la douceur
tendre des yeux noirs, le regard en dedans, distrait, comme pen-
ché sur des rêves...
— Ro)ia mysitica.' imploraient les litanies.
— Ihaa mystica! invoquait la voix fraîche, ingénue de la jeune
fille en passant devant le véhicule des Lortal. Et Cécile lui déco-
chait quelque malice à voix basse, penchée sur l'instituteur.
Mais Caviol n'avait pas le temps de l'écouter, occupé maintenant
d'afiaires plus sérieuses, à l'aflïit du scandale administratif qu'il
était venu cueillir ce jour-là en lorêt.
« M. de Mège, le garde-général, ce forestier à mine de congré-
ganiste, frais émoulu de la jésuitière de la rue des Postes, aurait-il
l'audace de prêter à la mômerie du pèlerinage le prestige de son
uniforme et l'autorité de sa fonction? Verrions-nous, — spectacle
blessant pour les yeux dun patriote, — ces vétérans échappes aux
806 REVUE DES DEUX MONDES.
balles autrichiennes et aux obus des Teutons courber leurs épaules,
accoutumées au poids glorieux du chassepot rectilié, sous la charge
humiliante d'une idole? »
L'instituteur se récitait à demi-voix ce morceau d'éloquence, des-
tiné au Vigilant de la Haute-Vère, et, tout en se gargarisant de
sa })rose, il ne s'arrêtait i)as de compter les pèleiins hommes qui,
deux par deux, avec leurs figures de bois, leurs yeux trop clairs,
comme vides, surgissaient de la Coupée au grand joui- de la route.
— Cent deux, cent trois...
Ils passaient quelques-uns, l'oreille basse, gênés, sous le regard
inquisiteur du maître d'école, qui s'interrompait de nombrer pour
leur envoyer quelque mauvais compliment au passage. C'étaient
des pratiquans honteux, radicaux tous les joui-s de la semaine, bien
I)ensans le dimanche : ceux-ci par un reste d'habitude, ceux-là pour
ne se brouiller avec personne...
Gaviol reprenait sa statistique : cent quatre, cent cinq, et sa
colère montait avec les chiffres. Elle éclatait à cent dix.
— Nom de nom! c'est trop fort! Déjà quatre de plus que l'an-
née dernière. Quels crétins!
— Pas plus que nous qui retardons notre déjeuner pour les
dévisager, répliquait l'oncle. Avec ça que ça nous fera une belle
jambe de savoir si le général des arbres suit ou non la procession
de sainte Urgèle. Et pendant que nous l'espérons ici , le ventre
creux comme des barriques de l'année dernière, le monsieur est
l)eut-ètre chez lui en train de se remplir les boyaux... Gageons
qu'il ne paraîtra pas! Un cafard, le citoyen, je ne dis pas non,
mais les piécettes avant tout; si vous croyez qu'il a envie plus que
vous de perdi-e sa place !
— Chut ! les voilà ! prononçait l'instituteur.
Portée sur un brancard enguirlande de papier d'argent, que
soutenaient quatre gardes en grand uniforme, la statue émergeait
à son tour, souriante, les yeux blancs dans une figure noire de
\ieillesse , et, sur sa robe à fond d'or, des fleurs peintes , des
bleus passés de muguets ou de véroniques ; une double rangée
de gardes l'escortait en serre-file, la plaque au bras et le sabre au
clair, et le garde-géneral lui-même, majestueux et printanier en
sa tunique vert di-agon, brodé, galonné d'ai-gent sur toutes les
coutures, dans toute la splendeur de sa dignité forestière, suivait
à son rang, selon l'usage, la patronne de la Ramade et des fores-
tiers.
— Oui, oui, fais le beau, pousse- toi du col, mon gentilhomme!
grommelait l'instituteur; demain je te ferai danser sur un autre
air.
— A moins que ce ne soit lui qui ne vous lasse danser, insinuait
CIIANTE-PLEURE. 807
l'oncle. Qui sait? Il a peut-être le bras plus long que vous ne pen-
sez, ce M. de Mège; un garde-général! le morceau est un peu gros
à avaler pour vous, mon garçon...
Ce disant, le maire de Saint- Jean-des-Grèzes tirait un grand coup
de chapeau à sainte Urgèle et à son servant, au vieil abbé Cize,
qui, ployé en deux, écrasé sous les vêtemens sacerdotaux, sous la
chape en drap d'or des grandes fêtes, s'obstinait à officier, ne
voulant céder à personne l'honneur de reconduire sa grande parois-
sienne.
L'ombre du prêtre, mince, vacillante, disparaissait à peine, et
déjà l'oncle Lortal avait tourné bride brusquement; si brusquement,
que Cécile, debout, appuyée à l'épaule de Caviol pour voir passer
le monde, tombait, chavirée presque sur la banquette, et, dans la
bousculade, un bout de papier glissait à terre, échappé de son pa-
roissien, peut-être, ou des poches, toujours farcies d'écritures, de
l'instituteur, Pierre ne savait pas au juste"; mais Caviol se trahit,
penché vivement en arrière, avec un mouvement, comme s'il allait
sauter du break pour reprendre son bien qui courait déplié, roulé
par le vent au bord de la route. Puis, l'oncle fouettant toujours, il
se ravisait avec un haussement d'épaules. La voiture lilait, et le pa-
pier, attentivement épié par Cécile, distraitement accompagné de
l'œil par Pierre, fuyait, accroché par un tas de pierres, écrasé par
la roue d'une jardinière, et, finalement enlisé dans l'herbe, avalé,
— chétif secret humain, — dans le grand mystère des arbres!
XXVI.
— Voyons, toi, Lortalou; pardon, vous, mon cher confrère,
vous êtes assez raisonnable pour comprendre... Ce n'est pas les
pièces de cent sous que j'en tirerai; entre nous, ça peut se dire,
et votre oncle ne m'en donnera pas le démenti : les Fabri ne
sont pas très bons payeurs; non, vrai, ce n'est pas une ques-
tion d'honoraires. ^lais une maison où je vais depuis quarante
ans, une maison où je suis comme chez moi; du monde si bon
enfant, si aimable, c'est dur de ne plus les voir comme méde-
cin... Un bon mouvement, mon cher successeur; que diable!
c'est bien assez que je consente à vous passer ma clientèle, lais-
sez-moi le plaisir de formuler une fois par an. Toi, cadet, je te prie
de te taire; fiche-nous la paix! Tiens, repique au gigot, si tu le
trouves assez bon pour toi...
— Succulent, mon brave; mais si tu crois me fermer la bouche
avec tes nourritures ! Pierre est libre; ça le regarde ! 11 est majeur,
808 REVUE DES DEUX MONDES.
après tout; mais je sais bien ce que je te répondrais à sa place.
Non, c'est trop bête ce que tu nous proposes; tu gardes le meil-
leur, tout simplement, et tu nous offres le reste. Merci bien! Et
que penseraient les gens, s'ils te voyaient toujours attitré au châ-
teau? Que les Fabri aiment trop leur peau pour la fier à mon ne-
veu. C'est ça qui lui ferait une belle réclame! Qu'en dis-tu, Pierre?
C'était à Paour, chez le docteur Bissol, avec qui les Lortal tra-
fiquaient de la cession depuis longtemps promise, et toujours diffé-
rée, de sa clientèle. Et l'accord, décidé en principe, était long à
s'établir. Entamée dès le potage, dès la rentrée, cahin-caha, du
vieil officier de santé, porté comme dans un fauteuil sur sa selle à
la iranraise toute paquetée de manteaux et sonnante de la fer-
raille professionnelle, lancettes et forceps, la discussion, coupée,
étouffée à de certains momens par la mangeaille, mais aussitôt et
plus ardemment reprise, n'était guère avancée au rôti. Bissol
contre l'oncle Lortal, les tenans étaient d'égale force, entêtés
tous les deux, rageurs, durs à la détente, chacun d'ailleurs avec
ses comportemens à lui, selon ses nerls et son estomac : l'oncle,
brutal cl gouailleur comme toujours, le verbe abondant, le geste
large, si rouge de figure, quand il s'emportait, que la colère avait
l'air de lui sortir par la peau , Bissol, âpre et retors, tout en de-
dans, bref et sec, et l'air de ce qu'il était, les lèvres rentrées, le
nez coupant, la parole sifflante, et pas d'autre signe de l'émotion
intérieure qu'un peu plus de jaune, par momens, une montée de
bile au visage, et encore un tapotement nerveux des doigts tam-
bourinant au bord de la table.
Des deux côtes, au fond, on avait intérêt à s'entendre : Pierre et
l'oncle, pas fâchés d'éteindre une concurrence qui aurait été pour
quelque temps désastreuse, l'autre, enchanté de vendre à un prix
raisonnable ce que les rhumatismes, un peu plus tôt, un peu plus
tard, l'auraient contraint à céder gratis ; amoureux, d'ailleurs, à la
passion, — une passion de soiftéur plus violente à mesure que
lage le privait de ses autres vices, — amoureux fou d'une vigne
aux Lortal, le Clos-Landier, le meilleur cru du pays, à vrai dire,
et qui avait été l'appât, adroitement manœuvre par l'oncle, du
marché à conclure. Un simple échange. Mais, avant d'avoir arrêté
la balance, d'avoir estimé la terre, jaugé la clientèle, quel travail !
Chacun, d'abord, vantait sa marchandise.
— Mille écus d'honoraires, une année dans l'autre, affirmait
Bissol, quinze cents, l'année de la typhoïde.
— Trente-cinq barriques, année moyenne, cinquante avec la
comète ; et quel vin !
— Croyez ça et buvez de l'eau ! ripostait Bissol en vidant à
CHANTE-PLEURE.
809
petits coups une bouteille de cet ineffable Clos-Landier, que l'oncle
Lortal lui avait sournoisement offerte afin d'allumer sa convoi-
tise. Ah! si j'étais seulement assuré de récolter trente hectolitres!
concluait-il.
— Avec ça, qu'il n'est pas plus facile de faire suer du vin à une
vigne que des honoraires à un paysan ! répliquait l'oncle. Mille écus
en paroles, dis-moi, Bissol, combien ça donne-t-il de pièces de
cent sous en vie ?
— Il y a mes registres heureusement, et bien en règle ; pour peu
que tu y tiennes, on va te les mettre sous le nez. Tu y verras, rien
que pour les abonnés, plus de cent cinquante cliens. A deux sacs
de blé par tête, tirez le compte ! Et la clientèle bourgeoise ! Les
bonnes consultes à cinq, à dix francs, à Labéjo, à Excelsi, hier
encore à Saint-Vergondin. Et la pharmacie dont vous ne parlez
pas, les drogues achetées en gros et revendues à quatre-vingt-dix
pour cent de bénéfice ! Ah ! c'est une iameuse métairie que je
vous donne, en échange de vos malheureux arpens de vigne ! 11 faut
bien que vous soyez le neveu de votre oncle, de ce brave cadet,
un camarade, un ami de cinquante ans !
— Bon, voilà qu'il s'attendrit à présent, ce saigne-chrétiens.
Méfions-nous, Pierre, tenons-nous droits; il va nous ficher dedans.
— Et attaquant une nouvelle tranche de gigot moins large que la se-
conde, mais plus épaisse : — Avoue donc, grand farceur, continuait-il,
que si tu nous cèdes la clientèle, c'est que la cUentèle commençait
à te quitter, avoue-le; depuis l'arrivée de ce grand frisé, comment
l'appelles-tu ? qui exerce à Saint-Salvi-l'Albigeoise, tes affaires ont
baissé, j'en suis sûr; ce n'est pas pour son plaisir que l'homme
et son tilbury neuf se promènent à tout moment sur nos routes.
Le bon temps est passé, n'est-il pas vrai, l'ami? Et puis, soit dit
sans t'offenser, tu n'es plus tout à fait jeune.
— Pare donc le bras un peu, retrousse la manche, nous verrons
si je te manque la veine! le défiait Bissol...
Ainsi, depuis une heure et plus, réplique sur riposte et riposte
sur réplique, le marchandage allait son train, et tantôt le tonnerre
de l'oncle prenait le dessus, tantôt l'àpre fausset de l'olficier de
santé. Très animés tous les deux, excités par la bonne chère, par
ies vapeurs des viandes et du vin. Mais le bouquet légèrement ca-
piteux du Clos-Landier que le Bissol ingurgitait toujours à fortes
doses, en nourrissant sa verve, fouettait en même temps son en-
vie d'acheteur, allumait sa folie de posséder, de tripoter à sa guise
le vignoble, et, tiraillé de la sorte, partagé entre son avarice et sa
gourmandise, le terrible homme faiblissait à la longue, lâchait ses
prix...
810 REVUE DES DEUX MONDES.
XXVll.
IMorrc, à tout instant mis en cause, attesté par l'un, pris à partie
par l'autre, intervenait molleinent, gêné, avec ses façons de mon-
sieur, sa déférence involontaire pour le vieux conlrére, déplacé
dans ce débat entre paysans. Vaguement attentif, il s'amusait, entre
deux apostrophes, au tableau nouveau pour lui d'un intérieur de
médecin de campagne, à l'inspection en détail de ce mobilier
composite, assemblé, non pas artificiellement et en bloc à la mode
des bourgeois qui montent leur maison, mais successivement,
pièce à pièce, selon les exigences ou les occasions d'une vie dont il
trahissait les secrètes accoutumances.
Cela sautait aux yeux d'abord que la belle chambre où l'on avait
dressé le couvert des invités ne servait pas quotidiennement à cet
usage. La couleur seule du plâtre intérieur de la cheminée l'indi-
quait, à peu près vierge des souillures de la fumée, alors que le
trumeau portait, comme un certificat de naissance, des arabesques
neo-gothiques sur fond bleu du plus pur style troubadour.
Le ménage évidemment prenait ses repas à la cuisine, économi-
sant ainsi le feu et la chandelle, — et même la cuisinière; car
M"'^ Bissol, si l'on en jugeait par ses allées et venues continuelles
de la table à manger aux fourneaux, devait faire habituellement
son tripot elle-même, assistée seulement pour les gros ouvrages
I)ar la Marion, une goujate de ferme, qu'on avait décorée pour la
circonstance du tablier blanc professionnel.
Anuéepar année, l'histoire des conjoints, une histoire bien courte,
bien étroite, se lisait écrite un peu sur chaque meuble, depuis l'ar-
moire paysanne héritée des parons et qu'on devinait bourrée de vieux
linge de famille filé par les grand'mères, jusqu'à la commode et au
lit en acajou massif, premier luxe qu'avaient complété dans la suite
l'achat de fauteuils Voltaire, et plus tard encore, sous le troisième
empereur, du temps que le docteur Bissol était maire de Paour,
1 installation à la place d'honneur d'une armoire à glace destinée à
quelque hôte illustre de passage, à M. l'inspecteur primaire, au
préfet lui-même en tournée de revision.
La photographie en pied, ornée d'un autographe, du célèbre
baron Bouïs, l'ancien député bonapartiste de l'arrondissement, un
monsieur à barbiche raide, à cheveux ramenés sur les tempes, res-
suscitait ces années de gloire. Et à gaucho, à droite du portrait,
c étaient, encadrés ou enfermés sous globe, d'autres souvenirs :
une Aitrine où finissait de se dissoudre en poussière bleue, en
poussière jaune, une collection de coléoptères entreprise à l'arrivée
CHAME-rLEURE. 811
du docteur dans le pays, pendant les loisirs que lui laissait la
clientèle ; à côté, bien en vue au-dessus de la commode, une mé-
daille de médecin-vaccin ateur; et, çà et là, accrochés aux murs,
posés sur la cheminée, des cadeaux de cliens, une théière en mé-
tal anglais, une cigogne empaillée et qui perdait ses plumes, un
presse-papier, en simili-bronze, représentant un lézard...
Mais la bibliothèque surtout intéressait Pierre : des volumes à
reliure ancienne, quelques-uns la tête en bas, d'autres consultés
jadis dans des cas graves et portant encore leurs signets en papier;
et, sur la tranche des volumes, sur les signets aussi, de la pous-
sière accumulée, une couche qui aurait pu, exactement mesurée,
dire l'époque juste à laquelle le docteur Bissol avait cessé d'ouvrir
ses bouquins.
Les livres abandonnés, empilés en tas dans un compartiment,
avaient cédé la place aux boîtes, aux bocaux de remèdes ; quels
bocaux! des terrines, des pots à confiture, le rebut du ménage; le
tout en désordre et d'une saleté peu encourageante pour les ma-
lades...
Avec les abréviauons latines écrites à la main sur les étiquettes
pharmaceutiques, avec les titres imprimés au dos des traités, des
dictionnaires, Pierre arrivait à déterminer l'âge scientifique du Bis-
sol, contemporain et grand admirateur d'un certain Lallemand,
petit vitaliste montpelliérain, dilué de Barthès, un oublié dont il
ressuscitait à tout propos les prétendus aphorismes.
XXYIII.
— A toi de parler, Pierre, insistait l'oncle..; oui on non, veux-tu
laisser au docteur la clientèle du château ?
i^on, certes, Pierre n'entendait pas de cette oreille, et il se pro-
nonçait carrément cette fois; ni le château, ni le presbytère, ni per-
sonne; le confrère prendrait sa retraite tout à fait ou il ne la pren-
drait pas du tout...
— La vigne et pas un patard en sus, insistait l'oncle...
Un coup de marteau l'interrompit, frappé à la porte sur la rue.
Encore un malade, le troisième depuis qu'on s'était mis à table.
Et chaque fois le docteur s'impatientait.
— Pas moyen de causer tranquillement ici...
Mais l'oncle hochait la tète, clignait de l'oeil au neveu, incrédule
à ce flot de cliens qui tombait là sur la conclusion du marché avec
l'à-propos d'une réclame.
Cette fois pourtant, c'était pour tout de bon ; un commissionnaire
de Ghante-Pleure ; on priait le docteur de passer le lendemain : rien
812 REVDE DES DEUX MONDES.
de grave, d'ailleurs, le genou de M. Fabrice qui enflait... le vieux
rhumalisine.
Le commissionnaire parti, Bissol se taisait, perplexe; une goutte
de Clos-Landier était restée au fond du verre et il la faisait rouler,
chatoyer au soleil ; puis brusquement :
— Il faut donc en passer par ce que vous voulez, conclut-il en
tendant la main au jeune confrère. A quelle heure voulez-vous que
je vous prenne demain pour aller au château ? Deux heures, ça
vous va-t-il? — Et sur l'acquiescement de Pierre : — Décoiffe la mal-
coillée, Régina, commandait-il à sa femme; nous allons écraser un
grain de muscat à la santé de la médecine.
— Autant dire à la santé de la sciatique et du typhus ! Que le
diable vous emporte ! grognait joyeusement l'oncle. Et dire que je
vais donner ma fille à un de la confrérie ! Imprudent ! Allons, en-
core un grain et de la sauce avec; que ça nage! Attention, nous
allons trinquer ensemble, voulez-vous? A la santé du Glos-Lan-
dier !
XXIX.
A cheval, le lendemain, botte à botte, le docteur Bissol sur sa
Truitée,une aïeule à l'allure mécanique, qui s'arrêtait d'elle-même,
comme un animal savant, aux portes de la clientèle, Pierre, pas
trop mal monté sur un double bidet bai brun un peu court du
garrot et trapu de l'encolure, mais leste malgré tout et même trop
ce jour-là, toujours en avance sur l'amble que battait, avec la ré-
gularité d'un pendule, la rosse du vieux praticien, les deux con-
Irères, finissant une tournée de présentations et de visites promenée
de haut en bas et de bas en haut à travers combes et pechs, des-
cendaient la rampe sinueuse taillée à vif par endroits dans la roche
calcaire, qui mène de la Ramade à la vallée de la Veyre et au cir-
que de Ghante-Pleure...
Toute voisine encore, la forêt se levait à leur gauche au sommet
de la montagne: une bordure d'arbres hérissée, compacte; et à
la droite des voyageurs, c'étaient d'autres solitudes, des plateaux,
des friches pierreuses, de larges vacans que dominaient de haut,
aiguisés, et rêchcs comme des dents de marbre, une ligne de pics
dénudés dont les pentes verticales emmuraient le levant.
Terre pauvre, pays mort; les causses! un hameau çà et là, un
mas : des murs de clôture, un toit gris, et autour, le vert tendre
d'une cmblavure, la silhouette anguleuse et brève d'un chêne,
l'enclave d'une vigne où des figuiers se soulevaient, délicats et
blancs au-dessus des souches noires.
CHANTIi-PLEURE. SIS"
Et sur les figuiers, sur les vignes, sur les clos de seigle ou d'herbe-
rase, sur toutes ces choses loqueteuses et tristes, la lumière d'avril
luisait, étincelait, si vive, que c'était comme de la beauté répandue,
un charme qui faisait sourire les pierres et chanter le silence ! Le
printemps était là; un printemps à peine perceptible, plus retardé
qu'en forêt, visible seulement à la tache jaune d'une primevère eu
fleur sur le talus d'un fossé, moins encore, au reverdissement
léger de l'herbe morte d'une grèze, et dans les endroits où il n'y
avait ni fleurs ni herbe, uniquement trahi par la tiédeur de l'air sur
la joue, comme une caresse.
Une huppe chantait très loin dans les genévrières ; des perdreaux
rappelaient à la lisière d'un bois, et ces musiques de la saison en
éveillaient d'autres plus anciennes dans le souvenir de i*ierre ; les-
printemps défunts lui revenaient vus à la même place, quand ils-
traversaient les causses, Cécile et lui et Tatou, assis tous les trois,
jambes pendantes, sur la charrette qui portait la lessive à laver à
la fontaine de Ghante-Pleure. Et c'était toute son enfance qui re-
montait à la fois, qui ressuscitait dans une de ces sensations trou-
blantes où s'exprime l'unité mystérieuse de l'être ; et nous nous-
attendrissons sur ce presque inconnu qui émerge pour une seconde
devant nous, du torrent des phénomènes.
XXX.
— Un maniaque, mon cher; méfiez-vous, expliquait le docteur
Bissolen donnant de son unique éperon au ventre de la Truitée. —
Et la bête ne se dérangeait pas pour si peu, accoutumée à la ma-
nœuvre contradictoire du bonhomme qui prudemment, à peine
l'avait-il aiguillonnée du pied, la retenait en tirant à pleines mains
sur la bride. — Un vrai maniaque, insistait-il; pas plus malade au iond
que vous et moi ; l'estomac d'un charretier, le sommeil d'un en-
fant ; et à l'entendre, il ne passerait pas la journée : il soulïre de-
ceci et encore de cela, de tout enfin, et il vous décrit les symp-
tômes, la marche du mal, il suggère le traitement. Très ferré sur
le codex, d'ailleurs, et aussi bien outillé qu'un apothicaire. Il vous
montrera sa pharmacie! Au grand complet, mon cher: un régi-
ment de fioles, et des simples autant que chez un herboriste.
Est-ce qu'il ne s'était pas avisé l'an passé de se déclarer végétarien,
et il prétendait convertir tout le château. Après, c'a été l'or pota-
ble, et il en prenait des cuites ! Ah ! ces riches! Le seul morceau de-
son individu qu'il ne traite pas, et Dieu sait qu'il en aurait besoin,,
c'est sa cervelle. Un toqué! mon cher. Toujours quelque nouveau
dada, quelque invention de l'autre monde ! Vous avez entendu par-
ler de ses faucons! Il en a plus de vingt; vingt élèves à qui il lait
I
814 REVUE DES DFXX MONDES.
la classe du matin au soir. C'est d'un comique!.. Au reste, lisent
tons quelque (?hose au château; oh! pas crrand'chose ! Une pointe.
Le père, c'est la chasse; la mt^rn, la dévotion.
— Et M"° Urgèle? interrogea Pierre.
—r Comme les autres. Ne serait-ce que cette idée de se coiffer à
la paysanne, qu'en dites-vous?
Pierre regardait.
C'était devant lui maintenant, à sa droite, comme une fenêtre
ouverte dans la muraille calcaire qui bordait la route, une broche
par où la vue plongeait à pic sur le château de Chante-Pleure, et
plus bas, dans la fente du ravin, sur la vallée transversale de la
Veyre, dont on n'apercevait qu'un fdet d'eau, un bout de prairie,
de l'herbe nouvelle ombragée par la verdure naissante des peu-
pliers. Le ravin, de là-haut, paraissait tout petit, arrondi presque
régulièrement en hémicycle avec comme de vagues linéamens d'ar-
chitecture, des semblans de terrasse, des gradins écroulés, des
fragmons de corniches où, çà et là, pareille à une baie dans un
mur, s'ouvrait la bouche violette d'une grotte. Des buis géans,
des yeuses centenaires, croissaient parmi, et au-dessus, griffés à la
paroi de marbre de la falaise, le jet rouge d'un térébinthe, le feuil-
lage noir d'un alaterne pendaient, se cabraient sur le vide...
Une odeur sauvage, très forte ce jour-là, comme excitée par le
soleil, émanait de ce chaos d'arbustes : odeur de feuilles, odeur
de fauves.
Si rapproché que fût, en effet, le château, l'endroit se ressentait
plutôt de l'autre voisinage, de la proximité des causses, du grand
désert de pierres qui commençait au revers de la montagne et s'en
allait, presque sans une interruption de culture, jusqu'au désert de
feuilles de la Ramade... La race malfaisante des renards, des blai-
reaux, habitait la partie la moins accessible du cirque, là où finis-
saient les arbres de la garenne, où les allées, contrariées par la
ponte, se diminuaient en sentiers, et les seniiers se perdaient à
leur tour, renonçaient à monter... Entre deux blocs, dans les
fentes, des entrées de teiTier se creusaient, et en l'air, accroché
aux s.aillies, le peuple noir des corneilles coassait peureusement,
donnait l'écho aux bruits ilaillcurs assez rares qui venaient de
la vallée...
Château et châtelains ne menaient pas un grand tapage; des
gens si tranquilles, une bâtisse si pou voyante! Les murailles, les
toits, tout l'extérieur se détachait à peine de la couleur am-
biante du pays, les murs en calcaire rose ou gris, extrait surplace,
les pignons engrisaillés «les mêmes mousses qui habilhvient les
rochers voisins. Et les murs avec leurs larges fenêtres espacées,
les grands toits un peu infléchis par l'âge, les ifs taillés et les
CHANTE-PLEURE. 815
allées droites du parterre, le cadran solaire sur sa borne, et les
ramiers dans leur volière, tout ce petit monde régulier, paisible, se
reflétait, apaisé encore, atténué, dans l'eau claire de la douve qui
bordait la terrasse et chutait dans le pertuis du ravin avec un rou-
lement de chaussée en miniature, d'une monotonie familiale, atten-
drissante.
XXXI.
— Le vent d'autan va se lever; avez-vous senti l'odeur des cui-
sines? observait le docteur Bissol.
Les cavahers avaient dépassé la brèche et contournaient le ra-
vin dont rescai'pement s'abaissait à leur droite jusqu'au niveau de
la vallée. Les restes de l'ancien château, une tour tronquée, une
croisée à meneaux, des giroflées dessus, des sureaux en bas mêlés
aux ruines, s'érigeaient à l'extrémité de la falaise.
En descendant encore, c'étaient des vignes étagées, soutenues
par des murs de pierres sèches, et bientôt le hameau de Chante-
Pleure, un tout petit chaos de rocs éboulés, de ruelles en pente,
d'escaliers branlans, de galeries à jour où des régimes de maïs
séchaient, pendus à des ficelles, deux ou trois boutiques parmi,
une forge, un étalage d'épicerie rudimentau*e, une enseigne de
barbier peinte en bleu sur le crépi d'un mur; tout cela, gai et
pauvre, animé et calme ; des bâillemens de chiens allongés au so-
leil, des gazouillemens d'oiseaux en cage, des caquets de vieilles,
quenouilles au poing, filant au seuil des portes, et une bonne
odeur répandue, une odeur paysanne de fumiers de ferme et de
pain chaud.
Une placette inégale servait d'avant-cour au château ; les com-
muns en bordure , très rustiques ; les étables confinant aux écu-
ries, le hangar à deux fins, grange à droite, remise à gauche, des
outils çà et là, et au milieu un dallage de pierres, le carré de l'aire
où les gens de la ferme battaient le blé à la saison. La grille, au
fond, une grille ancienne en fer forgé d'un style Louis XV un peu
détortillé, élégant quand même, donnait accès dans la cour d'hon-
nem', ample et unie, sans autre ornement qu'une pelouse, un rec-
tangle d'herbe où les paons, en guise de fleurs, promenaient leur
arc-en-ciel.
Pas un visage humain là dedans; des chiens, par exemple, un
peu partout, dans la paille de la grange, sur l'herbe de la pelouse,
au soleil sur les marches du perron : un terrier, un dogue danois,
plusieurs lévriers et les fils et les petits-lLls de ceux-là, des a*oises,
des pur-sang, des bêtes de tout poil et do tout âge. — La meute
de madame, raillait lo docteur Bissol, qui, descendu de cheval, s'es-
816 REVUE DES DEUX MONDES.
crimait de la cravache sur le dos de ces bavards, plus prompts
que les sonnettes et les timbres à signaler l'arrivée des visi-
teurs.
Escorté à la façon d'un lièvre par ces aboyeurs impitoyables, le
docteur allait prendre langue à la cuisine, une fenêtre basse en
retrait, sur laquelle se mouvait, auréolée du reflet des chaudrons
rangés au mur en bon ordre, la figure immuable, telle au départ
de IMerre, telle au retour, de la vieille Thrésil.
Informations prises, M. Roger était en chasse depuis le matin,
mademoiselle à son piano, madame sur la terrasse. Quant à M. Fa-
brice, il n'était pas descendu pour déjeuner; « mais il doit aller
mieux, affirmait la servante; je l'ai entendu tout à l'heure qui criait
après ses oiseaux; le colonel est avec lui; vous pouvez monter, »
concluait-elle. Et IJissol ne se pressait pas, en arrêt devant les four-
neaux, flairant les mystères en train de s'accomplir dans les casse-
roles.
A voix basse, montant tous les deux l'escalier, il faisait part de
ses découvertes à son confrère.
— Bonne aubaine, mon cher, si on nous invite; je crois que
Thrésil prépare une daube, et si vous saviez ce que c'est, une daube
de Thrésil !
Ils allaient entrer chez le malade , Pierre, la main déjà allongée
pour heurter à la porte; Bissol l'arrêta. Quelque chose d'extraor-
dinaire se passait de l'autre côté de la cloison. Un bruit de voix
leur arrivait, un commandement bref, un cri rauque, inarticulé ; cri
•d'homme, d'oiseau?
— Nous tombons sur la leçon; ça va être drôle, disait
l'officier de santé ; tâchez de ne pas leur éclater de rire à la
figure !
XXXII.
Dans la chambre, très vaste, haute de plafond, presque vide,
«ans autres meubles qu'une bibliothèque et un trophée d'armes,
•c'est-à-(Ure trois ou quatre rayons de vieux bouquins et une demi-
douzaine d'épées anciennes fixées n'importe comment sur une
verdure en loques, deux personnages se tenaient, l'un, M. Fabrice,
assis sur un canapé, la jambe gauche en paquet, entortillée de
flanelle, et portée sur une pile de coussins, et devant lui, sur un
pupitre bas, un in-folio ouvert qu'il déchiffrait, le nez dessus, la
figure animée, ardente, et debout à côté de lui, l'air appliqué et
■sévère, l'œil triste enfoncé sous un front haut et fuyant de vision-
naire, le colonel Pepillo, la main droite fourrée d'un gant d'es-
CIIANTE-PLEURE. 817
crime, que gnfïait, oscillant, battant de l'aile, un gros oiseau cha-
peronné d'écarlate.
Un salut de la main aux arrivans, un geste les invitant à s'as-
seoir, et le salut et le geste répétés en plus large, en plus empha-
tique par le colonel, M. Fabrice s'excusait :
— Rien qu'une minute, messieurs, pardonnez-moi, monsieur
Lortal; avec votre permission nous allons terminer la leçon devant
vous. — Et il indiquait le faucon : — C'est mon nouvel élève, ajoutait-il,
le tiercelet hagard dont je vous avais parlé, Bissol ; un sujet qui
promet, regartlez-le de près : la couleur des mains, la force du
bec; nous l'avons chaperonné hier seulement, et il nous a donné
un mal! Et maintenant nous l'exerçons au /?r/s/, selon la méthode
de Jean de Franchières. Je continue, n'est-ce pas? Y êtes-vous,
colonel?
Assujettissant son pince-nez, le fauconnier plongeait de nouveau
dans le grimoire :
« Et si premièrement que l'oysel sera descouvert, lui servirez
le pa&t de sénestre, l'incitant par telles paroles ou cris que trou-
verez à propos. »
A mesure que M.Fabrice lisait, le colonel, toujours grave, exécu-
tait les mouvemens prescrits, déchaperonnait le laucon, lui offrait
le past, autrement dit un morceau de viande crue, et il accompa-
gnait son action de : oh! oh! et de : ah! ah! qui prenaient, en pas-
sant par son nez très busqué et pincé du bout à l'espagnole, une
résonance de clarinette tragique.
Le faucon désaveuglé, la tête libre, secouait ses plumes et se
jetait sur le pdst.
« Et sitost qu'aura le dict oysel amorcé l'object, aurez garde
le despartir, lui octroyant sans plus une ou deux bécades de
viande... »
Ainsi ordonnait .Jean de Franchières, c'est-à-dire M. Fabrice.
Mais les instructions n'étaient pas commodes à suivre. Mis en
goût par la bécade unique, le faucon s'acharnait sur sa proie du
bec et des griffes, non sans dommage pour les doigts du colonel,
qui, touché au vif, poussait des : oï! oï! et des : aï! aï! cette lbi'5
au naturel.
Une immersion, la tête en avant, dans un baquet d'eau
froide, disposé pour cet usage, finit par mater le jeune élève qui,
soigneusement bouclé et chaperonné, fut de nouveau juché sur son
perchoir.
M. Fabrice se tournait en même temps vers ses .visiteurs, fami-
lier avec le Bissol, cordial pour le voisin de Fontbruno. Très honore
de lui souhaiter la bienvenue à Cliante-Pleure. De tout temps les
TOME xcvi. — 1889. 52
SIS REVUE DES DEUX MONDES.
Lortal et les Fabri avaient fait amitié ensemble. Un Fabri avait tenu
le père de Pierre sur les fonts baptismaux.
— Et quel brave homme, votre prre ! ajoutait le fauconnier;
pas aussi entendu en allaires que son cadet, mais un si bon cœur,
une nature droite, loyale, un paysan d'autrefois, — un cultiva-
teur, veux-je dire, — se reprenait M. Fabrice.
Mais Pierre insista pour paysan, le mot ne le gênait pas, ni la
chose ; il savait d'où il sortait et n'en rougissait point.
— Et vous avez raison, mon ami ; il n'est de bon outil dans la main
d'un homme que la poignée d'une épée ou le soc d'une charrue...
— Vous oubliez la lancette, monsieur Fabrice, intervint le docteur
Bissol. Ce n'est pas le moment, quand la goutte vous tient, de vous
brouiller avec la faculté, et avec la faculté de Paris, qui pis est.
Gare à vous, aujourd'hui ; nous serons deux contre un. Voyons,
voulez-vous nous montrer votre jambe?
Délicatement manipulée par le colonel, d'aide-fauconnier promu
subitement garde-malade, — et il s'acquittait de sa besogne avec
la granité hiératique d'un vassal assistant son suzerain, — le genou
apparut, délié de ses langes de flanelle, aussitôt soumis aux inves-
tigations des deux médecins, qui palpaient, examinaient l'un après
l'autre, se repassaient l'enflure et diagnostiquaient, Pierre discrè-
tement, en brèves foiTnules, l'officier de santé verbeusement,
avec un luxe de technologie d(>stiné sans doute à éblouir le con-
frère, et qui ne servait qu'à exaspérer le patient.
Raisonneur de son naturel, accoutumé d'ailleurs à tenir tête à
celui qu'il appelait « son Esculape, » M. Fabrice partait brusque-
ment en guerre contre le docteur Bissol, s'escrimait de toute sa
science d'amateur, acquise à méditer les réclames où s'enveloppent
les spécialités pharmaceutiques.
Bissol ripostait, argumentait, à cheval sur les principes, et une
discussion s'instituait, bizarre, incohérente, coupée d'un : « N'est-
ce pas, docteur Lortal? » ou d'un : « Qu'en dites-vous, colonel? »
Et Pierre s'en tirait avec des demi-réponses, anodines et conci-
liantes, tandis que le colonel, imprudemment lancé à la rescousse
du maître, se faisait attraper par cette mauvaise pièce de Bissol, le-
quel, pas du tout respectueux des grandeurs déchues, mimait,
contrefaisait, avec sa rude verve paysanne, les grands gestes et le
nasillement héroïque du vieux monsieur espagnol, jusqu'à obliger
M. Fabrice lui-même ta rire aux dépens de son féal défenseui*.
XXXIII.
Pauvre colonel ! Il en avait vu de grises depuis le temps, — très
loin, oh! très loin, ce temps-là! — où, recommande par le comité
CHANTE-PLEURE. 819
royaliste du chef-lieu, léger de bagage et chargé d'honneurs, nimbé
de la double auréole de la bravoure et du malheur, ainsi qu'il était
écrit dans les feuilles henriquinquistcs, il débarquait à Chante-
Pleure. La mode était alors aux exilés : martyrs polonais à gauche,
réfugiés carlistes à droite, il n'y en avait que pour eux dans les
journaux comme dans les salons. Le colonel s'était laissé choyer.
Gratteur applaudi de chaconnes et de séguedilles, narrateur écouté
de sa propre gloire, il s'exhibait, se pavanait de fête en fête, de
triomphe en triomphe.
Une vie de prince! Mais depuis! oh! la longue, l'inévitable dé-
chéance! Inconsciente, d'abord. Gomment l'amitié des hôtes était-
elle tombée peu à peu au sans-gêne? Ni lui, ni eux, n'y avaient pris
garde ; eux, le verbe plus haut sans le vouloir, lui, l'échiné plus
souple sans s'en rendre compte. Et l'échiné avait phé plus bas, jus-
qu'à la domesticité mal déguisée d'à présent, aux besognes multiples
dont il était chargé dans la maison, infirmier ou quatrième au \Nhist
à volonté, apprivoiseur de faucon, s'il plaisait à monsieur, racleui*
de guitare s'il plaisait à mademoiselle ; et pour tout salaire, la vieille
défroque des maîtres à finir sur son dos, et encore quelques miettes
de l'ancienne amitié qu'on lui servait de-ci de-là, comme d'es reliefs
à un pauvre !
Triste fin! Mais quoi? l'habitude était prise. Où aller d'ailleurs,
à son âge? Le joli retour d'enfant prodigue au pays avec de la barbe
blanche au menton, et pour fêter son arrivée, la platée quotidienne
de pois chiches au lieu du veau gras traditionnel ! Mieux valait,
certes, la cuisine de Ghante-Pleure avec toutes ses conséquences :
avec les toutous de madame à médicamenter et les quintes de
M. Fabrice à subir.
Ces gens-là étaient ses bienfaiteurs, après tout ! puis, entre gen-
tilshommes, on se passe bien des choses. Ge qui humiliait à fond
le vieux guerrier, ce qui surexcitait les derniers atomes circulant
en ses veines, de la fierté castillane, c'étaient les nasardes à empo-
cher du petit monde qui fréquentait au château, en particulier
du docteur Bissol, un ennemi, celui-là, un brutal, toujours prêt à
mordre, et à chaque coup, il enlevait le 'morceau! Pas d'autre se-
cours à espérer, une fois que ce vilain houïme avait ftiit la prise,
que le sourire apitoyé de M™^ de Fabri ou de M"° Urgèle, deman-
dant grâce ; et certes elles le devaient bien à leur écuyer cavalca-
dour, au très galant caballero qui ne manquait jamais, quel que fût
le temps ou la saison, de leur offrir chaque matin, du bout de ses
doigts tremblotans, un bouquet de fleurs champêtres, tardives ou
premières, cueillies à leur intention quelquefois assez loin et assez
haut dans la montagne au risque de se rompre le cou, son long
cou d'échassier.
820 REVUE DES DEUX MONDES.
XXXIV.
Ce jour-là, encore , M"*^ Urgèle arrivait à propos dans la chambre de
l'oncle Fabrice pour tirer son vieil ami des griffes du Bissol. Elle
eut tôt expédié ce féroce individu à l'office où la Thrésil demandait
à manipuler sous ses yeux certain saupiquet dont il avait tout nou-
vellement porté la recelte à Chante-Pleure.
- — Une invention dont vous nous direz des nouvelles tout à
l'heure, monsieur Pierre, disait-elle, en tendant la main au docteur,
— si toutefois il ne vous déplaît pas d'être des nôtres, ajoutait-elle
encore avec un bon sourire espiègle.
Et comme il s'excusait, alléguant l'inquiétude où l'on serait, si on
ne le voyait pas rentrer à l'heure habituelle à la Glanderic...
— Vos objections étaient prévues, insistait-elle encore, appuyée
par un grognement approbatilde l'oncle Fabrice, aussitôt répété en
plus creux par le colonel ; notre petit Louiset tient ses jambes toutes
prêtes pour aller prévenir votre monde... Vous pouvez donc être
tranquille... à moins que, insinuait-elle en souriant, vous n'ayez
peur de vous brouiller avec M"" Cécile, — je dis mademoiselle,
parce qu'elle n'est pas venue me voir depuis un an...
Pierre se récriait, un peu confus; mais elle :
— Oh! je n'ai pas oublié, vous savez bien, cette scène un di-
manche en revenant de la messe. Elle est vive, votre cousine... A
moins quelle n'ait beaucoup changé ! Mais croyez-vous qu'on
change, docteur? moi pas; au moins si j'en juge par votre ser-
vante. Telle j'étais à sept ans, telle vous me voyez aujourd'hui.
Là-dessus une révérence, une pirouette, un éclat de rire...
Elle continuait : — Ce que j'en dis n'est pas, croyez-le bien, pour
faire la modeste. J'étais déjà très bien à sept ans; n'est-ce pas,
oncle Fabrice?
Tout en parlant,- elle s'était agenouillée, et, assistée du colonel,
elle rebandait la jambe du malade.
— Tâchez de le guérir au moins, et vite, ce goutteux. C'est
qu'il est très méchant quand il a ses crises. Oui, oui; un monsieur
qui ne pense seulement pas à embrasser sa nièce; oh! le vilain
oncle...
Elle se relevait en même temps, offrait la joue à l'infirme, ten-
dait sa main au colonel, envoyait une chiquenaude au faucon, et
moitié embrassée, moitié grondée par le digne homme qui l'appe-
lait : « grande étourdie » et, « tête folle,.. » elle quittait la chambre
en enunenant Pierre, qu'elle s'était chargée de présenter à « ma-
man. »
CHANTE-PLEURE. 821
XXXV.
En chemin :
— Vous vous reconnaissez ici, n'est-ce pas? interrogeait Urgèle.
La baraque est la même... Ce n'est pas comme à la Glanderie! on
y va en grand chez vous, monsieur Pierre, en très grandi Votre
bâtisse se voit à présent d'Hermelix, par-dessus les causses de Peïre-
Lane ; toute blanche et les contrevens verts. C'est superbe !
Et sans laisser à Pierre le temps de renier les embellissemens de
l'oncle Lortal, elle poursuivait :
— Moi, c'est au rebours; je ne permets pas qu'on touche rien
ici ; ça ira tant que ça pourra, tant que les planches nous porte-
ront et que les plafonds ne tomberont pas sur nos têtes. Des ou-
vriers? merci bien ! On sait quand ils arrivent; on ne sait pas quand
ils partent. Et quand ils sont partis et que tout est neul", quelle
horreur! 11 semble qu'on n'est plus chez soi! Ici, tout est vieux,
tout est fané, mais chaque chose a sa figure à part; c'est Chante-
Pleurc, c'est la maison!
Urgèle expliquait, et les décorations, les mobiliers des galeries,
des appartemens qu'ils traversaient à la recherche de la châtelaine,
défilaient en commentaire.
Pas banals en effet, pas prétentieux non plus. Ni encombrement,
ni étalage ; aucun bibelot. Tout était là pour l'usage. Les bahuts et
les cofïres alignés le long des corridors gardaient évidemment sous
leurs hauts reliefs, le linge, les étoffes précieuses de jadis, les robes
de soie ou de brocart contemporaines des meubles et que l'on
conservait telles quelles, soigneusement pliées, au lieu de les chit-
fonner en façon de draperie pour habiller une cheminée ou un
piano, selon cette mode du jour qui lait ressembler les salons au
« décrochez-moi ça » de quelque juiverie cosmopohte...
Pas seulement décorative, elle aussi, utile à sa manière, une
fontaine en vieille faïence d'Ardus, logée dans une niche en lace
de la porte de la salle à manger, remplissait son emploi de naïade
domestique, et accotée à un angle du vestibule, une pendule à
gaine, en bois de rose marqueté et fileté de cuivre, le cadran ar-
rondi à la Louis XVI, s'occupait à battre les secondes et à tinter
les heures, et d'un battement grêle, d'un tintement adouci où vi-
brait comme un écho des secondes, des heures d'autrefois.
Et la pendule, la fontaine, les bahuts, tout paraissait si bien en
place, si naturellement ajusté à la vie de chaque jour!
Pierre avait, à coudoyer ces choses, la sensation d'unité pro-
fonde que donne à un logis de paysans le mobilier ciiétif, mais
bien en main, rangé selon l'utilité des maîtres, et dont le fouillis.
822 REVUE DES DEUX MONDES.
aussi expressif que les traits d'un visage, révèle en un coup d'œil
la particularité d'un ménage rustique...
— Comment peut-on se prendre d'amitié pour si peu de cliose ?
Est-ce que ça ne vous paraît pas drôle à vous qui sortez des
splendeurs de Paris? s'excusait Urgèle.
— Les splendeurs de mon cinquième, rue de l'Arbalète? vous
voulez rire, mademoiselle. Si vous saviez comme il me tardait de
m'en aller, de ne plus voir cet horizon de cheminées et de murs 1
Paris me pesait; je ne pensais qu'au bonheur de me remettre au
large, d'entendre sonner sous mes pieds les rochers de Saint-Jean-
des-Grèzes.
Urgèle battait des mains :
— Bien vrai, les rochers, les arbres, vous aimez ça aussi? Vous
ne le dites pas par politesse? Un homme sérieux, un docteur,
voyons, est-ce bien sûr? Eh bien, topez là, camarade, nous sommes
de la même confrérie. Une conTréric pas nombreuse, par exemple 1
C'est assez mal vu ici, je vous en préviens, les rochers et
les arbres. Si vous saviez ce qu'on me chicane là-dessus ; papa,
maman, ils sont tous après moi. Tous!., mais je suis têtue ; et puis
maintenant, nous serons deux ; car vous me défendrez, n'est-ce
pas? j'y compte, vous ne me renierez pas devant le monde...
Toujours en quête de l'introuvable M""^ de Fabri, les jeunes gens
traversaient le salon d'été, une grande salle en hémicycle lambrissée
clair, avec une galerie à l'italienne qui se développait en pourtour
à la hauteur du premier étage... Et Urgèle tout à coup:
— Que je suis sotte I pendant que nous errons de chambre en
chambre et d'étage en étage, occupés à ouvrir et à refermer les
portes, ma mère se promène peut-être tranquillement au soleil
avec M"'" de Vore. Voulez-vous que nous allions voir? Il fait si beau î
Une vraie journée de printemps! s'exclamait-elle en poussant à
deux mains les volets de la porte à vitres du salon.
Un pied sur le seuil, elle s'arrêtait un moment comme éblouie,
la tète auréolée des feux du soleil horizontal, qui s'écrasait comme
sur une enclume au rebord de la falaise calcaire dressée en mu-
raille au-dessus de la Veyre.
Des coulées d'ombre tombaient de là-haut sur la vallée assou-
pie déjà, les pics, les labours abîmés dans la décomposition lente
du crépuscule avec seulement deux ou trois cimes de peupliers,
comme une fumée jaune qui flottait. Mais en iiice, à la montée de
Chante-Pleure, le château, le jardin, la garenne et, au-dessus, la
combe tout entière, étincelaient transUgurés dans la lumière rose
du couchant...
Et ce rose était plus rose ce soir-là; plus tiède, l'odeur émanée
des jacinthes; plus fraîche, en revanche, plus égayante à entendre,
CHANTE-PLEURE. 823
la musique de la source au bord de la terrasse, — une pluie de
gouttes tombant de la roche mère avec le bruit si particulier du
chanto-pleure, qui avait sans doute donné son nom à la fontaine et
au château.
XXXVI.
— Ma mère ! dit Urgèle en étendant la main.
Deux robes noiras glissaient à pas réguliers, quasi conventuels,
sous la charmille nouvellement feuillée; et en avant, en arrière,
gambillant et jappant, des chiens de toute taille, une bande tapa-
geuse que gouvernait, fouet en main, un long jeune homme, une
figure terne et ghibre, un corps mince, étriqué dans une blouse à
plis de touriste, l'air maladif et délicat.
— Mesdames, articulait Urgèle, notre ami et convive le docteur
Pierre Lortal. — Monsieur Pierre Lortal, mon cousin Michaël de
Vore.
Pierre s'inclinait; pas aussi correctement, toutefois, que le
jeune monsieur, immobile, la tête secouée subitement de haut en
bas et de droite à gauche, comme tirée par un fil. Raide aussi, mais
d'une raideur étoflee, majestueuse, appesantie par les fourrures
qui capitonnaient son deuil de veuve et de dévote, M'^'' de Vore, la
more, toisait tranquillement le nouveau -venu du haut de son iace-
à-main en écaille, tan'lis que, très douce, comme confite. M'*'' de
Fabri souriait du fond de sa figure éteinte de bonne femme et
murmurait de vagues complimens.
— Attendez donc, mère ; peraiettez, monsieur Lortal, je n'ai pas
fini mes présentations, intervint Urgèle; et, flattant de la main la
tête allongée et serpentine d'un sloughi de grande race qui était
venu se frotter à sa robe : « Sidi-Kadour! » annonrait-elle, le
janissaire de maman! — Elle claquait des doigts en même temps, la
main haute, appelant le lévrier, qui bondissait comme un clown,
les quatre pieds en l'air. Puis, se baissant : — Monsieur Toto, conti-
nuait-elle, un terrier plein d'avenir, à moins qu'il ne meure du
gras fondu, le pauvre! — Signalement: un bouchon sur quatre
allumettes. ■ — Et Ki-ki! vous n'avez pas vu Ki-ki, le mignon,
l'adoré Ki-ki ! Ne regardez pas à terre, mon camarade ; au ciel, pas
encore; il habite là, sur ma mère, le cher ange, dans le m;mchon.
Allons, montrez-vous, monsieur, exhibez votre museau édenté et
vos yeux en boule de loto; paraissez, irascible vieillard, jappez.
C'est ça, montrez votre allreux caractère, essayez de mordre la
main de votre sœur, vilain fils à maman!
Frileux, convulsif, les yeux éraillés, la voix canaille, le minus-
S'ih REVUE DES DEUX MONDES.
Cille havanais se repliait, rentrait dans sa niche, et Urgèlc tournait
les talons, toute secouée de rire :
— Maintenant que vous êtes en pays de connaissance, je vous
quitte, monsieur Pierre; vous dhiez avec nous, il ne faut pas vous
laisser mourir de faim.
Urgèle partie, M™* de Fabri se fondait en excuses auprès de son
hôte, et pour le mauvais dhier qu'il allait faire, — on a si peu de
ressources à la campagne, — et pour le bavardage de sa fille, une
étourdie, une enfant qui racontait tout ce qui lui passait par la
tête; et elle s'interrompait de geindre pour apaiser de la main le
Ki-ki invisible qui grognonnait, reculé dans les profondeurs du
manchon.
Le docteur s'apitoyait à l'entendre, à pt-nétrer sous ce parler
fatigué, sous ces gestes mous, la misère de l'être usé, sans res-
sort. Elle avait joliment baissé, depuis ces derniers cinq ans, la
bonne dame ! Encore plus enfoncée dans l'insignifiance de la vie de
campagne qu'elle menait un peu malgré elle, assommée par la
société de ces grands muets : les rochers et les arbres, si maus-
sades pour ceux qui ne savent pas les comprendre. L'horizon, plus
bas chaque jour, l'elTort plus lent, l'activité plus étroite, si piètre-
ment employée d'ailleurs ; la bonté à gcâter son entourage de chiens,
la piété à réciter des chapelets sans nombre ou à colliger les menus
incidens de sa vie spi'ituelle, qu'elle expédiait chaque samedi, sous
forme d'épître, au R. P. de Clamoase, jésuite expulsé, mais rési-
dant, qui, de loin ou de près, dirigeait les consciences armoriées
du diocèse, laissant aux bonshommes de curés, comme l'abhé Cize,
les basses œuvres du sacerdoce, la corvée de confesser et d'ab-
soudre, l'administration matérielle des sacremens.
M""^ de Fabri s'excusait encore; elle tomba subitement en orai-
sons, genoux en terre, aussitôt imitée par M"*® de Vore, qu'imitait
à son tour le long Michaël. VAngclus sonnait à l'église de Saint-
Jean-dcs-Grèzes. La Salafaf ion, récitée posément, à voix haute, le
soleil avait disparu; un air plus vif montait du fond de la vallée où
rampaient , dessinant les sinuosités do la Yeyre, de légères vapeurs.
— Ton foulard, mon ami, et rentrons bien vite! commandait
M"" de Vore. Cette fraîcheur du soir ne vaut rien pour les bron-
ches, n'cst-il pas vrai, docteur? — Et, sur la réponse affirmative de
Pierre, elle se j)laignait, non sans un peu d'aigreur, comme si elle
en voulait à la médecine, de la santé délicate de son fils. — Je n'ai
plus que lui, concluait-elle, et il est le seul de son nom, le dernier
de sa race. Quelle responsabilité pour une mère! — Déraidissant
quelque peu la solennité de son allure, la dame responsable de
l'hérédité future des de Vore se hâtait vers le château.
CIIANÏE-PLEURE. 825
XXXVII.
Au salon, les chasseurs, arrivés depuis un {)eu, attendaient;
Urgèle, pendue au bras de son père, câline et rieuse; et, dans ce
côte à côte, avec leur cordialité semblablement accueillante, avec
quelque chose de presque identique dans les attitudes, dans les
gestes, commencés quelquefois par l'un et achevés par l'autre, l'air
de famille sautait aux yeux de Pierre, entraîné vers le père et vers
la fille par une presque irrésistible sympathie. Mais, en l'obser-
vant plus serré, 1 3 docteur ne trouvait pas tout à fait son compte
à l'humeur de M. de Fabri. Ce n'était plus le même homme.
Fatigue, désillusion, usure de la vie, qui sait? Peut-être les em-
barras d'argent, dont on parlait dans le pays, y étaient-ils aussi
pour un peu. Et ce peut-être devenait très probable, si l'on
s'avisait de prendre garde au compagnon que le maître de Chante-
Pleure ramenait avec lui ce jour-là, k ce citoyen Capespine, un
banquier de Saint-Vergondin, un peu maquignon, usurier beau-
coup, un triste sire, une figure de Judas, fausse, avec un exté-
rieur de rustaude bonhomie, la grimace d'un éclat de rire perpé-
tuel qui le secouait du menton jusqu'au ventre, et, dans cette
explosion de toute sa })ersonne, un regard froid, impassible, comme
fixé ailleurs ..
Ce n'était certainement pas pour le plaisir de courre un Uèvre
en Ramade que ce pataud, large d'échiné et bas sur jambes, arpen-
tait, depuis le déjeuner, la glèbe rocheuse de Chante-Pleure. Sans
doute quelques billets de mille à négocier, et il était venu étudier
ça sur place, inspecter son gage.
Cependant la présence du personnage n'avait pas l'air de faire
événement au salon ; ni les invités, ni les hôtes, personne ne pa-
raissait s'en émouvoir; lui-même, j)arfaitement à l'aise, lâchait
son mot, bavardait avec l'un, avec l'autre, et, le dîner annoncé,
offrait son bras à M™^ de Fabri avec la désinvolture d'un habitué
de la maison.
Assis à table à l'opposé d' Urgèle, entre M™® de Vore et M. Fa-
brice, charrié à bras, lui et son fauteuil, de sa chambre à la salle
à manger, Pierre, un peu revenu du trouble où l'avait mis la cama-
raderie inattendue et quelque peu capiteuse de la jeune châte-
laine, essayait de se reprendre, de juger froidement ce monde,
encore nouveau pour lui, de Chante-Pleure.
JDe braves gens, à coup sûr, ces de Fabri ; encore était-il pru-
dent d'y regarder à deux fois avant de se donner à eux tout à
fait.
826 REVUE DES DEUX MONDES.
De l)raves gens, oui, mais de fiers originaux ! Son voisin le fau-
connier, par exemple ! Qu'il eût, orphelin à vingt ans, tout sacrifié
pour s'occuper de son jeune frère, l'éduquer, le doter, lui faire la
place plus large au soleil, le procédé n'était pas d'une âme vulgaire.
Mais il avait aussi, — Pierre éiait obligé de le reconnaître, — le
dévoûniont bien grognon !
Toujours à rebrousse-poil, le cher homme! Pas la peine de tout
abandonner trime main, s'il relirait tout de l'autre, chicanant, morti-
fiant, contrecarrant à plaisir ce frère qu'il avait mis au rang d'aîné,,
lui laissant toute sa fortune en viager, et qu'il traitait en cadet et
en très i)etit cadet, au vu et ;iu su de toute la maison.
Pierre avait bien quelque idée de ces difficultés; l'oncle Lortal en
avait jasé devant lui ; une fois, à propos de certaine machine, fau-
cheuse ou ftmeuse, que M. Roger venait d'introduire à la ferme, et
M. Fabrice, ennemijuré du progrès et de l'agriculture scientifique,
ne se gênait pas pour se gausser de ces inventions du diable jusqu'à
ameuter contre l'inconsciente mécanique, et, par ricochet, contre
son frère, la routine haineuse et les préjugés paysans; plus tard,
en tournée électorale, quand le père d'Crgèle, poussé, mis en avant
par son aîné, se portait au conseil général candidat conservateur,
mais d'un conservatisme ouvert, qui n'elïrayuit personne, et ce ter-
rible aîné avait tout gâté, tout perdu, tenant la campagne à sa façon,
plumet en tête et bannière au vent, haute et large, et atth-ante pom*
les masses rurales à peu près comme le vinaigre pour les mouches.
Maintenant il s'agissait d'un étang artificiel pour irriguer les prai-
ries de la montagne.
— Excellente idée ! approuvait le banquier Gapespine, bailleur
de fonds de l'entreprise.
— • Projet saugrenu ! ricanait M. Fabrice. Du foin? au prix où se
vend le bétail? D'ailleurs, tes prés seront ensablés au premier
orage,., à moins que la digue ne crève !
L'agriculteur se défendait, alléguait les expériences faites, citait
les rendemens obleims; quant à la digue, M. Fabrice pouvait dor-
mir tranquille : ni lui, ni sa nièce, ni ses arrière-neveux, n'en \ er-
raient la fin.
— Tant pis pour nous, alors, intervenait Urgèle : avec cette ligne
raide de la chaussée, en travers de la pente, vous m'avez gâté lu
plus jolie combe du domaine!
— Mes excuses, ma fille, souriait M. Roger; c'est vrai, je n'avais
pas songé au paysage. — M. Roger ne souriait qu'à moitié. Tandis
que l'aîné, sa bile une fois dégorgée, sa goutte sortie dans (pieMpir
véhémente apostrophe, se re<iuillait, allègre et dispos, son frère,
plus intelligent, mais de volonté j)lus débile, s'usait, s'épuisait au
choc de ces mes^iunieries contradictoires.
CHANTE-PLEURE. 827
Personne, d'ailleurs, pour le soutenir ; M""^ dj Fabri, trop faible
elle-même, enlisée dans sa béatitude de dévote; Urgèle, trop capri-
cieuse, toujours tendre à la personne de son père, mais cruelle^à
ses idées chaque fois qu'elles ne s'emboîtaient pas avec sa très parti-
culière et intransigeante esthétique. Personne; et, par surcroît, le
brave homme avait encore le chagrin d'être à tout moment en
désaccord avec lui-même.
Actif, instruit, d'une portée d'esprit supérieure à celle de son
entourage, émancipé par une éducation scientifique très com-
plète, — il aurait visé la grande carrière et les hautes recher-
ches, si les amicales exigences de son frère ne l'avaient pas
dévolu à Saint-Cyr, — émancipé, mais jamais affranchi, M. de Fa-
bri, comme plusieurs autres de sa génération et de sa caste, pau-
vres âmes tiraillées, impuissantes, inutilement occupées à marier
les extrêmes, souffrait d'un défaut d'équilibre entre sa tête et son
cœur, entre ses idées acquises et ses senthnens traditionnels. Ainsi
qu'il arrive en pareil cas, les sentimens à la longue avaient pris
le dessus. Comment résister aux influences ambiantes, aux lentes
alluvions de l'habitude, de la vie en ménage, plus étroite encore,
depuis que la famille, quittant k chef-lieu, s'était confinée à
Ghante-Pleure ? Insensiblement, autant par bonté de cœur que
par lâcheté de caractère, le libéral de jadis, le progressiste ent'iou-
slaste, était tombé à je ne sais quelle rehgiosité douceâtre, à quel
royalisme mitigé, honteux, aimable pot-pourri d'opinions et de
doctrines où sa personnalité abdiquait, émasculée, non pas tout à
lait aboUe cependant. Ce qu'il avait été, ce qu'il aurait pu être, se
laissait voir à Pierre à travers ce qu'il était devenu ; c'était un haus-
sement d'épaules en réponse à l'excommunication majeure que
M. Fabrice lançait contre la société moderne, jugée en bloc, con-
damnée en deux mots : pan, pan, des mots définitifs qui tombaient
du haut des principes comme le couperet du haut de la guillotine ;
un sourire timide à l'adresse du docteur qui relevait appel de la
sentence, et plaidait les circonstances atténuantes pour son siècle,
ne se sentant pas si corrompu, si coupable que l'affiiinait l'inexo-
rable justicier. Mais, une fois parti, le fauconnier ne s'arrêtait plus
de se lamenter ni de maudire, plus impétueux, plus violent à me-
sure que circulaient les vins fins, le vieux Cahors, contrau-e au
rhumatisme, ami de l'éloquence.
M. Fabrice tonnait, — telles les trompettes sacrées crevant les
murailles de Jéricho, — et avec lui, pleurnichées, fulminées àl'unis-
son, un chœur bien nourri d'imprécations, de jérémiades!
Tout allait de travers ; la vigne défunte, lu probile malade; pas
moyen de se lier à personne ; l'argent ne reniraii pas ; les allu-
828 REVUE DES DEUX MONDES.
mettes ne valaient rien ; les notaires voyageaient à l'étranger ;
jusqu'à Tustel de Saint-Vergondin, l'homme de confiance du clergé,
qui venait de mettre la clé sous la porte... Quel monde! Quelles
mœurs ! Un sens dessus dessous universel ; les paysannes s'habil-
laient en grisettes, les grisettes ])ortaient chapeau comme les
dames; n, i, fini. Plus de liiérarchie ! plus de religion ! Plus de gi-
bier ! Plus rien !
Tous gémissaient, tous clabaudaient à la fois, même le jeune
Michaël, poing levé contre la gueuse, contre Marianne Troisième,
patronne des voleurs, reluge des assassins. Ah! le bon coup de
l3alai à donner à toute cette racaille!
— Et après? objectait Pierre.
— Après? Un bon plébiscite, formulait le docteui* Bissol du même
aplomb qu'il eût ordonné un purgatif à son malade.
— Le roi ! proclamait M. Fabrice.
— Sa majesté iN'importe-qui, quelqu'un qui fasse aller le com-
merce, demandait le banquier Capespine.
— Ah! si nous savions prier! s'exclamait, les yeux levés au
plafond, M""^ de Fabri. Et dans le recueillement de la table tombée
tout à coup au silence, la pieuse dame entreprenait à demi-voix
son voisin Bissol, voltairien endurci, dont, sans se lasser, elle pous-
sait depuis longtemps le siège, un siège à marche lente, repris
à chaque visite du vieux pécheur, qui tantôt perdait, tantôt rega-
gnait du terrain, habile à soulever des incidens, à éterniser la
conversion, et du même coup, la série des bons dîners dont, malgré
la controverse, il ne perdait pas un coup de dent.
M""** de Vore au même moment s'épanchait avec Pierre, le con-
sultait sur la santé de son fils. Une consultation en règle avec l'his-
torique de la maladie et le détail des divers traiiemens institués,
sans grand succès jusque-là. Aucun des médecins qu'ils avaient
vus, des spécialistes cependant et des fameux, n'avait rien com-
pris à son mal. Du rachitisme, de la pauvreté de sang! Allons
donc! Le sang des de Vore! est-ce que c'était possible? Ils se
trompaient à coup sûr. A preuve, le peu d'ellet des remèdes pres-
crits. Malgré les reconstiluans et les toniques, la faiblesse persis-
tait, le relâchement des muscles, et les misères à la suite. A vingt-
deux ans, un état de quasi-enfance, inquiétant pour l'avenir!..
Pierre écoutait, hochait la tête, conseillait le grand air, l'exercice,
moins de précautions surtout.
En face d'eux, à l'autre bout de la table, le rejeton des de Vore
se reconstituait, se tonifiait mollement, touchait à peine au.\ plats,
buvait du bout des lèvres, tenu d'ailleurs en bride par les avertis-
seraens muets, les froncemens de sourcils de sa mère en solhci-
CHANTE-PLEURE. 829
tude pour son estomac ; silencieux, éteint, il n'avait (l'autre éclair
de vie sur sa figure, que les regards d'adoration respectueuse
qu'il envoyait à sa cousine, très animée, elle, riant, bavardant à
la volée, interpellant l'un, puis l'autre, comme enivrée d'une joie
de vivre qui moussait, fusait en l'air, exubérante, presque invo-
lontaire.
Le dîner près de finir s'épanouissait maintenant en gaîté; les
diables noirs de la politique remisés dans leur boîte, ces braves
gens se détendaient, tout à la belle humeur un peu lâchée qui ac-
compagne de droit l'arrivée du dessert, l'entrée des gâteaux montes
et des gaufres traditionnelles.
Pierre seul manquait d'élan, pas plus ému des confidences de
]y[me (jg Vore, qu'émoustillé par les plaisanteries au gros sel de
M. Fabrice, curieux de savoir comment on s'amusait au quartier
latin et si l'on dansait le cancan à Bullier, comme jadis à la Chau-
mière... Tout ce monde-là lui paraissait tout à coup se reculer
loin, très loin de lui, même Urgèle, dont l'amabilité ne lui semblait
plus, en y refléchissant, qu'une poussée de jeunesse, une envie de
s'écouter parier, de se regarder vivre, et peut-être se gênait-elle
moins avec lui parce qu'elle le jugeait sans importance.
Quelque chose l'avertissait de ne pas se hvrer davantage à la faci-
lité toute superficielle de l'accueil qu'il recevait à Chante-Pleure;
son instinct démocratique se réveillait;, agacé par la levée de bou-
cliers réactionnaires de tantôt, offusqué aussi par l'exhibition dos
armoiries de la famille, somptueusement gravées sur la vieille ar-
genterie que maniait Pierre, étalées en relie! dans un cartouche
colorié au-dessus de la porte : un marteau d'argent sur sinople
avec la devise latine : Fit faber.
Sans doute ils ne pensaient plus, ces nobles, qu'ils avaient de-
vant eux un fils de paysan, et, qui plus est, le neveu du maire répu-
blicain de Saint-Jean-des-Grèzes ; mais il ne l'avait pas oublié, lui,
et il leur en voulait presque de leurs avances, il s'en voulait à
lui-même de s'être si vite laissé prendre, d'avoir accepté cette
invitation au pied levé, de raccroc, comme le premier Bissol venu.
Au moins se promettait-il de s'échapper, le dîner fini, aussitôt qu'il
le pourrait décemment, et une fois parti, bonsoir! on ne le rever-
rait pas de quelques jours !
XXXVIII.
On se levait de table, on passait au salon, et, dans le rcmuc-ménagc
du café qu'on finissait de prendre debout dans les embrasures,
830 REVUE DES DEUX MONDES.
UrgOIe ouvrait toute grande la porte à. vitres qui donnait sur la
terrasse...
— Quel dommage de s'enfermer par une nuit pareille, soupirait-
elle. Voulez-vous me donner le bras, Midiaël?
Mais à peine le jeune homme commençait-il d'entortiller le fou-
lard autour de son cou, M""^ de Vore coupait l'élan de son fils. U
faisait vraiment trop froid, et puis, quelle idée de sortir Ton n'y
voyait goutte...
— Vous, alors, monsieur Pierre? priait Urgèlc. — Et, comme M"** de
Fabri menaçait d'intervenir à son tour: — Voyons, maman, puisque
le docteur m'autorise, n'est-ce pas, docteur? Rien que toucher le
bord de la terrasse et revenir. Allons, Kadour est là qui. veut bien
nous escorter. — Et, se tournant vers le sloughi en train de s'éti-
rer gravement sur le seuil : — Oui, mon grand, oui, mon beau^ vous
nous suivrez, et si ce monsieur-là s'avisait de me contraiier, vous
le dévoreriez tout vif, c'est entendu !
Un pan de sa jupe retroussé dans sa main gauche, TJrgèle s'avaur
çait à petits pas, le bout de ses doigts touchant à peine le bras de
Pierre qu'elle avait pris en sortant.
Devant eux une nuit sans lune, pas compacte cependant, péné-
trée par la clarté ditfuse des étoiles, une nuit douce, légère, presque
lumineuse, avec des ombres plus noires çà et là : des silhouettes
tremblanies d'ilsoudebuis taillés et l'arceau vague d'une charmille
bcaiit au fond comme la. bouche d'un mystère... Urgèle avait quitté
le bras du docteur; appuyée dos deux mains à la margelle de la ter-
rasse, la tète en avant, penchée vers l'obscm* de la vallée, elle
écoutait.
Une rumeur arrivait de très loin, des espaces baignés de som-
meil; des voix brisées, indistinctes, fondues en une sonorité
sourde qui s'enflait et décroissait, pareille à une respiration. Cela
venait on ne savait d'où, si conlus à la lois et si expressif que
celait comme si la douceur de la nuit, tout à coup, avait piu'le :
— Le printemps I pi-onom;ait Urgèle, toujours penchée, jetée,
semblait-il, h la rencontre de cette musi((ue des soirs, muette de-
puis les froids de l'automne, et qui, pour la première fois, ce soir-là,
on eut dit exprès pour elle, recommençait à vibrer :
« Le |)rin1emps! » c'était dit à voix grave, contenue, comme un
mot de religion, de tendresse. Et, presque en même temps, une
secousse, un frisson des bras, des épaules, un mouvement ner-
veux subitement résolu en larmes qu'elle essuyait aussitôt nées et
qui renaissaient encore...
Elle balbutiait : — Excusez-moi, monsieur Pierre, je ne conqjrends
pas ce cpr^m'urrivo. Celte nmsiqiie, sans doute, qui m'aura donné
CUAME-PLEURE. 831
sur les nerfs. Un méchant concert de grenouilles et de grillons,
je sais bien! mais ce que j'entends à travers : tenez, c'est comme
cette odem' de jonquilles qui passe, la recomiaissez-vous? vous
n'imaginez pas ce qu'il me vient d'odeurs avec elle. Des odeurs
d'autrelois, oh! celles-là, surtout, les anciennes, comme elles me
montent à la tête ! Il me semble alors que je suis de nouveau toute
petite, assise, jambes pendantes, ici sur la terrasse; j'ai plein mon
tabher de fleurs coupées, jacinthes, violettes, jonquilles, je les pé-
tris, je les caresse, je les tue; et quand je les ai tuées et que leur
âme est restée à mes doigts, j'embrasse mes mams pieusement,
amoureusement comme je baiserais des reliques... — £t après un
silence :
— Vous, continuait-elle, est-ce que le printemps ne vous remue
pas aussi? hst-ce que vous ne vous reveillez pas un matin, autre
que la veille, mais tout à fait autre? Moi, c'est à ce point que je
crois avoir deux âmes,., ne riez pas, monsieur le savant, qui n'êtes
peut-être pas sûr d'en avoir une, oui, je suis sûre d'en avoh* deux.
Même enfant, elles étaient plus distinctes; l'âme d'hiver, si retenue,
si sage, une âme toute blanche, couleur de neige et de papier neul ;
puis brusquement, au premier lilas fleuri, à la première cigale, crac !
l'âme de printemps s'éveillait. Oli! pas difflcile à reconnaître, celle-
là! si folle, si tendre! toujours prête à se donner, et à qui?
Vous ne vous doutez pas que vous avez été celui-là , monsieur
Pierre? oui, tout un printemps. Oh! il n'y a pas de quoi vous van-
ter, mon camarade; vous n'avez pas été le premier, le dernier non
plus. C'est le colonel qui vous supplanta, n'est-ce pas drôle? Un
vieux grisou déjà, mais ce n'était pas lui que j'aimais : c'était la
guerre, et c'était l'Espagne, un pays de romance où l'on dormait
sm' des coussins brodés d'or à l'ombre des jasmins. Je lui deman-
dai de m'emmener un soir qu'il me faisait sauter sur ses genoux,
— avais-je dix ans? 11 ne comprit pas, et je pensai en mourir!
— Et depuis? souriait Pierre.
— Depuis, jai renoncé aux messieurs : sotte espèce! je pré-
frère les arbres. Les saules, tenez, quand la sève les gonfle, que
les jeunes feuilles, à peine dépliées, flottent en chapelets au
bout des branches. Et les premières pousses des chênes, cette éclo-
sion d'or vert, d'or rouge sur les cépées nokes, si noires !
— Urgèle ! Urgèle !
^mc jj3 Fubri en personne apparaissait à la porte du salon, et,
en même temps un jet de lumière qui coupait en deux la terrasse.
Adieu le mystère ! adieu les vok prinlanières! ki-ki abo\ait.
— iNous rentrons, petite mère, répondait Urgèle.
Lentement, plus lentement encore, et à dcmi-\oix :
— Que pensez-vous de moi, monsieur Pierre?
832 REVUE DES DEUX MONDES.
— Mais, mademoiselle, je pense...
— Que je parle trop; accordé! Et encore? que je me jette à la
tète des gens sans crier : « Gare ! n Peut-être bien que oui; pourvu
cependant que leur tête me revienne. Or vous n'avez pas l'air d'un
fat ni d'un pédant, ni d'un sot. Et vous m'avez confessé que vous
aimiez les arbres. Eh bien! pour l'amour des arbres, si vous voulez,
nous serons camarades à l'avenir conmie autrefois, comme aujour-
d'hui. Ça vous va-t-il? Ce que je vous propose là est peut-être
énorme. Tant pis! Je suis une enfant gâtée, une sauvage, et j'en
profite. Camarades, c'est dit, n'est-ce pas?
— De tout mon cœur, mademoiselle! répondait Pierre, parfaite-
ment oublieux pour le quart d'heure de ses préventions démocra-
tiques.
XXXIX.
Lotte à botte, une heure après, comme le matin, Pierre et le
docteur Bissol chevauchaient à la remontée de Ghunte-Pleure.
D'humeur différente, tous les deux; Pierre, muet, absorbe, étonné
encore, IJrgèle toujours devant lui, ses yeux clairs dans la nuit,
sa voix douce dans le silence; l'autre, le Bissol, gonflé de nourri-
ture et de malice, des cancans jusqu'au bec, et il laissait sortir ça
comme ça venait, fout cru, tout nu, tel qu'il l'avait ramassé tout à
l'heure à l'office, où le coiih'ere l'avait surpris trinquant et folâtrant
avec la valetaille mâle et iemelle du château. In vilain monsieur,
décidément, ce Bissol! Est-ce qu'il ne s'avisait pas, l'haleine encore
grasse des viandes englouties, de critiquer le diner, de blâmer la
parcimonie des hôtes?
— In émincé de veau tout court, sans truffes, sans crêtes, sans
la moindre fioriture. Et la fi-icassoe de poulets? des poulets à moitié
venus qui n'auraient pas été mars avant un mois ! Voilà ce qui ne
s'était jamais vu à Chante-Pleurc! Et les vins? avez-vous remaj-que?
une seule tournée de bordeaux et si jeune! Pas la peine de s'anui-
ler dehors pour se mettre de pareilles pauvretés dans l'estomac.
Ah! les bordeaux de jadis ! et les dindes truffées ! Vous ne vous rap-
jjclcz pas, vous, il y a quinze ans? trop nigaud alors pour vous inté-
resser aux choses sérieuses. Ah ! mon ami ! c'était la maison du bon
Dieu; s'invitait qui voulait, et quelle table! de tout à gogo, solide
el liquide, du vin cacheté, des huîtres, du poisson de mer! Des
dîners à s'en lécher les doigts jusqu'au coude! Ça embau-
mait tout le pays. Aussi les dîneurs ne manquaient pas ; tous
les jours du monde ; des voisins, des chasseurs; qiK'hjues curés
parmi; les meilleures fourchettes du canton. Ah! on s'est joliment
amuse à Clianle-Pleure. Lu peu trop peut-être, à mon avis. En en-
CHANTE-PLEURE. 833
rayant d'un cran ou deux, on aurait lait durer le plaisir. Tandis
que maintenant... Non, vrai, je no regrette pas de vous avoir
passé la main. C'est trop triste, cette dégringolade! Ils sont si
bêtes, ces Fabri, — si bons, si vous aimez mieux. L'argent
leur coule dans les doigts. Tous dépensiers, l'aîné comme le
cadet, et le père avant eux et le grand-père, c'est une habitude de
famille. Savez-vous combien ils étaient à souper, ce soir, à la cui-
sine? Dix-sept sans compter les enfans. Les domestiques invitent
comme les maîtres. Thrésil a sa mère au château depuis un mois.
Mette, la femme de chambre de mademoiselle, a retiré sa sœur avec
elle, — une infirme, — et ainsi des autres. C'est révoltant. Et le
colonel ! en voilà un qui leur coûte cher à nourrir depuis qu'il tire
au râtelier. Et il tire ! des dents longues, des tripes d'ici à demain
et plat comme une morue avec ça; on ne sait pas où il peut fourrer
ce qu'il mauge. Ahl la vieille canaille! ça ne me regarde pas, c'est
vrai, les Fabri sont les maîtres de se ruiner avec qui il leur plaît;
mais de voir cet être-là s'empifïrer sans vergogne ! lui un étranger,
un passant! nom d'un double! ça me retourne l'estomac. Vous, ça
vous est égal, le colonel, est-il pas vrai? 11 vous faut des morceaux
plus tendres ; eh ! eh ! mes complimens, mon cher confrère ; il parait
que M^'® Lrgèle ne se languit pas avec vous !
— Je vous en prie, docteur, coupait Pierre; même, en plaisan-
tant, je m'étonne...
— C'est bon, c'est bon,., on voulait rire, vous avertir aussi peut-
être ; mais du moment que ça vous fâche, sulficil ; allez, marchez!
On ne mettra plus le nez dans vos affaires. Parbleu, je le sais bien,
et à qui le dites-vous? W^^ Urgèle est une brave fille... Pauvre
petite! ses nerfs la travaillent, voilà tout, et il y a des jours... elle
est lunatique, enfin ; nous disons, nous autres médecins, conmient
disons-nous? névropathe..?
La route bifurquait au sommet de la côte ; un chemin forestier
s'amorçait là, qui dévalait brusquement, noir comme le diable de
l'enfer, jusqu'au fond et au tréfond de la Raniade, et remontait,
tout humide de la vapeur des ruisseaux et des sources, jusqu'à la
Baraque-Royale et plus haut encore au Pas-de-Haute-Serre, tout
proche des terres et des maisons de Paour. Arrivés au carrefour,
en présence de la pierie levée, indicatrice des distances, mais qui,
à cette heure-là, n'était qu'un geste obscur ajouté au mystère de
la nuit, les deux médecins se départirent l'un de l'autre, aussitôt
avalés, par l'ombre; et l'ombre ne rendait d'eux que le bruit de-
croissant du pas de leurs chevaux : l'aniMo régulier de la rosse à
Bissol et le trot inégal du bidet de Pierre, qui, nerveux ce soir-là,
TOME XGVI. — 1889. 53
834 REVUE DES DEUX MONDES.
éperonnuit sans savoii' pourquoi, et, la minute après, ralentissait sa
monture...
Toujours la tête prise, obsédée de la même image; et c'était de-
vant lui tantôt un mouvement, tantôt un regard, un regard candide,
un mouvement souple ! et encore cette fossette en long, quand elle
riait, au coin de la bouche,., oh! le poison! le poison mortel des
réminiscences ! Et très légère en même temps, ti'ès lointaine, lui
revenait la musique printanière entendue tout à l'heure sur la ter-
rasse ; lointaine et cependant d'une vibration bien pénétrante...
Combien de fois plus tard Pierre devait-il l'entendre, volontaire-
ment ou involontairement évoquée ! et chaque fois, en même temps,
l'odeur fraîche et capiteuse des jonquilles !
Ramené après de longs circuits en face de la coupure, par où lui
étaient apparus quelques heures avant le cirque et le château de
Giiante-Pieure, le songeur avait arrête son cheval. Une lumière uni-
que, la lampe de M. de Fabri peut-être, peut-êtie la veilleuse éclai-
rant le rosah-e indeiinimcnt égrené de Al'^'' de Fabri, ou les rêves
encore éveilles d'Urgèle, faisait vivre la façade du château, mêlée
d'en bas à la masse indistincte des ténèbres. Et c'était indistinct
aussi, ce qui se passait dans la tète de celui qui regardait incliné
sur la selle, comme attiré par le grand irou d'ombre...
Aucun projet, aucune idée; rien de change en apparence dans
les arrangemens déjà pris, dans les plans arrêtés pour l'avenir ; un
acquiescement résigné à ce qu'il jugeait, aujourd'liui comme hier,
inévitable. Aucun soupçon, d'ailleurs, aucun pressentiment de ce
qui l'attendait, de la passion déjà entrée en lui et qui éireignait sa
gorge d'une angoisse âpre et délicieuse... Ce ne serait jimiais, pen-
sait-il, entre Lrgèle et lui, (Qu'une camaraderie très douce, une
amitié de frère et de sœur.
En attendant, il ne pouvait se détacher de la contemplation du
château...
Une chouette, qui hululait depuis un moment, blottie en quelque
fente du rocher au-dessous de la brèche, prit l'essor et, festonnant
en l'air, eilleura Pierre, en passant, de son aile silencieuse.
liéveillé brusquement, le songeur ramassa les brides, et, cpcron-
nant sa bête, disparut, — et son rêve a\ec lui, — dans la sohlude
des causses.
Emile Polvillun.
{La troisième partie au i rochain n",)
LAITS ET BEURRES
I. Ch. Girard : Documens sur les falsifications des matières alimentaires et sur tes tra-
vaux du laboratoire municipal, Paris, 1885. — II. An)iales d'In/rjiènc publique et
de médecine légale, 1888, a" 0, 3^^ série, t«.:;x. — III. Duclaux, le Lait, Paris, 1887.
Même en parlant le langage rigouieux de la science, il ne serait
pas facile d'exposer nettement les caractères réels de tous les prin-
cipes dont l'assemblage forme le lait. Le résumé qu'on olfrirait au
lecteur, pour être impartial, se réduirait à une série monotone de
contradictions. Il vaut mieux laisser aux physiologistes ou cliimistes
des diverses sectes le soin de discuter entre eux, et, négligeant
l'étude des questions douteuses, nous attacher seulement aux pro-
priétés extérieures les plus saillantes du lait et du beurre. Certains
détails relatifs à l'analyse de ces deux produits s'imposent, pour
ainsi dire, d'eux-mêmes, connue préface à l'examen des fraudes,
trop fréquentes, mais très peu variées, auxquelles se trouvent de
nos jours exposés et soumis le beurre comme le lait. Nous ajoute-
rons qu'en risquant même d'enlever à notre travail une |)artic
de l'intérêt qu'il eût présenté, nous avons suivi la route banale ou-
verte par la chimie analytique, de préférence aux sentiers étroits
et d'un accès dilhcile, frayés à grand'peinc par la biologie.
I.
La plupart de nos boissons ou de nos liquides alimentaires : le
vin, la bière, le cidre, le vinaigre, l'huile, se laissent tiviversci* par
836 REVUE DES DEUX MONDES.
la lumière, et si leur transparence n'est pas irréprochable, il est
facile du moins de produire ce résultat au moyen d'une simple lil-
tration. 11 n'en est pas de même du lait, opac^ue même sous une
faible épaisseur et que le filtre ne saurait clarifier; mais le lait pré-
sente une autre particularité.
Puisez au moyen d'une pipette de laboratoire le vin d'une bou-
teille reposant depuis plusieurs mois au fond de la cave ; recueille/,
par l'intermédiaire d'un tàte-vin plusieurs échantillons d'un même
tonneau, vous aurez beau aspirer les couches inférieures, moyennes,
supérieures, vous recueillerez toujours des prises semblables entre
elles à d'infimes divergences près. L'essai de tous les autres fluides
que nous venons d'énumérer aurait fourni le même résultat.
Au contraire, une simple fille de basse-cour apprendrait aux
rares personnes qui ne le savent pas que tout lait de vache abai>-
donné au repos dans un local sufTisammcnt frais se divise sponta-
nément au bout de quelques heures en deux couches hétérogènes
superposées d'épaisseurs très inégales. Vers le haut du vase sur-
nage la II crème, » relativement épaisse et visqueuse ; plus bas se
concentre le « lait écrémé, » aqueux et fade, dont les propriétés
trop connues de la foule des consommateurs des grandes villes ne
différent pour ainsi dire pas du fait ordinaire coupé d'eau. La
crème, d'où l'on extrait ensuite le beurre par « barattage, » difTère
en somme du lait pur par sa ptus grande richesse en substance
grasse.
Ce sont précisément ces matières onctueuses concentrées dans
la crème, qui, séparées en globules extrêmement petits et flottant
à l'intérieur du lait primitif, déterminent l'opacité de ce liquide.
Examinée au microscope, une goutte de lait laisse voir ces innom-
brables vésicules, arrondies et luisantes comme les « yeux )> du
bouillon et renvoyant fortement la lumière. A peine un rayon lumi-
neux venant du dehors a-t-il dépassé la surface liquide que des
réflexions multipliées le chassent au dehors (1). Telle est la cause
de l'opacité absolue du lait ; quant à la nuance jaunâtre que tout
le monde a remarquée, elle dérive de la couleur propre aux sphé-
rules de beurre.
Suivant la majorité des auteurs, le lait formerait àmdaion, c'est-
(1) On compte en moyenne 2,i00,000 globules par millimètre cube de lait. De pareils
DOiubrcs pourront sembler fantaisistes : cependant, rien do plus simple que d'appic-
cier un cliilTre aussi énorme. 11 sullil, au moyen d'un ((uiiiile-gouttes, de mClor une
seule goutte de lait à cent gouttes d'eau distillée, de prélever une goutte de ce mé-
lange cent fois plus pauvre en globules gias que le lait primitif, et de l'étudier avtc
un micruscope dont l'oculaire quadrillé facilite le dénombrement dos disques. 11 est
clair qu'il faut recommencer plusieurs fois et prendre des moyennesj
LAITS ET BEURRES. 837
à-dire un mélange très intime, sans être parfait, d'un liquide et d'un
corps gras très divisé. Lesémulsions artificielles s'emploient beau-
coup en pharmacie et en confiserie. Une des plus connues et des
plus usitées n'est autre que le lait cCamandea^ expression très juste,
puisque la similitude de nom correspond parfaitement à la simili-
tude d'aspect de cette préparation avec le véritable lait.
Celui qui visite une laiterie d'une certaine importance dans le
nord ou le centre de la France remarquera peut-être, dans un coin
de la salle où l'on apporte le lait après la traite, un petit instrument
bien simple dont l'usage ne se comprend pourtant pas à pn^niière
vue. Le « crémomètre, » — tel est son nom, — consiste dans une
éprouvette cylindrique divisée en parties égales. Versons le lait à
essayer jusqu'au niveau du trait supérieur de la graduation, puis
attendons quelques heures, jusqu'à ce que la montée de la crème
soit complète (1). Il sera aisé alors de juger de la richesse du lait
par l'appréciation de l'épaisseur de la couche de crème au sommet
de l'éprouvette. Nous constaterons avec le seul aide de ce modeste
appareil l'existence de divers phénomènes assez intéressans et nous
pourrons même les apprécier par des chiffres.
D'abord, les divers laits et les diverses traites d'une vache désignée
ne sont pas toujours identiques à eux-mêmes. Un Anglais, M. Bell,
après avoir examiné les produits d'un grand nombre d'étables bri-
tanniques, chacune d'elles renfermant plusieurs vaches laitières, a
noté des nombres assez variables : 6 à lA parties de crème pour
100 parties de lait; l'écart, comme l'on voit, dépasse celui du
simple au double. Il est juste de dire, cependant, que les indi-
cations du crémomètre conduisent à des présomptions plutôt ({u*à
des données certaines, car, souvent, la faiblesse du chiffre trouvé
tient à ce que la montée de la crème s'opère mal ou dure plus
longtemps. Il ne faut pas d'ailleurs oublier que le crémomètre ne
peut jamais servir à l'examen des laits bouillis.
Le lait le plus crémeux, le plus gras, toutes choses égales d'ail-
leurs, s'obtiendra en recueillant les dernières parties de la traite
du soir d'une vache bonne laitière fournissant, six ou huit mois
après le vêlage, une moyenne raisonnable de liquide, la bête étant
du reste soumise à de fréquentes traites. Certaines races, comme
la race hollandaise, semblent très avantageuses au point de vue
(1) Les parties grasses se rassemblent d'autant niieii\ à la surfaco que la tcnipL-ra-
ture du lait est elle-même plus basse. l)aus quelques contrées du nord, ou l'efroidit
avec de la glace le lait à écrémer. C'est une excellente pratique : en effet, d'une part,
la densité de la partie aqueuse du liquide, du « sérum, » s'accroil sensiblement, rt.
d'autre part, les globules de beurre, acquérant plus de consistance, éprouvent moins
de difliculté à s'élever jusqu'aux tranches supérieures.
838 REVUE DES DEUX MONDES.
du rendement du lait; mais alors celui-ci est beaucoup plus clair,
l'augmentation n'est qu'apparente et se réduit à un simple béné-
fice de volume. Comme on peut le croire, un agronome n'oublie-
rait pas de signaler l'influence de la nourriture et celle de l'hygiène
aux champs ou à l'étable; mais un pareil sujet, outre qu'il est loin
d'être élucidé à fond, concerne plutôt l'économie rurale que la chi-
mie proprement dite.
En dehors même du laboratoire du savant, l'emploi du lactoden-
siniètre est à présent fort répandu. 11 y a près de cinquante ans
que Bouchardat et Quévenne imaginèrent l'instrument. Qu'on se
figure un aréomètre construit en verre comme tous les autres
appareils de ce genre, lesté à sa base par une boule pleine de gre-
naille de plomb et surmonté d'une tige cylindrique, garnie à son
intérieur d'une double graduation sur papier. On plonge le lacto-
densimètre (il est plus court de dire le pèse-lait) dans le lait dont
on veut connaître la densité, et on observe le numéro de la division
correspondante au niveau d'affleurement. Si cette division porte le
numéro 30, par exemple, on dit que le lait pèse 30 degrés (1). Pour
le chimiste, une indication de ce genre oflre un sens précis : un Utre
du lait en question pèse 1,030 grammes, soit 30 grammes de plus
qu'un hire d'eau. On comprend facilement que le pèse-lait ne soit
pas un instrument d'une précision rigoureuse ; l'on aurait tort de
compter sur l'exactitude absolue de la dernière décimale. Toute-
fois, après une vérification minutieuse, un appareil bien contrôle
peut rendre de grands services à cause de la rapidité de ses indi-
cations.
En tous les cas, il nous a mis à même de constater, ce que
n'ignore personne, que le lait est plus lourd que l'eau. Un pareil
excès de densité ne tient naturellement pas à la présence des corps
gras, beaucoup plus légers que l'eau, mais il résulte de l'influence
des autres matières dissoutes dans le liquide ou disséminées dans
ce dernier à l'état de simple suspension, comme la caséine, le sucre
et divers sels. Jamais le lactodensimètre immergé dans un lait na-
turel et pur ne marque moins de 16, ni ])lus de 40 degrés (ce qui
signifie que la densité du lait est comprise entre 1,016 et i,OàO).
L'écart est-il bien notable? Non, sans doute, et, encore, dans la
pratique, convient-il de resserrer sensiblement les valeurs extrêmes.
Les liquides très lourds ou très légers ne se rencontrent que par
exception; de plus, le lait pur ou le lait raisonnablement baptisé,
(1) Si la température du lait n'est pas très voisine de 15 degrés centigrades, il faut
avoir recour:* à des tables que les fabricans vendent avec raréomi;tre et calculer la
valeur d'une petite correction, additive au-dessus de 15 dejj-'rés, eoustractive au-dessous.
LAITS ET LEURRES. 839
qu'on vend dans le commerce, résultent d'habitude du mélange
d'un assez grand nombre de laits dilïerens, et, par suite, leur pe-
santeur spécifique se note par des chiiïres assez voisins de 1,025
ou 1,030. Du reste, nous reviendrons sur ce point lorsque nous
elïlc'urerons la question du mouillage du lait.
Puisque l'on voit la crème surmigcr au-dessus du lait écrémé, il
n'est besoin d'aucun raisonnement pour comprendre que la den-
sité du lait privé de crème est plus forte que celle du lait pur. 11
ne faut donc pas s'imaginer que moins le lactodensimètre plonge
dans un lait, meilleur est celui-ci, puisque l'on voit (jue l'écré-
mage augmente invarianlement la densité (1). Un lait pauvre en
crème sera même ordinairement assez dense, surtout s'il n'est pas
trop dépourvu de caséine et de sucre.
On a donné le nom trop savant de colostrwn au lait que sécrè-
tent les mamelles de la vache à l'époque du vêlage et quelques
jours après la part ; mais le terme vulgaire , à consonance peu
gracieuse, est « amouille. » Amouille ou colusù-imi, un pareil
liquide est purgatif et tout à fait impropre à la consonnnaiion. Si
on l'essayait au lactodensimètre, l'instrument consulté ne lourni-
rait le plus souvent aucune indication, le bas de l'éciielle graduée
ne baignant même pas dans le lait.il faudrait faire choix d'une auU'e
méthode densimétrique et on s'apercevrait d'un excès de poids de
60 à 75 grammes par htre. Le déficit du beurre n'est pas mohis
appréciable.
De peur de confusion, nous n'avons jusqu'à présent entretenu
le lecteur que du lait de vache, à la vérité le plus important et de
beaucoup. Le lait de chèvre et ceux de brebis et d'ânesse dillèrent
très peu de ce dernier au point de vue du poids absolu; au con-
traire, CCS trois sortes de liquides sont très inégalement gras. Le
lait de brebis, sensiblement plus crtmeux que celui de vache et
que le lait de chèvre, à peu près équivalens entre eux en ce qui
concerne le beurre, laisse bien loin derrière lui le lait d'ânesse ("2).
Circonstance curieuse : malgré la quasi-idontite speciliipie dos deux
races d'animaux, la sécrétion mammaire de la jument diilère beau-
coup de celui de l'ànesse et pourrait fournir, au besoin, aascz de
beurre.
(1) L'expûiùonce a })rouvc que raroomètre ne donnait pas des indications identiques
avec deux pi'oduils d'égale densité : l'un pur, l'autre écrémé. C'est pour cola que les
laclodeusimctrcs portent doux échelles : l'une, acconipai;née d'une bande bloue. s'ap-
plique aux laits ccréuiés dont elle l'appelle la nuance blcuàtio, Landis ijue l'autre ^celle
de la bande jaune) convieni aux laits purs.
(2) Le lait de lemnie contient un jieu jiUis d'extrait onctueux que le lait d'àuesse,
mais il est bien niuins jiras que io lait de vaciie.
SllO REVUE DES DEUX MONDES.
Passons sous silence les renseignemens que divers ouvrages
énumèrent avec complaisance sur le lait de chienne, voire sur
celui de truie, et citons deux liquides exceptionnellement riches
en crème, le second surtout : le lait de bullle, lequel a servi et sert
encore fréquemment à la nourriture de l'homme, puis le lait d'élé-
phant, que le docteur Oremus a eu la curiosité d'analyser et de dé-
guster.
Un mot sur le « lait végétal. » On trouve au Venezuela et
dans la vallée de l'Amazone un arbre appelé Drosimum galac-
todendron, d'où les Indiens retirent par incision un suc cré-
meux susceptible d'être utilisé comme aliment. Quelques au-
teurs sceptiques ont émis des doutes sur la véracité de ce fait, et
il faut avouer qu'une circonstance aussi singuUère méritait d'être
scientifiquement confirmée. Feu M. Boussingault affirmait que dans
le cours de ses voyages à travers l'Amérique du Sud il avait con-
sommé, pendant un mois, la sève de « l'arbre à la vache » mêlée
avec du café ou du chocolat. Il ajoutait, du reste, que ce prétendu
lait ressemblait plutôt à une crème très épaisse ; et le célèbre agro-
nome finit par confirmer ses souvenirs de jeunesse en publiant une
analyse complète d'un échantillon de lait provenant de l'arbre à la
vache et qu'il se fit envoyer à Paris à l'occasion de l'Exposition de
1878. Comment M. Boussingault put-il se procurer un produit au-
thentique et surtout inaltéré, nous l'ignorons, mais il trouva que
ce suc végétal était composé à peu près comme la crème du lait
de vache.
II.
11 semble, d'après une célèbre prophétie de l'écriture sainte, que
les Hébreux connussent l'usage du beurre, sans toutefois l'appré-
cier beaucoup (1). Hérodote décrit la fabrication du beurre chez
les Scythes, mais il en parle comme d'une opération curieuse. Les
Romains ignoraient aussi l'usage de cet aliment ou du moins ne
s'en servaient guère. 11 en résulte que les plats les plus raffinés
qu'on ait servis sur les tables de Lucullus et d'IIéliogabale, pré-
sentés à un gourmet de nos jours, lui répugneraient probablement
à cause de leur préparation à l'huile. Quoi qu'il en soit, il est cer-
tain que le rôle culinaire du beurre n'a cessé de gagner en impor-
tance depuis les premiers temps du moyen âge; cette matière
grasse se prépare, se consomme et malheureusement aussi se
labri(iue, presque sur toute l'étendue du monde civilisé.
(t) Bulyruiii et inel comedel, ut sciât reprobare inuhtin et eliy(re bonum.
LAITS ET BEURRES. 841
Que représente le beurre, non plus pour un cuisinier, mais pour
un chimiste? Dans une précédente étude relative aux vins (1), nous
avons parlé de la glycérine à plusieurs reprises en la définissant :
une sorte d'alcool susceptible de se combiner jusqu'à trois fois avec
les acides pour donner des « éthers » triples. Eh bien î depuis les
beaux travaux, vieux déjà de cinquante ou soixante ans, qui ont
rendu célèbre le nom de Ghevreiil, on sait que tous les corps gras :
huiles ou graisses, quelle que soit leur origine, sont des éthers de
la glycérine; ils résultent de l'union de ce dernier principe avec
les divers acides « gras. »
Le plus connu de ces acides est l'acide stéarique, matière pre-
mière de la fabrication des bougies.
C'est principalement d'une matière végétale appelée « beurre »
ou (( huile de palme » qu'on retire l'acide palmitique, un peu
plus fusible que l'acide stéarique, et dont le rôle n'est pas
moins essentiel. Les huiles, liquides à la température ordinaire,
doivent leur fluidité à la présence d'un troisième corps, l'acide
oléique, lequel fond à l/i degrés. Enfin il convient de ne pas oublier
l'acide butyrique, dont la constitution chimique, assez simple en
elle-même, est bien connue, et dont l'énergie acide est beaucoup
plus puissante : à la différence des trois com])osés énumérés en pre-
mier lieu, l'acide butyrique est franchement liquide, assez volatil et
très soluble dans l'eau.
Dérivant de la copulation intime d'un acide avec un alcool, les
éthers se préparent en faisant agir les deux élémens l'un sur l'autre.
En revanche, l'eau, surtout quand elle est chaude, et les alcalis,
voire même les oxydes métalliques, détruisent plus ou moins facile-
ment les éthers ; l'alcool est régénéré, et il se forme dans le premier
cas un acide, dans le second cas un sel à base d'alcali ou de métal.
Par exemple, l'huile de palme, traitée par l'eau suichaufTée, fournit
à la fois de la glycérine et de l'acide palmhique ; l'huile d'olive,
attaquée par la soude, se dédouble de même en glycérine (dont la
valeur commerciale est à peu près nulle) et en savon constitué en
majeure partie par de l'oléate de soude. Aussi, pour abréger le lan-
gage, on généralise cette circonstance, et l'on dit qu'on « sapo-
nifie » un corps gras lorsqu'on le traite par la potasse, la soude,
la chaux, l'oxyde de plomb.
Revenons au beurre, dont cette digression, un peu longue, mais
nécessaire, nous a écarté. iNégligeons l'eau interposée mécani({ue-
ment dans les pains de beurre à la suite de l'opération du barattage,
eau que le producteur n'est pas intéressé à éliminer trop complè-
(1) Vo3'ez la Revue du 1" janvier.
8/l2 REVUE DES DEUX MONDES.
tcment : ne parlons pas non plus des restes de caséine provenant
de la même origine. Négligeons enfin nn assez grand nombre
d'éthers se rattachant à divers acides, intéressans seulement aux
yeux des théoriciens. Voici la composition du beurre : oléine (éther
oîéiquc de la glycérine)... Zi2,2 pour 100; stéarine et palmitine,
50 pour 100; butyrinc... 7,7 pour 100. Le beurre pur renferme
donc la moitié de son poids de butyrine et d'oléine, principes
liquides.
A raison de la grande consommation qu'on en fait, le beurre du
commerce, surtout celui qu'on débite dans les grandes villes, est
fréquemment adultéré. Un habile dégustateur constatera sans la
moindre manipulation quelques-unes de ces fraudes; par exemple,
il aura toujours soin de goûter des fragraens extraits de l'intérieur
même du pain de beurre, pour s'assurer que ce dernier n'aura pas
été « fourré, » opération qui consiste à entourer un noyau de beurre
rance par une enveloppe de beuiTe frais de première qualité ; il
n'est pas besoin d'être un fin gourmet pour découvrir la falsification
grossière destinée à masquer la rancidité du beurre et consistant
à le baratter avec de l'huile, ni pour s'apercevoir de la présence du
fromage blanc, de l'axonge ou de la graisse d'oie.
Chacun se moque du préjugé d'après lequel un beurre est censé
d'autant meilleur que sa nuance est plus jaune, ce qui n'empêche
pas ces mêmes personnes de se décider, le cas échéant, en faveur
de l'échantillon le plus coloré. Tout le monde connaît aussi l'usage
du jus de carottes pour teindre le beurre, et nul ne sera rigoriste
au point de condamner cette innocente pratique. Si cependant on
voulait s'assurer qu'un beurre trop jaune doit sa belle couleur à la
carotte, il suffirait de laver l'échantillon suspect avec un peu d'al-
cool faible; ce réactif, sans avoir aucune action sur le beurre, en-
traînera la substance tinctoriale, et dès lors, le résidu évapore ver-
dira par les alcalis. A la suite d'un semblable traitement, on
reconnaîtra le safran au précipite orange qu'il forme avec le sous-
acétate de plomb; le rocou (teinture jaune extraite des capsules
d'un arbre des tropiques appartenant à la famille des Liliacécs), le
rocou entraîné par l'alcool bleuit par l'acide sulfurique, et, enfin le
curnimn, qu'on retire do la racine d'une sorte de balisier, brunit
par les alcalis. Mais encore une fois, l'usage du curcuma ou du
safran, l'emploi de la carotte ou du rocou (cette dernière drogue
est fréquemment utilisée) n'oiTre aucun inconvénient pour la santé
et n'est pas répréhcnsible. Seules, les couleurs tirées de la houille,
comme l'éosine, sont formellement interdites.
Les globules butyreux de la crème, en s'agglomérant, absorbent
toujours un pou d'eau mécaniquement entraînée; la motte, une fois
LAITS ET BEURRES. 84S
qu'elle a été formée, est rincée à grande eau à diverses reprises;
enfin, bien des fois, on a aussi recours à l'eau pour préserver le
beuiTe du contact de l'air. Dans de semblables conditions, il serait
bien surprenant que le corps gras destiné à notre alimentation ne
fût pas accompagné d'une bonne dose d'humidité. Au reste, rien
de plus aisé que de constater scientifiquement le fait; il suffît de
peser un fragment de beurre et de le soumettre, dans l'étuve à eau
bouillante, à une température de 90 à 100 degrés. On s'aperce\Ta
au bout de quelques heures que le beurre a perdu 10 ou même 15
pour 100 de son poids : un semblable déchet ne peut être attribué
au beurre lui-même, dont les caractères intimes ne se sont pas mo-
difiées : il résulte de l'eau chassée par évaporation.
Il n'est même pas besoin, à la rigueur, de faire subir au corps
gras l'influence de l'étuve. Prenez un flacon ordinaire à goulot
suffisamment large, dans lequel vous ferez tomber une tranche de
beurre, pesée d'avance ; achevez de remplir avec du bon éther de
pétrole, bouchez et agitez. La matière grasse se liquéfie peu à peu
•et se mêle au pétrole, tandis qu'au-dessous de celui-ci on voit se
rassembler une petite couche d'eau dont le rolume et par suite le
poids peuvent être jugés à vue d'oeil, et sont même susceptibles
d'être estimés avec précision, grâce à l'emploi d'une éprouvette
graduée ou bien d'un entonnoir à robinet. Il est donc facile, en
l'absence de tout matériel chimique, de se faire une idée de l'hu-
midité contenue dans le beurre.
Il est manifeste qu'au-delà d'une limite raisonnable de lô ou
20 centièmes, la présence d'un excès d'eau constitue une trom-
perie véritable, d'autant plus qu'il s'agit d'un aliment dont le prix
est relativement élevé, et que le laboratoire municipal de Paris a
découvert jusqu'à 35 pour 100 (plus du tiers!) d'eau claire dans
certains échantillons de beurre, destinés aux amateurs de la grande
ville. La moyenne du « mouillage » ne s'écarte guère de J2 ou
13 1/2 pour 100, et le minimum descend jusqu'au taux infime de
5 pour 100.
Cependant la mince couche d'eau que nous apercevons au-des-
sous de l'éther de pétrole, dans notre expérience de tout à l'heure,
mérite souvent un examen plus attentif. Surtout avec un bcuiTC de
médiocre qualité, il est rare que cette eau soit insipide et insen-
sible aux réactifs. Presque toujours son goût trahira la présence
du sel de cuisine ; mais la présence de cet agent conservateur est
parfaitement tolérée. Si le producteur ou l'intermédiaire sale trop
copieusement, le consommateur ne peut manquer de s'en aperce-
voir et dès lors paiera le beurre moins cher. Le bicarbonate de
soude, le borax, l'acide sahc\ lique, beaucoup plus puissans comme
814 REVUE DES DEUX MONDES.
antiseptiques, sont doués d'une saveur moins prononcée que le
chlorure de sodium, et par cela même sont beaucoup plus dange-
reux. Mais, en revanche, rien de plus facile que de retrouver ces
drogues une fois entraînées dans le résidu aqueux. D'autres fois,
le fraudeur mélange à la pâte de l'alun, du verre soluble (silicate
de potasse), corps très avides d'eau et par cela même propres à ac-
croître le poids de la motte, ou bien il incorpore au beurre de la
craie, du plâtre, de l'argile. L'alun, la plus malfaisante de toutes
ces matières, possède un goût assez accentué; les autres sels sont
insipides. Tous se retrouvent soit à l'état de dissolution dans l'eau
extraite du beurre, soit mêlés à cette eau, et s'offrent d'eux-mêmes
à l'épreuve des réactifs de l'opérateur.
A la vérité, s'il faut en croire les rapports de M. Girard, les fal-
sifications de ce genre ne sont pas très comnmnes, non plus que
celles qui consistent à mêler au beurre pur de l'amidon, de la farine,
de la pulpe de pommes de terre, du fromage blanc. Le chimiste
s'apercevra sans peine de la tromperie en agitant avec de l'éther
sullurique le beurre desséché à 100 degrés. Farine, amidon, fécule,
fromage blanc refuseront de se dissoudre et se rassembleront en
dépôt au fond du vase. Mais l'expert aura besoin de mettre en jeu
toute son habileté, si le beurre est « artificiel » en tout ou en partie,
c'est-à-dire s'il a été fabriqué sans l'aide du lait de vache ou s'il
comporte l'addition d'oléomargarine. Par malheur, cette variété de
fraude est à la fois la plus commune, la plus dangereuse et la plus
profitable au sophistiqueur.
Il y a trente années, alors que la chimie des corps gras était moins
avancée qu'elle ne l'est aujourd'hui, on ne savait pas distinguer
bien nettement les trois élémens qui dominent dans toutes les ma-
tières grasses; on croyait celles-ci essentiellement formées d'oléine,
principe liquide, et de margarine, principe solide ; plus tard seule-
ment il a été reconnu que la margarine elle-même se composait de
stéarine et de palmitinc. Simple ou non, la margarine forme la
base des graisses animales, plus consistantes que les b.eurres, et
surtout que les huiles. Cette circonstance suffit à expliquer le terme
de beurre de margarine, qu'un chimiste, M. Mège-Mouriès, appliqua
à un produit artificiel retiré de la graisse de bœuf ou du suif de
mouton, et destiné à suppléer le beurre de vache. Gomme, par le
fait, une semblable substance contient aussi de l'oléine, on dit quel-
quefois plus correctement « beurre d'oléomargarine. »
L'inventeur du beurre artificiel ne s'était nullement proposé de
fabriquer industriellement un produit destiné à remplacer le beurre
véritable, pour toutes les préparations culinaires. Agissant avec
des intentions philanthropiques et désintéressées, il voulait seule-
LAITS ET BEURRES. SA 5
ment faciliter l'alimentation des pauvres gens en leur livrant à bas
prix une graisse purifiée propre à la cuisson des alimens et d'ail-
l(îurs inoffensive, grâce aux soins avec lesquels la margarine était
préparée. Ces considérations parurent si probantes qu'en 1872 le
conseil d'hygiène et de salubrité de la Seine autorisa la vente de la
margarine, sous son véritable nom, à la suite d'un rapport favo-
rable de M. Boudet, un savant d'une compétence indiscutable, et
dont le nom fait autorité pour tout ce qui concerne la chimie des
substances grasses.
Malheureusement, en prononçant cette décision, le conseil d'hy-
giène s'était engagé dans une fausse voie. Il supposait d'abord gra-
tuitement que tous les industriels préparant de la margariue opé-
reraient toujours conformément aux règles les plus strictes de
l'hygiène, ensuite que le produit serait toujours loyalement vendu
sous son vrai nom. C'était bien mal connaître la niaiserie du public
et la mauvaise foi des falsificateurs. Gomme nous l'avons répété
plusieurs fois au sujet des vins, les consommateurs ne se soucient
guère d'un produit de qualité inférieure lorsqu'il est offert pour ce
qu'il est réellement; en revanche, ils achèteront volontiers ce même
ingrédient décoré d'un nom qu'il ne mérite point. Les marchands
de comestibles qui débiteront de l'oléomargarine sous l'étiquette
du « beurre de vache » ou de « beui're » tout court ne manqueront
jamais de cliens, surtout s'ils se contentent d'un bénéfice raison-
nable, et vendent à bon marché.
Il est certain que, préparés à l'oléomargarine, les plats sont in-
digestes, malgré l'avis du conseil d'hygiène. Peut-être l'inconvénient
serait-il un peu atténué s'il s'agissait, au heu de pommes de terre
frites, d'autres apprêts ou ragoûts, de légumes verts sautés, et encore
à la condition que ces alimens soient destinés à nourrir de vigou-
reux adultes. En tous les cas, une semblable cuisine, le plus sou-
vent dangereuse pour les enfims, est de nature à incommodtT gra-
vement tous les consommateurs jeunes ou vieux lorsque l'animal
qui a fourni la graisse n'est pas irréprochablement sain (1). La tri-
chine, le tîcnia, persistent à l'intérieur du soi-disant beurre et con-
servent toute leur nocivité : l'inconvénient n'est même pas rare dans
le cas des graisses d'origine allemande. iMais s'il est une région
où l'oléomargarine triomphe sans conteste, au détriment du vé-
ritable beurre, ce pays est l'Amérique du Nord; là justement
où, préparée sur une plus vaste échelle qu'ailleurs et sans précau-
tions suffisantes, la drogue est le plus pernicieuse. Suivant M. Gau-
(1) Il y a iilusicurs années de cela, nous demandâmes à un jeune iiiirénieur-chiiuiste,
employé dans une vaste usine de beurre artificiel, s'il consentirait à faire usage pour
sa consommation personnelle des matières dont il surveillait la fabrication. Il nous
réiiliqua : « Quelle horreur! Jamais de lu vie! »
8Û6 REVUE DES DEDX MONDES.
tier, son usage aurait provoqué à Chicago de véritables épidémies,
et certes le beurre artificiel n'est pas le remède propre à guérir la
légendaire dyspepsie dont souffrent, dit-on,. les estomacs yankees,
torturés par l'abominable cuisine du Nouveau-Monde.
Comment s'y prennent les chimistes quand il s'agit de reconnaître
la véritable nature d'un beurre falsifié? Et d'abord ne suffit-il pas
d'une simple dégustation attentive pour faire rejeter un beurre qui
n'a rien de commun avec le lait? Les organes du goût donnent
lieu à bien des erreurs en pareille circonstance, et M. Gautier en a
cité des exemples fort curieux : à l'exposition de laiterie de Ham-
bourg (1877), les experts trouvent l'oléomargarine aussi bonne que
le meilleur beurre de vache ; dans un concours analogue, à New-
York, les commissaires se déclarent inhabiles à juger de la diffé-
rence. Dira-t-on que la compétence des Allemands et des Améri-
cains, en tant que gourmets, est un peu sujette à caution? Nous
répliquerons par une anecdote plus bizarre encore : on a vu, dans
le Royaume-Uni, les arbitres d'une exposition primer un beurre de
margarine et le ranger au-dessus des produits fournis parles vaches
anglaises (1).
Mais, si le sens du goût entraîne l'expert à des illusions, jusqu'à
lui faire commettre de véritables bé^^les, que dire de la vision,
môme secondée par un microscope? Elle ne saurait conduire à des
résultats certains, sinon dans le cas le plus simple, celui où l'on
examinerait une graisse incom})lè'temcnt débarrassée de traces de
sang ou de résidus de membranes. 11 faut donc se résigner à pro-
céder aux méthodes recommandées par la physique ou la chimie,
méthodes malheureusement trop nombreuses pour être irrépro-
chables isolément, méthodes enlin difficiles à pratiquer en dehors
d'un laboratoire bien installé. Il est certain que l'exposé qui va
suivre donnera au lecteur une haute idée de la fécondité d'imagi-
nation des chimistes.
Ainsi on a recommandé l'emploi d'une lampe spéciale, alimentée
par le beurre suspect : lorsque la mèche est bien allumée, le pra-
ticien souffle sur la flamme, l'éteint et hume consciencieusement
la fumée qui se dégage. S'il perçoit alors bien nettement l'odeur
caractéristique de la chandelle ou de la côtelette grillée, il peut être
certain que le beurre est Iraudé.
Nous avons vu que le beurre sec et pur contenait 7 pour 100 de
(1) 11 est clair que les prétendus beurres destinés aux juges des concours avaient
été préparés tout spécialement et rcrtes purifiés avec beaucoup plus de soin que les
échantillons ordinaires du commerce. Peut-être aussi j^ avait-il eu fraude, fraude
inverso de celle qui se produit d'habitude, et les soiihistiqueurs à rebours avaient-
ils dénaturé la margarine avec de l'excellent beurre. Enfin, il est bien permis de fd
demander s'il n'^' a pas ou erreur volontaire.
LAITS ET BEURRES. 847
butyrinc, et qu'au contraire cette même matière ne figurait pas
dans le beurre artificiel. Prenons du beurre de bonne qualité, purgé
de caséine et exempt de corps étrangers : ajoutons un peu d'acide
sulfurique et d'alcool ordinaire ; le résultat de ce traitement sera de
faire réunir l'acide butyrique à l'alcool avec production d'éther bu-
tyrique, facilement reconnaissable à l'excellente odeur d'ananas
qu'il exhale. Traité de même, le beurre de margarine émettra tout
d'abord un parfum de fruits assez agréable, quoique nettement
distinct de la senteur précédente, mais bientôt l'opérateur percevra
un relent de vieux suif. Ce procédé a du moins sur le précédent
l'avantage do soumettre l'odorat du chimiste à de moins rudes
épreuves.
On a espéré pouvoir tirer parti de l'appréciation exacte de la tem-
pérature de fusion du corps gras suspect, car les beurres naturels,
riches en oléine, fondent plus aisément que les beurres de marga-
rine; de plus, les premiers se résolvent d'habitude en une liqueur
limpide, et les seconds fournissent une huile trouble. Par mallieur,
une pareille méthode laisse à désirer à cause de l'état pâteux qui
précède toujours la fluidité parfaite lorsqu'on réchauffe le beurre.
D'autres savans ont prétendu pouvoir arriver à des conclusions
suffisamment nettes, en mesurant bien exactement la densité du
corps gras ; et encore tous sont loin d'être d'accord au sujet de la
température fixe à adopter pour les observations : l'un choisit 100 de-
grés ; l'autre opère immédiatement au-dessus du point de liquéfac-
tion ; un troisième ne chauffe pas son beurre et règle ses mesures
sur la température de 15 degrés.
Enfin, l'on a remarqué que les graisses factices réfractent mieux
la lumière que le vrai beurre de lait ; l'expert soumet alors le beurre
à examiner à une pression mécanique, et en retire un liquide hui-
leux dont il estime aussi exactement que possible le pouvoir réfrin-
gent. Malheureusement, la mesure de ce que les pliysiciens nomment
« l'indice de réfraction » exige des appareils coûteux et beaucoup
d'habileté pratique.
Venons-en aux méthodes chimiques qui du moins ne réclament
de la part de l'opérateur qu'un peu de propreté et d'adresse ma-
nuelle. Toutes se fondent sur les principes suivans : le véritable
beurre contient forcément une certaine proportion d'acide buty-
rique sous forme de butyrine, en plus des acides oleique, palmi-
tique, stéariquc, lesquels sont associés dans le beurre à l'acide
butyrique et figurent seuls dans les graisses animales. Or l'acide
butyrique, liquide à la température ordinaire, se mêle très bien à.
l'eau pure, et peut être distillé sans altération h la température de
160 degrés. Inversement l'acide stéarique, l'acide palmitique, l'acide
848 REVUE DES DEUX MONDES.
oléique, insolubles tous les trois, ne se volatilisent pas, ou du moins
ne s'évaporent que sous l'influence d'une chaleur assez forte. De
plus, les chimistes ont observé que, pour neutraliser un poids donné
de potasse ou de soude, il fiUlait employer des doses presque égales
entre elles des trois derniers acides; mais que, pour arriver au
même résultat, il suffisait d'une quantité troia fois 7noiiidre d'acide
butyrique, dont la capacité de saturation est beaucoup plus accen-
tuée (1).
Nous nous dispenserons d'étudier tout au long les divers modes
d'expérience en usage dans les divers pays, car on n'opère pas à
Amsterdam comme à Berlin, ni en Suisse comme dans le Royaume-
Uni. 11 est à noter que les inventeurs de ces nombreux procédés
sont presque tous Allemands. Du moins, les noms de Rei-
chert, xMeissl, Kôttstorfer, Hehner, Angell, et bien d'autres encore
que nous pourrions citer, parlent assez d'eux-mêmes et proclament
bien haut que les savans tudesques ont de rudes combats à sou-
tenir contre les fraudeurs et ont besoin d'en appeler à toutes les
ressources de la science moderne pour faire triompher la cause de
l'honnêteté commerciale.
Leur tâche n'en est pas moins fort délicate. La moindre négli-
gence dans le courant d'une opération, la moindre erreur analytique
peut souvent conduire à des résultats de pure fantaisie. Ainsi, un
gramme de bon beurre, privé d'eau, exige, pour se saponifier,
227 milligrammes de potasse à l'alcool ; prenons semblable poids
de graisse, et nous produirons le même effet avec 190 milligrammes
du même réactif. La différence est donc assez minime.
De toutes ces diverses méthodes, la plus sensible paraît être celle
de MM. Reichert et xMeissl. Un poids constant de beurre, préala-
blement saponifié par la potasse, est ensuite traité par l'acide sul-
lurique. Ce puissant réactif décompose facilement les sels formés,
stéarates, oléates, butyrates, etc., s'empare de la base et met les
acides en liberté. Chauffons légèrement le mélange : l'acide buty-
rique distillera, mêlé de beaucoup d'eau et d'un peu d'acide oléiquo.
On arrête l'opération dès que l'on a recueilli dans le réfrigérant un
volume fixe d'avance; de cette façon, peu importe que l'on com-
mette une erreur, du moment qu'elle est toujours identique pour
toutes les opérations de même ordre. Il ne reste plus qu'à filtrer
le « distillât, » afin d'éliminer l'acide oléique, et à verser goutte à
goutte dans le liquide clair une solution titrée de soude, jusqu'à
(1) \o\ù les chiffres exacts : "256 milligrammes d'acide palmitique ou 283 milli-
grammes, soit d'acide stéarique, soit d'acide oléique, saturent .^6 milligrammes de
I>otasse caustique, c'est-à-dire produisent juste le même effet que 88 milligrammes
seulement d'acide butyrique.
LAITS ET BEURRES. 8^9
complète neutralisation. Gomme, grâce à la marche de l'opération,
l'acide butyrique figure seul dans le résidu ainsi traité, le moment
où la saturation est atteinte indique à l'opérateur la qualité bonne
ou mauvaise du beurre essayé. Si la neutralisation est immédiate,
cela prouve que nulle trace d'acide butyrique n'a été dégagée et
que le beurre est factice; si elle tarde un peu à s'effectuer, on a
affaire à un corps gras sophistiqué. Néanmoins, le secret de l'énigme
peut très bien échapper au chimiste, si le fraudeur trop intelligent
a réussi à combiner un peu de margarine à une plus forte quantité
de beurre de vache authentique.
Gomme conclusion, rappelons qu'en 1888 le laboratoire muni-
cipal s'est attaqué à 175 beurres; Â2 étaient additionnés de graisses
étrangères et un seul était trop aqueux !
III.
Dans le cours de son excellent ouvrage sur le lait, M. Duclaux
énumère la liste des microbes que ce liquide peut nourrir ; tous ces
êtres microscopiques se développent avec une prodigieuse facilité
et, par ce fait même, l'altération spontanée et si rapide du lait s'ex-
plique facilement. Grâce à des précautions minutieuses auxquelles il
faut se conformer à la lettre, il est possible d'obtenir du lait exempt
d'animalcules et encore doit-on le conserver dans des tubes scellés
à la lampe. L'étude des êtres qui, au bout de peu de temps, fourmil-
lent dans le sein des liquides organiques altérés, offre sans doute
beaucoup d'intérêt; mais, à proprement parler, elle ne concerne
plus le chimiste et appartient au domaine de la branche toute nou-
velle de la biologie qu'on nomme « microbiologie » ou « bactério-
logie. » D'ailleurs, d'après le simple aperçu que nous allons exposer,
le lecteur pourra se convaincre sans peine que l'examen purement
chimique du lait présente encore un assez vaste sujet.
On peut arriver, sans grandes difficultés expérimentales, â se faire
une idée fort exacte de la proportion d'eau et de corps solides que
renferme un lait quelconque; il suffit d'en peser un poids connu
ou d'en mesurer avec précision un volume convenable et de dessé-
cher le vase contenant l'échantillon dans une étuve à air chaud ré-
glée de façon à ce que sa température n'atteigne pas tout à fait
100 degrés et, comme lorsqu'il s'agit de calculer l'extrait d'un viii,
il faut opérer avec une capsule à fond plat i^l\ Mais avec le lait, la
détermination est bien plus facile et les résultats se trouvent aussi
(1) Voyez la Revue du l'^'' janvier.
TOME xcvi. — 1889. 54
850 REVUE DES DEUX MONDES.
beaucoup plus forts. Un lait ordinaire de vache abandonne plus du
huitième de son poids de matières solides; 126 à 130 grammes par
litre, terme moyen. Le dépôt serait beaucoup plus lourd (un bon
quart en sus) si l'on traitait le lait de brebis, plus lourd encore
avec le lait de bufUe. L'extrait de lait de jument est aussi considé-
rable, mais, en revanche, le lait de femme et celui d'ânesse se trou-
vent infiniment plus aqueux et, sous ce rapport, sont inférieurs au
lait de chèvre lui-même.
Il est assez curieux de noter que la quantité de cendres aban-
données par l'extrait, après calcination de celui-ci, est loin de pré-
senter un rapport constant avec le poids résiduel. Si un litre de
lait de vache fournit en moyenne Zjlx de gramme de cendres, un
litre de lait de buffle ou de brebis laissera un résidu beaucoup plus
lourd. 11 s'agit de laits riches en extrait sec ; mais, au contraire, le
lait de jument, presque aussi bien partagé en matières solides, se
réduira à fort peu de chose, après calcination, tout comme le lait
si aqueux de l'ànesse.
Il ne faut pas s'imaginer que les divers laits ne se distinguent
que par leur concentration, par la quantité d'eau que les lois phy-
siologiques leur ont assignée. Autrement dit, si cette affirmation
était vraie, il suffirait, par exemple, d'ajouter une petite quantité
d'eau pure au lait de vache pour reproduire du lait de chè^TC, ou
d'étendre beaucoup celui de brebis pour obtenir un liquide presque
identique avec le lait d'ânesse. A l'aide des seules notions expéri-
mentales que nous avons acquises jusqu'à présent, nous ne pou-
vons répondre scientifiquement à cette question; nous sommes
même d'autant plus embarrassé pour la résoudre qu'il est positif
que l'extrait sec des dilTéreiis laits augmente ou diminue en même
temps que la richesse en crème ou en beurre. L'extrait du lait de
brebis, fluide très crémeux, l'emporte sur celui du lait de chèvre,
bien moins gras, et surpasse de beaucoup le résidu provenant d'un
lait pauvre en beurre, comme celui de l'ànesse. Néanmoins, le sens
du goût, l'expérience journalière, démontrent clairement que cette
règle si simple n'est pas exacte. Nous voilà donc forcé d'étudier les
diverses substances dont l'ensemble forme l'extrait sec.
Parlons d'abord de la caséine, qu'on nomme aussi caséum, du
mot latin aiseus, fromage. Tout le monde a vu le lait, passablement
fluide dans son état normal, se « cailler » sous l'influence de la
« présure » retirée de l'estomac des ruminans, ou sous l'action du
suc de certaines plantes comme l'artichaut, par exemple ; mais il
sera plus intéressant de faire usage d'un réactif minéral comme un
des acides chlorhydrique, sulfurique, nitrique, ou même d'avoir
recours à l'acide acétique étendu. D'autres agens produisent le
LAITS ET BEURRES. 851
même coagulum, par exemple, l'alcool ordinaire, le sel marin, le
sullate de magnésie. Enfin, chacun a vu le lait, chaufïé jusqu'à la
température d'ebullition, se recouvrir progressivement d'une sorte
de toile ou de mince pellicule, sans pour cela se solidifier entière-
ment. D'autre part, dans la fabrication des laits dits concentrés, le
liquide est desséché à 70 degrés, mais l'extrait obtenu peut êtro
derechef mélangé à l'eau lorsqu'on veut utiUser la conserve, et re-
produit à peu près le lait primitif.
Peut-on restituer sa fluidité première au lait caillé par les acides?
Il suffit de neutraliser l'action de l'acide par quelques gouttes de
potasse, de soude, en un mot d'une substance alcaline, pour que
le précipité formé ne tarde pas à disparaître. Ajoutés au lait pur,
ces mêmes alcahs rendent le Hquide plus coulant, moins visqueux.
L'ensemble des phénomènes que nous venons d'énumérer peut
s'expliquer en admettant que le lait renferme une substance ana-
logue au blanc d'œuf de poule ou albumine. La véritable albumine
de l'œuf est soluble dans l'eau; l'alcool et l'éther la précipitent de
sa solution, la coagulent; les acides minéraux agissent de même
et plusieurs sels, le chlorure de sodium, par exemple, produisent
le même effet. Néanmoins, si voisine qu'elle soit de l'albumine vé-
ritable, la matière contenue dans le lait en diffère sous quelques
rapports. Il suffit d'avoir ouvert un œuf à la coque pour s'apercevoir
qu'une température inférieure à celle de l'eau bouillante solidifie
le blanc d'œuf et le rend rigoureusement insoluble dans l'eau, kw
contraire, le lait ne se coagule point si on ne chauffe que modéré-
ment. D'autre part, l'acide acétique, ou si l'on veut, le vinaigre,
ajouté au lait, le caille à merveille; le même réactif ne trouble
point les liquides à base d'albumine. — Conclusion : le lait ren-
ferme un principe très voisin de l'extrait de blanc d'œuf, mais
cependant bien distinct de ce dernier, et c'est à ce principe que
s'applique le terme de caséine. L'une et l'autre matière, riches en
carbone, riches en azote (1), sont éminemment propres à l'alimen-
tation de l'homme et, de cette façon, la science rend compte du
pouvoir nutritif du lait qui entrelient l'ensemble de l'organisme
d'un mammifère, fournissant à la chair l'azote de sa caséine, à la
charpente osseuse de l'acide phosphorique, vivifiant le sang par son
chlorure de sodium, et agissant enfin sur la respiration par l'iiuer-
médiaire du beurre et du sucre de lait.
On a entassé argumens sur argumcns et déversé de vrais tor-
(1) Composition centésimale apiiroximative de l:i cascino et do l'albumine : car-
bone, environ 53 pour 100; hj'drogùne, 7 pour 100: ;uote, 16 pour 100; oxygène,
23 pour 100; soufre. 1 pour 100.
852 REVUE DES DEUX MONDES.
rcns d'encre, soit pour prouver que la caséine du lait n'est pas
contenue dans ce liquide à l'état de dissolution, soit pour démon-
trer le contraire, sans parler des chimistes qui tiennent pour l'opi-
nion moyenne et partagent le différend en posant en principe qu'une
partie seulement de la caséine se trouve à l'état de parfaite disso-
lution. On n'a pas moins disserté pour établir, preuves en main,
que la caséine, loin d'être 'simple, résulte du mélange intime de
plusieurs matières bien distinctes. Gardons-nous d'aborder l'expo-
sition de ces interminables controverses dont quelques-unes re-
montent seulement au siècle dernier, sans être tranchées pour cela.
N'oublions pas de noter que, suivant une opinion communément
reçue, la caséine, ou la partie soluble de la caséine, n'est dissoute
dans le lait qu'à la faveur de la très petite dose d'alcali que con-
tient ce liquide, et qu'on retrouve dans les cendres après dessicca-
tion et calcination au rouge sombre (1).
Mais puisque la caséine ne se coagule pas sous l'influence d'une
chaleur modérée, quelle peut être la nature de la pellicule ou toile
qu'on voit se former à la surface de lait bouilli ? Il faut croire que
cette membrane est formée d'une sorte d'albumine, coagulable par
la chaleur, et accompagnant la caséine. Un des procédés les plus
habituels de l'analyse du lait consiste à le traiter par l'acide acé-
tique. Le « coagulum » formé, soumis à la filtration, est ensuite
attaqué, comme nous le verrons plus tard; mais les gouttes qui ont
suinté à travers le papier du fdtre ont beau être parfaitement lim-
pides, elles se troul3lent par l'ébulUtion, ce qui dénote la présence
de l'albumine. Le liquide trouble doit être clarifié de nouveau et,
pour plus de simplicité, les chimistes recueillent cette albumine
sur le premier filtre encore rempli de caséine. Dans le cours de
l'analyse, ils lavent, dessèchent et pèsent ensemble les deux corps
azotés sans les distinguer l'un de l'autre.
Si nous rinçons à diverses reprises, avec de l'éther, le magma
accumulé sur le filtre, nous arriverons à dissoudre et à entraîner
le beurre mélangé à la caséine ainsi qu'à l'albumine. Celles-ci fini-
ront par rester seules, et, desséchées avec précaution, pourront
être pesées. On apprendra de la sorte que dans un litre de lait de
vache il se rencontre en moyenne 36 grammes de caséine (2) ;
(1) C'est-à-dire que la caséine soluble serait une sorte de caséinate de potasse ou de
soude, renfermant très peu de base unie à une molrculo extrêmement complexe. La
solubilité de ce corps serait accrue par un excès d'alcali, au lieu que les acides s'em-
parant de la base précipiteraient la caséine sous sa forme insoluble.
('2) Peut-être ferions-nous mieux de dire « caséo-albumine. » Mais ce terme étant
bien long, nous aimons mieux confondre avec la majorité des cbimistes la caséine
et l'albumine, sous l'expression commune de caséine.
LAITS ET BEURRES. 853
qu'une vache suisse, bien que provenant d'un pays où l'on fait des
fromages renommés, en fournit ordinairement bien moins, et qu'une
vache bretonne en donne beaucoup plus. Le lait des vaches hollan-
daises, que nous savons être bien médiocrement fourni en beurre,
se trouve également inférieur en ce qui concerne la caséine ; mais
la mauvaise qualité du lait est alors compensée par son abon-
dance. Deux bêtes, l'une bretonne, l'autre hollandaise, donneront
en définitive à l'éleveur des poids équivalens de beurre ou de ca-
séine, les deux principes utilisables du lait ; seulement la nature
aura difiusé ces quantités presque égales, soit dans 8 litres, soit
dans 12 litres d'eau. Le résultat se trouvera au fond le même, et il
ne saurait y avoir profit ni perte. C'est l'éternel principe de com-
pensation qui gouverne tout le monde matériel.
Dans la pratique commerciale, notre conclusion devient fausse.
Il est clair que le nourrisseur a beaucoup plus d'avantage à aug-
menter la production en litres de son étable qu'à recueillir un pe-
tit volume d'excellent lait; le baptême devient inutile du moment
que la nature elle-même pratique l'addition d'eau.
Puisque le colostrwn paraît avant tout destiné à l'accrois-
sement de la chair du veau nouvellement né, on peut s'attendre à
ce que le lait sécrété au moment du part soit extraordinairement
riche en caséine et en albumine (plus de 18 pour 100 de ces deux
élémens , terme moyen). Aussi voit-on le colostrwn se coaguler
simplement par l'ébullition. Ceci nous conduit à examiner, à ce
même point de vue, les diverses sortes de lait. Gomme toujours, le
liquide sécrété par les mamelles de la vache occupe un rang
moyen à côté du lait de chèvre et non loin du lait de femme. Le
lait de brebis, celui de buffle, se trouvent à la première place; celui
de l'cànesse ne fournit presque pas de caséine (17 gr. par litre seu-
lement) .
Nous connaissons déjà deux des matières qui composent l'extrait ;
il nous en reste à examiner une troisième, très facile à isoler du
reste. Coagulons du lait par un acide; filtrons et lavons le magma
obtenu ; faisons bouillir le liquide clair, mélangé aux eaux de la-
vage, afin de solidifier l'albumine, filtrons de nouveau et concen-
trons par rèbullition. Si nous avons opéré avec une dose raison-
nable de lait, nous verrons à la fin de notre opération se former de
petits cristaux incolores très analogues, sous bien des rapports, et
en particulier au point de vue de la saveur, à du sucre ordinaire
cristallisé. C'est en effet le «sucre de lait» ou « lactose, » incorporé
dans le liquide à l'état de solution parfiiite ; il communique au lait
cette saveur doucereuse qui le caractérise.
La proportion de lactose des dilïérens laits n'est point constante ;
Sbk REVUE DES DEUX MONDES.
elle est au contraire sujette à varier, comme celles de la caséine et
du beurre, mais elle n'oscille qu'entre des limites assez resserrées
autour de la moyenne de 5 pour 100 caractéristique de la vache.
Les traites du matin, du soir, les premières ou les dernières por-
tions de ces traites, ne difïèrent pas beaucoup entre elles au point
de vue du sucre. Ce dernier fait, du reste, est peu surprenant :
puisque le sucre est dissous, il peut sans obstacle se dilVuser à
l'intérieur des glandes mammaires, et l'inégalité des diverses sécré-
tions, s'il y en avait une, serait bien vite corrigée. 11 y a mieux :
les mêmes chiffres, à peine diminués ou accrus, conviennent aux
laits de la femme, de la chèvre, de la brebis.
Quiconque a usé du lait d'ânesse n'a pu s'empêcher de remar-
quer la saveur sucrée de ce lait. Le sens du goût, en pareil cas,
n'est pas trompeur; le chimiste, d'accord avec le consommateur,
constate positivement un petit excès de lactose. Au demeurant, la
dilïérence n'est pas extraordinaire, mais elle devient frappante si
l'on étend les recherches jusqu'au lait de jument, dont la teneur en
sucre, 8 ou 9 pour 100, est exceptionnelle. Aussi, les Tartares uti-
Usent le lait de leurs nombreuses jumens pour la fabrication
d'une liqueur fermentée assez agréable, le koumys. Mais le seul
énoncé de ce lait comporte quelques indications tout à fait indis-
pensables.
Nous savons que le lait pendant les chaleurs est sujet à « tour-
ner, » c'est-à-dire à se coaguler tout en devenant aigre. Une véri-
table fermentation s'est produite : le principe sucré du lait, la
lactose, s'est transformé, non pas en alcool, comme fait la glucose
du jus de raisin, mais en acide lactique, liquide acre, miscible à
l'eau, dont la saveur rappelle un peu celle du vinaigre ordinaire.
Ce corps, comme tous les acides, provoque la solidification de la
caséine. Rien n'est plus facile, au reste, que d'empêcher le lait de
tourner : il suffit d'y mêler une très faible quantité de bicarbonate
de soude (sel de Vichy), matière parfaitement inolïensive à faible
dose. Au fur et à mesure que les premières traces d'acide lactique
prennent naissance, le gaz carbonique est déplacé par le nouveau
réactif, beaucoup plus puissant que lui. Il se forme du lactate de
soude, et le gaz dégagé s'échappe librement. Ce n'est pas précisé-
ment frauder que d'ajouter du bicarbonate de soude ; seulement
un excès par trop grand de sel de Vichy a quelques inconvéniens
que nous signalerons plus loin.
Ce n'est pas à dire que le sucre de laitj surtout en présence de
peu de caséine, comme dans le lait de jument, ne puisse se chan-
ger aussi en alcool. Les Tartares se contentent d'enfermer le lait
dans des outres en cuir de cheval qu'ils agitent de temps à autre et
LAITS ET BEURRES. 855
débouchent ensuite à diverses reprises pour les relcrmer immé-
diatement après. Dans ces conditions, le lait ne tarde pas à con-
tracter une odeur et une saveur franchement vineuses, et se trans-
forme rapidement en koumys. Assez riche en alcool, rendue
aigrelette par l'acide lactique, mousseuse parce qu'elle est saturée
de gaz carbonique, la boisson obtenue de cette manière n'est pas
mauvaise, à ce que l'on prétend. 11 est même possible d'en extraire
l'alcool par distillation. A défaut de lait de jument, on peut à la
rigueur arriver à obtenir un liquide spiritueux avec du simple lail
de vache : le kcphyr des Caucasiens et une autre boisson ano-
nyme qui se fabrique en Suisse dans le canton des Grisons n'ont
pas d'autre origine, et doivent ressembler au koumys sous le rap-
port du goût.
Mais l'homme, presque toujours, a beaucoup moins d'intérêt à
transformer ainsi les produits des vacheries qu'à chercher à leur
conserver le plus longtemps possible les qualités hygiéniques qu'ils
possèdent normalement à l'état frais. Le meilleur procédé assuré-
ment consiste à refroidir le lait : ainsi le docteur Adam, qui s'est
beaucoup occupé du lait et de ses caractères, a indiqué le plan
d'un appareil fort simple destiné à fournir un liquide irréprochable
aux malades de l'hôpital Beaujonj à Paris. On verse le lait dans
une caisse métallique entourée de glace pilée, et de temps à autre
on entretient l'homogénéité du lait au moyen d'un agitateur héli-
coïdal mu par une manivelle extérieure. De cette manière, on en-
trave la montée de la crème, précaution nécessaire en ce sens que
la séparation des globules gras s'opère d'autant mieux que la tem-
pérature est plus basse. Dans les grandes villes, les crémiers ou
laitiers opèrent plus simplement : ils ajoutent au lait la glace à
rafraîchir de façon à augmenter le volume de leur marchandise
par celui de l'eau de fusion, propre ou sale, que fournit la glace
en se liquéfiant.
Au lieu d'employer le froid, on peut avoir recours à la chaleur:
récemment bouilli et par cela même purgé d'air, le lait ne contient
plus de germes et ne s'altère pas de quelque temps. Mais rébulli-
tion présente deux inconvéniens ; d'abord le lait, même après re-
froidissement complet, s'écréme avec difficulté; puis l'arôme du
hquide s'évanouit. Nous voulons parler de ce parlum si délicat
qu'on perçoit durant la traite et que les chimistes ont réussi à isoler
en agitant le lait avec quelques gouttes de sulfure de carbone.
Au début de son ouvrage sur le lait, M. Duclaux indique un
autre moyen de conservation permettant d'obtenir un produit rigou-
reusement exempt de microbes. 11 va sans dire que le procédé en
question, très précieux pour le chimiste ou le biologiste, ne saurait
856 REVUE DES DEUX MONDES.
être d'aucun usage dans la pratique industrielle (1). Une fois que
les premières gouttes de lait ont nettoyé le pis de la vache, on
interpose rapidement sous le filet blanchâtre qui jailUt du trayon
l'extrémité ouverte d'un tube de verre fermé à l'autre bout. Ce tube
doit être placé aussi près que possible du pis sans le toucher
cependant. Un peu avant l'opération, le verre aura été chauffé
pendant plusieurs heures à la température de 120 degrés, et jus-
qu'au dernier moment le tube doit être obstrué avec un tampon de
coton stérilisé. Dès qu'il renferme assez de lait, on rebouche
promptement.
Le liquide qu'on aura ainsi emprisonné se conserve en général
sans altération intime. Toutefois son aspect extérieur se transforme
insensiblement, les divers élémens du lait se séparant peu à peu.
La crème surnage naturellement; puis, au-dessous, la caséine
s'amasse dans une couche transparente ; plus bas l'œil aperçoit une
troisième zone à peine translucide, au sein de laquelle flottent des
particules muqueuses de caséum en suspension. A la base du tube
enfin s'est rassemblé un dépôt blanchâtre et opaque de phosphate
de chaux précipité.
S'il fallait ajouter foi aux prospectus des fabricans, il suffirait
d'ajouter une certaine proportion d'eau tiède aux laits concentrés
que l'on débite en boîtes scellées pour obtenir instantanément un
liquide aussi épais que le lait naturel sortant du pis de la vache et
pour le moins aussi bon que lui, sinon meilleur. En réalité, il s'en
faut de beaucoup que la pâte semi-liquide préparée au moyen de la
concentration du lait pur puisse ultérieurement suppléer à celui-ci.
D'abord, par suite d'une circonstance aussi fâcheuse pour le public
que profitable à l'industriel, il est positif que l'opération réussit
infiniment mieux avec du lait écrémé qu'avec un liquide riche en
beurre. Ensuite la durée de la conserve n'est pas toujours aussi
longue qu'elle devrait l'être théoriquement. Ce qui prouve l'im-
perfection des difiérens procédés que les inventeurs ont mis en
usage, pour conserver le lait, c'est précisément le grand nombre de
ces inventeurs et la multipHcité des méthodes prônées par chacun
d'eux. Le consommateur se trouve en présence d'un dilemme im-
possible à résoudre : ajoutc-t-il au sirop concentré la proportion
d'eau que recommande le fabricant dans son prospectus? il obtient
un lait très clair, moins nutritif que le plus médiocre lait écrémé des
villes, et cependant déjà trop sucré. Ménage-t-il l'eau? il réaUse un
(1) Il convient ceiiendant de faire observer que des tentatives récentes ont été faites
en Suisse pour obtenir la conservation du lait en le préservant de l'action des microbes
à l'intérieur de boîtes scellées, sans dénaturer aucunement le liquide frais. Ces pro-
duits auraient, dit-on, obtenu beaucoup de succès à l'Exposition de 1889.
LAITS ET BEURRES. 857
liquide suffisamment crémeux, mais par trop doucereux. Effective-
ment, le lait soumis à la concentration est toujours, au préalable,
mélangé d'une certaine dose de sucre de canne ; ce sucre, incor-
poré au résidu lacté, se dissout plus tard en même temps que lui.
Quoique le sucre n'ait rien de malsain en lui-même, un lait sucré
artificiellement convient beaucoup moins à un jeune estomac que
la pure sécrétion des mamelles de la vache, parce qu'alors les
élémens nutritifs sont exactement équilibrés entre eux sous l'in-
fluence de la nature elle-même. Ce serait donc une grave erreur
de s'imaginer que dans les grandes villes où le lait vendu en détail
est trop souvent falsifié, il soit avantageux d'avoir recours aux laits
conservés pour nourrir les bébés (1). Les farines lactées sont encore
moins à recommander ; il faut à tout prix employer du lait pur et
non autre chose. Mais il est clair que les conserves de lait, loin
d'être à dédaigner, peuvent rendre de grands services aux voya-
geurs, surtout pour les préparations culinaires exigeant la pré-
sence du sucre ou entremets.
lY.
Gomme, au bout d'un certain nombre d'heures, le lait aban-
donné à lui-même dans une cave suffisamment fraîche se sépare
spontanément en deux couches superposées, inégalement aqueuses,
inégalement riches en beurre, la nature elle-même semble favori-
ser une fraude trop simple consistant à recueillir et à utiliser la
crème et à vendre le lait écrémé sous la mention de lait, garanti
exempt d'eau et de matières étrangères. Une pareille manœuvre
doit tomber sous l'application des lois. Le lait, après écrémage, a
perdu ses meilleures qualités, passe à l'état de simple résidu et
n'est plus bon qu'à faire des fromages. Dans certains pays, la légis-
lation est sévère au point qu'il est interdit de vendre, sous quelque
prétexte que ce soit, du lait écrémé, môme en le qualifiant de son
vrai nom. On a pensé probablement, et on a eu raison, qu'au
début de la vente la mention a écrémé » serait nettement expri-
mée, mais que dans la suite elle disparaîtrait de l'enseigne.
Au point de vue nutritif, le lait écrémé n'est pas sans valeur. Ni
la caséine, ni l'albumine, ni le sucre ne lui font défaut; mais la
substance grasse a été en grande partie éliminée, si bien que la
perte relative dépasse les deux tiers du chilTre primitif. Soumis à
(1) A Zug, en Suisse, où l'on prépare d'énormes provisions de conserves de lait, on
ajoute 120 grammes do sucre par litre.
S58 REVUE DES DEUX MO.XDLt;.
une évaporalion ménagée, le lait écrémé dépose un résidu sensi-
blement moindre que celui du lait analysé après la traite.
L'écrémage, comme nous l'avons dit, augmente la densité du
lait, et, loin de la rapprocher de celle de l'eau, tend plutôt à l'écarter
de l'unité. En eOet, la partie la plus légère du lait, c'est-à-dire le
beurre, ayant disparu, riniluencc de la caséine, matière assez lourde
par elle-même, n'est plus contrariée comme auparavant, et le liquide
pèse davantage.
La fraude n'est pas cependant difficile à i-econnaître, même en
l'absence d'un bon dégustateur. On peut se fonder sur la couleur:
la nuance propre à la crème est si connue qu'elle a servi à désigner
une teinte jaunâtre, iort à la mode, il y a quelque temps. Privé
de sa crème, le lait présente un reflet bleuâtre. Vu l'absence de
matières grasses, il est moins visqueux que le lait véritable. Le
crémomètre, cela ^a sans dire, ne pourra fournir aucune indica-
tion avec un liquide appauvri. Mais de ce qu'il n'y a point de mon-
tée de crème, il ne s'ensuit pas forcément que le lait essayé ait
été dépouillé de ses meilleurs principes ; on pourrait simplement
avoir aftaire à un lait naturel bouilli.
De l'écrémage au mouillage la transition est toute naturelle,
d'autant plus que l'une des deux pratiques n'empêche pas l'autre.
Baptisé trop souvent chez le feriuier producteur, baptisé quelque-
fois par le « ramasseur » qui recueille et expédie à Paris les pro-
duits de plusieurs étables voisines, baptisé invariablement par le
laitier ou crémier qui le vend en gros dans la ville, baptisé enfin
par les marchands au détail, grâce à la « vache à queue de bronze »
ou même grâce à l'eau des ruisseaux, le lait arrive à contenir jus-
qu'à 50 pour 100 d'eau! Plus nombreux sont les intermédiaires,
plus le liquide est aqueux; il est facile dès lors de comprendre que
le lait vendu pour quelques sous par les marchands ambulans a
passé par beaucoup de mains et doit se trouver copieusement
allongé. Néanmoins, même le petit laitier qui stationne sous une
porte cochôre est encore obligé de ménager ses modestes pratiques:
mais la cupidité humaine reprend tous ses droits si le marchand
de lait abreuve une clientèle forcée dont les réclamations n'ont
aucun effet. En d'autres termes, ce sont les adjudicataires de
collège ou de pension qui fournissent le lait le plus mouillé. Il
suffira, du reste, à ceux de nos lecteurs qui ont été élevés à Paris
de faire appel à leurs anciens souvenirs de réfectoire ; ils ont dû
remarquer autrefois la médiocrité de cet aliment, même dans les
établissemens où la nourriture n'était pas, en général, mauvaise.
Il va sans dire que le lait pur n'est pas plus introuvable à Paris
que dans les autres grandes villes ; il suffit de le bien payer en
LAITS ET BEURRES. 859
s'adressant directement aux exploitations agricoles qui l'expédient
en boîtes scellées, ou même en s'adressant à une bonne crémerie.
Mais le gros des consommateurs ne voulant ou ne pouvant pas
acheter du lait à 0 fr. 70 le litre, consomme un liquide trempé et
falsifié qu'il paie 0 fr. 30 à 0 fr. ÀO.
Le laitier en gros, installé dans son entrepôt de Paris, objectera
bien, pour sa défense, qu'il n'est pas chimiste et ne peut, a priori,
reconnaître si le lait qu'il reçoit de la {)ro\ànce ou de la banlieue
est mouillé ou non. Le débitant répondra de même, avec un argu-
ment de plus à l'appui de son dire, qu'il l'accepte des mains d'un
intermédiaire et non directement. Tous deux, néanmoins, encou-
rent la responsabilité pleine et entière des fraudes commises au
détriment du lait qu'ils se procurent, en vertu d'un principe bien
connu : « Chacun doit être en état de juger de la qualité des den-
rées dont il fait le commerce (1), » soit par la dégustation, soit en
tenant compte de l'aspect extérieur. D'ailleurs, les laboratoires muni-
cipaux, fondés dans toutes les villes de quelque importance, n'ont
pas d'autre but que de permettre aux marchands, aux détaillans,
aux consommateurs, de s'assurer de la bonne qualité des vivres
qu'ils achètent dans l'intention de les revendre ou de les utiliser par
eux-mêmes.
Souvent il n'est pas impossible au premier venu de constater
directement un mouillage maladroit. Pour en faire sur-le-champ
la démonstration, reprenons les deux petits appareils que nous
avons déjà décrits : le lactodensimètre de Quévenne et le crémo-
mètre de Chevallier.
Plongeons l'aréomètre dans un lait frais pur de tout mélange ;
l'instrument, à la température de 15 degrés centigrades, marquera
30 degrés 1/2. Après avoir noté ce chiffre, versons le lait dans lo
crémomètre et attendons que la crème se soit rassemblée en for-
mant une couche d'épaisseur connue. Enlevons celle-ci au moyen
d'une cuiller, puis recourons de nouveau à notre pèse-lait ; u priori,
le nouveau nombre que nous lirons sera supérieur à 30° 5. ElTecti-
vement, le lait, par la perte de la plus grande partie de son beurre,
aura gagné en densité. Le point d'allleurement se fixera non à la
division 30° 5, mais à la division 3i. Comme on le voit, la diffé-
rence est assez sensible, chaque degré de l'instrument occupant
sur la tige une longueur de plusieurs millimètres.
Attaquons-nous maintenant à des laits suspects. Le premier
échantillon qu'on nous présente est assez dense. Versons-le dans
l'éprouvette crémométrique ; malgré toutes les précautions que
(1) M. Ch. Girard.
860 REVTJE DES DEUX MONDES.
nous prendrons, il ne se rassemblera à la surface qu'assez peu de
crème, 'i ou 5 pour 100 par exemple ; et même, cette couche une
fois enlevée avec la cuiller, l'aréomètre nous donnera encore le
même chiffre qu'auparavant, accru d'une ou deux unités au plus.
II est clair que ce lait a été, au préalable, dépouillé d'une bonne
partie de sa crème ; en revanche, il est trop lourd pour avoir été
baptisé.
Le second échantillon n'a pas mauvaise mine; cependant il
marque seulement 27 degrés, ce qui est peu. Gardons-nous bien
de le condamner, cependant, car nous pouvons nous assurer que
sa légèreté spécifique tient à l'abondance de la crème. Otons de
l'éprouvette la couche grasse surnageante ; la partie écrémée, nota-
blement plus lourde que le lait primitif, ne diffère point de la
moyenne ordinaire.
La densité du troisième échantillon est plus faible encore que
celle du numéro 2 et se traduit par 25 degrés. Assez peu de crème :
cependant plus qu'avec le lait numéro 1. Le lactodensimètre,
après écrémage, accuse 28 degrés, chiffre notoirement insuffisant.
Ce lait n'a pas été, il est vrai, écrémé au préalable, mais il a reçu
de l'eau ; la faiblesse de sa densité ne pouvant s'expliquer par la
présence d'une bonne dose de beurre. Dans l'exemple choisi, le
mouillage est d'un cinquième environ.
Si l'on s'était contenté d'une simple pesée au lactodensimètre,
sans étudier la montée de la crème, on aurait pu commettre des
erreurs très graves. Un lait très crémeux, dont par cela même la
densité se rapprocherait de celle de l'eau, semblerait mouillé à
un no^dce qui verrait l'aréomètre s'enfoncer beaucoup trop. Inver-
sement, prenez un bon lait frais de première qualité; pesez-le
d'abord pur, puis après soustraction de la meilleure partie de la
crème. La densité primitive ne se retrouvera plus ; en un mot, le
lait écrémé sera plus lourd qu'auparavant. Mais arrosez votre lait
écrémé avec de l'eau en quantité suffisante, en bien agitant, et
vous ne tarderez pas à lire sur l'échelle du lactodensimètre le
chiffre observé en premier lieu. Ainsi un lait, à la fois écrémé et
mouillé, peut très bien conserver une densité normale, pourvu que
les deux opérations soient corrélatives l'une de l'autre ; et, de la
sorte, un liquide largement travaillé par le Iraudeur semblera de
prime abord tout à fait naturel.
Dans de semblables conditions, plus l'écrémage a été exagéré,
plus l'addition d'eau doit être copieuse. On s'apercevra bien vite
de la fraude dans les cas extrêmes, et l'on n'aura pas besoin de
crémomètre pour constater que le lait baptisé trop libéralement est
clair, bleuâtre de teinte et qu'il présente un goût fade. Mais sup-
LAITS ET BEURRES. 8(51
posons que le fraudeur ait écrémé modérément et ensuite n'ait pas
abusé de la cruche ou de l'arrosoir, la tromperie devient difficile à
constater*, malgré la dégustation, malgré l'épreuve au crémomètre.
Elle ne pourra être dévoilée qu'après une expertise chimique com-
plète.
Le praticien devra encore se résigner à recourir à l'analyse
quantitative lorsqu'on lui présente un lait de bonne apparence,
d'une saveur agréable, mais qui semble écrémé, car il peut très
bien arriver que les globules gras éprouvent de la difficulté à s'ag-
glomérer.
En résumé, au moyen des deux simples appareils de Chevallier
et de Quévenne, on peut acquérir des notions très utiles dans la
plupart des circonstances, mais auxquelles on ne peut se fier com-
plètement si l'on étudie des laits de nature exceptionnelle ou trop
intelligemment fraudés.
Presque toujours la tâche de notre chimiste consiste à doser,
avec autant de précision que possible, le beurre et l'extrait sec du
lait qu'on lui présente. Il est clair, a priori, que le mouillage seul
ne modifie en rien la composition centésimale de l'extrait, tout en
diminuant le taux de matières sèches par litre proportionnellement
à la quantité d'eau surajoutée. Les résultats de l'écréniagc sont
moins simples ; le lait ainsi traité dépose bien un résidu plus
faible qu'avant l'opération, comme si on l'avait mouillé; ce résidu
ne manque ni de caséine ni de sucre ; mais, ainsi qu'on pouvait
prévoir, il comporte très peu de matières grasses, puisque la ma-
jeure partie du beurre aura été élmiinée avec la crème. Une pa-
reille anomalie n'est même pas modifiée par un mouillage subsé-
quent, lequel n'a d'autre effet que d'affaiblir encore le coefficient
résiduel rapporté au litre.
Quant aux méthodes d'analyse employées, elles sont assez nom-
breuses, en ce qui concerne la recherche du beurre, relativement
simples ; mais leur exposé ne présenterait aucun intérêt. Comme
toujours, certains auteurs ont principalement recherché l'exacti-
tude dans les résultats (1), d'autres ont préconisé des méthodes
plus expéditives (2). Au contraire, l'appréciation de l'extrait sec se
fait toujours de même, nécessite un outillage spécial et exige abso-
lument l'emploi d'une balance de précision.
Le coefficient relatif au beurre ou à l'extrait, une fois obtenu
avec toute l'approximation désirable, quel usage doit fiiire le clii-
(1) On peut indiquer comme exemples lo procédé suivi dans le laboratoire municipal
de Paris et le procédé recommandé par le docteur Adam.
(2) Ainsi M. Marchand, de Fécamp, l'inventeur du lactobutyromèlre, instrument
très simple, permettant de titrer volumétriqucment, sans pesée, le beurre, mais non
l'extrait sec d'un lait donné.
862 REVUE DES DEUX MONDES.
miste du nombre qu'il aura trouvé? Quand sera-t-il en droit de
conclure à la fraude, ce qui revient à réclamer lormellement une
condamnation du tribunal ? Il ne faut pas oublier que la composi-
tion du lait de vache, — pour ne parler que de celui-là, — est loin
d'être fixe « quantitativement, » principalement en ce qui regarde
le beurre et en ce qui concerne l'extrait. Un lait de composition
anormale, même pur, pourra donc risquer de paraître falsifié;
d'autre part, un lait très riche, modérément écrémé ou mouillé,
semblera loyal et marchand.
Heureusement que les différences constatées ne sont considé-
rables que parce qu'elles sont individuelles. Les produits quoti-
diens d'une même étable, habitée par plusieurs vaches, varient
sans doute d'un jour à l'autre, mais bien moins que chacun des
liquides, si distincts entre eux, tirés des mamelles des différens
individus. Mêlez les traites de nombreuses vacheries voisines, et
les variations de composition diminuent encore. Réunissez enfin des
laits provenant d'un grand nombre de bêtes dont aucune ne res-
semble à l'autre, au point de vue de l'âge, de la race, avec des
conditions inégales de nourriture, de vêlage, de mode d'élevage,
de stabulation ; prélevez « l'échantillon moyen, » et celui-ci jouira
de propriétés presque immuables. Tel est précisément le cas du
lait vendu dans les villes, et surtout à Paris : les liquides expédiés
de huit ou dix départemens se concentrent dans la capitale, se
mêlent, et, heureusement pour le chimiste, finissent par former
une sorte de lait moyen ou normal sur la composition duquel on se
base, au point de vue pratique, pour décider si, dans un cas par-
ticuUer donné, il y a fraude ou non.
Sur l'avis du docteur Adam, la commission de l'Assistance pu-
blique, à Paris, a posé en principe qu'elle n'accepterait, comme
laits à employer sous forme de médicamens ou à distribuer aux
enfans et aux malades, que ceux réunissant les conditions sui-
vantes :
Densité, 1032, soit 32 degrés, taux maximum. — Beurre,
42 grammes par litre, taux minimum. — Extrait sec, 135 grammes
par litre au minimum (1).
Par une décision du 27 août 1857, le conseil d'hygiène du dépar-
tement de la Seine posa en principe que le lait marchand devait
présenter la composition moyenne suivante : « Matières sèches,
130 grammes par kilogramme de lait (2); beurre, hO grammes;
sucre, 50 grammes ; cendres, 0 grammes. »
(1) Le beurre constitue alors les 31 centièmes du poids de l'extrait.
(2) Soit, en pratique, 133 grammes par litre, le litre de lait pesant un peu plus d'un
kiloirramme.
LAITS tT BEUBRES. 863
On voit que ces derniers chifïres sont un peu plus faibles que les
précédens ; ceux-ci, en efïet, concernent des liquides de choix four-
nis par adjudication; les autres, au contraire, s'appliquent aux laits
ordinaires du commerce. Les hôpitaux n'acceptent jamais que les
produits des fermes de la province et non le lait sorti des étables
de la banlieue, dont les vaches, soumises à des conditions hygié-
niques fort médiocres, consomment en outre une nourriture appro-
priée dont l'eilet est de pousser à une production surabondante de
lait très clair.
Nous pourrions citer encore d'autres nombres : ainsi on a eu la
patience de relever, dans tous les mémoires consacrés au lait de
vache, la moyenne des extraits secs obtenus avec des liquides de
provenances authentiques, et toutes ces valeurs ont été combinées
entre elles. Le « lait type » contiendrait en poids h pour 100 de
beurre et 133 grammes d'extrait par kilogramme, chilfres presrpie
identiques à ceux que l'Assistance publique a li\és, pour peu qu'on
les ramène au litre (1).
Mais abandonnons la théorie pour la pratique : 900 échantillons
furent analysés à Paris pendant l'année 188/i, la moyenne de l'ex-
trait, tous calculs faits, ne dépassa pas 126 grammes 1/2 par kilo-
gramme. Imaginons à présent qu'on réunisse ensemble et qu'on
mélange ces 900 échantillons prélevés à Paris; on aura, par cette
opération idéale, obtenu en quelque sorte le lait moyen de Paris.
Pour reproduire un liquide exactement pareil à celui dont la popu-
lation de Paris, considérée en bloc, s'est nourrie en 188/i, il suffi-
rait de 95 parties de lait moyen théorique et d'y ajouter un peu
plus de 5 parties de bonne eau claire. On s'étonnera sans doute de
la petitesse de ce chiffre, mais l'explication est toute simple. Les
échantillons bons ou même passables franchissant tous et de beau-
coup la moyenne indiquée compensent presque l'inlîuence des
liquides mauvais ou médiocres mouillés non pas à 5, mais à 20
ou 30 pour 100.
Actuellement, ce même laboratoire municipal de Paris, qu'on
attaque avec tant d'opiniâtreté, suit une règle plus large encore
que toutes les précédentes. Le règlement admet bien comme exi-
gible le taux de 13 pour 100 d'extrait, soit 133 grammes par litre
environ, mais il pose en principe que, pour que la fraude, écré-
mage ou mouillage, soit constatée avec certitude, il laut que le
résidu ne corresponde qu'à 1:18 grammes. Autrement dit, un la t
est réputé bon s'il abandonne au moins 133 grammes d'extrait par
litre. De 133 grammes à 118 grammes, il est simplement suspect ;
(1) On trouve eflectlvemcnt : beurre, U grammes par litre; extrait, 130 grammes.
864 REVUE DES DEUX MONDES.
mais l'expert, en l'absence d'autres preuves, renonce au droit de
conclure positivement au mouillage. Enfin, un lait est réputé con-
tenir de l'eau s'il ne fournit après évaporation que 118 grammes
ou moins de 118 grammes de substances sèches.
En 1888, sur /i,7/i3 échantillons déposés au laboratoire nmni-
cipal de Paris ou prélevés par les inspecteurs de la ville, QUb,
c'est-à-dire 13 pour 100, étaient allongés d'eau plus que de raison,
ou du moins écrémés. Sur les /i,008 autres, combien étaient irré-
prochables? — Peut-être pas le quart, en réaUté. Les mouilleurs
ou écrémeurs ont bénéficié du doute.
Mais, en revanche, il ne iaut pas s'imaginer qu'un fraudeur trop
intelligent puisse impunément baptiser un lait pur, de qualité mé-
diocre, de iaçon pourtant à ce qu'il marque encore 118 grammes
d'extrait. Au laboratoire, on dose toujours le beurre et l'on exige
27 à 30 grammes de matières grasses par kilogramme de lait, ainsi
que /i5 grammes de sucre. La caséine, l'albumine, les cendres ne
sont pas oubUécs. Le falsificateur finit toujours par être démasqué
d'une manière ou d'une autre.
Pour l'écrémage, une comparaison de chiOres bien simple fait
ressortir la tromperie : on soupçonnera qu'un lait aura été écrémé
lorsque le beurre constituera moins des 23 centièmes du poids de
l'extrait sec ; si le taux observé n'atteint pas 21 pour 100, le chi-
miste n'a plus à hésiter. Cette règle est naturellement indépen-
dante du mouillage.
Contrairement à ce qui se passe pour les vins, il est très rare
que le marchand, en vue de faciliter la vente d'un lait par trop
écrémé ou mouillé, d'aspect bleuâtre, de saveur fade et aqueuse,
de consistance trop fluide, cherche à lui donner un aspect plus
avantageux. 11 n'est pas ordinaire, non plus, de voir un laitier cher-
cher à relever l'extrait par l'introduction de substances étran-
gères (1). On a beaucoup plaisanté sur le lait fabriqué avec la
pulpe cérébrale broyée dans l'eau. Est-il besoin de dire qu'une
semblable fraude, que décèlerait immédiatement le plus simple
examen microscopique, est si rare qu'elle ne se présente pas wie
fois sur deux ou trois mille? Nous nous demandons même si ces
prétendus laits n'ont pas quelquefois été préparés par des mystifi-
cateurs qui les auraient ensuite présentés aux cliimistes.
11 ne nous reste plus, pour être complet, qu'à parler d'une va-
(1) Matières destinées à accroître la densité ou la consistance du lait : sucre, fécule,
farine amidon, gommes, jaunes d'œufs, caramels, etc. Corps destinés à procurer au
lait écrémé le reflet jaunâtre du lait pur : jus de ré^rlisse, extrait de chicorée, etc.
Toutes ces drogues sont trop aisées à découvrir par les procédés chimiques; aussi bien
leur emploi tend de plus en plus à disparaître.
LAITS ET BEURRES. 865
riété spéciale de fraude assez pratiquée dans les grandes villes.
Durant la période des chaleurs, le lait « tourne » facilement, par
suite de la transformation de la lactose en acide lactique. Nous
savons que, pour obvier à cet inconvénient, les laitiers ajoutent au
liquide un peu de bicarbonate de soude ; du reste, ce sel est inno-
cent de sa nature, ce qui fait qu'une semblable pratique n'entraîne
par elle-même aucun inconvénient tant que la dose de bicarbonate
sodique introduit ne dépasse pas un demi-gramme par litre.
Tous les anas possibles racontent l'histoire du pantalon trop
long, successivement raccourci par trois domestiques zélées, opé-
rant chacune à l'insu de l'autre et du propriétaire du vêtement, de
telle sorte que celui-ci finit par être transformé en simple culotte.
C'est justement l'inverse de ce qui a lieu pour le bicarbonate de
soude. Comme les intermédiaires successifs par les mains duquel
passe le lait se préoccupent fort peu de la constitution chimique du
liquide, il peut arriver que chacun, de son côté, ajoute une dose
nouvelle de sel préservateur, sans se douter que le lait en con-
tient déjà, et l'on a vu des échantillons renfermer jusfju'à huit
grarnmes (par litre) de bicarbonate sodique (1).
Un ahment ainsi manipulé n'empoisonne pas; mais, en le chauf-
fant, il s'en dégage aussitôt une odeju* de lessive très peu agréable
qui le rend impropre à la consommation. L'expertise chimique de-
vient alors superflue. Mais avec une dose moindi-e de bicarbo-
nate, bien que supérieure encore à la tolérance prescrite, l'emploi
journalier d'un pareil lait présente à la longue des inconvéniens.
Dès lors, le praticien se basera sur le degré d'alcalinité du résidu
incinéré, sur la vivacité plus ou moins grande du phénomène d'efler-
vescence qui se produira en arrosant les cendres d'acide chlorhy-
drique (2) ; il constatera l'augmentation anormale du poids de ces
mêmes cendres comparées avec celles d'un lait authentique; néan-
moins le problème reste très difficile à résoudre et les résultats ne
conduiront pas toujours à des conclusions évidentes.
Les fraudeurs ont eu recours à l'emploi d'autres drogues anti-
septiques : le borax, l'acide salicylique; mais alors la lidsilicalion se
manifeste aisément à l'aide de réactifs très sensibles.
(1) A la température d'ébullition, le sel de Vichy passe à l'état de carbonate de soude
{vulgo sel de soude) en perdant du gaz carbonique.
(2) L'acide chlorhydriquc, réactif très puissant, chasse instantanément l'acide car-
bonique du carbonate de soude qui s'échappe sous forme de bulles. Si le phénomène
est très peu accusé et qu'on soit en hiver, le chimiste a lieu de soupçonner un mouil-
lage fait au moyen d'une eau calcaire dont la chaux s'ajoute à colle que renferme natu-
rellement le lait. Le li([uide naturel ne contient pas non plus de soude, mais celte der-
nière base n'est pas dosablc directement.
TOME xcvi. — 1889. 55
866 REVUE DES DEUX MONDES.
Nous n'avons pas à prendre part aux discussions qui ont eu tant
d'écho il y a quelques mois; encore moins nous reconnaissons-nous
le droit de décider entre les partisans du laboratoire municipal et
ses adversaires, ceux-ci ouvertement secondés par la foule im-
mense des drogueurs et empoisonneurs qui acclament indistincte-
ment les sophismes et les objections les mieux fondées, pourvu
qu'on batte en brèche le grand gêneur. Que les premiers aient
tort; que les autres aient ou n'aient pas raison, peu importe; dès
qu'il s'agit de fraudes sur le lait, il faut rechercher sans cesse la
tromperie, la dévoiler et la punir impitoyablement. Insistons sur
l'exposé des circonstances aggravantes.
A la rigueur on peut, non sans doute se passer de vin, de bière
ou de cidre, mais en user modérément, quitte à payer un peu plus
cher ces boissons. On ne consomme pas une telle quantité d'huile
ou de A'inaigre, que la falsification de ces deux substances, tout en
étant fort regrettable, puisse influer fâcheusement sur la santé pu-
blique. Au contrah-e, le lait est un aliment qui s'impose aux ma-
lados, qui est indispensable surtout aux enfans. Le ménage le
moins fortuné, habitant n'importe quel quartier, doit pouvoir être
assuré d'acheter à des prix modérés un lait absolument salubre.
sans être tenu ni d'accepter l'aumône des hôpitaux, ni de recourir
aux produits coûteux d'Arcy-en-Brie ou d'ailleurs.
Tout cela n'empêche nullement de perfectionner les méthodes
analytiques ou d'organiser un laboratoire d'appel destiné à rectifier
les décisions injustes ou erronées. Avouons-le bien haut, cepen-
dant, il faut avant tout sauvegarder la parfaite sécurité du com-
merce de détail de lait, dût-on, pour atteindre ce but, nuire aux
intérêts de certains mouilleurs trop adroits, fallût-il encore sur-
veiller étroitement ces étables où les vaches sont comme parquées
et soumises à un odieux régime de surmenage. Le sort des pauvres
enfans élevés au biberon et réduits à sucer un lait des plus mé-
diocres doit, ce nous semble, inspirer plus de vraie phié que le
malheur du crémier, vexé de ne pou^ oir parvenir à débiter comme
lait l'eau presque pure des fontaines Wallace.
Antoine de Saporta.
LA
PROPRIÉTÉ DES ML\ES
II'.
LE RÉGIME DES CONCESSIONS.
Nous avons montré, dans un précédent essai, après quels tàton-
nemens, quelles vicissitudes, la mine avait été constituée en pro-
priété distincte du sol. Chose singulière, cette division de la sur-
face et du tréfonds minéral, — le point faible du système de
Napoléon, — a jusqu'à présent échappé à toutes les critiques. C'est
l'attribution de la propriété souterraine qui, depuis plus d'un demi-
siècle, fait presque exclusivement les frais des discussions sans
cesse renaissantes. Et c'est à elle encore que s'en prennent les
théories réformatrices que la perspective d'une revision géné-
rale a fait surgir. Quelle que soit, dans cette multitude de pro-
jets, l'apparente diversité des opinions et des systèmes, on y
reconnaît, sans trop de peine, un double courant, avec le même
objectif : la réforme de notre mode actuel d'institution des con-
cessions. Tous la réclament : ceux qui font à l'iiidusti-ie miné-
rale un crime de sa prétendue prospérité, connue ceux qui croient
nécessaire de lui venir en aide dans la crise qu'elle traverse. Les
(1) Voyez la lieviic du l'^'' décembre.
868 REVUE DES DEUX MONDES.
premiers, désireux d'associer la nation aux bénéfices de l'exploita-
tion des mines, protestent contre la faculté laissée au chef de
l'Etat de désigner le concessionnaire et considèrent la gratuité et
la perpétuité des concessions comme une atteinte aux droits de la
généralité des citoyens; il leur paraît que ce pouvoir discrétion-
naire, ce dessaisissement définitif et gratuit, ont gardé des dehors
d'ancien régime dont notre susceptibilité démocratique a lieu de
s'émouvoir. Les autres, voyant avec une patriotique inquiétude le
marché français envahi par les houilles étrangères, pensent que
notre législation spéciale n'encourage pas suffisamment la recherche
des nouveaux gites et qu'il faut pousser à l'exploitation plus active
des anciens, en restreignant le périmètre des concessions, en
frappant de déchéance celles qui restent inexploitées. Si bien que
l'industrie minière, qui n'entend parler dans les deux camps que
de mesures de rigueur, ne sait au juste, de cette hostilité systé-
matique ou de cette exigeante sollicitude, laquelle lui portera les
plus rudes coups.
I.
L'école qui revendiquait, en 18/18, les mines pour l'État et vou-
lait lui en confier la régie, ne trouve plus aujourd'hui que de rares
adeptes. Le socialisme pratique, forcé de compter avec les incon-
véniens de l'exploitation administrative, a fini par admettre les con-
cessions individuelles ; mais il les veut limitées à un temps déter-
miné et accordées, par voie d'adjudication publique, au plus
ofTrant et dernier enchérisseur. Par la concession temporaire, la
nation reprend possession de la mine après un certain nombre
d'années, et, si le concessionnaire a réussi, elle profite de ses tra-
vaux ; par l'adjudication, elle s'assure immédiatement une recette
sans avoir à s'inquiéter autrement du sort de l'entreprise. L'un et
l'autre système a ses partisans; on peut, d'ailleurs, plus ou moins
ingénieusement les combiner. Au point de vue pratique, tous deux
soulèvent de graves objections. Les concessions de mines aux en-
chères auraient cela de bon qu'on parlerait moins facilement, peut-
être, de favoritisme et de fraude ; mais il n'y faudrait pas beaucoup
compter pour remplir les caisses de l'État. Dans l'exploitation souter-
raine, les prévisions sont tellement conjecturales, qu'une mise à prix
tant soit peu élevée écartera presque toujours les adjudicataires sé-
rieux, surtout s'il s'agit d'une mine à créer. C'est tout au plus si
l'on y pourrait songer pour les mines que la nation aurait d'abord
concédées à temps, et qui lui feraient retour. Encore n'est-il pas
bien sûr que, pour cette première concession temporaire, — fùt-elle
gratuite, — on trouvera des pionniers disposés à courir les pre-
I
LA PROPRIÉTÉ DES MINES. 869
miers risques, ou que, s'il s'en rencontre, ils exploiteront « en bons
pères de tamille, » avec une perspective d'avenir limitée à une ou
deux générations. Ces choses ont été dites si souvent, à cette
place même, et si bien dites, qu'on est presque confus d'avoir en-
core à les redire. Une concession de mines à terme mène fatale-
ment le concessionnaire au gaspillage ou à la ruine, suivant ce
qu'il a de désinvolture ou de scrupules. Faut-il rappeler le régime
de 1791? Faut-il insister, après M. Lamé-Fleury et M. Arthur Des-
jardins (Ij, sur les dangers de la période finale, pendant laquelle le
concessionnaire exagérera l'extraction, ou, chose encore plus grave,
négligera les dépenses de gros entretien? On prétend que le fait
s'est déjà produit dans des circonstances analogues. On a parlé de
directeurs de sociétés de mines, qui, voyant approcher le terme de
leurs fonctions, se seraient abstenus volontairement, pendant les der-
nières années, d'entretenir convenablement les galeries, d'en faire
renouveler les boisages. Les bénéfices obtenus par cette désas-
treuse économie étaient distribués aux actionnaires, et l'accroisse-
ment des dividendes provoquait une hausse momentanée dont le
gérant indélicat profitait pour spéculer sur les titres de la compa-
gnie. Vraie ou lausse, l'anecdote prête à réfléchir, et nous la recom-
mandons aux partisans de la clause de retour. Croit-on que, pour
un concessionnaire sur ses fins, la tentation serait moins forte, et
ne rencontrerait-il pas, avec des facilités plus grandes encore, plus
de dispositions à l'indulgence dans le public ou chez les juges
mêmes? C'est alors, pendant toute la durée de l'exploitation, une
surveillance étroite de l'État ; à l'approche du terme, un redouble-
ment de tracasseries administratives ; à l'échéance, des comptes
à n'en plus finir pour la reprise du matériel et du stock, la perspec-
tive d'une liquidation pénible et de procès interminables : tous les
plus sûrs moyens d'eflaroucher les capitaux.
On objecte que l'adjudication, que la concession temporaire,
sont de règle pour les travaux publics, — canaux, chemins de fer,
docks, ponts à péage ou formes de radoub. Mais au seul point de
vue industriel et laissant, pour le moment, les autres de côte,
tout diffère : la nature, les conditions, les risques de l'entreprise.
L'ingénieuse combinaison qui assure à l'État la propriété des
chemins de fer dans un avenir relativement prochain repose sur
un calcul d'amortissement. On évalue, aussi exactement que pos-
sible, la durée et la dépense probable dos travaux de piomior éta-
blissement; on suppute ce que l'entreprise en plein rapport pourra
rendre chaque année ; on établit, avec ces données, ce qu'il faudra
de temps au concessionnaire pour se rembourser avec bénéfice ; la
(1) Voyez la Revue du 15 avril 1885.
870 REVUE DES DEUX MONDES.
dui'ée de la concession est fixée en conséquence. Cela suppose
qu'on pourra distinguer, dans l'exploitation, deux périodes parfai-
tement tranchées : — période de premier établissement et période
productive, — se succédant à point nommé, ayant chacune leur du-
rée limitée et leur budget propre. Or, dans les travaux des mines,
les deux périodes se confondent jusqu'au bout. Quand le gîte est
atteint, quand le mineur a cessé de « travailler au stérile, » il n'est
qu'au début de ses eflorts. Pour aller recouper le gisement h tra-
vers les couches inférieures du sol, le voilà qui va rei)rendre, dans
le sens horizontal, le travail de fouille qu'il avait commencé en
profondeur; après quoi, et à mesure que ses galeries s'allonge-
ront sous terre, il devra songer à les mettre en communication
avec l'extérieur par de nouveaux puits d'extraction et d'aérage. Au
milieu de ce perpétuel recommencement, il faut sans cesse enga-
ger de nouveaux capitaux; le compte de premier établissement
n'est jamais clos.
Le terme qu'on assignerait aux concessions de mines serait donc
forcément arbitraire, du moins tant que nous ne pourrons pas cal-
culer par avance ce que telle portion du sol renferme de tonnes
de minerai ou de houille, ce qu'il faudra de temps et d'argent pour
l'extraire, ce que produira la vente. Admettons que tout cela, la
science parvienne un jour à le prédire, qu'une concession temporaire
de mines ne soit plus un jeu de hasard ; que gagnerait l'État à limiter
la durée de l'exploitation? Le travail souterrain ne laisse après lui
que des ruines. Du tréfonds exploité, rien ne demeure qui puisse
faire retour à la nation : tout au plus quelques installations acces-
soires, qui vont devenir insuffisantes ou inutiles, dès que l'extrac-
tion se poussera plus avant dans le sol. Les galeries subsistent,
mais vides ; on peut les utiliser, mais seulement à l'état de pas-
sages souterrains, et dans un rayon forcément limité. Où voit-on là
matière à reprise? Sans doute, si une loi de spoliation ou de rachat
venait fondre à l'improviste sur une exploitation en pleine activité,
elle mettrait sous la main du gouvernement certaines valeurs pro-
ductives : travaux d'approche, galeries à moitié exploitées, tout ce
que le concessionnaire aurait disposé en vue de ses prochaines
campagnes. Mais on ne suppose pas qu'un entrepreneur à qui le
temps aura été préalablement mesuré se laissera surprendre par
l'échéance fatale. Pour ne pas s'exposer à travailler en pure perte
pendant les dernières années, il restreindra l'extraction aux couches
déjà explorées et n'y laissera rien à glaner à ses successeurs ; ou
bien il négligera, comme étant d'une exploitation trop peu rémuné-
ratrice, des quantités de houille qu'il fliudrait extraire pendant qu'on
en est à portée, qu'on ne pourra plus aller chercher après que les ga-
leries, abandonnées à elles-mêmes, se seront affaissées naturellement.
LA PROPRIÉTÉ DES MINES. 871
On voit combien peu sont pratiques les divers expédiens imagi-
nés pour associer la nation aux profits de la mine. Au suqilus,
une question domine toutes les autres : tout partage de bénéfices
suppose un droit dans les bénéfices; qu'a donc à prétendre l'Ktai
sur les mines? Rien, nous l'avons vu, de par la tradition et l'his-
toire; et rien non plus, de par la lettre de la loi moderne. Mais, à
entendre quelques théoriciens, Charles Comte à leur tète, on
aurait méconnu pendant des siècles un principe fondamental
du droit public. (( S'il est vrai, dit-il, que le territoire sur
lequel une nation s'est développée et a toujours vécu forme sa
propriété nationale, si tout ce qui ne passe pas au moyen du tra-
vail dans le domaine des particuliers reste dans le domaine public,
il est évident que les matières souterraines continuent à faire partie
du domaine national, et que la nation peut les faire exploiter dans
son intérêt, sans qu'aucun de 'ses membres puisse se plaindre qu'il
est porté atteinte à sa propriété (1). » L'abus de langage est flagrant :
on ne parlerait pas autrement si la consutution de la nation fran-
çaise avait précédé l'appropriation du sol, et qu'un beau jour l'Ktat.
premier maître et seigneur de toutes choses, eût convoqué les
citoyens pour leur distribuer des terres. La nation est souveraine
de son territoire; elle n'en a jamais été propriétaire. Le domaine
privé des citoyens n'a pas été pris sur le domaine pubhc ; les seuls
biens qui appartiennent à l'État sont ceux que lui attribue la loi
positive; il n'en est aucun qui lui soit dévolu en vertu d'un droit
primordial sur le sol.
Nous savons bien que, par droit de souveraineté, il appar-
tient au gouvernement de régler l'exploitation des gîtes, que, pou-
vant l'interdire, il peut également ne l'autoriser qu'à certaines con-
ditions. Mais voudrait-on, par hasard, y trouver la preuve qu'il
peut en disposer à son profit? C'est ainsi qu'on raisonnait au
xv^ siècle, et l'on était parti de là, les seigneurs pour réclamer les
droits de banalité, de garenne, de jambage, le roi pour s'attribuer
les mines ; ces confusions de pouvoirs, à peine excusables chez les
rudes contemporains de Gilles de Laval, condamnées par tous les
publicistes, hautement répudiées par la Révolution, nous feraient
rétrograder jusqu'aux pires temps do l'ancien régime.
11.
11 semble d'ailleurs que la thèse de la domanialité des mines
perd chaque jour du terrain. Collectivistes et socialistes n'ont pas
de raisons particulières pour attribuer la mine à l'Iltat. Lllo n'est.
(1) De la Propriété, chap. xxir.
872 REVUE DES DEUX MONDES.
pour eux, qu'une des formes du droit de propriété individuelle
dont ils poursuivent la suppression. S'ils s'attaquent avec un achar-
nement particulier à la propriété souterraine, c'est que, la trou-
vant constituée de plus fraîche date et moins fortement organisée,
ils pensent en avoir plus iacilcmcnt raison et, par cette brèche, pé-
nétrer dans la place. Montrons qu'ils ont mal choisi leur point d'at-
taque.
La propriété privée s'est établie par l'occupation du sol et par le
travail individuel. Mais, — et voici le grand argument de ses ad-
versaires, — l'occupation, bonne tout au plus pour une société
naissante, ne suffirait pas à perpétuer indéfiniment la possession
dans les mêmes mains si, par son travail de chaque jour, le posses-
seur ne se créait continuellement de nouveaux titres. Or, pour quel-
ques classes de biens qui ne produisent qu'au prix d'un acharné
labeur, combien d'autres ne réclament qu'un effort insignifiant, la
peine seulement de récolter et d'entretenir ! La propriété moderne
a donc dévié de son principe et renié ses origines ; elle n'est plus
fille du travail. Et puis, là même où il joue encore un rôle actif,
le travail, dit-on, n'est pas tout. Dans la production de la richesse,
l'individu a pour coopérateurs nécessaires, la nature qui fournit la
matière première, la société qui donne aux choses leur valeur com-
merciale, en créant le milieu propre aux relations et aux échanges.
L'homme ne peut donc, sans frustrer son semblable, s'attribuer en
propre une chose où la nature et la société ont part également.
Appliquées à la propriété de droit commun, ces critiques, sans
être aucunement décisives, ont leur valeur ; sur le terrain de la
propriété minière, les exploitans peuvent les retourner, mot
pour mot, contre leurs antagonistes. L'occupation, ce mode d'ac-
quérir des civilisations primitives, est restée et restera toujours le
régime normal de la mine, car elle est une condition indispen-
sable à l'appropriation des substances minérales ; c'est elle qui les
met dans la circulation, qui les fait entrer dans le commerce. Et
l'occupation, fait absolument individuel, ne peut engendrer qu'un
droit pareillement individuel et privatif. Voilà donc justifiée l'attri-
bution première de la mine à un seul. Quant au caractère perpé-
tuel de cette possession, s'il est vrai que la propriété ne se conserve
légitimement que par le travail, personne n'est mieux en règle que
le maître de mines, car aucune propriété n'exige un pareil et plus
constant déploiement de l'activité humaine sous ses trois formes :
intelligence, capital, main-d'œuvre. Le travail, il est vrai, n'est
pour rien dans la formation de la houille et des métaux ; la nature
seule les a créés ; mais elle ne les a pas mis à la portée de tous,
comme l'air, l'eau courante, les prés, les forêts, les animaux sau-
vages; elle les a, tout au contraire, si soigneusement dérobés à
t
LA PROPRIÉTÉ DES MINES. 873
l'atteinte des hommes, qu'il faut les lui arracher de vive force. Et
cet elïort du génie humain, véritable enfantement et création nou-
velle, est à ce point profitable à la collectivité, qu'il compense, et
au-delà, le surcroit de prospérité que l'industrie minérale reçoit
du milieu social où elle se développe. La mine est le grand pour-
voyeur de l'industrie, de la navigation et du commerce ; elle ap-
porte la vie dans les régions incultes, elle donne au sol superficiel
lui-même une plus-value dont bénéficie la nation tout entière.
Entre les services que la société rend à la mine, et ceux que la
mine rend à la société, la balance est pour le moins égale. Toute
reprise, tout partage de bénéfices avec la nation, sous prétexte de
restitution à la collectivité, ne serait donc qu'une iniquité mons-
trueuse. L'État, qui n'accorde aux compagnies minières ni subven-
tions ni garantie d'intérêts, qui assiste impassible à la ruine de
celles qui succombent, serait bien mal venu à mettre la main sur
les gains de celles qui prospèrent, — sans compter que de ce jour-
là, selon toute vraisemblance, elles cesseraient immédiatement de
prospérer. Laissons donc de côté ces subtilités méta[)hysiques : le
droit de propriété privée n'a rien de contraiie au caractère des
mines; loin de porter atteinte aux prérogatives de la nalion, il est
pour la société le seul moyen d'uMliser les richesses minérales.
Qu'est-ce à dire, sinon que notre loi minière est partie du véritable
principe, et que, si nous avons à la refaire, ce sera pour compléter
ses dispositions, et consolider son œuvre?
in.
C'est l'avis de beaucoup, et le projet ministériel de 1886 se ré-
clame, dans son exposé des motifs, des principes de la loi de 1810;
il y est dit que les innovations proposées ne vont qu'à élaguer les dis-
positions transitoires, celles qui ne répondent plus aux conditions du
travail dans les sociétés modernes. Par cette assurance, la tâche,
semble-t-il,est rendue plus aisée à ceux qui voudront discuter sans
parti-pris les propositions nouvelles. Cependant, à la vivacité des po-
lémiques qu'elles ont suscitées de toutes parts, on devine qu'il s'agit
ici de bien autre chose que de simples malentendus ou de divergences
d'interprétation. Le projet considère la mine et la surface comme
originairement distinctes; il refuse au propriétaire du sol, non-seu-
lement le droit d'exploitation, mais le droit de recherche, et sup-
prime purement et simplement la redevance tréfoncière. Le pouvoir
discrétionnaire du gouvernement, pour rattribution de la mine,
disparaît; la concession est attribuée à l'inventeur, ou, s'il ne la
réclame pas, mise en adjudication. La propriété souterraine n'est
87Û REVUE DES DEUX MONDES.
plus perpétuelle ; elle cesse de plein droit après l'extraction com-
plète des substances concédées; elle peut également être aban-
donnée par le concessionnaire ou lui être retirée par déchéance,
([uand il cesse d'exploiter ou qu'il néglige de payer la redevance
due à l'État; et cette redevance, applicable aux anciennes conces-
sions comme aux nouvelles, est, par rapport à la surface concé-
dée, non-seulement proportionnelle, mais progressive ; on compte
ainsi ramener, bon gré mal gré, le périmètre des concessions
actuelles à une moindre étendue. Quant aux concessions futures,
le projet de loi établit, d'après la nature des substances, un maxi-
mum de superficie : 800 hectares pour les mines de combustibles,
500 hectares pour les autres.
Que ces innovations soient graves, la chose est visible. Mais qu'elles
soient en opposition formelle avec la loi de 1810, — telle du moins
qu'on la comprend aujourd'hui, — nous n'oserions l'affirmer. La
conception première de Napoléon a été si subtilement commentée,
l'esprit administratil a si bien fait son profit de ce qu'elle renfermait
d'élémens contradictoires et équivoques, qu'avec une égale sincérité
de part et d'autre, on a pu l'invoquer dans les deux sens. Si la mine ap-
partient à l'État, tout s'explique : l'adjudication, la déchéance, la sup-
pression des redevances attribuées au propriétaire de la surface : alors,
eneffet, la redevance tréfoncièren'étaitqu'une mesure de circonstance
ménageant la transition entre le régime du code civil et celui des
concessions ; il est grand temps qu'elle disparaisse ; — l'Etat adju-
geant les mines ou accordant la préférence à l'inventeur, c'est le
propriétaire disposant de son bien comme il l'entend, et il n'est
même pas besoin d'un texte de loi pour l'y autoriser ; — la dé-
chéance enfin, c'est l'application du droit commun : les conces-
sionnaires n'avaient été mis là par le gouvernement que pour
exploiter en son nom; en manquant à cette condition implicite de
leur titre, ils encourent la révocation, comme tout acquéreur ou
donataire. Il n'est pas jusqu'aux mesures de coercition fiscale
qu'on prendra pour les contraindre à exécuter leur traité , qui,
dans cet ordre d'idées, ne semblent de bonne justice. Mais
supposons, au contraire, que, dès avant la concession, la mine
soit déjà propriété privée; que celui à qui elle appartient ait dû,
pour quelque raison d'l'>tat, céder sa place à un autre, que le gou-
vernement ne joue ici qu'un rôle d'intermédiaire, qu'il intervienne
seulement pour passer d'office le contrat entre deux intéressés, qui,
mis en présence, n'arriveraient pas à s'entendre, — en ce cas, c'est
le propriétaire primitif qui devra profiter du produit de la conces-
sion, si elle est faite à prix d'argent, de son abandon si l'on y re-
nonce. Et puisqu'on admet qu'elle peut être retirée au concession-
naire indigne, il faut, à ce compte, que la mine fasse retour à la
LA PROPRIÉTÉ DES MINES. 875
propriété d'où elle a été détachée, nullement au domaine national
dont elle n'a jamais fait partie.
Nous voilà donc de nouveau ramenés devant la question fonda-
mentale qui s'est imposée à nous dès le début de ce travail, que nous
retrouvons à chaque détour, que l'on cherchera vainement à éluder
parce qu'elle est la clef même de la position et qu'elle commande
en quelque sorte toutes les issues : pour décider comment l'État
disposera de la mine, il faut d'abord savoir à quel titre il en dis-
pose.
lY.
Nous avons montré ce que valent les vieilles théories régaliennes ;
mais, d'après une doctrine de date et d'esprit plus modernes, le
droit de l'État sur la mine serait, sinon la propriété, — dont
on chercherait vainement le titre légal, — du moins quelque
chose de plus qu'un simple droit de réglementation et de police.
On fait remarquer, à cet égard, qu'il n'est pas nécessaire que la
mine soit domaniale pour que l'Etat puisse en disposer. Pour qu'il
l'attribue à qui il veut et à telles conditions qu'il lui convient, il
suffit qu'elle n'appartienne à personne. Cette explication, assurément
lort ingénieuse, justifierait, — après coup, — la conception de Na-
poléon et l'économie de la loi du 21 avril 1810. Voici comment elle
se formule : la loi de 1810 a commencé par soustraire au régime
normal de la propriété un certain nombre de substances, les plus
utiles ou les plus précieuses ; elle a décrété en principe que le pro-
priétaire du fonds n'y aurait aucun droit ; puis à mesure qu'on les
rencontre dans le sol, elle a permis au gouvernement de les attribuer
définitivement à celui qu'il juge le plus apte à en tirer parti; enfin,
comme tout cela repose, en définitive, sur une supposition gra-
tuite et qu'une fiction légale ne peut se traduire par une spolia-
tion, on a dédommagé le possesseur du sol, en lui allouant une
redevance. Tel est le secret pour créer, sans secousse et sans
dommage, une nouvelle propriété immobilière. Et voyez, dit-on,
comme, dans cet ordre d'idées, tout procède d'une manière simple
et logique. Le propriétaire de la surface n'aurait pu exploiter le
tréfonds minéral qu'avec l'autorisation du gouvernement; autant
dire qu'avant la concession il n'avait rien; il ne doit donc piis se
poser en victime lorsque le gouvernement accorde la concession
à un autre, d'autant qu'alors on l'indemnise; — l'État n'intervient
qu'à thre de puissance publique et sans aucune arrière-pensée
fiscale; son choix ne risque donc pas d'être suspect; —la pro-
priété attribuée à l'exploitant vient d'être créée pour lui vierge et
libre, et hi plus parHute qui se puisse concevoir; il a donc pleine
876 REVUE DES DEUX MONDES.
garantie dans le présent comme dans l'avenir pour travailler pai-
siblement. Que voudrait-on de plus?
Rien, ou du moins peu de chose. Uniquement qu'on nous dise
enfin ce que c'est au juste qu'une mine. Le législateur de
1810, fidèle au mot d'ordre de Boulay de la Meurthe, n'a pas
su nous la définir, — ou plutôt il l'a définie : amas, couche ou filon
de substances minérales ; il l'a considérée comme une chose
distincte, susceptible de faire, par elle-même et à elle seule, l'objet
d'un droit. Gela est fort séduisant et naturel en apparence,
étant donnée l'importance des gîtes métalliques, bien supé-
rieure en général à celle des fonds de terre où ils se cachent.
Mais les faits protestent. La théorie a beau vouloir dégager la mine
de son enveloppe terrestre, il n'y a pas de fiction légale qui puisse
aller l'atteindre à travers le sol. Il faut du terrain pour se frayer un
passage jusqu'au gîte exploitable, du terrain pour pousser les ga-
leries d'exploitation, encore du terrain pour déposer les déblais
provenant des fouilles, du terrain toujours pour sortir les matières
abattues ou extraites; et tout ce terrain, probablement, n'est pas
un bien vacant et sans maître. Quand on viendra dire au pro-
priétaire du sol que la propriété souterraine est une création de la
loi, il aura le droit de répondre que la loi ne l'a pas créée de rien.
Avant de l'attribuer vierge à l'élu du gouvernement, il a iallu lui
refaire d'abord une virginité, ou, plus prosaïquement, la « purger, »
à prix d'argent, de tous les droits antérieurs.
Va pour le terrain, dira-t-on ; mais les substances minérales en-
fouies dans le sol et ignorées de tous échappent à l'appropriation
privée; — car un bien dont nul ne soupçonne l'existence, une chose
sur laquelle personne n'a pu, même en imagination, jeter son dé-
volu, ne saurait appartenir à qui que ce soit. Elles demeurent donc
à la disposition de la nation, dont aucun droit privé ne vient contre-
carrer le pouvoir. Et comme l'individu qu'on en aura rendu pro-
priétaire ne peut être empêché par le mauvais vouloir d'un voisin de
jouir de sa chose, on lui accordera le droit d'occuper, moyennant
indemnité ou redevance, les parties de la surface ou du tréfonds qui
lui sont indispensables. C'est la théorie qu'on enseigne à l'école des
Mines, et que M. Aguillon défend avec un talent incontestable. Nous
ne voyons pas pourtant qu'elle ait conquis, jusqu'à présent, l'adhé-
sion des jurisconsultes. Il y a, sans doute, un texte du code civil, —
passablement obscur d'ailleurs, et généralement mal compris, — qui
donne à l'État les biens vacans et sans maître ; mais la mine, jusqu'à
ce que sa présence soit reconnue, la mine, en tant qu'objet distinct
du fonds, n'est pas un bien, pas même une chose : ce n'est qu'une
pure hypothèse, sur laquelle le droit n'a point de prises. D'autre
part, coTume elle n'échappe à la condition comnmne de la pro-
LA. PROPRIÉTÉ DES MINES. 877
priété privée que parce que personne ne soupçonne qu'elle existe,
elle y retombe nécessairement sitôt que son existence est révélée ;
ou si l'on veut qu'elle reçoive l'existence de cette révélation même,
elle revient alors, de droit, à celui qui la découvre, car c'est lui qui
l'aura créée. Entre le moment où elle est encore ignorée et celui
de sa découverte, il n'y a pas de place pour une mainmise natio-
nale. Le système de la « mine à personne » fait donc fausse route;
il ruine les prétentions de l'État sans le vouloir, et, sans le
savoir, il introduit sur la scène un nouveau prétendant, l'inventeur
qui, l'Etat écarté, va rester seul en face du propriétaire du sol.
Il est certain que ce candidat nouveau n'est pas un rival à mépri-
ser; sa cause semblerait même, au premier aspect, la meilleure.
« Sans moi vous n'auriez rien, peut-il dire au propriétaire. Avant mes
recherches, il n'y avait pas de mine sous votre fonds ; c'est par moi
qu'il y en a une aujourd'hui. Cette propriété nouvelle, j'en suis
l'auteur, à tout le moins le premier occupant, car c'est moi
qui la possède, autant qu'elle peut être présentement possédée ;
la loi qui vous l'attribuerait vous enrichirait donc de mes dé-
pouilles.» La thèse n'est que spécieuse : au point de vue du service
rendu et du droit à récompense, — que personne d'ailleurs ne
conteste, — nous la croyons irréfutable; mais au point de vue
de l'attribution de la mine, elle nous paraît singulièrement ha-
sardée. L'inventeur se targue d'avoir tout fait. Cependant, va
riposter le propriétaire, qu'apportez-vous de plus que moi? Des
indications précieuses, un renseignement indispensable à l'exploi-
tation future ; mais l'occupation du sol n'est pas moins nécessaire
à l'exploitation, que la connaissance du gîte, et le sol est mon
bien: sans vous, la mine serait encore comme si elle n'était pas;
mais sans moi, personne n'y pourrait aborder. Allez-vous pré-
tendre que votre découverte l'a fait entrer d'emblée dans votre pa-
trimoine, et que, comme propriétaire du fonds supérieur, je suis
tenu de vous livrer passage? Les substances minérales que ren-
ferme ma propriété seraient donc votre œuvre, le produit de votre
travail, de votre intelligence? Elles existaient, pourtant, avant votre
venue ; bien plus, elles formaient le corps même de ma chose.
Grâce à vous, désormais, elles vont prendre le nom de mine, puis-
qu'il est constaté qu'elles se présentent en couches ou en filons ;
mais est-ce bien là le changement d'état qui efface le passé, la
complète métamorphose d'où sort une chose nouvelle, dégagée de
tout lien, et attendant son premier maître? Et, quant à votre prise
de possession intentionnelle,— entre nous, renouvelée de llluitrc
et les Plaideurs, — où est cette pleine et parfaite connaissance qui
pourrait seule valoir mainmise? Dites-nous sculoment où com-
mence et où finit votre mine. Savez-vous exactement où la prendre?
878 REVDE DES DEUX MONDES.
En pourriez-YOUS décrire, de façon même approximative, la con-
sistance, la profondeur et l'allure? Car voilà bien l'écueil inévitable
de tous les systèmes qui voudront séparer la mine du sol, lui sup-
poser une existence propre, une individualité distincte; et l'inven-
teur viendra s'y heurter comme les autres, plus durement même
qu'aucun autre. Dans le travail souterrain, tout au rebours de ce
qu'on pourrait croire, l'invention ne précède pas l'exploitation ;
toutes deux marchent de Iront. La mine n'est connue que quand
elle est fouillée; on la découvre à mesure seulement qu'on l'at-
taque; et, quand on parle d'en mettre l'inventeur en possession
pour prix de sa trouvaille, on renverse les termes du problème.
En lait, la découverte d'un gisement est due, soit à des induc-
tions géologiques, soit à la rencontre d'un affleurement superficiel.
La présence d'un aflleurement n'est nullement significative ; à quel-
ques mètres sous terre, le filon peut cesser brusquement sans
qu'on sache pourquoi, et « le pionnier hardi qui parcourt la mon-
tagne, guidé seulement par son instinct, » en sera le plus sou-
vent pour sa peine. Les inductions géologiques, corroborées par
des sondages préparatoires, ne donnent elles-mêmes que des in-
dices, parfois trompeurs, toujours insuffîsans; on en a constam-
ment la preuve pour les houillères, la branche la plus importante
de notre richesse souterraine, celle qu'il faut toujours avoir pré-
sente à l'esprit quand on raisonne sur ces matières. Nous croyons
savoir aujourd'hui que le combustible minéral s'est lormé par la
décomposition lente de débris végétaux accumulés et stratifiés dans
les dépressions du sol. Pour prédire à coup sûr qu'à telle profon-
deur on tombera sur une couche de houille, pour affirmer, — chose
capitale, — qu'elle se continue sans interruption sur une longueur
déterminée, il faudrait donc connaître le relief du sol à l'époque
carbonifère et les modifications successives qu'il a subies depuis
lors. Faute de ces bases, que la stratigraphie n'a pu jusqu'ici leur
fournir, nous voyons les concessionnaires, au centre même du gîte,
trompés dans leurs calculs les mieux établis par des accidens de
terrain dont rien ne pouvait les avertir. Un explorateur table né-
cessairement sur des données encore plus vagues ; le peu qu'il
connaît de la mine se réduit, en réalité, aux quelques portions
atteintes par ses travaux de recherches; et, ce qu'il ne connaît
pas, il ne peut raisonnablement le réclamer par droit d'inven-
tion (1).
(1) La (lifTicuUé de définir Tinvention en matière de mines montre tout ce qu'il y
a d'arbitraire dans le système; le projet de i88G propose de reconnaître la qualité
d'inventeur à celui qui aura le premier établi matériellement, dans un i)érimètre de
recherches légalement détenu par lui, l'existence d'un gîte naturel, paraissant techni-
quement susceptible d'exploitation.
LA. PROPRIÉTÉ DES MINES. 879
Découvrir une mine, c'est, proprement, signaler la présence pro-
bable Jïnn lit de houille ou d'une couche de minerai dans telle ou
telle partie du sous-sol ; le résultat des sondages de l'inventeur ne
va pas au-delà. Le déclarer propriétaire, sur cette simple présomp-
tion, est évidemment prématuré ; et, s'il n'a ni la propriété du
fonds, ni celle du gîte, ce qu'on peut lui accorder, en récompense
de sa découverte, c'est le droit d'extraction et de fouilles. Mais ce
droit, le seTll dont il puisse être question jusqu'à ce que la con-
sistance et l'allure du gîte aient été exactement déterminées, il appar-
tient normalement au propriétaire du sol ; et dès là qu'il faut dé-
pouiller le propriétaire pour donner l'investiture à un autre, notre
démonstration est faite : lui seul peut revendiquer la mine. Quand
l'inventeur obtient la concession, c'est, — comme un concession-
naire quelconque, — par la grâce du gouvernement et non par
droit de conquête ; quand on la lui refuse, s'il doit être indemnisé,
ce n'est pas parce qu'on le dépossède, mais parce que toute peine
mérite salaire et qu'il ne faut pas que personne s'enrichisse aux
dépens d'autrui.
V.
L'attribution de la mine soit à l'État, soit à celui qui la révèle,
manque donc de base légale ; il en est de même des mesures coer-
citives : déchéance, réduction de périmètre, — sur lesquelles on
compte pour obliger les exploitans actuels à pousser leurs travaux;
enfin, la suppression de la redevance trélbncièrc repose sur rini)0-
thèse impossible de la mine dégagée du fonds qui la contient.
iN'importe! dira-t-on. Il s'agit défavoriser la découverte de nou-
veaux gîtes, d'activer l'extraction dans les anciens ; tout doit être
sacrifié à ce but unique de la législation minière. Oui, mais encore
faudrait-il être assuré du résultat. Or, pour ne pas parler des
compagnies houillères, dont on serait tenté peut-être de récuser
le témoignage, nous voyons des membres du corps des Mines,
des économistes, des savans, dénoncer l'attribution de la mine
à l'inventeur, la suppression des redevances tréfoncières, la dé-
chéance, et surtout la limitation des périmètres connue autant
d'innovations fatales. C'est par un système do redevances pro-
gressives qu'on se propose de faire échec aux concessions trop
étendues. De l'aveu niême des auteurs du projet, le taux de l'im-
position nouvelle est calculé de telle sorte que les concessionnaires
auront intérêt, pour s'y soustraire, à prendre l'initiative d'une
réduction, qui retranchera de leur périmètre tout ce qu'ils n'exploi-
tent pas actuellement. On compte, par là, faire rentrer, sans bourse
délier, dans les mains de l'État, pour être adjugée ensuite aux
880
REVUE DES DEUX MONDES.
enchères, la moitié environ des gîtes concédés. On comprend que
ce procédé oblique qui prend, si l'on peut ainsi parler, la propriété
à revers, ait rencontré une opposition générale : si les conditions
présentes de l'industrie et du travail ne permettent pas de laisser
détenir plus longtemps des richesses minérales inexploitées, il
semble que ce n'est pas par un subterfuge fiscal que la loi doit
y pourvoir.
Quelles sont donc ces conditions nouvelles , et qu'y a-t-il de
changé depuis le jour où la propriété souterraine a été constituée
pour la première lois? Aujourd'hui comme alors, le fer et la houille
tiennent la tête dans les statistiques de notre production minière ;
ce n'est guère que pour ces deux substances qu'on a légiféré de-
puis un demi-siècle. Les procédés d'extraction, l'outillage, se sont
perfectionnés sans doute ; ils n'ont subi aucune transformation sub-
stantielle. Si la consommation a plus que décuplé par le fait des
découvertes modernes, l'extraction française n'a pas cessé de pro-
gresser, à proportion, sinon dans la mesure exacte, des nouvelles
exigences ; ce qu'elle n'a pu fournir, l'importation l'a toujours pro-
curé. Nous n'avons donc plus à nous préoccuper, comme en 1810,
du cas où l'exploitation restreinte ou interrompue donnerait des
inquiétudes « pour les besoins des consommateurs. » C'est là une
de ces dispositions transitoires, tombées d'elles-mêmes en désué-
tude avec l'ancien ordre de choses, et qu'il ne faudrait faire revivre
que si le malheur des temps nous ramenait un blocus continental.
Présentement, de quoi s'agit-il? D'obtenir la houille à bon marché
et de lutter contre la concurrence étrangère. Sur la moyenne de
33 millions de tonnes que consomme annuellement l'industrie fran-
çaise, les deux tiers sont fournis par les charbonnages français, le
dernier tiers par l'Angleterre, la llelgique et l'Allemagne. La pro-
duction nationale se développant serait -elle à même de suffire
seule aux demandes , et le pouvant, le devrait-elle ? Grave pro-
blème dans lequel il faudrait prendre parti entre les prophètes de
malheur qui annoncent l'épuisement de nos mines de combustible
dans un temps relativement peu éloigné, et les optimistes qui
répondent de tout. Assurément, s'il y avait la moindre crainte de
disette future, l'exploitation à outrance serait le pire des gaspil-
lages ; les concessionnaires qui s'y livreraient devraient être mena-
cés de déchéance pour avoir compromis « les besoins des consom-
mateurs ; » il faudrait encourager nos usines, nos compagnies de
navigation à vapeur et de chemins de fer à s'approvisionner à
l'étranger en temps de paix, et tenir soigneusement en réserve nos
richesses minérales pour le moment où nous devrions nous suf-
fire à nous-mêmes.
Il y a tout lieu de croire, puisque ces préoccupations n'ont
LA PROPRIÉTÉ DES MINES. 881
pas trouvé d'écho chez les auteurs du projet, que le temps dos
économies n'est pas encore venu, et que nous pouvons, sans
arrière-pensée, hvrer bataille à la concurrence. Mais le développe-
ment de l'extraction n'est ici qu'un des facteurs. Les houilles l'ran-
çaises auront beau encombrer le marché, elles n'enlèveront la pré-
férence qu'à prix égal ou inférieur; si elles reviennent plus cher au
producteur et qu'il faille les vendre à perte, la production s'arrê-
tera d'elle-même en dépit des plus belles lois du monde, et nous
aurons acheté l'avilissement momentané du combustible au prix
de la ruine de notre industrie houillère. Avant donc de décréter
l'exploitation en masse, il sera bon de s'assurer qu'elle sera suffisam-
ment rémunératrice ; — à moins qu'on n'en revienne tout simple-
ment à reconnaître, avec M. Aguillon, que l'intérêt personnel des
exploitans est, à tout prendre, la meilleure des garanties, car « les
propriétaires ne renonceraient pas longtemps aux profits certains
qu'ils pourraient tirer de l'exploitation de leurs mines. »
Les raisons de notre infériorité vis-à-vis de l'Angleterre et de
l'Allemagne sont parfaitement connues (1) : salaires plus «'le-
vés, faible épaisseur des couches, difficultés plus grandes d'aérage
et d'épuisement des eaux, allure particulièrement capricieuse des
gîtes, situation peu favorable des barsins houillers, solidité moindre
du toit des mines françaises. A ces causes permanentes et qui s'ag-
graveront à mesure qu'il faudra descendre plus profondément, sont
venues s'ajouter, depuis lors, les pertes résultant des grèves et des
chômages. Le prix moyen de vente de la tonne de houille est, en
France, de 10 fr. 67; en Westphalie, il est descendu à 5 fr. 10.
Avec un pareil écart, les droits de douane arrivent à peine à réta-
blir l'équilibre dans les départemens frontières où les charbons alle-
mands pénètrent sans trop de frais de transport. Pour peu que
le nouveau système d'impôts et de redevances empire la situation
financière de nos concessions, les charbons français seront hors
d'état de lutter; et, dès lors, à quoi bon la découverte de nouvelles
mines, l'impulsion donnée à l'exploitation?
La redevance progressive, proportionnelle à la surface, n'est
pas seulement onéreuse ; elle constituerait une inégalité flagrante an
préjudice des mines les plus pauvres; la mine à filon, la moins
riche, se prolonge sur une étendue beaucoup plus considérable
que la mine en couches profondes; elle serait donc plus taxée.
« Aujourd'hui, dit M. Gomel, les propriétaires de mines acquit-
tent une redevance fixe de 0 fr. 10 par hectare, et une redevance
(1) Voir la Revue du l" et, du 15 octobre 1876.
TOMK XGVI. — 1889. j<>
882
REVUE DES DEUX MONDES.
proportionnelle de 5 Ir. 50 pour 100 du produit net. Le projet
réduit la redevance proportionnelle à 3 pour 100, mais il aug-
mente la redevance fixe et établit pour elle un taux progressif :
elle serait à l'avenir de 0 fr. 50 par hectare jusqu'à 50 hectares,
puis de i franc entre 51 et 100 hectares, de 2 francs de 101 à
500 hectares, de 3 francs entre 501 et 1,500 hectares, enfin de
k francs à partir de ce dernier chiffre. La diminution du rende-
ment de la redevance proportionnelle sera couverte par la plus-
value due à l'élévation de la redevance fixe, mais il saute aux yeux
que le nouveau système d'impôt altérera singuhèrement la situa-
tion respective des cxploitans. Ainsi, voilà une mine dont le gise-
ment est puissant et dont le périmètre est de 1 ,000 hectares : elle
payait jusqu'alors^, pour un produit net de 1 million, 55,000 francs
de redevance proportionnelle et 100 francs de redevance fixe ; elle
paierait à l'avenir 30,000 fi*ancs de redevance proportionnelle et
2,375 francs de redevance fixe : soit un bénéfice, pour elle, de près
de 23,000 francs par an. Au contraire, voilà une exploitation voi-
sine dont le terrain minier est pauvre et qui, par cela même, est
étendu : il est de 3,000 hectares ; elle acquitte actuellement
11,000 francs de redevance proportionnelle pour une recette nette
de 200,000 francs et 300 francs de redevance fixe; elle suppor-
tera dorénavant 6,000 francs de redevance proportionnelle et
9,875 francs de redevance fixe : soit, pour elle, une aggravation
de charges de plus de h,bOO francs. Le mode d'imposition projeté
sera donc très favorable aux exploitations lucratives, et onéreux à
toutes celles qui luttent contre des difficultés naturelles ou com-
merciales (1). »
Cette inégalité des terrains miniers, au point de Yue de la richesse
des couches et des conditions d'extraction, semble également devoir
faire écarter la limitation a priori du périmètre des mines, puisque
le chef de l'i^tat se verrait empêché désormais de tenir compte des
circonstances, essentiellement variables d'une région à l'autre,
d'après lesquelles il se détermine aujourd'hui. S'il serait mauvais
qu'une même compagnie accaparât tout un bassm houilier; en re-
vanche, il est impossible d'instituer une exploitation fructueuse sur
un gisement de faible importance , et il va de soi que l'importance
du gisement n'est pas toujours proportionnelle à la surface sous
(1) M. Grilner, qui a consacré à l'examen critique du projet une remarquable mo-
nographie, fait observer qu'au moment môme où le gouvernement français se préoc-
cupe de restreindre les périmètres, les sociétés houillères de Westphalie sont en in-
stance pour obtenir la modification de la loi prussienne qui met des entraves à la
fusion des concessions. La crise récente qui vient de sévir sur le bassin westphalien
a accentué encore le mouvement dans ce sens.
LA PROPRIÉTÉ DES MINES. 883
laquelle il se développe. Il y a là une question de mesure, essen-
tidlement contingente, dans laquelle le gouvernement aurait tort
de se lier les mains par une disposition législative.
M. Francis Laur voulait même que la réunion de deux conces-
sions fût de droit, et son projet supprimait la nécessité d'une
autorisation. A son avis, l'abrogation du décret de 1852 est
réclamée par l'intérêt de l'industrie minière, dont il importe, par-
dessus tout, de diminuer les frais généraux : « S'il est, dit-il, une
industrie qui réclame la forme par groupemens, c'est bien l'in-
dustrie minière, si misérable et si compromise entre les mains
d'individualités souvent impuissantes. Pour ne citer qu'un exemple,
quel avantage a-t-on retiré, au point de vue général, du morcel-
lement en quatre groupes de la compagnie de la Loire? On
a jeté la pomme de discorde au milieu de quatre sociétés, con-
damné certains groupes à lutter contre toutes les difficultés, d'au-
tres à prospérer quand même. Encore si on avait voulu éviter la
trop grande extension des périmètres ; mais les quatre groupes que
Napoléon III a formés par un décret spécial ne constituent qu'une
surface concédée de 5,662 hectares, et, à côté, dans le bassin de
la Loire même, la seule concession de Firminy et Roche a 5,856 hec-
tares. La concession d'Anzin comprend 11,851 hectares, et la com-
pagnie entière possède 28,000 hectares; Aniche, 11,850; Nœux,
8,028. On ne s'aperçoit nullement que ces concentrations entre les
mains de sociétés nuisent à l'intérêt général, et, rfaw« tous les cas,
cela est favorable au sage amcnagemeiit des mines (1). »
Pour nous, s'il nous était permis d'exprimer une opinion,
nous dirions qu'il est dangereux de virer de bord sous le feu
de l'ennemi, que la mise en vigueur d'une loi nouvelle n'ira pas
sans difficulté, surtout si l'application en est presque exclusivement
abandonnée, comme on le propose, aux administrations locales.
Dans les conditions difficiles où la production française soutient
actuellement la lutte contre la concurrence étrangère, on peut se
demander si les meilleures innovations viendraient à point; —
et peut-être cette considération nous détournerait-elle de dire, à
notre tour, celles que nous croyons réalisables, si nous pouvions
nous dispenser d'en\'isager la question sous toutes ses laces.
VI.
En retraçant l'histoire de notre législation minière, la série do
d'essais d'où la loi de 1810 est sortie, en étudiant de plus près
(1) E-xposé des motifs de la proposition de loi sur les mines.
88 Û REVUE DES DEUX MONDES.
la nature de la propriété souterraine, nous aurons fait sans doute
entrevoir et pressentir la solution théorique du problème. S'il est
certain que le meilleur régime légal des mines est celui qui peut
assurer la prospérité de l'industrie minérale, la base de ce régime
idéal sera la propriété privée; non pas une propriété bâtarde et
vassale, mais le droit complet, indépendant, irrévocable, institué
par le code civil, sous les seules restrictions que comportent le
bon ordre et la sécurité publique ; s'il est non moins évident que
l'exploitation minière ne reste pas confinée dans les profondeurs du
sol, mais qu'il faut de toute nécessité qu'elle débouche et s'étale
au grand jour, cette propriété comprendra tout ensemble la sur-
face et le tréfonds; enfin, s'il est vrai que l'idée la plus simple est,
en général, la plus juste, on attribuera la propriété de la mine à
celui qui en occupe déjà toutes les avenues, qui seul peut l'at-
teindre, à qui il suffit de laisser les mains libres, — en un mot au
propriétaire foncier. Tel serait notre système de prédilection, celui
que nous verrions le plus volontiers porter à la tribune, s'il s'agis-
sait de légiférer pour les citoyens de Salente, si une société vieille
de quinze siècles pouvait impunément faire table rase de son passé
et des droits acquis. Encore qu'il ne soit que le développement
rationnel de l'idée première de Napoléon, il bouleverserait trop
profondément la condition actuelle de la mine pour qu'on puisse,
sans imprudence, essayer de le traduire en proposition de loi.
Qu'on nous permette, pourtant, de le montrer rapidement à l'œuvre :
cet examen spéculatif fournira certaines données indispensables
pour la discussion des projets de réforme à l'étude.
Que subsiste-t-il, aujourd'hui, des raisons, des préjugés, pour
mieux dire, qui ont fait écarter, en 1810, le prétendant légitime, le
propriétaire du sol? Écoutons les orateurs officiels, Regnault de Saint-
Jean-d'Angély, Stanislas de Girardin, plaider la cause de la concession
administrative, et voyons leurs motifs : a Attribuer la propriété de la
mine à celui qui possède le dessus, ce serait lui reconnaître le droit
d'user et d'abuser, droit destructif de tout moyen d'exploitation
utile, droit qui soumettrait au caprice d'un seul la disposition de
toutes les propriétés environnantes de nature semblable, droit qui
paralyserait tout, autour de celui qui l'exercerait, qui frapperait de
stérilité toutes les parties de mines qui seraient dans son voisi-
nage. )) Qu'est-ce à dire? La faculté de libre et absolue disposition
du propriétaire est la condition commune de toutes les propriétés,
sans distinction d'origine, et si vraiment elle pouvait autoriser
tous les abus, — proposition qui fait sourire, — ces actes abu-
sifs seraient aussi bien permis au propriétaire choisi par le gouver-
nement qu'au propriétaire du droit commun. Poursuivons : « L'ex-
LA PROPRIÉTÉ DES MINES. 885
ploitation minérale implique des conditions particulières de capacité
et àe fortune; il faut donc que le choix corrige le hasard, et le
chef de l'Etat l'exercera en laveur du plus digne. » Aura-t-il tou-
jours la main heureuse? Pour l'attribution première de la mine, je
veux le croire; mais l'avenir n'est à personne. Cette propriété nou-
velle est nécessairement, et comme toutes les autres, disponible et
transmissible ; la loi permet expressément de l'échanger ou de la
vendre. Lors de chaque mutation, l'administration devra-t-elle donc
donner son agrément? Si on l'exige, nous voici bien loin du droit
commun ; et si l'autorité publique doit s'abstenir, que deviennent
les prétendues garanties?
Au surplus, ce que l'on appréhendait au temps de Fourcroy et
de Gambacérès, — mauvais vouloir, insouciance, manque de capi-
taux ou de capacité professionnelle, — ne nous arrêterait pas un
instant. L'inintelligence, la routine, l'aversion des populations ru-
rales pour les spéculations industrielles : pures légendes. Le plus
arriéré de nos paysans sait ce qu'on peut tirer d'une couche d'étain
ou d'anthracite, aussi bien qu'il connaît l'importance d'une source
thermale ; il bouleversera ou laissera bouleverser volontiers son
lopin de terre, s'il entrevoit au bout le moindre profit. Ni le culte
du foyer, ni l'amour du champ paternel, — toutes les considéra-
tions sentimentales et bucoliques, — ne tiendront une minute
contre l'appât du gain ; et le petit bourgeois des villes et le mil-
lionnaire lui-même ne pensent pas, au fond, différemment. Quelle
apparence qu'ils négligent de gaîté de cœur l'occasion de faire
fortune, qu'ils éconduisent niaisement l'homme qui viendra leur
en proposer le moyen? Ceux qui refuseront, c'est qu'ils auront de
justes sujets de méfiance. Au lieu de stimuler leur inertie, on aurait
plutôt à les défendre contre la tentation, — s'il n'était grandement
temps de nous déshabituer de cette manie de mener les gens en
laisse. Un accord amiable entre l'explorateur et le propriétaire fon-
cier, il n'y a pas de règlement administratif qui donnerait à tous
deux une sécurité plus grande ; des commanditaires solides, un ingé-
nieur habile, c'est tout ce qu'il fautpour assurer la bonne exploitation.
Actuellement, on n'en demande pas davantage au concessionnaire :
nulle part il n'est dit qu'il devra réunir en sa personne la triple
aptitude financière, commerciale et technique; on pense que son
intérêt l'amènera à s'entourer convenablement, et les choses n'en
vont pas plus mal. Contre les abus, les imprudences, on aura tou-
jours la surveillance des ingénieurs de l'État, dont le contrôle
s'exerce sur toutes les industries dangereuses, et qu'il faudrait
charger ici, par extension, de prévenir le gaspihage.
La mine et la surface réunies et réconciliées, les redevances, les
886 REVUE DES DEUX MONDES.
indemnités, les expertises supprimées du même coup, quelle sim-
plification et quelle fructueuse économie! Si quelque jour, cepen-
dant, le propriétaire veut, en gardant son champ, vendre sa mine,
alors, les limites, les relations respectives des deux propriétés, super-
ficielle et souterraine, seront du moins fixées et garanties par
des engagemens mutuels accommodés à la nature des lieux, par
des conditions librement débattues, dont aucun des contractans
n'aura droit de se départir ou de se plaindre.
Le seul côté véritablement défectueux du svstème de l'accession,
Mirabeau l'avait signalé déjà ; c'est qu'il prolonge à travers le sol
les divisions superficielles et qu'il fractionne ainsi arbitrairement le
gîte, au détriment de l'exploitation. Non pas qu'une mine soit par
elle-même un tout concret et indivisible ; mais il n'est pas indifTérent
de l'attaquer sur tel ou tel point de son parcours. L'extraction pra-
tiquée simultanément dans plusieurs propriétés contiguës, outre
qu'elle décuplerait les frais généraux, risquerait d'amener des ébou-
lemens ou des inondations, de sorte qu'il faudrait grouper les pro-
priétaires en nombre suffisant pour constituer les élémens d'une
exploitation rationnelle et unique. Ils y viendront d'eux-mêmes
dans bien des cas; au besoin, l'administration les y amènerait en
leur refusant le permis d'exploiter, dès qu'il y aura danger de gas-
pillage ou d'accidens. Quelque progrès pourtant qu'ait fait l'esprit
d'association depuis bientôt un siècle, il y aura des résistances qui
paralyseraient tout et dont il faut avoir raison. Force est alors à
l'autorité publique de se montrer, soit pour réunir d'office en syn-
dicat tous les intéressés plus ou moins récalcitrans, soit pour at-
tribuer la propriété de la mine à une tierce personne, à charge
d'indemniser les propriétaires. La première combinaison est plus
respectueuse des droits existans; c'est celle qu'on applique aux
desséchemens de marais, aux constructions de digues contre la
mer ; nous avons, là-dessus, des lois qui rendent l'association syn-
dicale obligatoire, une procédure toute montée, qu'il serait assez
facile d'adapter à l'extraction souterraine en cas de morcellement
et de refus de concours ; on l'a déjà fait, en 1838, pour les travaux
d'épuisement communs à plusieurs mines. Mais il est sensible
qu'une concession du gouvernement assurera mieux le succès de
l'entreprise. Le syndic qui serait chargé d'exploiter pour le compte
de plusieurs propriétaires, divisés d'intérêts et aigris les uns contre
les autres, se trouverait dans une situation plus difficile encore que
celle d'un fonctionnaire administrant une mine de l'État. Le con-
cessionnaire qui joue sa fortune, et qui ne doit de comptes à per-
sonne, a SOS coudées franches; la raison suffit pour j)référer cette
combinaison.
LA PROPRIÉTÉ DES ML\ES. 887
Notre système de «la mine à la surface » n'écarte donc pas d'une
maoière absolue la concession à un tiers. Il l'admet, au contraire,
comme une exception nécessaire, dans les cas assez nombreux
où le morcellement et le défaut d'entente entre les propriétaires
ne permettent pas de constituer un périmètre suffisant pour une
exploitation normale.
VII.
Ce tempérament, commandé par la force des choses, ne serait-il
pas, à tout prendre, le trait d'union entre le code ci^il et notre loi
des mines, le secret cherché par Napoléon pour accorder les exi-
gences de l'exploitation avec les droits incontestables et constam-
ment proclamés par lui, de la propriété territoriale? Le principe
posé, le législateur de 1810 s'est exagéré les difficultés de la pra-
tique; il a franchi de prime-saut la règle, et poussé droit jusqu'à
l'exception. Que l'on rétabhsse seulement l'une et l'autre en sa
place ; que l'administration conserve le pouvoir de concéder la
mine, mais qu'elle soit tenue de donner la préférence au proprié-
taire du sol, et que la loi spécifie les cas dans lesquels la con-
cession pourra lui être refusée : nous n'am-ons pas besoin d'autre
réforme. Quand il sera bien entendu que, sauf raison majeure,
le tréfonds minéral doit rester attaché à la surface, qu'un conces-
sionnaire étranger ne doit être choisi qu'en dernière ressource,
les relations du concessionnaire, de l'inventeur et du proprié-
taire du sol, entre eux et avec l'État, reprendront leur véritable
caractère; la recherche et l'exploitation des mines trouveront dans
le jeu des intérêts individuels un stimulant plus efficace que toutes
les pénahtés.
Que faut-il pour cela? Ni refonte générale, ni dispositions nou-
velles; tout au plus quelques retouches de détail; moins encore
peut-être ; un commentaire législatif des principes poses par les
auteurs de la loi au seuil de la discussion : « le propriétaire
du dessus l'est aussi du dessous ; mais l'intérêt supérieur de l'ex-
ploitation minérale obhgc de porter atteinte à son droit; cette rid-
son d'état ne va pas, toutefois, Jusqu'à faire prononcer son exclu-
sion complète ; il peut obtenir la concession tout connue un autre,
lorsque les circonstances le permettent.» Lui attribuer aujourd'hui
un droit exclusif à l'exploitation de la mine serait évidemment
ajouter à la loi; mais lui reconnaître un] simple droit de préférence,
c'est exprimer seulement ce qu'elle-même a sous-entendu. La réu-
nion de la surface et du tréfonds dans les mêmes mains, quand
elle est possible, présente pour les intéressés et pour l'administration
888
REVUE DES DEUX MONDES.
de si grands avantages, elle facilite tellement la surveillance, qu'il
n'est pas vraisemblable que le gouvernement ait jamais refusé, à la
légère, d'agréer pour concessionnaire de la mine le maître du londs
qui la renferme. Cela étant, quel inconvénient d'ériger ouvertement
en règle ce dont on a dû se faire une loi dans la pratique? et,
puisque cette règle comporte des exceptions, pourquoi ne pas
les rigoureusement définir ?
La crainte de compromettre l'exploitation en la scindant est la
seule raison qui justifie la création d'une propriété souterraine in-
dépendante ; il faut donc réserver cette combinaison pour les miné-
raux dont l'extraction ne pourrait s'accommoder du régime normal
de la propriété foncière. On s'est préoccupé presque exclusivement
jusqu'à ce jour de mettre la nomenclature des substances conces-
sibles d'accord avec les données de la science, d'englober dans
l'énumération légale toutes celles qui, par leur nature, appartiennent
aux mêmes catégories ; et de peur d'en laisser échapper quelqu'une,
les récens projets de réforme proposent de laisser la porte ouverte
à des classifications ultérieures qui se feront par simples décrets.
La question, ce semble, est mal posée; l'analyse et la compo-
sition chimique importent moins ici que les conditions habituelles
de gisement et d'abatage. Si l'on procédait, dans cet ordre d'idées,
à la revision des substances actuellement classées comme conces-
sibles, la liste en sortirait sans doute singulièrement réduite. Mais
de toute façon, c'est dans la loi et pas ailleurs que cette nomen-
clature doit se trouver, car une question de propriété ne peut être
décidée discrélionnairement ni par l'administration, ni par les tri-
bunaux ou le conseil d'État (1). Entre les gîtes d'une même sub-
stance, il y aurait, d'ailleurs, des distinctions à faire. Certaines
couches de houille, par exemple, sont si peu profondes et de
si faible épaisseur, que deux ou trois hommes travaillant à ciel
ouvert suffisent pour les exploiter; on ne saurait, en pareil cas,
exiger du propriétaire qu'il remplisse les foi'malités d'une demande
de concession. Quand l'administration a constaté que les amas
superficiels ne constituent pas l'aflleurement d'un gîte souterrain
plus considérable, elle doit laisser l'extraction s'exercer librement.
Le projet ministériel de 188(3 entre dans cette voie. L'article 7 au-
torise au profit des propriétaires du sol l'exploitation des gîtes mé-
tallifères superficiels non compris dans le périmètre d'une mine de
même nature déjà instituée. Ce n'est pas, toutefois, un droit qu'il
reconnaît, mais une faveur qu'il accorde, et que le préfet peut reti-
(I) I^ loi prussienne contient une énumcration strictement limitative des substances
soumises au régime spécial des mines.
LA PROPRIÉTÉ DES MINES. 889
reu quand il lui plaît. Nous aurions voulu davantage ; la tendance
mérite néanmoins qu'on la signale.
Enfin, lors même qu'un gîte susceptible de concession s'étend
sous un grand nombre de propriétés dilïérentes, il serait bon
([u'avant de l'attribuer à une tierce personne, l'administration mît
les propriétaires en demeure de se réunir en société pour en sol-
liciter la concession. En cas d'entente, nous savons déjà toutes les
facilités que l'exploitation y trouverait. En cas d'échec, et par le
seul fait de l'ultimatum administratif, la situation du concession-
naire étranger à qui la mine serait dévolue se trouverait notable-
ment fortifiée, les inconvéniens de la séparation du sol et de la
mine de beaucoup amoindris. Gomme les propriétaires non adhé-
rens ne pourraient s'en prendre qu'à eux-mêmes de la séparation
de la surface et du tréfonds, ils ne pourraient prétendre qu'à la
réparation du préjudice matériel qu'ils éprouveraient ; il n'y aurait
plus de raison de leur accorder une indemnité « au double » en
cas d'occupation du sol.
Même au point de vue de la recherche de nouvelles mines, le
droit de préférence accordé au propriétaire foncier serait préférable
à l'attribution de la mine à l'inventeur. Pour assurer à l'explo-
rateur le bénéfice de sa découverte, les auteurs des nouveaux
projets ont dû interdire au propriétaire lui-même tout travail
d'exploration, sans une autorisation administrative. Cependant le
droit de creuser le sol rentre essentiellement dans les prérogatives
du propriétaire ; on aurait beau, d'ailleurs, lui interdire de se livrer
chez lui à la recherche des substances classées dans la catégorie des
mines, qu'il pourrait toujours éluder la défense en donnant le change
sur le but de ses fouilles, — à moins qu'on n'en arrive à défendre de
remuer la terre sans l'agrément du préfet. Mais si l'on veut vrai-
ment favoriser la découverte des richesses minérales, c'est le pro-
priétaire du sol qu'il faut encourager avant tout autre, car il est
mieux placé que personne pour réussir. La législation actuelle lui
donne toute latitude : seulement, comme elle n'a rien fait pour
lui garantir la concession, il n'est pas surprenant qu'il se montre
peu empressé à profiter de ses droits. Il en serait tout autrement
s'il avait promesse de préférence pour l'attribution du gîte situé
sous sa propriété. Ses recherches, donnant l'éveil à ses voisins, les
détermineraient à efiectuer, de leur côté, des sondages parallèles :
on serait donc promptement fixé sur la configuration et l'allure de
la mine. La question de priorité n'étant plus en jeu, puisque le
tréfonds minéral devrait, en cas d'accord, être attribué par droit
d'accession, personne ne chercherait à gagner les autres de vitesse.
H y aurait de grandes chances pour que les investigations se
890 REVUE DES DEUX MONDES.
fissent à frais communs, sous une direction unique ; le terrain se
trouverait ainsi parfaitement préparé pour le groupement volon-
taire de tous les intéressés en société ou en syndicat, le moment
venu de consentir la concession définitive. On conçoit qu'il nous est
impossible d'entrer ici dans les détails du fonctionnement du sys-
tème; il nous suffît d'avoir montré le peu qu'il faudrait pour réta-
blir dans notre code minier la cohésion et la logique. Et, cjuant
aux résultats, puisqu'il est aujourd'hui de mode de chercher des
inspirations chez les nations voisines, nous pouvons ajouter qu'en
face du principe de « la mine à l'inventeur, » de provenance prus-
sienne, le di'oit d'accession de la mine à la surface est le fonde-
ment de la législation anglaise, qu'il est admis en Saxe pour les
gîtes de houille, en Belgique et dans le Luxembourg pour les mi-
nerais de fer, — si bien qu'en accordant au propriétaire du sol un
simple droit de préférence, la loi française resterait encore en deçà
des dispositions libérales adoptées avec succès dans un certain
nombre de pays étrangers.
YIII.
C'est dans ce sens seulement, croyons-nous, qu'on pourra son-
ger à reviser, à compléter pour mieux dire, — notre législation
spéciale, si l'on veut la maintenir en harmonie avec les principes
du droit civil et conserver à la mine son caractère immobilier et
perpétuel. Confondue avec la propriété du sol, elle participe de sa
nature; même démembrée de la surface, elle garde la trace indé-
lébile de son origine territoriale ; mais si l'on prétend lui faire
rompre ses attaches avec le fonds, la combinaison féconde de la loi
du 21 avril 1810 va s'écrouler du coup. Dans les pays de droit ré-
galien, l'État à qui la loi réserve les gîtes métallifères ne peut con-
céder que ce qu'il possède lui-même, c'est-à-dire du fer et de la
houille, et non pas les couches du sol qui les contiennent, puisque
le sol dépend de la surface. Le titre du concessionnaire ne porte
donc que sur les substances concédées, choses, de leur nature,
mobilières et périssables, et son droit s'évanouit sitôt que la mine
est épuisée. Le projet qui supprime la redevance tréfoncière, —
dernier et fragile lien du « dessus et du dessous, » — n'a pas re-
culé devant cette conséquence. 11 définit la propriété de la mine :
« le droit d'exploiter jusqu'à leur épuisement tous les gîtes naturels
des substances dénommées au titre d'institution, » — rien n'étant
plus contraire à la nature des choses, dit l'exposé des motifs, « que
I
LA PROPRIÉTÉ DES MINES. 891
cett^e éternité attribuée à l'exploitation d'une richesse appelée fata-
lement à disparaître dans un délai souvent assez court (1). »
Si cette disposition doit rétroagir, c'est le bouleversement
complet du régime des mines; c'est l'inégalité des conditions,
si elle ne regarde que l'avenir. Mais le peu de concessions nou-
velles sur lesquelles il est permis de compter ne vaudrait pas
l'honneur d'une législation spéciale : à de très rares exceptions
près, comme le fait observer M. Aguillon, nous ne pouvons nous
flatter de posséder dans notre vieux pays, si connu et si exploré,
des richesses minérales tant soit peu sérieuses, qui ne soient pas
déjà appropriées. Aussi, est-ce bien d'une loi rétroactive qu'il s'agit :
les nouveaux cas de déchéance, la nouvelle définition de la propriété
souterraine, et, — par le moyen détourné que l'on sait, — la réduc-
tion des périmètres, s'appliqueraient aux mines déjà instituées. Et
le préjugé de l'omnipotence de l'État en pareille matière est si bien
enraciné, que nombre de gens, peut-être, trouveront la chose toute
naturelle. On parle toujours dos concessionnaires comme si la nation
s'était dépouillée à leur profit ; partant de là, les impatiens ont dé-
noncé l'abus et sommé les pouvoirs publics d'y mettre un terme ;
les modérés n'ont trouvé d'autre réponse que de représenter les
compagnies minières comme dépositaires d'une part de la richesse
nationale, et chargées de la faire valoir pour le commun profit. X cette
conception fausse de leurs devoirs et de leui'S droits, les concession-
naires ont gagné, dans le début, certaines prérogatives dont ils sa-
vent aujourd'hui tout le prix, une protection particulière qui s'est
bientôt transformée en protectorat. La vérité, c'est que la concession
n'est pas plus une libéraUté qu'elle n'entraîne le dessaisissement de
l'État : lorsqu'elle est faite au propriétaire de la surface, la mine ne
change pas de maître; lorsqu'un autre l'obtient, ce sont les droits du
propriétaire foncier qui passent sur sa tête, et la redevance tréfon-
cière est le prix, parfois insuffisant, du rachat. Les concessionnaires
ne traitent donc pas avec l'administration ; ils n'ont pas d'engagemcns
à prendre envers elle; leurs charges fiscales, leurs devoirs au point
de vue de la police et de la sécurité pubHque, leur sont tracés par la
loi ou par les règlemens généraux; — des conventions particu-
héres n'y pourraient rien changer. C'est avec le maître du sol
qu'ils contractent par l'intermédiaii-e du gouvernement. Si donc
(1) Comme on l'a fait remarquer fort justement, l'extinction du droit de propriéti^
par l'épuisement du gîte permettrait à l'e-xploilaut de se dcsinliiresser des affjiisse-
mens de terrain qui peuvent se produire aprt-s qu'il aura vidé les lieux. Aussi la com-
mission a-t-elle maintenu la propriété indotinio de la mine, ^ouvcllo prouve que la
mine est bien une portion du sol, et cette conclusion se retourne contre le pi-éteudu
droit de l'inventeur et contre la suppression des redevances tréfoucières.
892 REVUE DES DEUX MONDES.
l'État vient leur dire qu'ils sont tenus d'exploiter, comme con-
dition de leur concession, il usurpe sur les attributions du véri-
table vendeur, le propriétaire foncier, — qui seul pourrait rappeler
son acquéreur à l'exécution du contrat. Quant aux intérêts publics,
nous ne voyons pas ce qu'ils ont à faire avec la déchéance.
Pour les exploitations mal conduites, l'interdiction d'exploiter suffit,
sans préjudice des travaux que le préfet peut, ici comme partout
ailleurs, faire exécuter d'office, en cas de péril imminent. Pour les
exploitations abandonnées, on n'aperçoit pas mieux les motifs par-
ticuliers qui feraient à l'administration un devoir de pousser à la
reprise du travail. Il importe, sans doute, que les richesses miné-
rales ne restent pas enfouies dans le sol, mais il importe aussi que
nos vignobles détruits par le phylloxéra soient replantés, que les
terres arables ne restent pas à l'abandon. Dans cette voie, la dépos-
session des viticulteurs nègligens de la Gironde et de l'Hérault, des
agriculteurs de l'Aisne et du Nord, s'imposerait à courte échéance;
l'avenir de la propriété territoriale est donc solidaire de celui des
concessions.
L'imprudente innovation du législateur de 1838 portait en germe
toutes ces conséquences; si le mal n'a pas été plus grand, on le
doit à l'excellent esprit, à la haute intégrité du corps national des
Mines (1). Le merveilleux instrument de tyrannie ou de vengeances
personnelles, — le jour où il tomberait entre des mains moins
désintéressées, — que cette menace d'éviction, ce droit d'exécution
sommaire indéfiniment suspendu sur la tête des exploitans, avec l'in-
jonction vague de travailler sans interruption, malgré les crises
commerciales, malgré les grèves dont il est toujours facile, avec un
peu de mauvais vouloir, d'attribuer la responsabilité à la direction
de l'entreprise !
Bien loin de multiplier les cas de déchéance, le mieux serait
de les faire disparaître. Toute atteinte à la stabiUtc de la pro-
priété souterraine rejaillit non-seulement sur la production,
mais sur la condition de l'ouvrier mineur, dont le sort reste et
restera lié, quoi qu'on fasse, à la prospérité de la mine. 11 faut
au travail souterrain la foi robuste qui transporte les montagnes ;
il y faut aussi les capitaux qui les percent, et le crédit est sujet à
prendre facilement de l'ombrage : les clauses élastiques, les pou-
voirs discrétionnaires, — l'inconnu ne lui dit rien qui vaille; aux
réformes les plus rationnelles, il préférera \e statu qHO,qua.nd elles
devront se traduire par des mesures radicales. Et nous-mêmc,
(1) Jusqu'à ce Jour, l'administration n'a prononcé la déchéance que dans quelques
cas d'abandon volontaire de concessions devenues improductives.
LA PROPRIÉTÉ DES MINES. 893
nous nous reprocherions d'avoir signalé ici les côtés défectueux
de notre loi organique, si la situation des concessionnaires pouvait
en être un instant ébranlée, s'ils n'avaient été les premiers, presque
les seuls, à soufïrir de ces inconvéniens dont ils ne songent plus à
se plaindre. Mais il nous semble que de remettre en lumière les
bases essentielles de la législation minérale, aura mieux servi leur
cause que tous les argumens de circonstance. En restituant à
la concession son caractère véritable, on dissipe les préjugés
qui la discréditent; en montrant qu'elle procède de la propriété
foncière par la vertu d'une transmission légale consommée sous
le contrôle du gouvernement, on la justifie dans son principe;
en la rattachant au droit commun, on la met à l'abri du bon
plaisir. Au surplus, et dans tout autre système, — avec le droit
régalien comme sous le régime de l'invention, — la position des
propriétaires actuels de mines reste inattaquable. Aux revendi-
cations de l'État, ils opposeraient leur titre de propriété per-
pétuelle, contre-signe du chef de l'État; si c'est l'inventeur qui
l'emporte dans la loi nouvelle, ils peuvent, à l'encontre de tous
autres, se réclamer de cette qualité, car le véritable inventeur d'une
mine n'est pas celui qui en signale l'existence, mais celui qui la
poursuit et l'atteint dans les profondeurs du sol, celui qui la dt-
couvre au sens littéral du mot. Forts de leur di'oit, de leur longue
possession, des capitaux engagés, des résultats obtenus, appuyés
sur les nombreux intérêts solidah*es des leurs, les remaniemens
projetés ne sauraient les toucher, sans compromettre du mémo
coup la propriété foncière et l'industrie nationale.
La commission parlementaire, saisie du projet de loi sur les mines,
l'avait parfaitement compris. En adhérant, pour l'avenir, h. la doc-
trine nouvelle de la mine à l'inventeur, elle avait jugé nécessaire
de rassurer les concessionnaires, en leur conférant expressément
une nouvelle investiture, en affirmant la perpétuité de la [)ro{)riété
souterraine, en repoussant le système de redevances progressives
destiné à amener la réduction des périmètres. Si elle n'a pas pro-
posé la suppression de la déchéance, — comme la logique l'aurait
voulu peut-être, — elle demandait du moins que cette mesure
fût restreinte au cas, — presque équivalent à l'abandon volontaire,
— où l'exploitation est interrompue pendant deux ans, sans cause
légitime, les tribunaux civils étant juges des motifs. 11 y a loin de
là aux bouleversemens réclamés, en 1882 et 1884, par une fraction
de la chambre. Laréflexionet l'étude ont donc porté leurs fruits. On
peut être assuré qu'en cette matière elles conduh-ont toujours vers
les solutions simples et libérales.
René de Kecï.
LES
FACULTÉS FRANÇAISES
EN 1889
h
LA SITUATION MATERIELLE.
ï. Statistique de l'enseignement supérieur, de 1878 à 1888, publiée par le ministère de
l'instruction publique, 1889. — II. Recueil des lois et règlemens sur l'enseigt^ement
supérieur, recueillis et publiés par M. A. de Beauchamp, 4 vol. gr. in-S", 1881-
1889.
^^ous avons vu, le 5 août dernier, quelque chose d'inoubliable.
Ce jour-là, à trois heui-es précises, le Président de la Répu-
blique arrivait, en grand appareil, rue des Écoles. 11 s'arrêtait au
seuil d'un monument neuf , à la haute laçade finement et fière-
ment dessinée. Reçu par le ministre de l'instruction publique et
les autorités universitaires, il était introduit dans un vaste et ad-
mirable amphithéâtre où l'attendaient, groupées, plus de trois mille
personnes : les ministres du jour et les anciens minisires de l'in-
struction publique , le vice-recteur de Paris et les recteurs de
presque toutes les académies de France, les délégués des conseils
généraux de toutes les facultés des départemens, le personnel en-
tier des facultés de Paris, les professeurs des grandes écoles, l'In-
stitut, le Conseil supérieur de l'instruction publique, des sénateurs,
LES FACULTÉS FRANÇAISES EN 1889. 895
dès députés, des conseillers municipaux, et, chose qui ne s'était
pas encore vue, chez nous, en ce siècle, plus de quinze cents étu-
dians de tout pays, de toute langue, de tout costume, parisiens,
provinciaux, anglais, belges, suédois, suisses, italiens, espagnols,
grecs, roumains, hongrois, tchèques, russes, danois, américains,
bannières déployées et rangées. 11 était acclamé, à son entrée, par
cette jeunesse d'élite autant que chef d'état le fut jamais, et dun
élan si unanime, qu'on eût dit que toutes les langues s'étaient fon-
dues, pour un moment, dans un même salut à la France. Dès
l'abord on sentait, dans cette grande assemblée, une émotion peu
habituelle, joyeuse, sereine et haute, et cette émotion allait gran-
dissant à mesure que les orateurs : le vice-recteur, le président
du conseil municipal, puis le ministre de l'instruction publique,
exaltaient à l'envi la science, la patrie, l'humanité.
C'est la nouvelle Sorbonne que l'on inaugurait. Mais ce n'était
pas l'ordinaire et banale prise de possession officielle d'un nouveau
bâtiment. Ce qui remuait tous les cœurs, c'était, dans c*\s murs
neufs, une chose également neuve, un nouvel état de l'enseignement
supérieur, un nouvel état de la jeunesse française. Cette chose, nous
en savions l'existence, nous tous qui depuis vingt ans en avons été
les ouvriers attentifs et passionnas ; mais elle n'avait pas encore
éclaté aux yeux du pubhc. Ce jour-là elle apparaissait, avec le mo-
nument dégagé de ses échafaudages, formée, vivante et agissante,
et c'était une fierté pour les uns, pour quelques autres une sur-
prise, pour tous une joie et une grande espérance.
Il nous a semblé que c'était le moment ou jamais de dire ce qui
a été fait en ces dernières années pour la transformation de nos
facultés, ce qu'elles sont devenues, ce qui leur manque encore.
Aussi bien la tâche est-elle facilitée par deux récentes publicaliois
du ministère de rinstniction publique, la Statistique de Vemei-
gnement supérieur de i818 à i888, et le quatrième volume du
Recueil des lois et règlemens sur Venseigjiement supérieur, par
M. Arthur de Beauchamp, deux sources abondantes de renseigno-
mens auxquelles nous aurons souvent recours.
I.
Tout d'abord il faut dire en quel état se trouvait notrf haui
enseignement lorsqu'apparut clairement, comme une ohligation
nationale, la nécessité de le réformer; et, pour cela, il faut aupara-
vant indiquer en quelques traits les vicissitudes par lesquelles
il avait passé depuis la disparition des Universités de l'ancien
régime.
Avant la Révolution, on ne distinguait pas entre ce que nous
896 REVUE DES DEDX MONDES.
apjH'.lons aujourd'hui renseignement secondaire el l'enseignement
supérieur. Toute l'instruction se donnait à l'université : rinstructioii
préparatoire, latin, grec, rhétorique, philosopliie et élémens des
sciences, à la laculté des arts; l'instruction professionnelle, théo-
logie, droit et médecine, aux facultés de théologie, de droit et de
médecine. Cristallisées dans cette forme depuis des siècles, il n'y
avait en elles aucune place pour un haut enseignement des lettres
et des sciences, encore moins pour les recherches savantes. Aussi
toute la science du xviii® siècle fut-elle faite en dehors d'elles, sou-
vent en dépit d'elles. Ce fut la principale raison de leur décadence et
plus tard de leur suppression. Sans doute, avec la Révolution, elles
aui'aient été atteintes, comme le furent toutes les institutions de
l'ancien régime, dans leur constitution et dans leurs privilèges ; mais
peut-être n'auraient-elles pas disparu, sans leur torpeur scientifique
et sans leur antagonisme à l'esprit de la science, où le nouvel
esprit public ne devait pas tarder à voir un dissentiment irréduc-
tible avec le nouvel état politique et social. Toujours est-il que loin
de songer à supprimer l'enseignement supérieur, la Révolution eut,
au contraire, une vue nette de ce qu'il doit être, et qu'elle en
donna une délinition qui n'a été dépassée en aucun pays, et qui,
chez nous, est encore loin d'être épuisée. Ce sont des utopies, sans
doute, si l'on songe aux ressources alors disponibles, que les plans
de Talleyrand et de Gondorcet sur l'instruction publique; mais ces
utopies sont en même temps un idéal, et c'est bien l'idéal de la
Révolution, en lait de haut enseignement, idéal conforme à la phi-
losophie du xviii® siècle, d'où elle était sortie, que cet immense
Institut enseignant où Talleyrand voulait réunir, avec tous les auxi-
liaires du travail intellectuel, bibliothèques, musées, collections,
laboratoires, les sciences, les lettres el les arts; c'est bien encore
cet idéal que ces lycées, rêvés par Condorcet, où tout ce qui est
science et libre recherche, mathématiques, sciences physiques,^
sciences de la nature vivante, sciences de l'homme moral, sciences
des sociétés, langues et littératures, tout, jusqu'aux beaux-arts et
aux arts mécaiùques, eût eu des professeurs, des chercheurs et des
instiumens.
A vrai dire, dès le début de la Révolution, d'autres idées furent
émises sur l'organisation du haut enseignement. Au lieu d'écoles
encyclopédiques où toutes les sciences eussent été groupées suivant
leurs affinités naturelles, s' aidant et s'unissant les unes les autres
dans une poursuite commune de la vérité, d'autres, songeant moins
à la science en elle-même qu'à ses applications, et d'ailleurs sou-
cieux d'économies, avaient proposé pour chaque science particu-
lièi'e des écoles spéciales et fejmées. Ce furent même leurs idées
qui triomphèrent. 11 n'en est pas moins ci rtain que le programme
LES FACULTES FRANÇAISES EN 1889. 897
de Condorcet, un instant voté par la Convention, repris par Daunoa
et Roger Martin sous le Directoire, est bien l'expression de ce que
les théoriciens de la Révolution conçurent comme le type de l'en-
seignement supérieur. Ce que firent les hommes d'action, au ha-
sard des circonstances, et sous la pression des événeniens, fut
juste le contraire de cet idéal. Les anciens officiers du Jardin du
Roi avaient, dès le début de la Constituante, préparé une refonte
révolutionnaire de cet établissement. On adopta ce projet, et le
Jardin du Roi devint le Muséum, l'école spéciale des sciences de la
nature. Le Comité de Salut public voyait avec terreur la pénurie
des ingénieurs militaires; il improvisa l'École polytechnique. On
criait de toutes parts contre l'incapacité des médecins et les mé-
faits des charlatans; Fourcroy fit décréter les Écoles de santé. Le
succès de ces divers établissemens, la ruine successive de la
Gironde et de la Montagne, qui avaient l'une après l'autre épousé
et soutenu les idées de Condorcet, permirent aux partisans des
écoles spéciales d'enlever à la volée, à l'avant-dernier jour de la
Convention, une loi de principe qui faisait de ces Ixoles le mode
général de tout le haut enseignement. L'Institut de France, créé
en même temps, devait pourvoir à l'avancement des sciences.
Le Consulat continua l'œuvre de la Convention, en créant, suivant
l'esprit de la loi qu'il avait reçue d'elle, dç nouvelles écoles spé-
ciales pour le droit et pour la pharmacie. 11 fit œuvre propre en
soumettant toutes les écoles spéciales à une organisation qui devait
entraver et qui entrave encore nos facultés. Pour les philosophes de
la Révolution, la science était le but de l'enseignement supérieur;
pour les administrateurs du consulat, ce fut la poursuite des grades
professionnels. On avait été conduit, par mesure de sécurit»' so-
ciale, à réglementer des professions, comme la médecine et le bar-
reau, où la liberté n'avait produit que des abus et des maux. En
posant des conditions à l'exercice de ces professions, on devait au
public des garanties. On les chercha, non dans le savoir en lui-
même, mais dans la constatation officielle du savoir. On rétablit
donc les anciens degrés, et on en fit des grades d'état, sans souci
de savoir si la poursuite des parchemins ne nuirait pas à la re-
cherche de la science et n'abaisserait pas les hautes études en mo-
difiant leur destination.
L'Empire créa l'Université'; mais comme il la créait pour être
une fabrique d'esprit public à son usage, il n'eut garde d'y faire
une place sérieuse à la science, qui est un foyer d'esprit do liberté.
Sans doute il devait y avoir dans l'Univcrsitt' impi'riale, une et
indivisible comme l'empire, un compaiiiment spécial pour l'ensei-
gnement supérieur, et dans ce compartiment jusqu'à cinq ordres
TOME xcvi. — 1889. 57
898 REVTE DES DEUX MO:VDES.
de ikcultés : théologie, droit, médecine, sciences et lettres. Mais
sous ces mots, que de mensonges ; dans ce cadre, que de fan-
tômes! Au lond, les facultés nouvelles n'étaient qu'un nouveau
nom dos anciennes écoles spéciales, et, en le leur donnant, on ne
leur avait pas donné ce qu'il implique d'essentiel, à savoir une
âme commune, de laquelle elles eussent été les diverses puis-
sances. Entre elles, pas de liens, pas de rapports, parfois même
pas de contacts. Tantôt dispersées, tantôt juxtaposées au hasard
d'une distribution absolument empirique^ elles devaient vivre sans
s'aider, sans même toujours se connaître les unes les autres, ap-
pliquées chacune à sa besogne particulière, faisant ici des licenciés
en droit, là des docteurs en médecine, ailleurs des bacheliers. Con-
férer des grades était leur grosse et même leur unique affaire.
Aux facultés des sciences et aux facultés des lettres, qui sont pour-
tant les facultés savantes par excellence, on n'assignait pas, sauf à
Paris pour les besoins de l'École normale, d'autre destination et
d'autre tâche. On ne leur donnait, aux sciences, que quatre ou
cinq professeurs pour toutes les provinces des mathématique^, des
sciences physiques et des sciences naturelles ; aux lettres, que
trois ou quatre pour le domaine immense de la philosophie, de
l'histoire, des langues et des littératures, et encore de ces profes-
seurs la plupart faisaient-ils double emploi, professeurs au lycée,
juges à la faculté. Aussi l'enseignement, quand il exista, ne fut-il
que l'intermède des sessions d'examen, et comme il manquait des
instrumens nécessah'es et d'une clientèle assurée, il demeura sans
portée et sans fruits.
On comprend la hâte de la Restauration à supprimer ces ombres
coûteuses. L'Empire lui laissait vingt-trois facultés des lettres ; elle
n'en conserva que six. Un instant, tout à fait au début, elle parut
disposée à donner à l'enseignement supérieur une organisation
plus conforme à sa destination véritable ; elle en fut vite détour-
née par le cours que prit sa politique. L'ordonnance de 181A,
qui créait des universités régionales, douées chacune d'une cer-
taine autonomie, resta lettre morte, et l'Université impériale, deve-
nue l'Université royale, continua, malgré une suspicion aiguë et
des attaques constantes, de pourvoir à la fonction publique de
l'enseignement. Pendant cette période, il fut peu fait par le pou-
voir pom- l'enseignement supérieur. L'organisation générale n'en
fut pas modifiée ; les ressources n'en furent pas sensiblement ac-
crues. On le tolérait ; on le subissait, laute de pouvoir le rempla-
cer, et souvent la politique s'y faisait sentir avec brutalité aux
hommes et aux institutions. C'est pourtant à cette épo<xue que
noire enseignement supérieur, dépourvu d'institutions qui l'eus-
sent modelé dans une forme adéquate à sa fonction, s'en donna de
LES FACULTÉS FRAx\<jAIS£S EN 1889. 899
lui-même une autre où il devait briller d'un rayonnant éclat. A ce
moment, soutenu et excité par le libéralisme de l'opinion, l'ensei-
gnement de la Sorbonne devint tout à coup, avec Guizot, Cousin
et Villemain, une des manifestations les plus retentissantes de l'es-
prit français. Du coup lut arrêté, pour de longues années, par le
succès de ces modèles, l'idéal du professeur français de faculté.
Des trois ordres d'enseignement, ce n'est pas à l'enseignement
supérieur que le Gouvernement de juillet appliqua son principal
effort. 11 ne fut pourtant pas sans y réaliser de notables améliora-
tions, et même certains de ses hommes d'état y méditèrent des
transformations radicales. 11 n'y a que deux types d'enseignement
supérieur, les écoles spéciales et les universités : les unes vouées
à la culture d'une science particulière, et n'admettant des autres
que ce qui peut servir à celle-là ; les autres ouvertes à toutes les
sciences, à toutes les branches des lettres, faisant mieux que les
recevoir, les unissant toutes ensemble, dans une hai-monie compa-
rable à celle des facultés de l'esprit humain et des lois de la nature.
Les lacultés de l'Empire étaient, malgré leur nom, des écoles spé-
ciales. A ces facultés éparpillées, isolées les unes des autres, pau-
vrement dotées, dépourvues presque toutes des premiers instrumens
du travail intellectuel et de la recherche scientifique, M. Guizot, dans
ses projets de la première heure, rêva de substituer quelques uni-
versités complètes, « grands loyers d'étude et de vie intellectuelle. »
Un peu plus tard, le rapporteur du budget de l'instruction publique,
M. Dubois, un universitaire distingué, réclama la môme reforme, et
M. Cousin, dans son court passage au ministère, essaya d'en com-
mencer l'exécution. Mais il en lut de ces desseins comme des projets
de Gondorcet. Ni le public, ni le gouvernement, ni l'Université elle-
même n'étaient assez empressés, assez préparés à ces réformes,
« Je ne rencontrai point, dit M. Guizot, de forte opinion publique,
qui me pressât d'accomplir dans le haut enseignement quehjue
œuvre générale et nouvelle... En lait d'instruction supérieure, le
public, à cette époque, ne souhaitait et ne craignait à peu près
rien ; il n'était préoccupé, à cet égard, d'aucune grande idée, d'au-
cun impatient désir... Le haut enseignement, tel qu'il était consti-
tué et donné, suffisait aux besoins pratiques de la société, qui lo
considérait avec un mélange de satisiaction et d'indillérencc. » On
se borna donc à amélioier ce qui existait sans lo transformer. On
augmenta les traitemens; on fit quelques dépenses pour les bâti-
mens , les laboratoires et les collections ; on créa de nouvelles
chaires, et, chose plus grave, on créa de nouvelles facultés. On
s'efforça d'animer les facultés des lettres et les facultés des sciences,
et l'on se disposait à faire des études, surtout dans lo di'oit et la
900 REVUE DES DEUX MONDES.
médecine, une retonte générale , lorsqu'éclata la révolution de
1848. Le budget des facultés était alors de 2,876,000 francs en
chiffres ronds. Le Gouvernement de juillet l'avait augmenté de
2 millions environ.
Sous le second Empire, les choses continuèrent d'aller du même
train, sans accélération, sans orientation nouvelle. L'opinion avait
peu souci du haut enseignement, et elle se contentait des licenciés
en droit et des docteurs en médecine qu'il fournissait. Comme sous
le Gouvernement de juillet, les besoins pratiques avaient satisfac-
tion, et la science, malgré de grands noms, de grands travaux et
souvent d'admirables découvertes, n'excitait que rarement l'intérêt
du public et celui du pouvoir. Le budget des facultés s'accrut,
dans cette période, d'environ deux autres millions; mais, de cette
somme, la plus grosse part fut absorbée par la création de nou-
velles facultés inutiles, toutes taillées sur l'étroit patron d(3 celles
qui végétaient déjà. ,
H.
Aussi, vers la fin du second Empire, que de choses manquaient
aux facultés ! Quelle misère des bâtimens, quelle insuffisance des
crédits, quelle détresse des laboratoires, quelle absence des instru-
mens les plus nécessaires au travail, et, par suite, quelle torpeur des
institutions, et, ti-op souvent, avec beaucoup de talent, quelle lan-
gueur chez les hommes ! Bientôt toutes les anciennes installations
des facultés auront disparu, et l'on n'aura plus, pour témoins de ce
qu'elles furent si longtemps, que les documens officiels des statis-
tiques. Mais tous ces documens attestent la misère, souvent la noire
misère. A la question : les bâtimens sont-ils appropriés à leur des-
tination, la Slalistiqne de 1868 répond presque partout : « Non, non,
non ! » Et de fait, à part quelques villes moyennes ou petites, Nancy,
Rennes, Caen, Clermont, fières de leurs facultés, qui les ont conve-
nablement installées, les autres se sont peu souciées d'elles et les
ont logées, vaille que vaille, où elles ont pu, de cette façon provi-
soire, qui, en France, devient promptement définitive. A Lyon, la
faculté des sciences est dans les combles du palais Saint-Pierre ; à
Bordeaux, dans une annexe de l'hôtel de ville ; le laboratoire de
chimie, froid, humide, meurtrier, n'a jour et air que par un vesti-
bule intérieur ; à Montpellier, elle est dans une masure élayée de
toutes parts ; à Toulouse, dans un ancien couvent. Nulle part,
même dans les facultés neuves, les laboratoires ne sont assez spa-
cieux, les salles des collections assez vastes. Aux facultés des lettres
et de dioit, moins gourmandes de place, on n'a même pas donné
LES FACULTÉS FRANÇAISES EN 1889. 901
le strict nécessaire. En général, une laculté des lettres se compose
d'un grand amphithéâtre de cours, quelquefois flanqué d'une tri-
bune pour les dames, d'une petite salle d'attente de quelques pieds
carrés pour le professeur et d'une loge pour l'appariteur ; pas de
salles de conférences, pas de salles d'études, pas de bibliothèque.
Dans l'enquête ordonnée par M. Duruy en 1865, de partout s'élè-
vent les mêmes doléances, les mêmes requêtes. Marseille demande
« par mesure d'hygiène, l'exhaussement des laboratoires qui man-
quent d'air. » Dijon signale « ses amphithéâtres étroits, sombres,
nuS;, fort inférieurs, sous tous les rapports, aux classes d'un lycée. »
A Lille, « l'un des amphithéâtres, construit en contre-bas du sol,
est sombre, humide et on ne pourrait pas y professer convenable-
ment pendant le jour. Le laboratoire de chimie réclame une place
pour les objets de collections et un magasin pour les produits. La
physique demande une salle distincte où l'on puisse installer des
expériences et faire des manipulations. » Et ainsi des autres. —
A Paris, la situation n'est pas meilleure. La faculté des sciences
et la faculté des lettres étouffent, depuis la Restauration, dans la
vieille Sorbonne de Richelieu; depuis 1835, on a projet de les
agrandir. Derrière la façade monumentale de Soulflot, la faculté
de droit manque d'espace pour sa bibliothèque et pour ses cours.
La faculté de médecine a des installations honteuses : « Tout Paris,
écrit M. Duruy en 1868, dans un rapport à l'empereur, tout Paris
est renouvelé : les bâtimens affectés à l'enseignement supérieur res-
tent seuls dans un état de vétusté qui contraste péniblement avec
la grandeur imposante d'édifices consacrés à d'autres services. »
Et, en 1873, un autre ministre, M. Jules îSimon, pouvait tenir ce
langage à la réunion des Sociétés savantes : « Si nous avions eu le
temps, j'aurais tenu à vous faire visiter, après la séance, nos éta-
bUssemens scientifiques de Paris. Je ne parle pas de l'Ecole supé-
rieure de pharmacie ; j'aurais eu quelque inquiétude à vous y con-
duire, car, cette semaine même, nous venons d'être obligés de
l'étayer. Je ne parle pas de l'École de médecine, ni surtout de
l'École pratique que je ne veux plus montrer à personne... Sans
sortir de la Sorbonne, j'aurais pu me borner à vous montrer les
laboratoires de la faculté des sciences.., dans des locaux qui ser-
vaient autrefois à loger des étudians ou de petits ménages. Toutes
ces pièces étroites, mal éclairées, dont nous avons su tirer parti,
l'ancienne chambre à coucher, le petit salon, la cuisine, sont nos
salles d'études ! Encore ne nous appartiennent-elles pas ; c'est la
ville de Paris qui nous les prête ; et si demain elle nous donnait
congé, notre enseignement s'arrêterait. »
Dans l'enseignement, que de lacunes! « Vous le savez comme
902 REVUE DES DEUX MONDES.
moi, disait encore M. Jules Simon aux Sociétés savantes, dans nos
facultés des lettres, il n'y a qu'une chaire de littérature ancienne;
les études latines et les études grecques sont confiées à un seul
professeur. Pour l'histoire, c'est encore pis : le même professeur
est chargé d'enseigner toute l'histoire, et, de plus, la géographie,
ce qui veut dire que la géographie n'est pas enseignée. C'est à
Paris seulement qu'il y a un professeur spécial de géographie. Mal-
gré l'importance que l'étude des Httératures étrangères a prise dans
notre siècle, nous n'avons qu'une chaire de littératures étrangères
par faculté, » A Paris même, il n'y avait pas alors de chaires spé-
ciales pour des objets de première importance, pour l'histoire et
pour la littérature du moyen âge, pour le sanscrit, pour la gram-
maire comparée, pour l'archéologie. Dans les sciences, sauf à Paris,
le plus souvent le même homme portait le triple fardeau de la zoo-
logie, de la botaniqtie et de la géologie. Dans le droit, on n'ensei-
gnait nulle part le droit constitutionnel, l'histoire du droit, le droit
maritime, et il n'y avait qu'une seule chaire d'économie politique,
celle de la faculté de Paris.
Partout les moyens et les instrumens de travail sont insuffi-
sans. C'est à peine croyable : dans aucune faculté des départemens,
il n'y a de bibliothè(jue. On achète bien, de-ci de-là, quelques livres
sur les reliquats de l'année. Mais qu'est-ce au prix de la produc-
tion scientifique du monde entier? Et puis on n'a ni salle pour les
ranger, ni bilDhothécaire pour les conserver. — Les collections sont
pauvres, incomplùîcs, dépareillées. Les laboratoires manquent d'in-
strumens ; les professeurs n'ont pas d'argent, ou en ont si peu
qu'une fois payés le chauffage et l'éclairage, il ne reste à peu près
rien pour les expériences des cours et les recherches personneUes.
Aussi faut-il entendre les plaintes de l'enquête de 1885 : « Le cré-
dit de /lOO francs alloué aux collections ne permet pas de les main-
tenir au niveau du progrès de la science. » (Faculté des sciences de
Bordeaux.) — « La faculté manque absolument des instrumens, des
modèles et mêmes des dessins nécessaires aux démonstrations des
cours de mécanique et de machines. Les collections font également
défaut pour le cours de dessin appliqué aux arts industriels, et jus-
qu'ici le professeur en a supporté les frais. Le crédit alloué pour
l'acquisition et l'entretien des instrumens de physique (350 francs)
est insuffisant.» (Faculté des sciences de Lille.) — « Les instrumens
nécessaires aux expériences d'astronomie et de physique sont peu
nombreux et insuffisans... Les crédits ouverts pour les frais de
cours, l'entretien et l'accroissement des collections sont également
insuffisans... Les moyens de démonstration manquent presque
complètement. » (Faculté de Paris.)
, LES FACULTÉS FRANÇAISES EN 1889. 903
Toutes ces plaintes sont fondées; les budgets d'alors ne per-
mettent pas d'en douter. Presque partout, les frais de cours et les
crédits des collections sont restés ce qu'ils étaient en 18/i7; en
quelques endroits même, ils ont été diminués. Voici quelques chif-
res relevés dans les budgets des facultés, en 1869-1870. Facultés
de droit : Paris, bibliothèque, 1,000 francs; la faculté est abonnée
à vingt recueils périodiques, dont pas un seul étranger. — Caen,
abonnemens : 600 francs, six périodiques, tous français. — Fa-
cultés des sciences : Paris, frais de cours et de laboratoires,
8,930 francs; collections, 1,500 ; abonnemens, 160. — Marseille,
cours et laboratoires, 1,800 francs; collections, 750; bibliothèque,
néant. — Lyon, cours et laboratoires, 1,800 francs; collections, 950 ;
abonnemens et livres, néant. — Montpellier, cours et laboratoires,
1,800 francs; collections, 200; livres, 500. Que faire avec de si
maigres ressources, souvent sans préparateurs, sans garçons de
laboratoires? C'est vraiment men-eille qu'outillées et dotées de la
sorte, nos facuhés n'aient pas encore été plus languissantes.
Languissantes, elles le sont, et elles ne peuvent pas ne pas l'être.
Sauf à Paris^ où de tout temps les talens ont été nombreux et la vie
intellectuelle intense, l'excitant manque, et rien dans les institutions,
rien dans les habitudes n'est de nature à le susciter. Dans une même
ville, nuls rapports entre les facultés de ditïérens ordres ; nulle
communauté d'intérêts, nul échange de vues; nulle collaboration,
parfois même nul voisinage. On se rencontre une fois l'an, au dé-
but de l'année, à la messe du Saint-Esprit ; on se range suivant
des préséances jalousement gardées, les robes rouges devant, les
robes jaunes derrière, et en voilà pour l'année entière. Dans chaque
faculté, à part les relations personnelles ou mondaines, quand elles
existent, les professeurs ne sont pas moins isolés entre eux. Ils ne
se» rencontrent à la faculté que les jours d'examen. Hors de là.
chacun reste chez soi, travaille solitairement, vient faire son cours
à son jour, à son heure, à sa guise, pour son public. Aucune œuvre
à poursuivre en commun ; partant, aucun besoin de se coordonner,
aucune excitation réciproque, aucune émulation.
Des quatre facultés, seules la médecine et le droit ont des étu-
dians ; les lettres et les sciences n'en ont pas. Files les rempla-
cent, quand elles peuvent, par le grand publie. Souvent les pro-
fesseurs de sciences le dédaignent ou ne peuvent l'attirer; ils se
renferment alors chez eux ou dans leurs laboratoires, vaquant soli-
tairement à des travaux personnels, qu'ils n'interrompent que pour
venir enseigner, à la faculté, quelques maîtres d'études, la plupart
du temps mal préparés. Mais pour le professeur de lettres, le pu-
blic, c'est le tout de l'enseignement ; c'est le but et c'est la récom-
904
REVUE DES DEUX MONDES.
pense. Il faut le conquérir, et il faut le conserver. Combien il en
coûte pour cette conquête incessante, d'eflorts, d'esprit, d'art, de
talent, parfois de manèges et de diplomatie ! Heureux encore quand
cet auditoire exigeant, que mettraient en déroute la science et
l'érudition, que seuls peuvent capter le charme, l'émotion ou le
piquant de la parole, qui veut chez le professeur un renouvelle-
ment perpétuel, chaque année une matière nouvelle, chaque se-
maine une leçon montée, ne se compose que de gens instruits et
bien élevés! Mais parfois à quelles mésaventures le maître n'est-il
pas exposé avec ces auditeurs de passage et de hasard, qu'il ne
connaît pas plus qu'ils ne le connaissent, et qui sont sans respect
pour la dignité de la science et de l'enseignement? Jamais je n'ou-
blierai celle qu'eut à souffrir la phdosophie, il y a quinze ans, à
mes débuts à la faculté de Bordeaux. Suivant l'usage du lieu, je
dus faire mon cours le soir, à huit heures. L'hiver, tout alla bien ;
les auditeurs étaient nombreux et semblaient attentifs. Ils ne dimi-
nuèrent pas trop au printemps ; mais bientôt la retraite militaire,
qui l'hiver ne sortait pas, vint me les enlever presque tous.
Elle passait le samedi soir devant les bâtimens de la faculté, un
quart d'heure après le commencement de la leçon. A peine clairons
et tambours s'entendaient-ils au loin, que l'auditoire sortait en
masse, suivait la musique et ne reparaissait plus. C'est à peine s'il
restait quelques fidèles. Pour ceux-là, l'année suivante, pour ceux-
là seuls, je fis mon cours toujours à huit heures, mais à huit heures
du matin.
De cet enseignement, il ne sort pas d'élèves, pas d'apprentis sa-
vans. La parole une fois évaporée, il n'en resterait rien, si parfois les
leçons ne se condensaient en des livres remarquables, par exemple
Ui Cité antique de M. Fustel de Coulanges, la Famille de M. Paul
Janet, à Strasbourg; le^ Moralistes français de Prévost-Paradol,
les Empereurs romains de M. Zeller, à Aix ; les Moralistes sous
l'empire romain de M. Martha, à Douai. La plupart du temps, et
c'est le meilleur emploi du talent et du travail, le livre à faire est
le but secret de l'enseignement, et le but du livre, un titre pour
venir à Paris. A Paris, ce sera sur un plus vaste théâtre, le même
public, plus nombreux peut-être, mais encore plus inconnu, plus
composite et plus bizarre. Qui n'a vu, dans ce temps, à la Sor-
bonne, ces auditeurs permanens, ces constantes, comme on les ap-
pelait, qui passaient avec une suprême indilTérence d'un cours de
littérature à un cours de théologie, d'un cours de théologie à une
leçon de |)hysique, cherchant d'une faculté à l'autre un lieu couvert
et chaud ? — Ceux qui restent en province finissent par se désinté-
resser, s'alanguir et se stériliser.
LES FACULTÉS FRANÇAISES EN J889. 905
m.
Dressé en face de ce tableau, l'état présent des choses mettrait
en une large saillie la grandeur de l'œuvre accomplie. Mais il se-
rait injuste de procéder ainsi. Cette œuvre, en effet, n'a pas été le
fruit soudain d'une génération spontanée. Avant les ouvriers d'hier
et d'aujourd'hui, il y a eu les ouvriers de la première heure, de
l'heure la plus difficile. Ce qu'ils ont fait doit être dit.
Les vices et les dangers de la situation n'étaient pas sans être
vivement sentis de quelques-uns et dans les facultés et en dehors
d'elles. On le vit bien le jour où M. Duruy, faisant succéder l'action
à l'inertie, essaya de secouer la torpeur. On prit confiance, et les
langues se délièrent. On dit tout haut la misère de nos facultés,
l'insuffisance de leurs enseignemens, les vices de leur organisation ;
on chercha des remèdes; on proposa des réformes. Il se produisit
alors un mouvement d'idées où se trouvaient en germe bon nombre
des choses qui se sont faites depuis lors. Si l'on veut s'en rendre
compte, il faut lire, entre autres, le rapport de M. Wurtz, au retour
de sa première mission aux universités de langue allemande, les
Questions contemporaines, de M. R.?nan, les articles de M, Gaston
Boissier, publiés ici même (1), et la première Statistique de l'en-
seignement supérieur.
Il faudrait lire aussi les documens inédits de l'enquête qui pré-
céda la statistique. C'est là qu'on verrait le mieux l'état psycholo-
gique des facultés. Beaucoup de ces documens témoigneraient sans
doute d'une quiétude et d'un manque de clairvoyance qui éton-
nent aujourd'hui; mais d'autres sont moins optimistes, et signalent
avec force les défauts, les lacunes, les besoins. Nous ne pouvons
les résumer ici ; citons du moins, comme échantillon, quelques
fragmens d'un franc et hardi rapport du recteur de Strasbourg,
M. Chéruel. « L'esprit universitaire, dit-il, s'est éteint partout...
Une école est un faisceau de doctrines que relie un esprit commun,
unité féconde qui se prête à la variété des recherches et des résul-
tats. La France a-t-elle bien conservé la rehgion des hautes études?
A-t-on retrouvé chez nous la filiation des doctrines, leurs fécondes
alliances, leur homogène épanouissement?.. Le voyageur qui visite
nos centres académiques y admire surtout l'absence de vingt
chaires magistrales qui font la renommée des universités étran-
gères. Après avoir lu nos programmes, il nous demande ce que
nous entendons par académie, et nous prie de lui donner une dé-
(1) Voyez la Revue du 15 juin 1868 et du 15 août 1869.
906 REVUE DES DEUX MONDES.
finition qui s'applique également à Strasbourg, à Douai et à Cler-
mont... Le savoir, fractionné comme une monnaie courante, a été
répandu par petites sommes, et les écoles restreintes pullulent au
détriment des grandes... L'intention qui dota Aix et Douai du droit
et des lettres, Marseille et Lille des sciences, a réparti les denrées
au gré des consommateurs. »
De ce mouvement d'idées, il sortit une institution et un pro-
gramme. L'institution, ce fut l'École pratique des hautes études.
Pesez bien chacun de ces mots : école pratique des hautes études ;
ils disent l'institution tout entière, son but, son caractère, ses
moyens d'action, et la révolution qui par elle allait s'opérer dans
l'enseignement supérieur. L'École des hautes études, telle que la
conçut M. Duruy, devait avoir cinq sections : les mathématiques,
les sciences physiques, les sciences naturelles, les sciences écono-
miques, les sciences historiques et philologiques. Ce devait être,
en dehors de leurs situations officielles, l'alïihation corporative
des maîtres les plus autorisés de la science. On y \it réunis,
dès le premier jour, Claude Bernard et Sainte-Glaire Deville, Wurtz
et Berlhelot, M. Bertrand et M. Serret, M. Boissier et M. Bréal,
M. Gaston Paris et M. Monod. Elle siégeait partout, au Muséum, au
Collège de France, à l'École normale, à la faculté des sciences, à la
faculté de médecine, à la bibhothèque de l'université, au voisinage
de la faculté des lettres, partout où il y avait des maîtres, au sens
plein de ce mot. A ces savans on donnait plus de ressources que par
le passé pour leurs travaux personnels ; à ces maîtres, on assurait
des élèves, de vrais élevés, non pas des auditeurs de passage, mais
des apprentis, des compagnons ; aucun programme ne leur était
imposé. On leur demandait simplement d'être des chefs d'atelier,
et de former de bons ouvriers de la science.
Qu'on le remarque; ce n'était pas, malgré quelques élémens
fournis par elles, une transformation intime des facultés. C'était, à
côté d'elles, la constitution d'un organisme nouveau, pour une fonc-
tion dont elles n'avaient encore que vaguement conscience, et
qu'elles étaient alors incapables de réaliser. xMais peu à peu, de cet
organisme, au contact duquel elles allaient vivre désormais, l'es-
prit scientifique allait s'infiltrer en elles par une exosmose conti-
nue. La bonne et fraîche semence déposée dans le sol il y a vingt
ans a fructifié, et la moisson nouvelle pousse aujourd'hui partout
dans les champs d'alentour.
L'Ecole des hautes études n'était que le point central d'un plus
vaste programme : pour la science, dotation moins pauvre des la-
boratoires, création de bibliothèques, publications scientifiques,
recueils périodiques, missions et expéditions scientifiques, voyages
LES FACULTÉS FRANÇAISES EN 1889. 907
de circumnavigation ; pour l'enseignement , transformation des
mœtirs scolaires, réduction des leçons publiques, institution de
conférences intimes, création de bourses d'enseignement supérieur,
multiplication des enseignemens par la faculté donnée aux agrégés
d'ouvrir des cours libres. De ce programme, il ne fut ébauché que
quelques fragmens. Le ministre et ses collaborateurs, au premier
rang desquels il faut placer M. du Mesnil, avaient la foi et la bonne
volonté ; mais les crédits leur étaient parcimonieusement mesurés.
A grand'peine avaient-ils obtenu les 300,000 francs de l'École des
hautes études. Pour le reste, il eût fallu des millions. D'ailleurs, il
faut le dire aussi, les facultés en général manquaient d'élan, et
l'opinion publique restait indifférente.
Elle avait cependant reçu une assez vive secousse lorsque, der-
rière de violentes accusations de matérialisme et d'impiété contre
les facultés, avait surgi tout à coup la revendication, depuis long-
temps assoupie, de la liberté de l'enseignement supérieur. Pou-
vait-on vraiment ouvrir le champ, sans avoir auparavant mieux
armé, pour la concurrence, les facultés de l'État? Ce ne fut pas le
sentiment de la commission chargée, en 1870, de préparer, sous la
présidence de M. Guizot, un projet de loi sur la liberté de l'ensei-
gnement supérieur. A ce projet, elle joignit, comme corollaire ou
comme préface, un programme de réformes dans les facultés de
l'État, duquel tous, les demandeurs et les autres, étaient tombés
d'accord. En voici Us principaux articles : « Que pour leur régime
intérieur, spécialement pour la présentation aux chaires vacantes
dans leur sein, pour l'emploi des agrégés, pour l'autorisation des
cours qui pourront être donnés dans les locaux afTectés à leur ser-
vice, pourles diverses relations et les divers modes d'enseignement
qui peuvent s'établir entre les professeurs et les élèves, les facultés
instituées par l'État soient investies d'une large part d'autonomie
et de liberté; — qu'il soit pourvu, dans le budget de l'Etat, aux
moyens personnels et matériels d'étude et de progrès dont le besoin
se fait si vivement sentir dans l'enseignement supérieur, tels que
l'augmentation du nombre des chaires et des j)rofesseurs titulaires
ou agrégés, la formation et l'entretien des bibliothèques, des labo-
ratoires et des divers instrumens de travail intellectuel ; — que dans
quelques-unes des principales villes de l'État, et avec leur concours,
il soit organisé un enseignement supérieur complet, c'est-à-dire
réunissant tontes les facultés avec leurs dépendances nécessaires,
de telle sorte que, sans détruire l'unité de la grande université
nationale, ces établissemens deviennent, chacun pour leur compte,
de puissaus foyers d'études, de science et de progrès intellectuel. »
La guerre, qui vint ajourner ces réformes, en fit sentir bien [)lus
908 REVUE DES DEUX MONDES.
vivement encore l'urgence et la nécessité. Déjà en 1867, M. Renan
avait écrit: « C'est l'université qui fait l'école. On a dit que ce qui
a vaincu à Sadowa, c'est l'instituteur primaire. Non, ce qui a
vaincu à Sadowa, c'est la science germanique. » Après Sedan,
M. Renan ne fut plus seul à penser de la sorte. Ons'enquitde toutes
parts, avec une curiosité passionnée, des universités allemandes,
et l'on acquit la conviction que par elles s'était fait l'esprit allemand,
et par cet esprit la patrie allemande. Dès lors, la réforme de nos
facultés ne fut plus seulement affaire de science ; elle devint ques-
tion de patriotisme. On comprit que par elle se formerait une des
pièces maîtresses de notre nouveau système de défense. Aussi de
quel cœur, à partir de ce moment, la réforme est-elle prêchée !
C'est M. Bréal écrivant sous un titre modeste un livre des plus pleins
sur notre enseignement public (1) ; c'est PaulBert, tout à la science
et à la patrie, esquissant de son laboratoire de la Sorbonne un pro-
jet de loi sur l'enseignement supérieur; c'est un groupe d'hommes,
toujours ardens au progrès : MM. Berthelot, Renan, Boissier,
Bersot, Gaston Paris, et d'autres que j'oublie, se réunissant au
Collège de France pour méditer un plan général de réformation;
c'est au moment même où s'achève la libération du territoire,
M. Jules Simon étalant, à la Sorbonne, devant les Sociétés savantes,
les misères persistantes de notre haut enseignement, avec le ferme
propos d'y porter promptement remède; c'est enfin une foule d'ano-
nymes qui partout s'animent d'un esprit nouveau, et s'entraînent
pour l'œuvre à laquelle ils devront concourir.
Ce fut la dernière période de l'incubation. L'éclosion tarda quel-
que temps encore. Pour faire œuvre sérieuse, il fallait des millions,
et ceux qu'on avait allaient au plus pressé, à la rançon de guerre,
à la libération du territoire, à la réfection du matériel militaire. En
1871, le budget des facultés était de Zi, 300,000 francs; en 1873,
il n'était encore que de /i,Zi/i/i,921. Le gouvernement y avait de-
mandé, pour 1874, une augmentation de 1,100,000 francs ; il n'en
lut accordé que 400,000. C'est seulement à partir de 1877 que
la marche en avant s'accélère. Le budget des facultés avait été de
5,124,581 francs en 1875; il passa tout à coup à 7,799,180 en 1877.
Dans l'intervalle, la loi de 1875, proclamant la liberté de l'ensei-
gnement supérieur, avait enjoint au gouvernement de présenter,
dans le délai d'un an, unprojetde loi « ayant pour objet d'introduire
dans l'enseignement supérieur de l'État les améliorations reconnues
nécessaires. »
La lettre de cette prescription fut lettre morte. M. Waddington
(1) Quelqties mots sur l'instruction publique en France. 187*2.
LES FACULTÉS FRANÇAISES EN 1889. 909
prépara bien le projet de loi ; mais il ne le soumit pas aux cham-
bres. Il parut hasardeux de procéder par reconstruction totale.
Les idées qui avaient cours sur les points essentiels de la réforme
formaient bien une sorte de protoplasma où flottaient des germes,
mais des germes encore épars et dans l'ensemble desquels le
futur édifice ne se laissait pas voir encore avec assez de netteté. On
se dit aussi que la loi ne crée pas les mœurs, mais qu'elle doit les
suivre. Or si l'on était d'accord pour souhaiter dans les facultés
des mœurs nouvelles, on l'était également pour reconnaître que
ces mœurs commençantes n'étaient encore ni assez générales, ni
assez fermes, pour mériter la consécration de la loi. A une révo-
lution subite, brusquant toutes choses, on préféra une évolution
graduelle, les assurant l'une après l'autre, l'une sur l'autre, et
permettant au besoin de les reprendre et de les corriger. On ne s&
traça pas un plan définitif et immuable; mais on se réserva de
développer l'œuvre d'après la loi d'évolution qui ne pouvait
manquer, si vraiment c'était œuvre vivante, de se dégager d'elle^
et l'on attaqua l'entreprise sur plusieurs points à la fois, du dehors
et du dedans tout ensemble.
IV.
Commençons par le dehors, c'est-à-dire par les bàtimens. Nous
avons dit leur état presque partout lamentable. Qu'il fallût les re-
faire, c'était chose entendue, depuis le gouvernement de juillet.
Pendant toute la durée de l'empire, on avait élaboré des plans (1) ; un
instant même, on avait fait mine de vouloir les exécuter, en posant la
première pierre, la première pierre seulement, de la nouvelle Sor-
bonne. La campagne ne fut sérieusement entreprise que de nos jours,
par le gouvernement de la République. Elle commença, en 1876,
par la reconstruction des facultés de Grenoble ; elle fut poursuivie,
sans un jour de relâche, par tous les ministres de l'instruction pu-
blique; elle s'achèvera demain par la construction des nouvelles
facultés de Lille.
Voici, en un sommaire, les résultats de cette campagne. — Pa-
ris : construction de la nouvelle Sorbonne, facultés des sciences et
des lettres; reconstruction de l'école de pharmacie; agrandisse-
ment de la faculté de droit; agrandissement de la faculté de
médecine; reconstruction de l'école pratique. — Besançon : créa-
tion d'un observatoire. — Bordeaux : construction d'une faculté
(1) Voir, dans l'ouvrage de M. Gréard intitulé Éducation et Instruction, le volume
consacré à l'enseignement supérieur.
910 REVUE DES MUX MONDES.
de droit, d'une faculté de médecine, d'un observatoire, d'une
faculté des sciences et d'une faculté des lettres. — Caen : agran-
dissement des facultés. — Clermont : création de laboratoires pour
la faculté des sciences. — Dijon : agrandissement des anciens lo-
caux. — Grenoble : construction de locaux neufs pour les trois la-
cultés de droit, des sciences et des lettres. — Lille : création d'une
faculté de médecine, d'une faculté de droit et d'une faculté des
lettres; construction d'instituts pour la faculté des sciences. —
Lyon : construction d'une faculté de médecine, d'une faculté des
sciences, d'une faculté de droit et d'une faculté des lettres; créa-
tion d'un observatoire. — Montpellier : agrandissement de la
faculté de médecine, création d'une faculté de droit, construction
d'instituts de botanique, de chimie, de physique et des sciences
biologiques. — Rennes : construction d'une faculté des sciences.—
Toulouse : agrandissement des facultés de droit et des lettres, re-
construction de la faculté des sciences, agrandissement de l'écote
de médecine. — Alger: création d'écoles supérieures pour le droit,
la médecine, les sciences et les lettres, et d'un observatoire.
Après le sommaire, le bilan de l'entreprise. — Les dépenses
soldées ou engagées s'élèvent à 88,073,387 francs, y compris
3,200,000 francs pour la construction des écoles d'Alger, lesquels
proviennent de la vente de biens domaniaux en Algérie. Sur ce
total, les villes out fourni lib,8i8,6'lb francs, les départemens
665,000, et l'État 41,589,76-2. On le voit, et il faut le faire remar-
quer à l'honneur des villes, leur contribution dépasse sensiblement
celle de l'Etat. A l'origine, dans la première période de la campa-
gne, elle la dépassait bien plus encore. Ainsi Bordeaux a dépensé
pour ses facultés environ trois millions, et a reçu moins de 1 mil-
lion de subvention. Lyon en aura dépensé bien plus de 7, et n'aura
reçu que 2 millions. C'est seulement depuis la loi de 1885, loi présen-
tée par M. Fallières, votée so-us l'impulsion de M. Berthelot, et qui a
misa la disposition de l'État les ressources nécessaires pour l'achè-
vement des établissemens d'enseignement supérieur, que les dé-
penses sont partagées également entre l'État et les villes. Ainsi,
sans le concours des villes, rentrcpriso n'eût pu se faire ou elle eût
indéfiniment dure. Heureusement que, dès le début, les villes,
grandes et petites, Paris en tète, ont compris qu'elles avaient des
devoirs envers la science et les hautes études, et ont largement
payé leur dette. On vient de voir les sacrifices consentis par Lyon
et Bordeaux. Ceu\ de Paris s'élèvent, à celle heure, à plus de
22 millions. D'autres chiffres, plus petits, sont également édifians :
Grenoble a donné pour ses facultés 720,000 francs, Caen près de
900,000 francs.
Au total, plus de 88 millions. La somme est forte, et l'on ne re-
LES FACULTÉS FRANÇAISES E^ 1889. 911
prochera pas à la République d'avoir, clans ce domaine, trop peu
bâti; avant elle, on avait bâti si peu. Mais peut-être trouvera-t-on
plus tard qu'elle a tro[) bien bâti. Certes, il est boa que la science
ait façade et pignoii sur rue; il y va de sa dignité et de son crédit
dans l'opinion. A ce point de vue, nos nouvelles facultés sont par-
faites. La nouvelle Sorbonne est un des plus beaux monumens de
Paris, et n'aura de rivale qu'à Vienne et à Strasbourg; les facultés
de Lyon sont admirables ; celles de Bordeaux vont de pair avec les
plus beaux monumens modernes de cette élégante cité. Pourtant,
quand je vois, en plein Paris, dans un quartier des plus denses,
les masses puissantes de l'École de médecine et la longue enlilade
de la Sorbonne, je ne puis me défendre d'une inquiétude et d'un
regret. Je me demande si ces grands monumens inextensibles,
laits pour durer des siècles et des siècles, satisferont toujours aux
exigences de la science. Qui sait ce que deviendront un jour son
outillage et ses engins, et si, au lieu de ces palais durables, mieux
n'eussent pas valu de simples ateliers légèrement construits, par-
tant faciles à remplacer, le jour où la science y aurait avantage? Et
alors je me prends à regretter que, laissant la faculté des lettres à
la Sorbonne, on ne se soit pas avisé, quand il en était temps, d'éle-
ver sur de vastes espaces, à la Halle aux vins, par exemple, au
flanc du Muséum, une trentaine de pavillons et d'instituts distincts
pour le service de la faculté de médecine et de la faculté des scien-
ces. En Allemagne^ une université n'est pas un monument; c'est
tout un quartier, parfois même une cité entière, la cité ouvrière
de la science, où tous les services sont à la fois chacun chez soi et
groupés tous ensemble, comme les pièces organiques d'un même
appareil. Tout autre a été presque partout le type de nos facultés
nouvelles. A l'ordre dispersé, nous avons préféré la concentration
derrière la même façade, sous le même toit, de services dissem-
blables peu faits pour cohabiter ensemble. C'est un peu la faute, si
faute il y a, de nos professeurs qui, dans les débuts, n'étaient pas
assez au courant des installations de l'étranger, et qui, jugeant de ce
qu'on leur offrait par ce qu'ils avaient, se montraient facilement
satisfaits. Mais c'est aussi, n'hésitons pas davantage à le dire, celle
des architectes, qui plus d'une fois, dans une faculté à construire,
ont vu moins des services à pourvoir d'organes appropriés qu'un
monument à édifier. Soyons justes cependant, et n'exagérons rien.
Ils nous ont donné presque partout de beaux monumens et plus
d'une fois ils ont su concilier les exigences de la science et celles
de l'art. Ainsi dans la nouvelle Sorbonne, la taculté des sciences,
bien que formant un tout et faisant corps avec la faculté des lettres,
aura pour chaque ordre de science des installations complètes et
912 REVUE DES DEUX MONDES.
indépendantes. Il en est de même à la faculté médecine de
Lyon; le monument est un et multiple tout ensemble; chaque
groupe de sciences, les sciences physico-chimiques, les sciences
anatomiques, les sciences biologiques, y occupe des édifices dis-
tincts. Il en est de même aussi, quoique à un moindre degré, à la
faculté de médecine de Bordeaux ; le service de l'anatomie y est
parfait de tout point. Dans ces derniers temps, on a fait, et avec
succès, quelques essais d'un autre type. On achève à Nancy un
institut de chimie, et on va y commencer un institut d'anatomie
qui, dans leur simplicité, seront des modèles du genre. A Mont-
pellier, on installe, en ce moment même, à fort peu de frais,
un institut de botanique commun à la faculté de médecine, à la fa-
culté des sciences et à l'école de pharmacie, dans le vieux jardin
des plantes de GandoUe. C'est enfin le type adopté pour la con-
struction des facultés de Lille. Là, pour la première fois en France,
nous aurons la cité universitaire : au centre, la bibliothèque; sur
les cotés, les laboratoires de la faculté de médecine, la faculté des
lettres, la faculté de droit, la galerie d'archéologie classique ; en
arrière, l'institut de physique ; en avant, celui des sciences natu-
relles ; plus loin , celui de la chimie.
V.
Après les bàtimens, venons au budget des facultés. Longtemps
il fut insuffisant et vraiment indigne d'un pays comme la France.
En 1835, lorsque le budget de l'Université cessa de former un
compte à part et fut incorporé au budget général de l'État, la part
des facultés y était seulement de 2,00/1,623 francs. Le Gouverne-
ment de juillet la laissa à 2,876,018. Le second Empire la prit à
2,836,471 ; il l'éleva à 3,633,308, après la loi de 185Zi, qui créait
un assez grand nombre de facultés ; pendant une dizaine d'années,
il n'y fit pas de changemens appréciables; de 1867 à 1870, il la
porta de 3,828,821 francs à 4,215,021. Après 1870, malgré les
charges inouïes qui venaient de s'abattre sur le trésor, on ne tou-
cha pas à la dotation des facultés ; on y ajouta même un peu chaque
année. En 1874 et en 1875, l'augmentation fut plus sensible. Mais
c'est seulement au budget de 1877, M. Waddinglon étant ministre
de l'instruction publique, après le vote de la loi sur la liberté de
l'enseignement supérieur, que la République se montra résolue à
donner enfin aux facultés des ressources en rapport avec leurs be-
soins, leurs fonctions et leurs services. A partir de ce moment jus-
qu'en 1885, le budget des facultés fait chaque année un véritable
bond. Il monte, en 1877, de 5,113,880 francs à 7,799,180;
LES FACULTÉ> FRAXCAISES EN 1889. 913
en 1878 et en 1879, sons le ministère de M. Bardoux, il s'élève à
8.(V25,o'iO tV.-incs ; enfin de 1880àl88/i, sous les ministères succes-
sifs de x\l. Jules Ferry, il atteint 11,652,355 francs. 11 est, en 1889,
de 11,391 ,/i95, le triple environ de ce qu'il était en 1870.
C'est la le chillre de ce que l'Etat alloue aux facultés. En réa-
lité, elles sont loin de lui coûter autant. En effet, en même temps
qu'elles dépensent, elles produisent. Leurs étudians et les candidats
qui viennent chercher l<urs grades paient des droits, droits d'in-
scription, de bibUothèque, de travaux pratiques, droits d'examca
et de diplôme, et tous ces produits vont droit au trésor, sans qu'un
centime reste en leurs mains, l'our évaluer ce qu'elles coûtent
réellement, de ce qui leur est attribué, il faut donc déduire ce
qu'elles rapportent. 11 fut un temps où la balance s'établissait au
profit du trésor; les recettes des lacultés étaient supérieures à leurs
dépenses, et loin de leur donner du sien, l'Etat tirait d'elles un bé-
néfice. Hâtons-nous de le dire, pour l'honneur de notre pays, voilà
bien longtemps déjà qu'il n'en est plus ainsi. Depuis 1838, le
compte des facultés s'est soldé chaque année par un excédent de
dépenses, et naturellement cet excédent s'est accru à mesure que
s'élevaient les crédits. Voici la balance du dernier exercice clos,
l'exercice 1888: crédits alloués, 14,Zi/i5,4/j5 ; recettes effectuées,
^,929,160; excédent de dépenses, 6,516,285 francs.
Six miUions et demi, en chiffres ronds, telle est au juste la con-
tribution réelle de l'État aux dépenses des facultés. Comparé à ce
que coûtent au trésor l'enseignement primaire et l'enseignement
secondaire, le premier quatre-vingt-dix millions et le second dix-
sept, ce chiffre n'a rien d'excessif. Comparé à ce que coûte ailleuis
l'enseignement supérieur, il paraîtra plutôt insuffisant. On ne peut
prendre pour terme de comparaison les universités anglaises, qui
vivent de leurs propres biens. H serait difficile de considérer ei
bloc les vingt et une universités de l'empire allemand, qui sont
loin d'avoir en Saxe, en Bavière et en Prusse le même régime
financier. Mais on peut, sans l'alfaiblir, réduire la comparaison aux
seules universités prussiennes. Il y a en Prusse dix universités.
Leur budget total est à peu près égal à celui des facultés Iran-
raises, 11,882,229 francs pour l'exercice 1888-89. Sur cette somn.e
3,'i08,6/il francs proviennent de fonds qui leur appartiennent, in-
térêts de capitaux, revenus de biens-fonds, immatriculations, coti-
sations et fondations. Le reste, c'est-à-dire de beaucoup la pli s
grosse part, 8,473,588 francs, est fourni par l'Etat, sans compter
des crédits extraordinaires qui, dans ces derniers temps, ont été
chaque année d'un ou de deux millions. Ainsi les dix universités
prussiennes reçoivent à elles seules de l'Etat, au budget ordinaire,
TOME xcvi. — 1889. 58
91/i RKVIK DKS DKIJX MONDES.
environ doux millions de plus qne tontes les facultés de France,
est vrai que chez nous les facultés ne sont pas, comme en Prusse,
les seuls organes de la science et du haut enseignement, et qu'en
dehors d'elles, d'autres étabhssemens, le Collège de France, le Mu-
séum, rKcole normale, l'École des chartes et l'École des langues
orientales vivantes, émargent au budget pour plus de deux mil-
lions.
Après les chiffres d'en<5emblc, il faudrait les chiffres de détail.
Après le total des augmentations, il en faudrait la décomposition et
les applications, année par année. On suivrait ainsi pas à pas la
marche de l'entreprise, ses progrès, sa direction. Mais ce serait une
tâche trop longue et trop complexe; d'ailleurs, quelques groupe-
mens de chiffres et de renseignemens, sous quelques chefs princi-
paux, seront tout aussi expressifs.
Pendant la période que nous considérons, le budget des facultés
s'est accru de 7,175,794 francs. Sur cette somme, un million
et demi s'applique à des facultés nouvelles. On a vu plus haut l'iné-
galité que présentaient nos divers groupes universitaires. Deux
seulement, Paris et Strasbourg, avaient les quatre facultés. Mont-
pellier, la vieille cité étudiante, la cité de Placentin, n'avait pas la
faculté do droit ; Bordeaux et Lyon n'avaient que les sciences et les
lettres; Lille n'avait que les sciences. Aujourd'hui, Bordeaux, Lille,
Lyon, Montpellier et Nancy ont. comme Paris, les quatre facultés.
On a transporlé à Nancy, après la perte de l'Alsace, la faculté de
médecine de Strasbourg avec l'école de pharmacie dont elle était
ffanquée. On a créé une faculté de droit à Bordeaux, à Lyon et à
Montpellier, une faculté de médecine et de pharmacie à Bordeaux,
à Lyon et à Lille. Tout récemment le groupe de Lille s'est complété,
en attirant à lui les facultés df-s lettres et de droit de Douai. C'est
donc, avec les quatre écoles d'enseignement supérieur d'Alger, onze
créations nouvelles. Elles n'ont pas toutes immédiatement pesé sur
le budget; les villes qui les réclamaient depuis longtemps, Bor-
deaux, Lyon, Montpellier, Lille, en ont pris d'abord les frais à leur
charge, mais pour douze ans seulement; après ce délai, la charge
passe à l'État.
L'insuffisance des traitemcns préoccupait à bon droit les pouvoirs
publics. Un million a servi à les améliorer. C'était de toute justice,
j'ajoute de toute nécessité, si l'on voulait retenir dans l'enseigne-
ment supérieur et y attirer des valeurs que partout ailleurs on eût
payées plus cher. Pour ne parler que des professeurs titulaires, il
fut un temps, qui n'est pas encore loin, où leur traitement, fait
de deux parts, l'une fixe, garantie par l'État, l'autre mobile, atta-
chée aux examens, pouvait être inft^rieur à celui d'un professeur
LES FACULTÉS FRANÇALSES EN 1889. 915
de lycée. En outre, il n'y avait, pour ra\ancement, ni cadres per-
manens, ni règles déterminées. M. Wallon supprima l'éventuel en
1876 et le consolida; un peu plus tard, M. Jules Fen*y obtint
des chambres les crédits nécessaires pour un rlassement régulier.
Aujourd'hui, les traitemens de nos professeurs de faculté, sans éga-
ler ceux de leurs confrères d'Allemagne et surtout d'AngleteiTe,
n'offrent plus comme naguère d'inégalité cho^juante avec ceux
des autres fonctions publiques. Ils sont, à Paris, de douze à quinze
mille francs ; dans les départemens, de six, de huit, de dix et de
onze mille.
L'insuffisance des cadres de l'enseignement était plus grande
encore. II y avait en tout, à la fin de l'Empire, hOG chaires et
60 cours complémentaires dans les facultés. Sauf à Paris , une
faculté des lettres, nous l'avons déjà dit, se composait de cinq
professeurs, une faculté des sciences de cinq ou six, rarement de
sept. En 1889, le nombre des chaires est de 598. Si l'on tient
compte des 29 chaires des facultés de théologie catholique sup-
primées en 1885, c'est 221 chaires nouvelles. Sur ce nombre,
133 appartiennent aux établissemens de création récente mention-
nés plus haut; c'est donc, au total, 67 chaires nouvelles dans les
anciennes facultés. Nous n'en ferons pas l'énumération ; il suffira
d'une vingtaine d'échantillons pour montrer quelles ficunes elles
venaient combler. Paris : faculté de droit, quatre chaires nou-
velles, droit administratif (doctorat), droit constitutionnel, pan-
dectes, science financière ; — médecine : maladies des enfans, cli-
nique ophtalmologique, maladies syphilitiques et cutanées, maladies
du système nerveux, maladii\s mentales ; — sciences : chmiie orga-
nique, physiologie chimique ; — lettres : littératures du nord de
l'Europe, histoire de la philosophie, histoire du moyen âge, his-
toire contemporaine, archéologie, langue et littérature françaises du
moyen âge, sanscrit et grammaire comparée, archéologie, science
de l'éducation. • — Bordeaux ; droit : économie politique, droit ma-
ritime; lettres: littérature et antiquités grecques, géographie, ar-
chéologie.
Mais, pour répondre à Tampleur dos besoins, pour relever nos
facultés de leur honteiise inféiiorité, c'eût été trop peu de ces
67 chaires. Aussi, en môme temps, généralisa-t-on l'institution, à
peine ébauchée, des cours complémentaires, et créa-t-on celle des
conférences. Cours complémentaires, le mot est clair, ce sont des
cours destinés à l'enseignement de matières qui ne sont pas ensei-
gnées par les titulaires des chaires; ainsi, dans une faculté des
lettres où il n'y a qu'une chaire de philosophie, un cours d'histoire
de laphi'osophie en sera le complément. Les conférences devaient
916 REVUE DES DEUX MONDES
être autre chose. Ce n'est pas seulement pour enrichir l'ensbigne-
itient des facultés qu'on les instituait, mais surtout pour en ctian-
ger le caractère. Le mot venait de l'École normale. Là jamais l'en-
soignement n'a été le monologue du professeur en face d'auditeurs
passifs, c'est le coUoquium actif du maître et des élèves : le maître
appoi'lant sa méthode et sa science; les élèves, leurs ébauches et
leurs essais de parole et de plume; c'est, en un mot, ce qu'en Alle-
magne on appelle des séminaires. C'est là ce qu'on voulut trans-
porter dans les facultés en y créant des conférences. On les créait,
non pour le grand public, mais pour les vrais élèves qu'on s'effor-
çait de donner aux facultés des sciences et dos lettres.
La plupart des nouveaux enseignemens créés depuis 1877 l'ont
été sous la forme de cours complémentaires et de maîtrises de
conférences. Il y avait, nous l'avons plus haut noté, 60 cours
complémentaires en 1870 ; le nombre s'en était élevé à 105 en 1878 ;
il est, en 1889, de 228, ainsi répartis : 2 dans les facultés de théo-
logie protestante, 102 dans les facultés de droit, 27 dans les facultés
de médecine, 13 dans les écoles de pharmacie, 29 dans les facultés
des sciences, et 55 dans celles des lettres. Le premier crédit pour
maîtrises de conférences daie de 1877 ; il en fut alors créé hl ;
elles sont aujourd'hui au nombre de 129 : 3 dans les facultés de
théologie protestante, 53 dans les facultés des sciences, 73 dans
les facultés des lettres. — 67 chaires, 168 cours complémentaires,
129 conféiences; c'est donc, au total, 36^i enseignemens nou-
veaux (1).
Si saisissans que soient ces chiffres, le parallèle d'une ou deux
facultés avec elles-mêmes, à quinze ans de distance, le sera davan-
tage encore. Prenons pour exemple les facultés de I-yon. En 187Zi,
la faculté des sciences avait, en tout, 7 chaires : mathématiques
pures, mathématiques appliqm'es, physique, chimie, géologie, zoo-
logie et botanique. En 1888, elle a 10 chaires, celles de 187â, plus
la chimie appliquée à l'industrie, la physiologie générale, l'astro-
nomie; 3 cours complémentaires de chimie, de botanique et d'as-
tronomie; 5 conférences de chimie industrielle, de zoologie, df
malhématiques, de |)hysique et de minéralogie, soit 18 enseigne-
mens au lieu de 7. La faculté des lettres n'avait que 5 chaires
en 187/i : la philosophie, l'histoire, la littérature ancienne, la litté-
rature française, les littératures étrangères; en 1889, elle a, en
outre, 6 chaires nouvelles : la géogra[)hie, les antiquités grecques
(l) Dans tout ce décompte n'entrent pas les enseignemens des Écoles in-éparatoirei
et des Écoles de plein exercice de médecine et de pharmacie, lesquels sont payés ;)Jir
les villes.
LES FACULTÉS FRANÇAISES EN 1889. 917
et latines, la langue et la littérature grecques, l'histoire et les anti-
quités du moyen âge, la littérature du moyen âge, le sanscrit et la
grammaire comparée; 5 cours complémentaires: philosophie, latin,
français, allemand, langue sémitique; 7 maîtrises de conférences:
philosophie, science de l'éducation, histoire moderne, grec, an-
glais, grammaire, égyptologie, soit 23 enseignemens au lieu de 5.
A tous ces maîtres, anciens et nouveaux, on a donné, année par
année, les auxiliaires indispensables à l'enseignement et aux recher-
ches. J'ouvre la Statistique de 1888 k l'article faculté de médecine
de Paris. Je trouve, en 1877-78, 2 chefs des travaux pratiques,
3 directeurs et 6 chefs de laboratoire, 5 chefs de clinique, 3 pro-
secteurs, 5 aides d'anatomie, 12 préparateurs. En face, je relève,
pour l'année' 1887-88, 7 chefs des travaux pratiques, 8 prosec-
teurs, \h aides d'anatomie, 31 préparateurs, \k chefs de clinique,
\h chefs adjoints, 25 chefs de laboratoire. Partout ailleurs, c'est
à l'avenant.
A tous, maîtres et étudians, l'accroissement des budgets a per-
mis de donner des instrumens de travail. En premier lieu, des
bibliothèques. Il n'y en avait pas avant 1879, ou, pour être tout à
fait exact, il n'y en avait qu'à Paris et à la faculté de médecine de
Montpellier. Maintenant, il y en a partout, et toutes sont ouvertes
aux professeurs et aux étudians; toutes sont au courant des prin-
cipales publications savantes de la France et de l'étranger. Trois
chiffres diront la rapidité de leur croissance et l'importance de
leurs services. Au dernier recensement, celui de 1888, elles com-
prenaient 88/i,261 volumes; elles avaient, la même année, prêté
512,252 volumes et reçu 122,786 lecteurs.
Aussi rapide, aussi profonde a été la métamorphose des labora-
toires. Tout était à renouveler et à créer. En moins de dix ans, tout
a été renouvelé ou créé, il n'est pas une faculté des sciences, pas une
faculté de médecine qui n'ait aujourd'hui son outillage complet d'en-
seignement et de recherches ; partout l'enseignement de celles des
sciences qui relèvent de l'expérience se fait par l'expérience; par-
tout fonctionnent des travaux pratiques pour les élèves; partout la
recherche expérimentale est à côté de l'enseignement théorique. 11
n'est pas jusqu'aux facultés des lettres qui ne commencent à avoir,
elles aussi, leurs collections, fac-similés, estam})ages, i)liotûgra-
phies, moulages. — Feuilletons les budgets des facultés. Au lieu dos
sommes dérisoires d'avant 1870, nous y trouvons d'amples crédits
pour les bibliothèques, pour les collections, pour les déiH^nses des
laboratoires, pour les travaux pratiques des étudians. En veut-on
quelques exemples tirés des budgets de 1888? A Paris, le crédit du
matériel des bibliothèques universitaires a été de 72,330 francs,
018 REVUE DES DEUX MONDES.
celui des colleclion?,de /47,500 à la focnlté de médecine, de 29,000
à la faculté des sciences, de 21,800 à l'école de pharmacie, de /i,85n
à la faculté des lettres; celui des frais de cours, de laboratoires et
de travaux pratiques, de 161,830 francs à la faculté de médecine,
de 88,600 à la faculté des sciences, de 80,950 à l'école de pharma-
cie. Dans les départemens, à Nancy, par exemple, les crédits de
même ordre ont été, la même année, de 23,235 francs pour la biblio-
thèque, de 16,000 pour les collections de la médecine, de 14,850 pour
celles des sciences, de 28,6'i0 pour les laboratoires, cours et travaux
pratiques de la faculté de médecine, de 21,000 pour les dépenses
analogues de la faculté des sciences. — Au total, il est inscrit au
budget législatif de 1889 un crédit de 2,241,780 francs pour les
frais matériels des facultés de tout ordre, soit 1,363,966 francs de
plus qu'en 1875.
N'ayons garde, parmi ces créations, d'oublier celle des bourses
de faculté. Il n'en est pas qui fasse plus d'honneur à la République;
il n'en est pas, comme nous le verrons plus loin, qui ait eu, jiour
la réforme de l'enseignement supérieur, plus d'efïets et d'efîets
plus heureux. L'idée de ces bourses remonte aux assemblées de la
Révolution. Elles voulaient avoir, à tous les degrés de l'enseigne-
ment, des élèoes de la patrie; il leur semblait que les libéralités
de l'Etat, pour produire tous leurs fruits, et pour n'en pas produire
de mauvais, ne devaient pas s'arrêter à mi-chemin. L'Empire fut
d'un autre sentiment. 11 institun des chh-es du gouvernement ; mais
il n'en mit que dans les lycées. C'est seulement de nos jours qu'ap-
paraissent au budget les bourses d'enseignement supérieur, d'abord
300 bourses de licence, en 1877, sous M. Waddington, puis 200
bourses d'agrégation, en 1881. sous M. Jules Ferry. Elles sont in-
scrites au budget de 1889 pour 670,000 francs.
VL
Si rapide qu'il doive être, ce résumé des statistiques serait in-
complet et infidèle, si, en face des déboursés, il ne présentait pas
les gains réalisés. De ces gains, les uns sont d'ordre scientifique,
d'ordre purement moral, et ne s'évaluent pas numériquement. Leur
place n'est pas ici ; nous les retrouverons ailleurs. Bornons-nous,
eu ce moment, à ceux qui s'expriment en chiffres, c'est-à-dire à
l'accroissement du nombre des étudians, à l'accroissement du nombre
des diplômes.
Nous n'avions en 1869 que 9.522 étudians. Nous en avons eu
17,630 en 1888. C'est donc, en vingt ans, uu gain de 8,108 uni-
tés. Ce gain ne s'est pas fait tout d'un coup, ni par un progrès
LES FACULTÉS FRANÇAISES EN 1889. 919
uniforme. 11 commence à se dessiner en 1872; mais c'est seulement
à partir de 1878, au moment même où de toutes parts les réformes
s'accomplissent, qu'il s'accentue et s'arxéR're. Il y avait 10,972
étudians en 1878; nous en trouvons 12,000 en 1881, 13,000 en
1883, 15,000 en 188i, plus de 16,000 en 1885, et enfin 17,630
en 1888. La progression ne s'est pas fait sentir également dans tous
les ordres de facultés. La population des facultés de droit était de
3,969 étudians, en 18/iA. En 1869, elle s'était élevée à 5,220. Elle
n'a été, en 1888, que de 5,152. Dans les écoles de médecine, au
contraire, il y a eu, pendant la même période, un gain considé-
rable. De 3,159, leur clientèle a monté, principalement à dater de
1880, à 6,455 étudians. Progression analogue dans les écoles de
pharmacie. Mais c'est surtout dans les facultés des sciences et dans
les facultés des lettres que la cnie s'est fait sentir. Naguère encore,
il n'y avait pas d'étufiians proprement dits dans ces facultés. On
n'inscrivait, on ne comptait comme tels dans les statistiques, que
les candidats à la licence, qui la veille de l'examen prenaient quatre
inscriptions d'un seul coup, pour se mettre en règle avec le fisc. C'était
au plus, dans les bonnes années, iOO éiudians dans les sciences,
150 dans les lettres, et presque tous fictifs. Tout à coup, à partir
de 1877, nous trouvons 38ù étudians dans les facultés des sciences,
286 dans les facultés des lettres; puis, d'une année à l'autre, ces
nombres se doublent, se triplent, se quadruplent, et finissent par
atteindre les chiffres inespérés de 1,335 dans les sciences, de
2,358 dans les lettres. Par conséquent, dans l'accroissement total
du nombre des étudians, les facultés des sciences et des lettres
entrent en compte pour plus de 3,500 unités. Ce n'est pas là pure-
ment et simplement l'accroissement d'une chose préexistante; c'est
de toutes pièces la création d'une chose vraiment nouvelle.
Par là nous avons, en très grande partie, regagné l'avance que
de tout temps l'Allemagne avait eue sur nous. Autrefois, le nombre
de ses étudians était double du nôtre. Il lui est encore aujourd'hui
supérieur de 12,000 environ. Mais la population de l'empire d'Alle-
magne est de 45 millions d'habitans; celle de la France n'est que
de 38 millions. Et puis, ne l'oublions pas, nous avons en France des
institutions qui détournent des facultés une notable partie dn con-
tingent qui, en Allemagne, va droit aux universités : nos lycées
d'abord, où s'enseignent quantité do choses qui ailleurs sont du
domaine de l'enseignement supérieur, puis l'Ecole polytechnique,
l'Ecole normale, l'École des chartes, enfin tous les grands sémi-
naires. En Allemagne, rien de semblable; seul l'enseignement tech-
nique a des écoles spéciales; tout l'enseignement scientifique se
donne aux universités. Partant, c'est aux universités que va presque
9-20
REVUE DES DEUX MONDES.
tonie h jeunesse, les futurs ministres des cultes aussi bien que les
futurs médecins. Sur les 29,000 étudians de l'empire, les élèves
en théologie comptent pour plus de 6,000. II y a en Allemagne un
étudiant d'université pour l,5Zi/i habitans; chez nous, la propor-
tion est sensil)ljment moindre, 1 pour 2,155 habitans; mais, au
f;iit. en tenant compte de toutes ces causes de différence, l'écart
est beaucoup moindre.
Naturellement, avec le nombre des étudians s'est accru celui des
grades. 11 n'est cependant pas inutile d'ét.-iblir, pour chaque ordre
de facultés, le rapport des uns et des autres. Dans les facultés de
droit, le rendement s'est accru d'une manière absolue. Nous avons
dit que le nombre des étudians y était demeuré à peu près station-
naire. Le nombre des grades, au contraire, s'est notablement accru.
De 1870 à 1879, la moyenne des licenciés en droit était, chaque
année, de 1,050. De 1879 à 188/i, ce nombre s'élève à IJiOO. il
retombe ensuite à 1,260; mais il se relève plus tard à 1,300. En
même temps le nombre des docteurs en droit s'accroît dans une
beaucoup plus forte proportion. 11 avait été de 30 en 1826, de 30
encore dix ans plus tard, de 100 en 18/i6, de 90 en 1856, de 80 en
1866; il monte à 190 en 1876, et depuis lors, il se maintient, bon
an mal an, à 120 en moyenne. Dans les facultés et écoles de mé-
decine, à l'inverse, le nombre des étudians s'est accru, et celui des
grades est demeuré à peu près stationnaire. Avec plus d'étudians.
nous ne faisons pas beaucoup plus de docteurs et nous faisons
moins d'oHiciers de santé. Le nombre des docteurs reçus en 186(>
était de 520 ; il était de 610 en 1876; depuis cette date, une seule
fois, il s'est élevé à 600 ; mais d'autres fois il est tombé à 590 et
même à 540. Le nombre des officiers de santé, qui était autrefois
de plus de 200, oscille maintenant entre 135 et 90; il est même
descendu à 80 en 1888. En revanche, dans les facultés des sciences
et des lettres, c'est un changement du tout au tout. C'était naguère
une excellente année quand nous avions, y compris les élèves de
l'Kcole normale, 60 licenciés es sciences, 80 Ucenciés es letres, une
di/aine de docteurs es sciences, autant de docteurs es lettres. Ce
serait maintenant une très mauvaise aimée. Depuis 1877, nous
sommes habitués à d'autres moissons. Nous avons eu, certaines
années, jusqu'à 360 licenciés es sciences, 300 licenciés es lettres,
30 docteurs es sciences et 30 docteurs es lettres.
Tel est, vu du dehors, le tableau de nos facultés. Il nous faut
maintenant pénétrer au dedans, et, sous le physique, chercher à
saisir le moral.
Louis Ltard.
REVUE MUSICALE
Concerts du Chàtelet : VOcle trwmpliale de M"'" Augusta Ilnlmès. — Concerto pour
piano de M. E. Laïc; M""' Krauss. — Mireille, à l'Opéra-Comiqup. — Lucie de
Lammermoor, à l'Opéra.
Que l'auteur de Zia/e ne soit plus de ce monde, cela est fâcheux:
d'abord pour lui; ensuite pour le public, parce que Donizetti, à dé-
faut de ce qu'on appelle aujourd'hui le talent, avait un peu de ce
qu'on appellera toujours le génie. Mais cela est heureux pour nous,
car, s'il vivait encore, nous compterions, à la fin de cet article,
un ami de moins ou un ennemi de plus. Nos lecteurs nous permet-
tront-ils, à ce propos, de nous entendre avec eux une bonne fois sur
la critique telle que nous la comprenons, sur ses devoirs et sur ses
droits?
Cette minorité de gens aimables ou médians, intelligens ou sots,
quelquefois très riches, jamais très pauvres, ce groupe social qui se
croit toute l'humanité et s'appelle le monde parce qu'il se prend pour
l'univers; le monde paraît étrangement méconnaître le rôle et l'hon-
neur de la critique, lorsqu'il lui reproche trop de rigueur ou de fran-
chise seulement. Notre seule vertu nécessaire est la sincérité. Le pu-
blic ne peut exiger de nous le talent, qui est rare; ni le goût, chacun
ayant le sien; mais nous lui devons la vérité, ou du moins ce que nous
croyons la vérité. Qu'il nous pardonne des erreurs; mais qu'il n'ait
jamais à nous reprocher un mensonge.
Au nom de quels principes le monde prélendrait-il nous imposer li
dissimulation et le silence? l'ar respect pour la vieillesse? — Mais je ne
922 REVUE DES DEUX MONDES.
sache pas que le don de produire et le droit de juger se mesurent aux
années. Des critiques peuvent commencer très jeunes et des composi-
teurs finir très vieux. — Par égard pour des amis ou d'anciens maîtres ? —
Mais c'est à eux-mêmes et non à leurs ouvrages que nous devons notre
déférence et notre gratitude, que nous gardons notre amitié, souvent
plus fidèle, hélas ! que la leur. Faut-il donc laisser notre conscience
artistique à la merci de nos affections aujourd'hui, demain de nos
rancunes? Si encore, de cette indulgence qu'on nous prêche, on nous
donnait l'exemple avec la legon ! Si le monde, qui nous conseille la
complaisance, pratiquait seulement la charité! Mais ilfaut les entendre,
ceux et celles que la libre critique d'art effarouche, diffamer les gens
comme nous ne discuterions pas les œuvres, ne reculer devant aucune
médisance, aucune calomnie. Colporteurs de scandale et d'infamie,
leur bouche, comme disait Henri Heine, est une véritable guillotine
pour toute bonne renommée. Prêter des amans à M""" X... « est-ce
péché? Non, non. « Mais faire des réserves sur la romance ou le
ballet de M. Z!,. « Juger l'œuvre d'autrui, quel crime abominable! »
Si nous entendons parler à cœur ouvert, nous ne prétendons pas
juger à coup sûr. Nous ne croyons pas rendre des arrêts, mais nous
voulons encore moins rendre des services. Comme des devoirs
moraux envers les êtres, on a des devoirs intellectuels envers les
choses, et le premier est la justice. Elle est souvent cruelle et nous
savons ce qu'il en coûte d'écrire selon sa pensée et contre son cœur.
Il le faut cependant, et pour cela le mieux encore est de s'en tenir à
la vieille devise : Amicus Plato, sed magis arnica ver'Uas. On ne lui obéit
ni sans regrets ni sans périls; mais on ne la trahirait pas sans honte
ni, je veux le croire à leur honneur, sans perdre l'estime de ceux-là
mêmes auxquels on l'aurait sacrifiée.
Et maintenant que nous nous sommes expliqué (je vous prie de ne pas
lire: excusé), oserons-nous juger l'œuvre d'une femme et d'une artiste
sympathique : VOde triomphale de M""' Augusta Ilolmès? Ce fut, il y a un
mois environ, au concert du Châtelet, le dernier écho de l'Exposition.
Mais quel écho ! Les oreilles nous en tintent encore. On nous a assuré, et
nous le croyons, que VOde Iriomplialc avait beaucoup perdu en remon-
tant la Seine. Au palais de l'Industrie elle devait être mieux à sa place,
et surtout plus à son aise. Les questions de cadre sont capitales ; on n'ex-
pose pas un panorama dans un salon, et c'est un panorama en mu-
sique que M'"" Holmes a brossé pour l'immense hall des Champs-
Elysées. Panorama civil et militaire, où défilent toutes les classes de la
société : laboureurs, forgerons, troupes de terre et de mer, amoureux,
bataillons scolaires. On se croirait au Conservatoire des Arts-et-Mé-
tiers, des métiers surtout. Pour sauver de la monotonie cette série de
chœurs, il fallait la variété de la représentation théâtrale, le prestige
KEVUE MUSICALE. 923
de la lumière électrique, de la figuration et d'une mise en scène qui
fut, dit-on, pittoresque. Elle aura même été émouvante, et l'œuvre a
dû bénéficier de l'enthousiasme auquel ne pouvaient échapper des
milliers d'auditeurs réunis dans un théâtre de circonstances, et de
circonstances flatteuses pour notre fierté nationale. On aura acclamé
par amour du pays, sinon par amour de Tart, une œuvre que l'auteur
semble avoir composée en patriote plutôt qu'en artiste.
Mais au Ghâtelet, plus d'appareil national, plus de drapeaux, de dé-
cors ni d'uniformes; tout le cortège assis, et rien n'est plus nuisible à
l'effet d'un cortège. La dame chargée de chanter la conclusion a eu
beau lancer les grands mots de travail, de gloire et de liberté; elle
avait quitté le péplum tricolore et le bonnet phrygien. Les choristes
étaient immobiles et vêtus de noir. Alors,., alors nous sommes restés
froids et nous n'avons pas entendu, au fond de nos âmes, la voix du
sang, du sang de France. iNous n'avons entendu qu'un vacarme ter-
rible, comme si toute la section des cuivres à l'Exposition (vous rap-
pelez-vous cet amas de bassines et de chaudrons rouge et or?) s'était
mise à hurler en l'honneur de la patrie. A quels excès se porte le zèle,
non pas, comme disait Voltaire, de la dévotion, mais du patriotisme
chez les dames! Du moins à quels excès de sonorité !
Si VOde triomphale nous a paru trop bruyante, la faute en est un peu
au local; mais, et je crains cette fois que la faute en soit à l'œuvre
même, elle nous a paru un peu vulgaire aussi. On nous dira qu'il ne
s'agissait pas de distinction. Nous le savons et nous n'attendions pas
un nocturne. Mais point n'était besoin de frapper si fort. De M""' Hol-
mes, les petites compositions parfois sont exquises; mais les grandes
ne sont trop souvent que grosses ou vides. Même quand on y trouve
du Massenet (ce qui arrive), c'est du Massenet épaissi ; du Massenet
encore féminin, mais pour femme géante.
La page qui nous a laissé la meilleure impression est le chœur des
ouvi'iers, aussi franc et moins trivial que les autres. Voilà l'accent et
l'allure que nous aurions souhaités à l'ensemble. Le reste est seule-
ment national et décoratif, un peu dans le style des personnes opu-
lentes et crénelées qui siègent sur les édicules de la place de la Con-
corde. Mais que de bruit ! Je ne crois pas qu'une dame, excepté M""" Louise
Michel, en ait jamais fait autant à propos de la RépubUque.
Nous avons eu chez M. Colonne des séances plus douces. M. Diémer
y a joué en impeccable virtuose un concerto de M. Lalo, de grand style
et de belle allure. Il comprend trois morceaux, dont les deux derniers
surtout nousont plu. Non pas que le premier soit indilïorent. On y croit
trouver parfois des réminiscences de l'hymne russe. Mais nous préfé-
rons de l)eaucoup Vadiujio et le finale. Très noble, très pur, V adagio
repose presque tout entier sur un dessin continu de deux notes. L'idée
924 REVUE DES DEUX MONDES.
maîtrosso en est originale, très grave et très belle. Exposée par le
piano d'abord, elle passe ensuite à l'orchestre, pour y prendre toute sa
plénitude au-dessus d'un trille de piano éclatant, prolongé, qui marque
l'apogée, Tépanouissement du morceau. De tous les musiciens, ce doit
être Beethoven que M. Lalo préfère. L'élévation de la pensée et la soli-
dité de la forme trahissent ici, non pas l'imitation, mais la connais-
sance et l'admiration profonde du maître. Le finale n'est pas moins
conforme aux traditions de Beethoven. L'auteur du premier morceau
de la symphonie en la et du finale du concerto en mi bémol en eût
aimé l'aplomb rythmique, l'élan un peu sauvage et la rude énergie,
détendue (;à et là par une grâce sans fadeur et une fantaisie sans
désordre. M. Lalo ne s'égare jamais; il va tout droit, et très vite: dans
ce finale, peut-être même trop vite. Le développement d'un motif du
premier morceau, repris avec un rythme nouveau, s'arrête un peu
court ; en faisant plus long, le compositeur eût fait mieux encore. Voilà,
dira-t-il, une critique qui ressemble à un éloge. Nous l'entendons
ainsi, et la manière très sobre, très brève de M. Lalo, peut lui mériter
parfois ce reproche tlatteur.
Dans le même concert. M'"" Krauss a chanté mieux que jamais, ou
plutôt aussi bien que toujours. Allez l'entendre dire l'air à'Alceste :
Non! ce n'est point un sacrifice. Voyez-la debout, en vêtemens sombres,
immobile, l'œil perdu dans son extase de mort. Quelle grandeur, due
à quelle simplicité! Quelle assurance à ces mots: Non, ce n'est point un
sacrifice! prononcés pour la première fois. Mais voici le trouble, les dé-
faillances, et quand les mêmes paroles reviennent, c'est sur des lèvres
tremblantes, incapables de les prononcer sans paraître les démentir.
Image cCun époux que j'adore et qui m'aime! Par quel heureux contraste,
par quel cri de passion aussitôt suivi de (jucl soupir de modestie,
presque d'humilité, l'artiste indique une nuance exquise entre l'amour
que ressent Alceste et celui qu'elle inspire! Quand on chante ainsi, on
chantera ainsi toujours. Le talent de M""' Krauss ne passera jamais,
parce qu'il est avant tout la manifestation d'une âme, et que l'àme
ne passe point. Cette voix peut tomber, sans que cette ardeur s'éteigne.
11 semble même que le chant de M"'*^ Krauss se spiritualise de plus en
plus, que tout intermédiaire matériel ait désormais disparu entre son
cœur et le nôtre.
C'est par le cœur, sans lequel il n'est pas d'artistes ou d'œuvres
d'art, que nous a repris Mireille. Mireille a vingt-cinq ans, et, comme
on dit, ne les paraît pas, tant elle a de grâce juvénile, et même ado-
lescente. Vous savez qu'aujourd'hui l'héroïne ne meurt plus : elle
épouse Vincent. On a trouvé ce dénoûmcnt plus conforme, sinon à l'es-
thétique, du moins à la sensibilité des habitans du quartier. Les quais
ont plus de cœur que le boulevard. On a trouvé aussi ce dénoûmcnt
REVUE MUSICALE. 925
plus humain, et je no vois pas trop pourquoi, les gens qui meurent
étant plus nombreux encoro que ceux qui se marient. Mais que la pièce
fmisse bien ou mal (et c'est aux personnes mariées de décider quelle
est la fin la meilleure), la partition ne finira jamais très bien. Le der-
nier tableau découronne un peu cette œuvre, d'ailleurs toute char-
mante. Médiocres, la cavatine de Vincent et le dernier duo, accompa-
gné de harpes banales et coupé, selon l'usage antique et solennel, en
trois couplets pareils : un pour Mireille, un pour Vincent, un pour les
deux ensemble.
Le maître nous permettra-t-il de signaler encore deux petites fai-
blesses (et ce sera tout) : la valse du premier acte et le grand air dj
second. Au lieu de la très belle scène du Rhône, voilà ce qu'il fallait
retrancher. Le personnage de Mireille serait complètement naturel s'il
était débarrassé de ces deux postiches. Du grand air, le larghttto sei:!
est expressif; le reste est banal et démodé. Quant à la valse, il s'en
faut d'elle seule que le premier acte soit irréprochable. Plus faible, pliiS
sèche surtout que celle de Juliette, Tariette à trois temps de Mireille,
avec sa ritournelle à la Marcailhou, est plus déplacée encore. A l'extrême
rigueur, on peut excuser dans un bal, surtout le premier bal d'une jeune
fille, ces fioritures mondaines. Et puis Juliette n'a pas encore vu Roméo.
Ce n'est que son plaisir qu'elle chante, et non pas son amour. Mais Mi-
reille, la paysanne, l'amoureuse, en pleine nature, sous les mûriers,
parler de Vincent avec sa voix seulement, quand elle vient d'en parler,
quand elle va lui parler, et si délicieusement, avec son cœur! «Chantez,
chantez, magnanarelles,» mais sans faire de roulades, comme vous chan
lez quand le rideau se lève et quand il tombe sur l'adorable premier acte
de la partition. Oh! l'aimable chanson de jeunes filles, de gracieuses
ouvrières des champs! Quelle élégance mélodique et quel naturel!
Quel agrément donne à la reprise une discrète broderie, un petit filet
sonore de hautbois! ce chœur est à la fois joyeux et paisible; la per-
sistancedu rythme, l'aisance des modulations et des rentrées expriment
bien un travail sans arrêt, mais sans fatigue, un léger travail de
femmes. Cette esquisse charmante échappe à la monotonie par mille
nuances dans la demi-teinte : nuances de mouvement et surtout de
sentiment. Voici Taven, qui vient mêler aux refrains de la cueillette sa
complainte de mauvais augure. Écoutez-les cJianter et rire, gronde-l-elle
sur un ton d'ironie, presque de reproche, et la phrase, qui semble treai-
bler de vieillesse, semble aussi trahir le deuil des illusions per-
dues et des printemps évanouis. Mais décourage-t-on la jeunesse de la
joie et de l'amour? Les fillettes ripostent gaîment et toujours chantant
se content entre elles leurs espérances ou leurs chimères. Rappelez-
vous, dans un chef-d'œuvre plus récent que Mireille, dans Carmen , le
trio des cartes. Là aussi des femmes devisent de l'avenir, mais tor.t
026 REVUE DES DEUX MONDES.
autrement. Les Bohémiennes de Bizet sont des gaillardes, et Carmen
une coquine. Les magnanarelles ont plus de sagesse et de modestie.
Quand la belle Clémence a conté son rêve, dont elle rit la première, à
Mireille d'avouer le sien, mais sans en rire. M. Gounod trouve d'ex-
quises mélodies pour nous présenter ses héroïnes. Mireille se détache
de ses compagnes avec simplicité, seulement par sa grâce plus tou-
chante et sa voix plus émue. Au milieu des rires de ses sœurs et de
leurs souhaits ambitieux, sa modeste phrase éclôt comme une humble
fleur d'amour. Lcoutez ces vingt ou vingt-cinq mesures : le plus pur
de l'inspiration de M. Gounod est là. Le voilà tout entier, traduisant
un sentiment profond, sincère, dans une forme irréprochable ; le voilà
avec tout son art et tout son cœur.
Si Mireille nous apparaît charmante, Vincent n'a pas moins bonne
façon. « Vincenette a votre âge... » On ne saurait noter la déclaration
du gentil vannier avec une plus souple intelligence de toutes les
nuances : timidité, respect, passion. Quelle malicieuse coquetterie
dans l'exclamation de Mireille : Ali! cYmcent! Quelle chaleur dans l'ef-
fusion du jeune homme! De ce petit duo, tout est parfait; ravissante,
•la dernière phrase de Mireille, arrondie comme le bras de la jeune
fille assurant sur son front son panier; très poétique, l'écho lointain,
sous la feuillée, du refrain des magnanarelles.
Le second acte renferme trois pages de prix : le duo de Magali, la
chanson de ïaven et la plainte de Mireille aux genoux de son père.
Pour le duo, M. Gounod s'est inspiré d'un thème provençal, et, n'en
déplaise aux dévots de la mélodie populaire, il a mieux fait que de le
transcrire. Il suffit, pour s'en convaincre, de comparer la chanson ori-
ginale au célèbre duo, qui, depuis vingt-cinq ans, se défend contre les
amateurs acharnés à sa perte. Ah! le brave petit duo! Non-seulement
il n'est pas mort, mais il ne paraît pas même fatigué. Il court toujours
aussi leste, tantôt joyeux, tantôt attristé par un nuage du ciel, par
l'ombre du monastère, marquant à chaque mesure de nuances nou-
velles les hasards du chemin, les métamorphoses de la vierge fugi-
tive et rejointe enfin. C'est plaisir de l'entendre chanter autrement
que par une demoiselle musicienne et un gros monsieur qui s'essoulïle
à se faire « abeille ou papillon ; » de retrouver au théâtre ce que les
salons ne peuvent donner : la reprise finale avec le murmure des
chœurs qui semble l'assentiment du peuple à des fiançailles popu-
laires, et la consécration, je dirais presque la contagion douce de ce
mélodieux amour. On a indiqué ici aux choristes une mimique assez
heureuse, à la condition de ne pas être exagérée : ils suivent de la
physionomie et du geste le chant dialogué de Vincent et de Mireille.
Sans doute on leur a lu cette strophe de Mistral après les couplets do
Magali : « Les autres, en même temps, d'un penchcmeni de front, —
REVUE MUSICALE. 927
l'accompagnaient, syiipathiques ; — comme les touffes de cresson, —
qui, pendantes et dociles, — se laissent aller ensemble au courant
d»'une fontaine. »
La chanson de Taven : Voici la saison, mignonne, a plus, ou du moins
autre chose que de la grâce et de la bonhomie. On y trouve un peu,
selon nous, lamêmeâpreté sombre que dans la phrase signalée au pre-
mier acte, et le curieux accompagnement des bassons achève de rendre
à Taven le caractère de sorcellerie qu'avait affaibli le livret, mais dont
la musique s'est souvenue. J'aimerais que l'interprète applaudie de ce
rôle montrât davantage qu'elle s'en souvient, elle aussi.
Que nous reste-t-il encore à signaler ? La touchante prière de Mireille
à son père, reprise en un bel ensemble, que termine une vigoureuse
montée de trombones; au troisième acte, le Val d'Enfer, de beaux récits
d'Ourrias, un appel pathétique de Vincent à Mireille et la querelle mou-
vementée des deux rivaux. La couleur fantastique du tableau, qui par-
fois rappelle un peu Mendelssohn, préparait très bien au tableau sui-
vant, le Rhône, que les difficultés de la mise en scène, d'autres disent
un effet trop lugubre, ont fait retrancher. Décidément, on a peur de la
mort à rOpéra-Gomique, et cette pusillanimité nous a privés d'une
page magnifique. Peut-être n'est-ce pas très regrettable. Ce genre de
musique souffre aisément de la représentation, et les décors, les trucs,
auraient pu nous gâter Timpression de ces chœurs funèbres, surtout
de la plainte délicieuse exhalée sous les flots clairs par les pauvres
mortes d'amour.
Enfin, n'oublions pas, avant de finir, deux exquises petites chansons
qui se suivent : celle du pâtre Andreloun et celle de Mireille. Voilà le
plus beau paysage de la partition, et le plus ressemblant. Ressemblant,
dira-t-on.Mais le prélude de hautbois pourrait bien n'être qu'un refrain
de pifferaro. — Je ne déciderais pas, il est vrai, si nous sommes en
Provence ou dans la Campagna ; en tout cas, nous sommes au soleil. Je
jie connais pas de chanson plus lourde de chaleur. Comme l'enfant qui
la murmure en fermant ses yeux appesantis, elle semble ployer et
s'endormir sous l'accablante pesée du jour. Derrière la naïveté presque
enfantine du tableau, se cachent les plus jolis détails de paysage et de
sentiment. La chanson d'Andreloun est pour ainsi dire impersonnelle,
indifférente : on dirait un soupir de la terre ; celle de Mireille est plus
humaine et mélancolique. La pauvrette, toute triste et un peu jalouse,
regarde le petit pâtre s'endormir sous l'azur du ciel, qu'une modula-
tion pittoresque suffit à nous montrer tout bleu au-dessus de sa tète. .
Ce lumineux épisode est le foyer de la partition ; il l'échauffé et
l'éclairé. 11 a dans l'ensemble de l'œuvre une importance capitale. A
rOpéra-Gomique, on l'a bien compris, et on a soigné le tableau : décor
ensoleillé et charmante interprète. M"" Auguez, qui ressemble à un
92S REVUE DES DEUX MONDES.
blond petit Phœbus et chante sa chanson comme il faut la chanter, avec
Lmgueur, presque avec somnolence, M"*^ Simonnet a plus de grâce que
de tendresse, grâce un peu immobile, qui convenait à la Rozenn du
Roi d'Ys, une figure un peu hiératique, une « vierge en or fin d'un livre
de légende, « beaucoup mieux qu'à Mireille. L'actrice a paru assez tou-
chante ; que la chanteuse prenne garde à Tintonation de sa voix, quel-
quefois un peu basse. M. Clément, un tout jeune homme à peine sorti
du Conservatoire, ne chante pas mal, et ce qui est plus rare, ne chante
pas « bête. » 11 a l'effusion, la sincérité, presque la naïveté de ses
vingt ans. Enfin, un interprète qu'il faut citer avec éloge, c'est M. Gil-
let; car le hautbois, instrumenta la fois pastoral et désolé, chante tout
le long de cette douloureuse églogue, sans souci du nouveau dénoûment.
L'excellent orchestre de M. Danbé a mis en lumière une orchestration
qui plus que jamais nous a charmé par sa clarté, son agrément et son
expressive sobriété. Les chœurs ont chanté avec style, avec nuances,
ce qui n'arrive qu'à rOpéra-Comique, et décidément M, Paravey est en
bon chemin.
11 est vrai qu'il n'a pas repris Lucie. Mais la direction de l'Opéra
veillait, et grâce aux 2,580,790 francs encaissés pendant l'Exposition (1),
grâce aux costumes de la Dame de Montsoreau et je crois aussi
d'Henri Yllf, demeurés sans emploi, grâce aux décors de Sigurd ou au-
tres, grâce enfm à la bonne volonté de ces jeunes choristes que dévore
le zèle et que ne rebute aucune desdillicultés, aucun des casse-cou qui
hérissent, on le sait, les chœurs de Donizetti, on a pu enfm donner à
l'Académie nationale de musique une reprise peut-être inattendue,
vraisemblablement inutile, mais certainement économique, de Lucie dr
Lammermoor.
Que pourrions-nous offrir au public, se demandait-on à l'Opéra,
comme s'il n'y avait au monde que Lucie. — Ce qu'on pouvait nous offrir?
Laissons Lohengrin, hélas! le chauvinisme de quelques camelots étant
chose sacrée ; mais Ascdiiio, par exemple, pour ne parler que d'un
ouvrage non-seulement accepté, mais commandé par la maison, 11 est
vrai que M"® Richard, qui devait créer le rôle principal, a quitté le
théâtre. On l'a même remplacée par deux dames, dont j'ai entendu
l'une seulement dans le Prophète, et jusqu'ici, j'aime mieux l'autre. A
défaut d'Ascanio, Salammbô peut-être, avec l'interprète exigée par
M. Keyer, avait droit de paraître et chance de réussir. Olliclfo (celui de
Verdi) n'est pas non plus à méj)riser; ni Samson et Dalila de M. Sainî-
Saëns, ni le lioi de Lnliore de M. Massenet. injustement délaissé. Et
puis, même avant Lucie, on avait déjà composé des opéras, Beethoven
avait écrit Fidelio; Gluck, Orphée, qu'un Jean de Reszké saurait chanter,
(1) Voir le Fiyaro du 15 novembre.
REVUE MUSICALE. 929
fût-ce sous un des costumes et dans les décors de Sapho. Les direc-
teurs de l'Opéra ne se sont souvenus que de Lucie. Ils nous ont fait là
une piètre aumône, et les gagnans d'un gros lot ont coutume de se
montrer plus généreux.
Non pas que l'œuvre de Donizetti soit bonne à jeter tout entière là
où Alceste voulait mettre le sonnet d'Oronte. Il reste de Lucie au moins
deux pages sublimes : le sextuor et surtout l'admirable scène finale.
Quand on les a écrites, on a touché le fond du cœur humain: on a
compris et rendu le comble de la tendresse et de la douleur, on a eu
du génie, et sous les décombres le trésor enseveli se conservera. A côté
de ces fragmens précieux, on noterait encore au hasard des détails
délicats, quelques touches d'un sentiment exquis : les premières me-
sures du premier air de Lucie, le début de son air de folie, sa phrase :
Pleurant son absence, dans le duo avec son frère. Mais l'ensemble de
la partition ne saurait plus s'entendre sans un mortel ennui. Le
temps, qui consacre et condamne, a fait sa double besogne, et l'œuvre
principale a été l'œuvre de destruction. L'indifférence de la musique
à l'action, à la parole, la faiblesse et souvent la fausseté de l'expres-
sion, voilà ce qui gâte les trois quarts de Lucie, comme les neuf
dixièmes des Puritains, Somnambulr, Linda et autres productions.
N'allons pas au moins, comme on le fait parfois, imputer à la mé-
lodie en général la caducité de certaines mélodies particulières ; elles
n'ont péri que par leur propre faute et leur misère à elles. La preuve
en est que les autres, les survivantes, ne sont pas moins qu'elles des
mélodies, mais belles, mais éloquentes. La différence est dans la qua-
lité et non dans la nature de l'inspiratiou.
A une certaine époque, des maîtres d'un génie facile et superficiel
ont malheureusement rencontré des interprètes avant tout virtuoses.
Les deux écoles de composition et de chant se sont mutuellement
égarées. Les Bellini, les Donizetti, sans parler de Rossini, du Rossini
seulement italien, ont trouvé des complices de leurs faiblesses. Mais
depuis lors, l'Allemagne et la France ont fini par retenir l'Italie sur cette
pente. Elle-même d'ailleurs a paru la remonter dans ces dernières
années à la voix d'un de ses enfans, d'un maître qui en se corrigeant
tentait de corriger son pajs, qui le premier a jeté le cri d'alarme et
de salut : Torniamo all'antico! L'Italie, pour se réformer, n'avait en
effet qu'à se convertir à elle-même, à rei)rendre les traditions de son
passé, à chercher auprès de ses grands artistes d'autrefois, les Cavalli,
les Cesti, les Garissimi, les principes éternels de beauté et de vérité
que de temps en temps on s'imagine découvrir ei (pi'oii ne fait jamais
que retrouver.
Lucie manque trop souvent à ces principes. Il \ a longtemps qu'on
TOME xcvi. — 1889. 59
930 REVUE DES DEUX MONDES.
s'en est aperçu. Si Lucie avait été au répertoire, on aurait pu l'y lais-
ser; puisqu'elle n'y était plus, il était inutile de l'y remettre. La Favo-
rite (soit dit sans ironie) suflisait à garder de notre oubli la gloire de
Doiiizclli.
Mais nous n'avons ni le temps ni l'envie de faire, à propos de Lucie,
une leçon d'histoire ou d'esthétique musicale. A l'Opéra plus que par-
tout ailleurs, l'ouvrage devait paraître vieilli, maigri, ridé; il a paru
tout cela. La résurrection, ou plutôt l'exhumation de Lucie, a été mar-
quée par un incident à la fois pénible et ridicule, qu'il serait superflu
de raconter encore une fois. M. Engel, le suppléant improvisé de
M. Cossira, a chanté Edgar avec une voix qu'il a la sagesse de ne
pas forcer; il a du goût, de la chaleur, et certainement il est bon mu-
sicien.
Quant à M'"® Melba, sa voix superbe, ses trilles, ses gammes, ses
notes piquées ont fait merveille dans la scène de la Folie, qu'elle a
chantée en grande virtuose. Elle rend supportables, même intéres-
sans, par la hardiesse et la grâce de l'exécution, les exercices difficiles
(plût à Dieu qu'ils fussent impossibles !) auxquels ne manque jamais
de se livrer, quand vient l'heure de la folie obligée, l'héroïne de tout
véritable opéra italien (voir les Puritains, Linda, etc.). Cela arrive par-
fois, même dans les opéras français, et ce n'est pas moins ennuyeux,
sauf dans Hamiet. De toutes les jeunes filles vêtues de blanc et qui dé-
raisonnent, Ophélie seule nous attendrit. M. Ambroise Thomas a su
donner à son égarement la plus étrange poésie.
Les autres interprètes de Lucie ont été médiocres, excepté la flûte
enchantée de M.Taffanel, qui n'a pas quitté d'une seconde, plutôt d'une
tierce (oh! pardon!) la voix agile de M'"'' Melba. C'est à M. Taiïanel, et
non à M. Vianesi, que la cantatrice aurait dû tendre la main, si elle
voulait absolument la tendre à quelqu'un. Mais M. Taffanel était trop
loin. D'ailleurs, cette petite effusion à l'italienne a paru un peu plus
qu'inutile.
Les chœurs n'ont pas été médiocres : dans le finale des Tombeaux,
où l'un des plus beaux effets leur est confié, ils ont été très mauvais.
Quant à la mise en scène, elle est variée : on voit des costumes
Charles IX, Henri III, Henri IV, dans une Ecosse bénie où fleurissent
toutes les plantes tropicales. Allons, allons, tout cela n'est pas digne
de rOpéra. Mais vienne la prochaine Exposition, on nous rendra sans
doute Matilde di Sabran ou V Elis ire d'amore.
CVMILLE BeLLUGUE.
LES
LIVRES D'ÉTRENNES
La faute en est-elle à l'Exposition ? Mais il semble que nos éditeurs
de livres d'étrcnnes soient un peu en retard cette année, et nous lisons
aux catalogues le titre de plus d'un ouvrage dont nous aurons le regret
de ne pouvoir parler. Tel est, chez Quantin, le volume de M. Roger
Ballu sur VŒuvre de Darye, avec préface de M. Eugène Guillaume; tel,
à la librairie Renouard, celui de M. Henry Jouin sur Charles Le Brun et
les Arts sous Lmiis XIV ; tel, à la librairie Pion, celui de M. Henri Bou-
chot sur la Franche-Comté; tel encore, chez Rothschild, les Portraits
dessinés par Ingres, avec texte de M. George Duplessis; ou tel enfin,
chez Jouaust, dans un tout autre genre, VOrestie d'Eschyle, avec des-
sins de M. Rochegrosse... Mais on va voir que, sans les compter, il en
reste encore assez, beaucoup plus assurément que l'on ne saurait en
lire en huit jours; — et que nous sommes bien imprudens de souhaiter
qu'il y en eût davantage.
Il est vrai que, pour parler des Œuvres poétiques de Boileau-Despréaux,
nous aurions la mémoire bien courte si nous avions besoin de les
relire dans la magnifique édition que nous en donne la maison Ha-
chette; et ce ne serait pas la peine, un an durant, d'en avoir page à
page suivi l'impression et rédigé l'introduction. N'ayant eu d'ailleurs
à nous occuper ni du choix du papier, ni de celui des caractères, et
bien moins encore de leur arrangement, le peu de part que nous avons
932 REVUE DES DEUX MONDES.
prise à la confection de ce beau volume ne saurait nous embarrasser
pour y louer un chef-d'œuvre de typographie. Quant à la valeur et à
l'originalité de l'illustration, nos lecteurs en ont pu juger à l'Exposition
universelle, où les dessins originaux et les aquarelles de M'"*^ Madeleine
Lemaire, de MM. Bida, Bonnat, Chapu, Delort. Flameng, Français, Gé-
rôme, J.-P. Laurens, Le Blant, Lhermitte, L.-O. Merson, Vibert, etc.,
faisaient d'un coin de l'exposition de la librairie comme un prolonge-
ment de la galerie des Beaux-Arts.
Non loin de ce Boileau, nous avions admiré, mais sans y pouvoir
toucher, le Polyeucle de la maison Mame; — et nous l'avons revu
avec plaisir. C'est un magnifique volume aussi, dont l'arrangement
et la composition font le plus grand honneur à ses éditeurs. Et à
ce propos, il est fort heureux que, tandis que l'Imprimerie natio-
nale se borne à publier, dans un format d'ailleurs peu maniable,
les œuvres de son directeur, ou VHistolre de la Révolution française,
de Michelet, — car pourquoi pas celle de ïhiers, ou celle de Louis
Blanc? — les grandes maisons d'édition rivalisent au contraire d'ar-
deur et de dépenses pour entretenir ou renouveler le culte des classi-
ques. Le Polyeucle de la maison Mame, illustré d'un portrait de
Corneille, par M. F. Burney, dont le talent rappelle celui de son
maître, F. Gaillard ; de cinq grandes compositions gravées d'après les
dessins de M. Albert Maignan, et de nombreuses gravures sur bois;
précédé d'une introduction de M. Léon Gautier; et enrichi de curieux
ou savans éclaircissemens de MM. Paul Allard, sur les Procès des Mar-
tyrs, Edouard Garnier, sur Polyeucle au théâtre, et L. Legrand, sur Po-
lyeucle devant la critique, sera certainement mis, d'un accord unanime,
au nombre des plus beaux livres que nous ayons vus depuis quelque
temps. Ajoutons qu'on a eu le bon goût de ne pas reproduire ici l'or-
thographe de Corneille, ce qui n'est qu'une manière, en le respectant
trop, de lui prêter des rides qu'heureusement il n'a point. Les ama-
teurs n'apprendront pas sans quelque satisfaction que ce Polyeucle n'a
été imprimé qu'à huit cents exemplaires seulement.
Comme Corneille et comme Boileau, quoique sans doute d'une autre
sorte et d'un moins franc aloi, Rousseau aussi est un classique; et sa
Nouvelle Héloïse l'un de ces livres que l'on relit presque aussi souvent
qu'il en paraît une édition nouvelle. Celle que publie la Librairie des
bibliophiles, et qui fait partie de la Petite Bibliothèque artistique, ne
passera pas pour la moins attrayante. Le texte en est digne des
presses de l'imprimerie Jouaust. M. John Grand-Carteret y a mis
une préface où je ne trouverais à reprendre qu'un peu d'emphase, si
je ne savais d'ailleurs qu'on ne vit pas im])unément dans la comj)a-
gnie de Jean-Jacques et que l'on se monte aisément à son ton. Enfin,
l'élégance, la finesse et l'esprit de l'illustration en font l'un des chefs-
LES LIVRES DEIRExNiNES. 933
d'œuvre du regretté Edmond Hédouin. Je ne dis rien du roman ou du
livre lui-même, — car j'en aurais jusqu'à demain.
Et Musset, puisque nous y sommes, dirons-nous qu'il soit un clas-
sique? En vérité, il l'était presque plus il y a quinze ou vingt ans
qu'aujourd'hui ; mais ce n'est pas aujourd'hui, c'est il y a quinze ou
vingt ans que l'on avait raison; — et M. Jules Lemaître ne nous en
démentira point. Pour cette nouvelle édition du Théâtre de Musset, éga-
lement publiée par la librairie des bibliophiles, M. Jules Lemaître a écrit,
en effet, une Préface, où, en parlant d'Alfred de Musset, il a mêlé son ha-
bituelle, spirituelle, et j)arfois grimaçante ironie, d'un peu plus de sérieux
ou de gravité même qu'il ne fait trop souvent. On n'a nulle part, je crois,
mieux caractérisé, d'une manière plus expressive et plus heureuse,
l'originalité rare et singulière du Théâtre d'Alfred de Musset; ni nulle
part on n'a mieux marqué, d'un trait plus rapide et plus net, la limite
qui sépare, au théâtre, — et ailleurs aussi, — le « poétique » du « roma-
nesque. » Les illustrations de M. Ch. Delort, gravées par M. Boilvin,
ne sont que suffisantes. Comment se fait-il, en passant, que la Biblio-
th€(jue artistique rnodernc, dont les quatre volumes du Théâtre de Mus-
set font partie, soit presque constamment moins heureuse en illustra-
tions que la Petite Bibliothèque artistique?
Finissons-en avec les morts illustres en mentionnant ici la nouvelle
traduction, agréablement illustrée par M. Toudouze, des Aventures de
Nigel, de Walter Scott, chez Firmin Didot; la nouvelle édition, dans la
Bibliothèque des chefs-d'œuvre du Roman contemporain, du Cinq-Mars, d'Al-
fred de Vigny, que la Reçue, d'ailleurs, a déjà signalée; et enfin, chez
Hachette, le premier roman d'Edmond About, Tolla, superbement im-
primé, dans le format in-Zj", et illustré de 10 grandes planches gravées
sur bois d'après les aquarelles de M. F. de Myrbach.Il y a bien de l'es-
prit dans les compositions de M. de Myrbach; il y en a presque autant
que dans le texte d'About lui-même; et si dans Tolla le tour de force
est d'avoir pu constamment maintenir le ton du récit entre le rire et
les larmes, on peut dire de M. de Mjrbach qu'en reproduisant dans ses
aquarelles les modes de 1840, il a su, comme le romancier, se tenir à
égale distance de la caricature et du mélodrame. Cette édition n'est
imprimée qu'à neuf cents exemplaires.
Les ouvrages relatifs à l'histoire de l'art sont toujours nombreux
parmi les livres d'étrennes, et on en voit aisément les raisons. Il y en a
une aussi pour qu'ils soient toujours, ou longtemps encore, bien accueillis
du public: c'est qu'il y a quinze ou vingt ans, chez un peuple qui se
pique de porter aux choses de l'art un intérêt passionné, tout était en-
core, en fait d'histoire de l'art, ou à récrire ou à écrire. Mais bien loin
de nous en plaindre aujourd'hui, nous nous féliciterions au contraire
d'avoir tant attendu, puisque la longueur de l'attente, compensée
934 REVUE DES DEUX MOADtS.
par les découvertes que Ton a faites, que l'on fait encore tous les
jours, nous a valu des ouvrages comme celui de MM. George Perrot
et Charles Chipiez, dont le cinquième volume vient de paraître : VHis-
tuire de l'art dans l'antiquité. Ne l'avons-nous pas peut-être déjà dit ?
Nous le répéterons donc en ce cas: ni en Allemagne ni en Angleterre,
pour les proportions de l'ouvrage ou du monument, dont cinq gros vo-
lumes déjà parus nous ont exposé, sans les épuiser, les richesses de l'art
oriental, égyptien, assyrien, phénicien, persan; — pour la sûreté de
l'érudition et de cette connaissance de l'histoire générale, de l'histoire
des mœurs, qui seule vivifie l'érudition; — pour l'habile distribution
des matières, pour la clarté, pour la précision, pour l'agrément du
style; — enfin pour le choix des illustrations, qui fait sans doute une
partie considérable d'une Histoire de Vart, il n'y a rien de compa-
rable. On remarquera surtout, dans ce cinquième volume, — Phnjgie,
— Lydie et Carie, — Lycie, — Perse, — les chapitres consacrés à la
Perse, et dont la nouveauté suffirait à prouver ce que nous disions tout
à l'heure: que nous avons sans doute attendu, mais que nous sommes
largement dédommagés de l'attente.
L'ouvrage de MM. T. de Wyzewa et \. Perreau, les Grands peintres des
Flandres, de l'Italie, de la Hollande et de la France, n'a sans doute pas
la même importance que VHistoire de l'art dans l'antiquité ; et aussi
n'en faisons-nous point de comparaison. Il ne s'adresse point, en effet,
au même public, et le texte y sert plutôt de commentaire à l'illustra
tion que l'illustration de preuve ou d'éclaircissement au texte. Tel qu'il
est cependant, nous ne craignons point de le recommander. La dispo-
sition en est claire ; les renseignemens y sont sûrs et précis ; les juge-
mens très personnels, et dans leur brièveté, d'une remarquable jus-
tesse; la forme enfin, quoique cursive, pour ainsi dire, en est élégante
dans sa rapidité même. Nous souhaiterions que cette esquisse, dans la
pensée de ses auteurs, et des Didot, leurs éditeurs, ne fût que l'avant-
projot d'une Histoire de la peinture, qui nous manque toujours, — VHis-
toire des peintres, de Charles Blanc, n'en est à vrai dire que l'album,
ou le portefeuille; — et nous aimons à croire que notre souhait se réa-
lisera.
L'histoire de la Porcelaine tendre de Sevrés, de M. Edouard Garnier,
publiée parla maison Quantin, est d'un intérêt moins général. Nous n'en
avons d'ailleurs encore vu que quelques livraisons, mais nous en avons
admiré l'exécution matérielle :
On travaille aujourd'hui d'un air miraculeux;
et depuis quelques années les différens procédés d'impression en cou-
leurs,— que nous ne sommes point si habiles que de vouloir distinguer
LES LIVRES d'ÉTRE.NNES. 935
OU définir, — atteignent à des effets dont on trouvera dans ce beau
volume de nouveaux et séduisan;:- témoignages.
Il me semble bien que c'est ici que je devrais dire quelques mots
du livre de M. Henri Bouchot, également publié par la maison Quantin,
puisque la reproduction des « crayons » de Clouet, et de nombreuses
gravures du xvr siècle, n'en est pas le moindre attrait. Mais, les Femmes
de Braniô'iie, je doute, en vérité, que ce soit un « livre d'etrennes; »
et d'autant que M. Bouchot n'a certes point recherché ce qu'un tel
sujet pouvait avoir de scabreux, mais il ne l'a pas non plus évité. Peut-
être, en une autre occasion, reparlerons-nous de ce livre, qui est inté-
ressant, qui le serait encore davantage, s'il était moins anscdotique.
Il soulève en effet plus d'une question délicate ou subtile que M. Bou-
chot n'a qu'à peine effleurée, comme celle de savoir dans quelle me-
sure V italianisme du xvr siècle est venu modifier l'ancien fonds de la
race, et plusieurs autres, qui s"y lient. Mais, dans une revue des «livres
d'etrennes, » contentons-nous de l'avoir signalé : il représenterait, lui
tout seul cette année, parmi eux, le livre d'histoire, si nous n'en de-
vions deux ou trois à la maison Firmin-Didot.
C'est encore un assez beau volume que celui du comte Paul Vasili : la
Sainte Russie, publié par la maison Didot, et l'illustration, qui parait au-
thentique, en est assez bien entendue. Si je baisse un peu la voix, c'est
que depuis quelque temps la maison Didot sommeille, et je voudrais bien
l'éveiller, mais que ce ne fût pourtant pas trop brusquement. Quant à
la Sainte Russie, j'avoue que je n'aime pas beaucoup l'affectation de ce
titre ; et, sans doute, on y trouvera sur l'empire des tsars, sur l'aristo-
cratie russe, sur l'armée, sur l'administration, enfin sur tout ce qui
constitue la vie normale d'une grande nation, de nombreux rensei-
gnemens, mais dont je ne sais si je puis garantir l'entière exactitude.
Elle est trop belle, la Sainte Russie du comte Vasili, et je la crois plus
humaine, je veux dire tout simplement moins belle qu'il ne nous la
présente. Quelques assertions de l'auteur donnent aussi beaucoup à
penser; et on est étonné d'apprendre que, tandis que toutes les mo-
narchies d'Europe auraient la force pour origine, — c'est lui qui sou-
ligne, — la monarchie russe seule aurait le droit pour fondemeni.
Après cela, son livre est intéressant, et il est très bien imprimé.
Les extrêmes se touchent, dit le proverbe, et, en effet, l'Afrique a
beaucoup « donné » cette année. Voici d'abord Tunis et ses environs,
publié par la maison Quantin, « texte et dessins d'après nature, « par
M. Charles Lallemand. Si, d'ailleurs, ce petit coin de terre « grand
comme un petit arrondissement de France, « est, selon l'expression de
M. Lallemand, « la terre historique par excellence, » je ne le querel-
lerai point là-dessus : il sied à un auteur de croire que son sujet est le
sujet par excellence, et il le traite alors avec un peu de celte passion
936 REVUE DES DEUX MONDES.
sans laquelle on ne fait rien que de médiocre. Pour nous, il nous
suffît que nous ayons aujourd'hui toute sorte de raisons de nous inté-
resser à Tunis et à la Tunisie ; et que le livre de M. Lallemand, vive-
ment écrit, heureusement illustré de cent soixante aquarelles impri-
mées en couleurs, soit plus abondant encore en renseignemens précis,
pour ne pas dire intimes, qu'en récréations pour les yeux. C'est un
vrai voyage que nous faisons à la suite de M. Lallemand, un voyage
facile, un voyage amusant, un voyage instructif. C'est en même temps
une galerie dont les moindres scènes, surprises et rendues par l'ar-
tiste avec cette rapidité qui fait sans doute une partie de la justesse
de l'impression, offrent un aspect saisissant de réalité et de vie.
L'ouvrage du colonel Frey : ta Côte occidentale d'Afrique, scènes, vues
et croquis, publié par les éditeurs Marpon et Flammarion, est d'un
autre genre. Les gravures y abondent aussi, et les « croquis d'après
nature » et les « aquarelles inédites, » — imprimées en noir, il est
vrai, — et les indications utiles. Mais évidemment, quoi qu'il en
dise lui-même, avec un excès de modestie, dans un court Avant-propos,
le colonel Frey s'est proposé quelque chose de plus qu'une description
pittoresque de cette côte d'Afrique, et en particulier de cette Sénégam-
bie, où il a fait lui-même presque toute sa carrière militaire. Évidem-
ment, il a voulu nous faire profiter de sa longue expérience, en nous
aidant à nous former une opinion raisonnée sur des questions dont l'in-
térêt n'est égalé ou surpassé que par la pauvreté des ressources dont
nous disposons ordinairement pour les résoudre. 11 ne s'est même pas
contenté pour cela de nous dire ce qu'il avait vu de ses yeux ; mais
tous les voyageurs qui, depuis un demi-siècle, l'ont précédé ou suivi sur
cette partie de la terre d'Afrique, il les a comme appelés en témoi-
gnage de ses impressions et de son enquête. Là est l'intérêt particulier
de son livre, sur lequel nous insisterions davantage, si c'en était le
temps ou le lieu. Mais, pour le mieux recommander, nous craindrions
d'aller contre notre dessein en dissertant, à l'occasion de la Côte occi-
dentale d'Afrique, sur la politique coloniale; — ce qui n'est pas, au sur-
plus, de notre compétence.
Nous enfonçons dans l'intérieur et jusqu'au cœur du continent noir,
avec le livre de M. Victor Giraud : les Lacs de l'Afrique Équatoriale, pu-
blié par la maison Hachette, et orné de 160 gravures d'après les des-
sins de M. Riou. C'est par la côte orientale que M. Giraud a abordé
l'Afrique, et c'est la région du Nyassa, des lacs Tanganika, Moéro, Ban-
gouéolo, qu'il a explorée de 1883 à 1885. On trouvera dans ce récit,
dont le ton de simplicité ne laisse pas de faire un heureux contraste avec
l'emphase de quelques voyageurs, des renseignemens de toute sorte,
géographiques, ethnographiques, économiques, entremêlés d'amu-
santes anecdotes et de dramatiques aventures de chasse. Peut-être
LES LIVRES d'eTRENNES. 937
aussi semblera-t-il, en le lisant, qu'on doive un peu rabattre des « des-
criptions enthousiastes, » que les Livingstone, les Burton, les Stanley,
les Cameron nous ont données autrefois des « richesses de l'Afrique
équatoriale. » Omne ignotum pro magnifico est, disait déjà l'historien
latin, et le récit de M. Giraud le prouve, à sa manière. « Beaucoup de
mes illusions se sont envolées, » nous déclare-t-il lui-même. On
remarquera que, depuis quelques années, c'est un peu ce que disent
tous ceux qui reviennent d'Afrique. Ceci soit dit sans vouloir découra-
ger personne, ni rien prétendre diminuer surtout de l'admiration que
doivent nous inspirer l'énergie, le courage, l'heureuse audace, le dé-
voûment enfin de tant de voyageurs à la cause de la science et de l'hu-
manité.
Ne quittons pas la maison Hachette sans mentionner le volume
annuel du Tour du Monde. Nous \ avons plus particulièrement re-
marqué Trente mois au Tonkin, du docteur Hocquard, et le curieux
voyage de M. Cari Lumholz : CJicz les Cannibales du nord-est de l'Aus-
tralie.
Touchons maintenant la terre d'Europe, et avec la Seine, de M. Louis
Barron, rentrons non seulement en Europe, mais en Franco. Déjà, l'an-
née dernière, à la même librairie Renouard, dans un agréable volume,
du même format, M. Eouis Barron nous avait décrit le cours de la
Loiix; et, naturellement, dans ses descriptions et dans ses narrations,
comme il convient pour les fleuves « historiques, » il avait fait la part
aussi large à Thistoire nationale qu'à la géographie. Il nous promet, pour
l'an prochain, la Garonne et le /?/îo«e, et nous l'y attendons. Rien de plus
agréable, en effet, que de revivre ainsi le passé, — c'est le cas de le
dire, — en se laissant aller soi-même au fil de l'eau ; et le passé, dans
notre pays, est toujours, on le sait, tellement mêlé au présent qu'entre
tous les moyens de nous le rappeler et de nous le faire un peu mieux
connaître, il n') en a pas qu'on ne doive encourager, dès qu'il est
différent des autres.
Nous pouvons dire à peu près la même chose du Paris, de M. Auguste
Yitu, illustré de 500 dessins d'après nature, et publié par la maison
Quantin. Si nous ne manquons pas de descriptions de Paris, nous sa-
vons aussi comme elles vieillissent vite; et si VHistoire de France est
à refaire tous les vingt-cinq ans, on peut tous les dix ans refaire
un livre comme celui de M. Vitu. Ce qu'il faut d'ailleurs ajouter, c'est
qu'en vieillissant, je n'oserais certes pas prétendre qu'un Par/.s s'amé-
liore, mais enfin il devient lui-même un monument, ou un docu-
ment, dont il n'est pas douteux que le prix ou l'intérêt augmente
avec les années. Tel est le Paris et ses organes, de M. Maxime du
Camp ; telle est VHistoire de Paris, de Dulaure ; tel encore le Tableau
de Paris, de Mercier; tel le gros livre de Sau\al sur les Antiquités de
938 REVUE DES DEUX MONDES.
Pmis, et tant d'autres dont réniimération serait interminable. Si le
Paris de M. Vitu n'a peut-être pas la même importance, il a son inté-
rêt, et sans rien dire de l'illustration, il a, lui aussi, sa valeur. M. Vitu
sait beaucoup de choses et il connaît son Paris à fond. L'histoire des
rues, surtout, lui est familière; et si l'on doit dire de quelqu'un qu'il
ne saurait voir une maison de Paris sans la « reconnaître, » comme
on fait un visage humain, ou poser le pied sur un pavé de la grande
ville sans en faire lever les souvenirs en foule, ce n'est de personne,
sans doute, — ou bien c'est de M. Vitu.
Quant à ceux qu'effraieraient peut-être le poids et le format du Paria
de M. Vitu, nous leur recommandons le volume que M. Alexis Martin
publie sous le même titre chez l'éditeur Hennuyer : Paris, promenades
dans les vingt arrondissemens, avec kk gravures hors texte et 21 plans
coloriés. L'aspect en est moins luxueux ; l'impression en est un peu
compacte; et, sans en être absens, les souvenirs historiques y tien-
nent moins de place peut-être. Mais la lecture n'en est pas déplai-
sante, et plus d'un Parisien y apprendra sans doute plus d'une chose
qu'il ignore, comme il y trouvera plus d'un renseignement utile et
précis. C'est plus et mieux qu'un « guide ; » mais c'est un « guide »
aussi ; et en le disant nous ne croyons pas déplaire à l'auteur ni à l'édi-
teur, mais répondre au contraire à ce qu'ils voudraient qu'on 'pensât
de leur livre.
Si l'histoire des rues est familière à M. Vitu, c'en est la physio-
nomie journalière que peu de caricaturistes ou d'artistes ont connue,
saisie, et rendue comme J.-F. Raffaëlli, dans ses Types de Paris, pu-
bliés par la maison Pion. Vous rappelez-vous, peut-être, un roman de
M. lluysmans, dont le héros employait une part de son temps à ob-
server sa rue de sa fenêtre, pour essayer d'en dégager ce qu'il en
appelait le « caractère ? » On pourrait comparer le dessein de M. Raf-
faëlli à celui de M. lluysmans. Seulement, c'est ici la différence de l'art
d'écrire et de l'art de peindre ; et ce que le romancier ne parvenait à
exprimer que lentement, péniblement, et imparfaitement, quatre coups
de crayon suffisent à M. Raffaëlli pour nous en procurer la vivante
impression. On pourra d'ailleurs n'aimer point les « types » qu'il a
choisis; on pourra surtout dire, si la collection en doit demeurer là,
qu'il y en a d'autres à Paris que celui du Bohème en mlUgiatvre ou des
Habitués de café, comme aussi d'autres ouvriers r,ue les Forgerons ou
les Terrassiers; on pourra reprocher enfin à M. Raffaëlli de confondre
souvent « le caractère » avec la caricature, qui en est l'exagération ;
on ne niera ni le talent du peintre, ni celui des collaborateurs dont le
texte sert de commentaire ou d'encadrement à ses dessins. Qui le
croira? Nous avons trouvé dans les Types de Paris jusqu'à des vers
presque intelligibles de M. Stéphane Mallarmé ;
LES LIVRES d'ÉTRENNES. 939
lA FEMME DD CARRIER.
La femme, l'enfant, la soupe,
En chemin pour le carrier,
Le complimentent qu'il coupe
Dans l'us de se marier...
Il y a aussi :
LA MARCHANDE D HABITS.
Le vif œil dont tu regardes
Jusques à leur contenu,
Me sépare de mes hardes.
Et comme un Dieu, je vais nu.
C'est un monde plus spécial encore, et moins connu, que nous décrit
M. Hugues Le Roux dans son volume sur les Jeux du cirque et la Vie foraine,
illustré par M. Jules Garnier, et publié, comme le livre de M. Raffaëlli,
par la librairie Pion. A la vérité, la dédicace en est un peu bizarre : —
Au fondateur de la Ligue de l'Éducation physique ; — et Ton se demande si
M. Le Roux croirait peut-être à la régénération de la race par la dislo-
cation et par l'acrobatie. Mais, ceci dit, et puisqu'il y a décidément une
poésie du paillon et du clinquant, des a jeux du cirque « et de « la vie
foraine, « nous signalerons ce volume parmi les plus amusans qu'on
puisse lire. Amusant, au meilleur sens du mot, il l'est par le sujet lui-
même ; par le plaisir très vif que nous éprouvons toujours à être exac-
tement renseignés, comme nous le sommes par M. Le Roux, sur une
manière de vivre qui nous est étrangère ou plutôt excentrique; par
la qualité de l'illustration, dont les couleurs ont Tair, si je puis dire,
d'être fardées. Il l'est aussi par le sérieux avec lequel M. Le Roux nous
parle des Dompteurs et des Éiji(Hib)-isles, des Gymnasiarques et des
Cloicns. Je ne dis rien de la profondeur ou de la hauteur des considé-
rations que lui suggère « le travail symétrique des barres fixes » ou
celui de « la voltige en porteurs... »
Que si d'ailleurs vous préférez l'exercice du cheval à celui du trapèze
et le bois de Roulogne aux Folies-Bergère, l'homme d'esprit qui se
cache sous le pseudonyme de Crafty vous y servira de guide, et son
Paris au Bois, également publié par la librairie Pion, vous montrera la
vie parisienne sous un autre aspect encore. Vous y apprécierez surtout ce
qui manquait le plus aux ^eux du cirque: une difliculté de s'étonner,
une ironie légère et souriante, un art de dire sans surfaire et d'indi-
quer sans appuyer, qui deviennent de jour en jour plus rares. Nous
avons d'ailleurs assez souvent parlé des albums de Crafty pour qu'il
soit inutile ici d'en parler plus longuement, et il suffit de dire de Paris
940 BEVUE DES DEUX MONDES.
au Bois qu'on y reconnaîtra toutes les qualités qui ont fait le légi-
time succès de la Chasse à courre et de Pai-is à cheval.
Si l'on avait pu craindre un seul instant que la disparition de son
fondateur ne compromît l'avenir de la Collection Hetzel, on est sans
doute rassuré maintenant. Les auteurs aimés des lecteurs du Magasin
d'Éducation et de Récréation lui sont demeurés fidèles ; et, en passant des
mains de P.-J. Stahl à celles de M.Jules Hetzel la direction de la Biblio-
thèque n'a pas périclité. Seize ouvrages nouveaux s'y viennent ajouter
cette année. La Famille sans nom, de M. Jules Verne, est un véritable
roman, un roman historique, dont l'action, presque contemporaine, puis-
qu'elle ne date que de quarante ou cinquante ans encore, se déroule au
Canada. Quoique le volume fasse partie de la collection des Voyages
extraordinaires, on n"y trouve heureusement rien qui passe les bornes
de la vraisemblance. M. Jules Verne, cette année, n'a pas eu besoin,
pour nous intéresser, d'appeler les chimères de la science, — car la
science a ses chimères, — au secours de sa féconde, inépuisable, et
toujours jeune imagination. Il a seulement profité du choix qu'il avait
fait du Canada, comme cadre ou comme théâtre de son drame, pour in-
sinuer à ses jeunes lecteurs de nombreux rcnseigncmens sur la géo-
graphie et sur l'histoire d'une ancienne colonie française.
Dirai-je qu'il a passé la main à M. André Laurie ? C'est ce que nous
pouvons croire en voyant l'un des deux volumes annuels de M. Laurie,
De New-York à Brest en sept heures, succéder aux Naufragés de l'espace
et diU Nain de Bhadayneh. Comment d'ailleurs on va de New- York à Brest
en sept heures, ou plutôt comment on y pourrait aller, par quels che-
mins et par quels moyens encore plus merveilleux que rapides, il
nous faudrait ici parler longtemps pour le dire; et puis, si nous le
disions, ce serait enlever sans doute au livre de M. André Laurie cet
air de mystère, d'énigme, ou de problème qui n'en est pas le moindre
attrait. L'autre volume de M. André Laurie est intitulé : Mémoires
d'un collégien russe: il continue cette série de la Vie de collège dans
tous les pays , qui peut bien, depuis une dizaine d'années, avoir
quelque peu dévié de son caractère primitif, mais dont je ne sache
pas un volume qui ne soit facile, agréable et instructif à lire.
Nous parlerions volontiers encore du livre de M'"^ Dupin de Saint-
André : Ce qu'on dit à la maison, dont le titre est un peu obscur, mais
dont l'idée est assez ingénieuse. « Que de révélations le langage fami-
lier des enfans peut fournir à un observateur attentif! » dit l'autfur,
dans une courte Préface; et ces mots qui leur échappent, où ils se
trahissent involontairement eux-mêmes, avec les qualités et les défauts
qu'ils auront un jour, M""" Dupin do Saint-André s'est proposé d'en « dé-
mêler la véritable signification, le sens intime et souvent caché;» sans
oublier la « petite leçon de morale pratique « dont ils peuvent être l'oc-
LES LIVRES d'ÉTREXNES. 9/j1
casion naturelle. Stahl, à la mémoire de qui M""" Dupin de Saint-André
a dédié son livre, en eût approuvé le dessein.
Mentionnons aussi leMnrchand d'allumettes, que le nom d'A. Gennevra yo
suffit sans doute à recommander; l'Ainêe, récit traduit ou adapté, dirons-
nous de l'anglais ou de l'américain de Suzan Coolidge ; et rUistoire d'un
casse-noisette, de M. Alexandre Dumas. M. Dumas nous pardonnera si,
dans cette confusion de livres, n'ayant avisé le sien qu'un peu tard,
nous sommes obligés d'avouer que nous ne l'avons pas encore lu. Tous
ces volumes, à peine avons-nous besoin de le rappeler en terminant,
sont illustrés de dessins de MM. Bertall, George Roux, Riou, Geoffroy
et Tiret Bognet.
Il nous faut passer rapidement sur la collection Hachette, n'ayant à
peine eu le temps que d'en parcourir deux ou trois volumes. UÈpave
mystérieuse, de M™'' de Nanteuil, en est un, et nous pouvons dire que
les jeunes lecteurs auxquels il s'adresse n'en tireront pas moins de profit
que d'agrément. Scènes de la vie de bord et scènes de la vie militaire,
s"ouvenirs glorieux de la guerre de Crimée, dans le cadre d'un récit
agréablement romanesque et parfois émouvant, M'"^ de Nanteuil a trouvé
le moyen de les faire entrer sans effort, comme aussi, sans aucune
déclamation, d'y faire sentir ce que la menace ou le voisinage du dan-
ger peut inspirer à l'homme de nobles sentimens. Ni la gaîté, d'ail-
leurs, ni le sourire ne manquent dans son livre ; et nous n'aurons pas
l'imprudence de dire que nous augurerions mal d'eux, mais nous plain-
drions les lecteurs du Journal de la Jeunesse, si depuis deux ou trois ans
seulement qu'elle veut bien écrire pour eux, ils n'avaient pas appris
à aimer M'"'' de Nanteuil,
Nous nous reprocherions de ne pas signaler dans lu Bibliothèque
blanche, à côté de l'Épave mystérieuse , le Commis de M. Bonvat. C'est
le dernier ouvrage d'un galant homme, M. J. Girardin, dont nous
avons ici même et plus d'une fois loué les amusans récits. Ajoutons-y
Tout droit, du mystérieux auteur de la Neuvaine de Colette ; Mon onde
d'Amérique, de M'"'' Colomb; une traduction un peu abrégée des Fian-
cés, de Manzoni, illustrée de nombreuses gravures; et dans la Biblio-
thèque Rose (car il en faut pour tous les goûts, ou plutôt pour tous les
âges): Souffre-Douleur, de M'"* Colomb; l'Oncle Philibert, de M""" Jeanne
Marcel; la Dame Bleue, de M'"" Carpentier, et les Protégés d'Isabelle, de
lyjmo presneau.
Est-ce là peut-être ce que la « maison A. Lemerre, » en nous présen-
tant ses livres d'étrennes, appelle un peu bien dédaigneusement « le
Vulgaire volume de jour de l'an, grossièrement écrit, cartonné et illus-
tré? » J'oserais alors l'assurer qu'elle se trompe; et, en même temps,
que, pour faire valoir ses livres, à elle, il était bien inutile de déprécier
ainsi ceux des autres.
942 REVUE DES DEUX MONDES.
Les Marins de France, de M. Gaston de Raimes, édition illustrée de
150 dessins de M. Eugène Le Mouël, c'est le récit de quelques-unes
des actions héroïques dont l'histoire de notre marine est pleine, depuis
Jean-Bart jusqu'à Bisson, depuis Duquesne jusqu'à l'amiral Courbet,
depuis « le Renard de la Mer » jusqu'à Henri Lecroisez, le sauveteur
havrais. Dire de M, Gaston de Raimes, qu'il les a tirées de l'ombre,
ce serait beaucoup, ce serait trop dire et non-seulement les noms de
Tourville ou de Suflren, mais ceux aussi de Bisson ou de la Clocheterie
nous sont assez connus. On ne lui en saura pas moins gré d'en avoir
ranimé le glorieux souvenir et de l'avoir fait, comme il le fallait, sans
emphase, mais non pas sans chaleur de cœur. L'oubli reprend si vite
les noms de ceux qui ne sont plus ! et leurs exemples sont si néces-
saires à ceux qui les ont remplacés dans la vie !
Nous ne pouvons que signaler l'Auberge des saules, de M"^ Jeanne Loi-
seau, dont il nous souvient seulement d'avoir lu, sous un autre nom,
plus d'un agréable et attachant récit; les Contes pour les soirs d'hiver,
de M. André Theuriet, dont le nom suffira sans doute auprès de nos
lecteurs; et le Nain Goémon, texte et dessins de M. Eugène Le Mouël;
mais nous dirons quelques mots de plus de ces Héros légendaires dont
M. Ernest d'Hervilly a eu l'ingénieuse idée de nous conter « la véri-
table histoire. »
Si vous connaissez en effet le roi Dagobert, et l'invincible Malbrouck,
peut-être connaissez -vous moins M. Dumollet et Colin Tampon, ou
Nicodème et Lustucru. Savez-vous seulement s'ils ont existé? Pour
éclaircir cette question, et bien d'autres encore, également abstruses,
M. d'flervilly s'est donc livré à de savantes recherches qui ne font
guère moins d'honneur, qui en font même peut-être davantage à la
fécondité de son imagination, ou à la singularité de son humour qu'à
la longueur de sa patience. Aussi ne doutons-nous pas que les Héros
légendaires ne soient accueillis du public avec autant de plaisir que
l'auteur en a pris lui-même à reconstituer leur histoire, et à l'inventer
au besoin. 160 dessins de M. Henri Pille, commentaire spirituel du
texte de M. d'Hervilly, ajoutent beaucoup à l'attrait de ce livre un peu
bizarre, mais amusant, et contribueront assurément pour leur part au
succès que nous lui souhaitons.
Que reste-t-il encore à signaler? Chez l'éditeur Calmann Lévy, de
jolis vers de M. Pailleron : la Poupée, agréablement illustrés par
M. Adrien Marie; et un conte de fées, Zerbeline et Zerbelin, de M. Lucien
Perey? Chez Lecène et Oudin, Dix Contes, par M. Jules Lemaître, spiri-
tuellement contés, mais que nous louerions bien davantage encore si
les éditeurs nous en avaient laissé quelque chose à dire. Ils ont promu
d'eux-mêmes M. Jules Lemaître au premier rang de nos conteurs, —
c'est ainsi qu'ils s'expriment; — ei, sans doute, l'année prochaine ils le
LES LIVRES d'ÉTRENNES. 943
mettront au premier rang de nos épistoliers. Mais, en attendant, ses
Contes ne manquent, à notre avis, que d'un peu d'imagination et d'un
peu d'originalité. Voltaire se reconnaîtrait-il dans l'histoire de Touriri,
prince de Bagdad? Il se souviendrait tout au moins d'en avoir donné le
modèle. Flaubert se retrouverait dans Hellé, Gautier dans Myrrha,
M. Anatole France dans la Princesse Lilith, M. Alphonse Daudet dans
3Ièlie, dans Képis et Corneltes, dans la Chapelle Blanche. Et, à la vérité,
M. Lemaître s'y retrouve aussi ; et, il a bien choisi ses modèles, en
habile homme qu'il est; et, pour être imités de Flaubert ou de Vol-
taire, ses Contes n'en sont pas moins agréables à lire; — mais cela ne
laisse pas d'en diminuer un peu le mérite.
Nous aurions fini, s'il ne convenait en terminant de dire deux mots
de quelques ouvrages qui, sans doute, ne sont pas des « livres
d'étrennes » à proprement parler, ou dont le caractère serait scienti-
fique plutôt que littéraire. Tels sont, dans la BibUolhèque des Merveilles,
le livre de M. Maxime Hélène sur le Bronze, ou celui de M. Guignet sur
les Couleurs : le second plus savant, plus instructif, plus utile aux cri-
tiques d'art et peut-être aux artistes eux-mêmes ; le premier, plus facile
à lire et moins spécial. Tel est encore, chez Firmin-Didot, le beau
volume de M. Gabriel Dallet : le Soleil et les Étoiles, dont nous crai-
gnons seulement de n'avoir pas très bien vu ce qui le distingue de tant
de traités d'astronomie et de descriptions du ciel. Tel est enfin, chez
l'éditeur Hennuyer, le très bel ouvrage de M. de Quatre fa ges : Intro-
fluction à l'étude des races humaines, orné de Zj41 gravures dans le texte,
de 6 planches et de 6 cartes. Celui-ci est assurément le meilleur livre
que l'on puisse aujourd'hui consulter sur l'anthropologie générale et sur
la difficile question de la Classification des races humaines. C'est en même
temps, comme son titre l'indique, le premier volume d'une série d'ou-
vrages que MM. de Quatrefages et Hamy se proposent de consacrer
à la description détaillée des grandes races de l'humanité : blanche,
noire, jaune, puisqu'aussi bien, et quoique la couleur ne soit qu'un
caractère extérieur et superficiel, on n'en a pas trouvé qui différenciât
plus nettement les hommes. Il est d'ailleurs assez curieux que cette
Histoire générale des races humaines commence de paraître dans le
temps même où l'on se demande si la science, depuis une quarantaine
d'années, n'aurait pas peut-être attribué dans l'histoire, à la race,
beaucoup plus d'importance qu'elle n'en paraît décidément avoir.
* * *
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 décembre.
A voir comment tout marche ou se traîne, tout ce qu'il ) a d'incon-
séquences, de contradictions, de vulgaires obstinations dans nos
affaires parlementaires, on pourrait bien croire que l'expérience ne
sert décidément à rien en politique. On dirait qu'il ne s'est rien passé
depuis quelque temps en France, ou. si Ion veut, que tout ce qui s'est
passé est déjà oublié, effacé comme un mauvais rêve de la mémoire
des hommes. C'est en vain qu'on a vu se dérouler pendant des mois
une crise d'agitation qui a tout menacé, qui n'était manifestement que
le triste et déplorable fruit d'une politique d'aveuglement et de pas-
sion trop longtemps suivie. C'est en vain que le pays, interrogé
dans les élections, a répondu aussi clairement qu'il le pouvait, en écar-
tant le danger des aventures dictatoriales, ei en témoignant l'immense
désir d'échapper aux tyrannies meurtrières des partis, de retrou-
ver la liberté de travailler en paix sous un gouvernement d'équité et
de conciliation. Les élections sont passées, la crise est passée, on I».'
croit du moins. Jusqu'ici, il n'y a pas Tiipparence d'une politique nou-
velle, répondant à la situation morale de la France telle qu'elle est
apparue, aux vo'ux évidens de l'opinion. Il semblerait que tout s'est
accompli pour que M. Floquet remonte sur son fauteuil de président
avec sa sullisance, pour que les partis reviennent au Palais-Bourbon
avec leurs passions, leurs préjuges, leurs caprices de domination, —
et pour que le pays, témoin et victime de tout, compte une déception
de plus!
Ce n'est pas, nous en convenons, qu'on puisse dire encore ce que
sera définitivement cette chambre nouvelle qui vient de rentrer au
Palais-Bourbon. Depuis un mois qu'elle est réunie, elle n'a à peu près
REVUE. — CUKONIQUE. 9lib
rien fait de sérieux, et elle ne paraît pas bien pressée d'arriver aux
affaires pour lesquelles on lui dit qu'elle a été élue. Elle ne se connaît
pas elle-même, elle se perd dans les préliminaires. Tout, à vrai dire,
est assez obscur dans cette masse parlementaire, où il y a peut-être
plus d'instincts que de lumières. Ce qui en sortira, comment se déga-
gera une majorité, — si elle réussit à se dégager, — on ne le voit pas
bien encore. Ce parlement est jusqu'ici un chaos mal débrouillé ; mais
ce qu'on peut distinguer déjà, ce qu'il y a de caractéristique et de
dangereux, c'est justement cet état d'esprit qui se manifeste chez bon
nombre de républicains par la prétention de ne tenir aucun compte
des vœux du pays, par le dédain des minorités, par la persistance
dans l'arbitraire et les passions exclusives de la politique de parti. Ils
se retrouvent après les élections tels qu'ils étaient avant ; ils ne sont
sortis de cette crise ni instruits ni éclairés. Ils ont la majorité, ils le
pensent, ils le disent; ils se croient dès lors le droit de tout faire, de
casser, d'invalider, d'exclure, d'interdire les portes de la république,
de dicter la loi au suffrage universel lui-même.
Il est certain que cette vérification des pouvoirs à laquelle la chambre
se livre depuis qu'elle est réunie serait un des spectacles les plus cu-
rieux s'il n'était si monotone et si fastidieux. Pourquoi les républicains
valident-ils une élection et invalident-ils une autre élection dans des
conditions absolument semblables? Ils ne le savent pas eux-mêmes.
Une chose est évidente, c'est qu'ils dépassent leur droit; ils se font
les juges, non plus seulement de la régularité d'une élection, mais
des circonstances, des vivacités de polémiques, des conlliis d'in-
fluences, de la composition d'une affiche, des moindres incidens d'une
lutte nécessairement animée. Ils s'occupent sérieusement à supputer
combien d'électeurs sont allés boire dans un cabaret et ont pu se lais-
ser capter, le nombre de voix qu'il aurait suffi de déplacer pour que le
candidat républicain fût élu. Bien entendu, ils ne calculent pas ce que
représente de voix la pression officielle exercée à outrance par la légion
des fonctionnaires, juges de paix, percepteurs, cantonniers, facteurs
mis en campagne. Le fait est que tout ce qui sert une candidature offi-
cielle est légitime et que la plus simple parole d'un curé suffit pour vi-
cier une élection!
C'est l'arbitraire dans toute sa naïveté. Et où en arrivc-t-on ? On^en
vient à procéder par une sorte de jugement discrétionnaire, intéressé,
de parti, comme dans ceite élection de Clignancourt dont on a certai-
nement d'ailleurs exagéré l'importance. 11 n'y avait, après tout, rien
d'extraordinaire dans cette élection, et le mieux était d'agir simplement,
franchement. Qu'on le veuille ou qu'on ne le veuille pas, qu'on l'avoue
ou qu'on le dissimule, M. Boulanger a eu prés de 8,000 voix, tandis
que son concurrent, M.Jolïrin, en a eu 5,000. .M. Boulanger, condamné
TOME xcvi. — 1889. 00
9llf) REVUE DES DEUX MONDES.
de la Haute-Cour, était devenu inéligible, il devait donc être invalidé
comme l'a été M. Dillon à Lorient; mais il n'en résultait pas que le
candidat d'une minorité pût être reconnu comme le vrai représentant
d'une circonscription. C'est la loi, dit-on, c'est la suite de la loi sur les
candidatures mulliples et sur les déclarations préalables ! La déclara-
lion de M. Boulanger était illégale, elle ne pouvait être acceptée, et les
voix qu'il a obtenues ne comptent pas! C'est possible; malheureuse-
ment cette loi bâclée, expédiée sans examen, sans discussion, au der-
nier jour de la session de juillet, est si peu claire qu'on ne s'entend
même pas sur ce qu'elle veut dire, et d'après les explications qui ont
été données, il s'ensuivrait qu'un préfet serait seul maître du camp,
que seul, en acceptant ou en refusant une déclaration, il disposerait
d'un scrutin. Et voilà comment l'arbitraire se glisse partout, sous toutes
les formes, dans cette vérification de pouvoirs qui devrait rester la plus
simple des opérations !
Si Ton veut en finir avec ce fantôme de césarisme démagogique qui
s'est appelé le général Boulanger, ce n'est pas avec les subterfuges
d'une légalité douteuse ou des expédiens équivoques, ni môme avec
M. Joffrin, pas plus qu'avec les obstinations d'une politique épuisée,
ce n'est pas avec tout cela qu'on aura raison d'une malfaisante in-
fluence. On n'en finira que par une politique plus haute et plus libé-
rale, qui ait le courage de reconnaître la vérité, qui ne craigne pas
d'avouer des fautes, qui sache se prêter à toutes les transactions utiles,
et c'est là justement que les républicains, radicaux ou opportunistes,
prouvent qu'ils n'ont rien appris ni rien oublié. 11 y a des républicains
qui n'ont positivement rien vu dans les élections. Ils se font une telle
idée des conditions d'un gouvernement libéral, des intérêts de la répu-
blique, qu'ils semblent n'avoir d'autre crainte que d'être dérangés
dans leur domination, d'avoir à compter avec une minorité puissante qui
est la moitié du pays. Ils n'ont d'autre préoccupation que d'éloigner les
conservateurs, de surveiller et d'intimider les républicains modérés qui
seraient disposés à des alliances suspectes. Ces bons apôtres sont pleins
de libéralité. Ils ont les clés de la république, ils sont chargés de garder
les portes : on n'entrera qu'à certaines conditions qu'ils daignent fixer.
11 faudra que les néophytes se soumettent à des épreuves, qu'ils olïrent
des « garanties, » des « gages suflisans ; » on leur imposera une pé-
nitence, un « stage nécessaire! » .lusque-là les portes resteront fer-
mées. Les conservateurs qui représentent trois millions de Français
sont l'ennemi; les républicains modérés qui seraient tentés de traiter
avec eux, de s'entendre avec des conservateurs constitutionnels comme
M. Pion ou M. Hély d'Oissel, sont des «transfuges. » Ils sont plaisans
en vérité! Ils parlent comme s'ils avaient le droit de faire la loi,
d'imposer des conditions. Ils n'ont aucun droit; on n'a pas besoin de
leur permission pour entrer dans une république ouverte à toutes les
REVUE. — CURONrQUE. 9Û7
bonnes volontés, pour participer à la direction des affaires de la France.
Au fond, toute leur politique est d'empêcher, s'ils le peuvent, qu'on ne
substitue une politique de conciliation et d'apaisement à la politique
exclusive et irritante qui a préparé la crise à laquelle on vient à peine
d'échapper. Ce qu'ils redoutent surtout, c'est qu'on ne touche aux lois
dont ils ont la prétention de faire la charte républicaine; — la loi mi-
litaire, les lois de laïcisation scolaire, ils choisissent bien leur mo-
ment !
Oui, certes, ils choisissent l'heure oii se dévoilent justement de toute
façon les dangers de ces lois, qui ne sont qu'une œuvre de secte. 11 n'y
a que quelques jours, M. Bardoux, avec le zèle d'un esprit libéral, a
cru devoir provoquer les explications de M. le ministre de la guerre au
sujet de l'application de la loi militaire. 11 se trouve, en effet, que ce
qu'on avait prévu arrive, que, dès lepremier pas, une des conséquences
de la loi est de compromettre plus ou moins le recrutement et peut-
être Texistence de TF^cole normale. Tout ce qu'on peut faire de mieux,
à ce qu'il paraît, est d'adoucir un peu la rigueur de la loi, de choisir le
moment où les élèves devront faire leur année obligatoire de service.
Ils iront au régiment avant leur entrée à l'école ou à leur sortie. Les
études ne seront pas moins forcément compromises. Et ce qui est vrai
pour les élèves de l'École normale l'est aussi pour bien des jeunes
gens, voués à d'autres études, pour les séminaristes eux-mêmes. On
est réduit à chercher des palliatifs ; ne serait-il pas plus simple de
proposer hardiment, courageusement, une revision partielle de la loi
dans l'intérêt de la haute culture intellectuelle et morale de la France?
Sait-on, d'un autre côté, quels sont les effets des dernières lois sco-
laires? Plus de cinq cents rapports sont arrivés au ministère de l'in-
struction publique; ils viennent de Paris ou de la province. La plupart
révèlent en traits parfois saisissans qu'avec l'enseignement religieux a
disparu tout enseignement moral, que presque partout l'éducation
morale est en déclin quand elle n'est pas absente dans les écoles.
Ils sont réellement intéressans, instructifs et souvent navrans dans
leur sincérité, tous ces rapports qui ont été écrits évidemment sans
aucun parti-pris, qui exposent tout simplement ce qui se passe dans
la Charente, dans le Limousin, dans la Somme comme à Paris. Les
expressions varient, le fond est le même. On en revient toujours à
ceci : « l'enseignement de la morale n'existe pas dans nos écoles: » ou
bien : « l'enseignement de la morale n'est ni compris ni donné dans
nos écoles... » A Paris, les inspecteurs avouent que « les enfans per-
dent la notion du respect et du devoir, faute d'instruction morale, «
qu'ils arrivent à un tel degré de mauvaise éducation que tout le monde
s'en plaint, ({uc a les patrons ne veulent plus prendre d'apprentis à
cause des dcsagrémcns qu'ils ont à subir des enfans dont ils ont la
responsabilité... » Tel est l'universel témoignage. M. le vice-rectcur de
9h8 REVUE DES D2UX MONDES.
racadémie de Paris, avec son élévation d'esprit, constate le mal, et ré-
cemment un des juges les plus éclairés du tribunal de la Seine,
M. Guillot, déclarait qu'il ne pouvait y avoir aucun doute, que « l'aug-
mentation de la criminalité chez les jeunes gens avait coïncidé avec les
changemens introduits dans l'enseignement public.» Sur tous les points,
que les radicaux le veuillent ou ne le veuillent pas, il y a donc quelque
chose à faire, et ce quelque chose, c'est justement la politique qui ré-
pond à l'instinct du pays, à laquelle doivent s'attacher tous les hommes
animés de la passion généreuse de replacer la P^rance dans des condi-
tions de sécurité politique et de grandeur morale.
Si ce n'était un certain état général de l'Europe, des rapports, des
alliances, si ce n'était cet état toujours compliqué, toujours tendu,
qui laisse tout craindre, on pourrait dire qu'il n'y a, pour le moment,
ni indices, ni apparences de troubles prochains dans les affaires du
continent. Des incidens des derniers mois il n'est resté qu'une.impres-
sion assez pacifique qui se prolonge, le sentiment que personne n'a
envie de précipiter les événemens ni en Orient, ni dans l'Occident. Le
prince Ferdinand de Cobourg, à son retour à Sofia après ses prome-
nades en Europe, a eu, il est vrai, un langage un peu indiscret. Il a
affecté de laisser croire que la Bulgarie ne serait jamais abandonnée
par l'Autriche, que l'Autriche ne serait jamais abandonnée par l'Alle-
magne, que l'appui de la triple alliance lui était assuré. Ce sont des
propos de prince dans l'embarras. Le comte Kalnoky n'a sûrement pas
trouvé à Friedrichsruhe le conseil de « s'engager à fond, » pour le bon
plaisir du prince bulgare. L'Autriche n'est pas disposée à courir les
aventures, et, entre autres bonnes raisons de ne pas se compromettre,
de ne rien brusquer, elle a plus que jamais aujourd'hui ses embarras
intérieurs. Les ministères qui dirigent ses affaires sont assaillis de dif-
ficultés croissantes. Le comte Taaffe a de la peine à se reconnaître au
milieu de toutes les revendications slaves, tchèques, ruthénes, croates,
italiennes, et malgré sa dextérité dans l'art de tout concilier, il est me-
nacé de ne plus retrouver sa majorité; mais c'est surtout à Pesth que
les affaires ministérielles et parlementaires prennent depuis quelque
temps un caractère des plus violens.
Déjà au printemps dernier la loi militaire avait été l'occasion d'une
lutte passionnée, acharnée, qui du parlement passait dans la rue et
était accompagnée de manifestations populaires. Depuis quelques
semaines, cette lutte a recommencé plus ardente que jamais à pro-
pos du budget, et elle se déroule à travers les incidens orageux, les
scènes violentes. C'est une sorte de duel implacable entre les chefs de
l'opposition hongroise de toutes les nuances, M. Iranyi, M. Polonyi,
le comte Gabriel Karolyi, le comte Albert Apponyi et le premier mi-
nistre, M. Tisza. Tout met les passions en jeu ; tout sert de prétexte
pour renouveler l'assaut contre M. Tisza, contre le « régime Tisza »> et
REVUE. — Cil ROM QUE. 9^9
sa majorité qu'on accuse de corruption , de violation des droits de la
Hongrie, de subordination sans dignité vis-à-vis de Vienne. L'opposi-
tion va un peu à l'aventure, sans réflexion. Elle est allée même jus-
qu'à refuser de voter la liste civile attribuée à l'empereur comme roi
de Hongrie. Elle vote contre tout ce que propose le chef du cabinet, sans
lui laisser même le temps et la liberté de parler. Elle manœuvre visi-
blement de façon à rendre la position impossible à M.Tisza. Un instant,
on a cru avoir trouvé le point faible à propos du vieux Kossiith, qui
habite Turin et n'a jamais voulu rentrer en Hongrie. D'après les lois
de l'empire, Kossuth, pour conserver sa nationalité, était obligé de faire
une déclaration au consulat austro-hongrois de la ville où il réside ;
mais il s'est toujours refusé à reconnaître le régime existant en Hon-
grie, et, à défaut de la déclaration légale, il était exposé à perdre sa
nationalité. Merveilleuse occasion de soulever les passions contre le mi-
nistère, s'il exécutait la loi à l'égard de celui qu'on appelait « le grand
patriote sans patrie ! » M. Tisza a su déjouer le plan avec finesse, par une
sorte de subterfuge, en déclarant que Kossuth, ayant accepté de plu-
sieurs villes la qualité de citoyen honoraire, pouvait être considéré
comme citoyen hongrois, — que, si l'opposition voulait lui dénier ce
titre, c'était son affaire. Il a mis les rieurs de son côté.
M. Tisza, à dire la vérité, tient tête à l'orage avec un mélange d'ha-
bileté, de sang-froid et de verdeur. 11 ne recule pas, il disait même il y
aquelques jours, d'un ton assez hautain, qu'il regrettait «de nepouvoir
offrir à ses adversaires la perspective de sa démission prochaine. »
C'est fort bien ! Il n'est pourtant pas dillicile de distinguer à travers
tout que ce premier ministre, si fier, si confiant en lui-même, arrive au
bout de son règne. M. Tisza a connu autrefois la popularité, il connaît
aujourd'hui les amertumes d'une impopularité qui devient évidente. 11
a trop duré, il a contre lui ses quinze années de ministère, et rien ne
prouve mieux le déclin de son ascendant, que le soin avec le([uel
quelques-uns de ses collègues récemment appelés au ministère le lais-
sent seul engagé dans la lutte, paraissant éviter de confondre leur
cause avec celle du président du conseil. On peut donc prévoir que
M. Tisza n'ira plus bien loin comme chef de cabinet, que s'il ne prend
pas sa retraite pour donner satisfaction à ses adversaires, il la prendra
parce qu'il en sentira lui-même la nécessité. On peut pressentir aussi
qu'un changement de ministère dans ces conditions peut n'être pas
sans gravité, sans signification pour les rapports toujours délicats de
la Hongrie et de l'Autriche, qu'il pourrait même avoir quelque influence
directe ou indirecte sur les affaires diplomatiques de l'empire. Ce se-
rait dans tous les cas une crise; cette crise pourrait être un embarras
sérieux pour l'Autriche, pour l'empereur François-Joseph lui-même, et
ce ne serait pout-être pas le moment de » s'engager à fond, » comme
950 REVUE DES DEUX MONDES.
on l'a dit à Sofia, pour assurer la couronne bulgare au prince Ferdi-
nand de Cobourg, au risque de mettre le feu à l'Europe.
Comme s'il n'y avait pas assez de questions pour occuper et agiter
l'Europe, les plus grandes puissances ont aujourd'hui une passion nou-
velle : elles ont la passion, la fièvre des expéditions ou des acquisitions
lointaines, des conquêtes en pays inconnu. C'est à qui arrivera le pre-
mier, à qui plantera le premier son drapeau sur un territoire plus ou
moins inexploré, surtout en Afrique. On va à l'aventure, et il en résulte
des conflits imprévus, quoique souvent inévitables, comme celui qui
vient d'éclater entre le Portugal et l'Angleterre au sujet des territoires
qui avoisinent la vieille colonie portugaise de Mozambique, qui se dé-
roulent sur les deux rives du Zambèze, jusque vers le lac Nyassa. La
compagnie anglaise du u Sud africain n a jeté son dévolu sur ces ter-
ritoires; elle prétend avoir des traités de cession des cliefs indigènes:
elle a enfin obtenu récemment une charte de la reine qui consacre ses
droits, trace les limites de cet empire du Zambèze, fixe les conditions
de l'établissement nouveau. Au fond, à en juger par cette charte même,
la compagnie du Sud africain n'est visiblement que le prête-nom
du gouvernement anglais, qui se réserve d'entrer directement en
possession quand il le voudra. Malheureusement, cette tentative s'est
aussitôt heurtée contre les susceptibilités et les prétentions portu-
gaises. Le gouvernement de Lisbonne, sans perdre un instant, s'est
hàtè de faire acte de souveraineté. 11 a réorganisé par un décret ces
régions du Zambèze ; il a même envoyé une petite expédition pour
faire flotter partout le drapeau portugais. Bref, il a opposé son droit aux
prétentions anglaises. Et voilà, sinon la guerre, heureusement, du
moins une querelle allumée! Elle est assez vive depuis quelques se-
iîiaincs, et les journaux anglais traitent rudement ce malheureux petit
Portugal, sans craindre de pousser leur gouvernement à employer la
force s'il le faut. Le cabinet britannique s'est borné jusqu'ici à récla-
mer contre les actes du gouvernement de Lisbonne. 11 invoque contre
le Portugal la condition d'une « occupation effective » imposée par le
congrès de Berlin, il prétend que le Portugal n'occupait pas ces con-
trées. Lord Salisbury a protesté; le ministre des affaires étrangères de
Lisbonne, M. Barros Cornes, a proteste à son tour par une note sa-
vante, serrée, décisive, en même temps que très mesurée. Il dé-
montre que c'est le l'ortugal qui a découvert le pays, qui a acquis
l'ancien empire du Monomotapa, qui n'a cessé de régner sur ces ré-
gions du Zambèze. C'est, entre le Portugal et l'Angleterre, le renouvel-
lement du conflit qui s'est élevé il y a quelques années, entre l'Espagne
et l'Allemagne, au sujet des Carolines. Tout finira sans doute comme
alors, par quelque médiation, par quelque transaction qui n'est peut-
être pas trop difllcile dans des contrées si vastes et si peu connues.
I
REVUE. — CIIKOMOUE. 951
Il y a des questions qui s'agitent dans tous les pays et qui, partout,
soulèvent les mêmes dilïicultés, provoquent les mêmes divisions, les
mêmes conflits d'opinions. Les chambres hollandaises, pour leur part,
viennent de dire le dernier mot d'un débat prolongé, souvent des plus
vifs, sur une de ces questions qu'on retrouve partout aujourd'hui, sur
le régime et les conditions de l'enseignement public. Depuis plus de
trente ans, entre les deux partis qui divisent la Hollande, les lois sco-
laires sont un objet de perpétuelle contestation. Les libéraux ont été
toujours partisans de l'école publique, neutre, soutenue par l'État, ou-
verte aux enfans de toutes les confessions religieuses. C'est la loi faite
par les libéraux il y a longtemps. Les cléricaux n'unt cessé de s'éle-
ver contre ce régime, et, usant de la liberté qui leur est ac [uise, ils
ont ouvert des écoles confessionnelles, qui se sont bientôt multipliées,
qui ont été les rivales souvent heureuses des écoles laïques. La lutte
ne laissait pas d'être laborieuse, lorsqu'il y a dix ans un ministère
libéral ajoutait encore aux diflicultés de l'enseignement libre en fai-
sant voter une loi qui assurait un subside de l'État pour l'entretien des
écoles publiques. Dès lors, la concurrence devenait sinon impossible,
du moins singulièrement difficile, d'autant plus (jue la loi nouvelle
imposait à toutes les écoles, indistinctement, d'assez fortes dépenses
pour l'amélioration intérieure du régime scolaire. Les écoles confes-
sionnelles n'en sont pas mortes; mais elles ont eu plus de peine à
vivre. Elles ne sont soutenues que par les sacrifices pécuniaires de
leurs partisans, et il y a eu un certain mouvement d'opinion. Les
conservateurs ou cléricaux ont protesté plus que jamais contre l'injus-
tice d'une loi qui, en leur laissant la charge de leurs écoles, les obli-
geait à payer par l'impôt les écoles laïques dont ils ne voulaient pas
se servir.
C'est dans ces conditions que le minisière conservateur de M. de
Mackay, arrivant au pouvoir l'an dernier, a trouvé la question. 11 a voulu
en finir, comme on en finit toujours avec ces interminables querelles,
par une transaction. Il n'a pas tardé à proposer une revision de la loi
scolaire qui, en diminuant les frais de l'enseignement, accordait aux
écoles confessionnelles, comme aux autres, une part dans les rétribu-
tions de l'État. C'était une manière de faire la part de tout le monde,
dans une pensée de paix. Le ministère avait la majorité dans la se-
conde chambre des états-généraux, il était sur d'obtenir le vote de sa
loi; mais ici est survenu un incident caractéristique qui révèle le mou-
vement des opinions. Une partie des libéraux, 17, n'ont point hésité à
voter la loi ; ils se sont prêtés à une transaction pour dégager le ter-
rain parlementaire d'une vieille difficulté et pouvoir aborder dans do
meilleures conditions les questions militaires, financières, qui ont au-
jourd'hui une certaine importance en Hollande. Les 17, il faut le dire,
952 REVUE DES DEUX MONDES.
ont fait un peu scandale dans le parti ; on les a accusés d'abdiquer
devant les cléricaux, de déserter les traditions libérales. Les adver-
saires de toute concession comptaient au moins que la loi irait échouer
à la première chambre où les libéraux ont encore une assez forte ma-
jorité. Pas du tout : là aussi l'esprit de conciliation l'a emporté et la
loi a été adoptée; là aussi bon nombre de libéraux n'ont pas voulu
prendre la responsabilité d'un rejet, qui pouvait avoir pour conséquence
soit un changement de ministère, soit une dissolution des chambres.
Heureux exemple d'une transaction dans ces questions délicates! 11
reste à savoir si les cléricaux hollandais se tiendront pour satisfaits, si
les prudentes concessions dos libéraux n'amèneront pas une scission
dans le parti, — si le ministère enfin aura conquis la paix des esprits
qu'il a voulu réaliser.
La révolution qui s'est récemment accomplie au Brésil, qui a rem-
placé l'empire par la république, a-t-elle été aussi simple, aussi spon-
tanée qu'on l'a cru d'abord ? A-t-elle eu le caractère d'un événement
né de la force des choses, d'un mouvement irrésistible, quoique ina-
perçu, d'opinion? Cette révolution brésilienne, à dire toute la vérité,
semble encore assez énigmatique. Elle garde toutes les apparences
d'une surprise, d'un coup de théâtre, dont le succès reste assez
inexpliqué. On voit bien que des militaires ont décidé le mouvement,
que quelques chefs républicains de Rio ont réussi aussitôt à s'en em-
parer, qu'il n'a pas été mal accueilli par bon nombre d'anciens pro-
priétaires d'esclaves, que toute sorte d'élémens discordans se mêlent
dans cette échauifourée, devant laquelle se sont évanouis les pouvoirs
publics. D'un autre côté, ce qu'on sait, surtout depuis l'arrivée récente
de l'empereur dom Pedro à Lisbonne, ne prouve pas que tout se soit
passé aussi simplement qu'on l'a dit, que l'empereur et la famille im-
périale aient dû quitter Rio, s'embarquer pour l'Europe sous le coup
d'une animadversion nationale, même d'une manifestation sensible
d'opinion. Le plus clair est que la révolution s'est accomplie parce
qu'on l'a laissée s'accomplii', qu'au dernier moment la résistance a
manqué ou est devenue impossible par la défection des troupes, que
le général de Fonseca, qui ne voulait peut-être arriver qu'à un change-
ment de ministère, s'est trouvé avoir renversé l'empire. Les chefs du
mouvement sont restes maîtres du terrain sans combat ; ils ont ])ro-
clamé la république sans consulter le pays. 11 ne reste plus maintenant
qu'a faire accepter, à organiser cette république nouvelle qui fait son
apparition au-delà de l'Atlantique. Ce n'est point, à ce qu'il semble, le
plus facile. Les débuts paraissent assez laborieux; l'œuvre commencée
par la sédition à Rio-de-Janeiro n'ira peut-être pas jusqu'au bout sans
(lifTiculté.et, en attendant que les nouveaux États-Unis du Brésil soient
organisés, les vieux, les vrais États-Unis, ceux de l'Amérique du Nord,
REVUE. — CHRONIQUE. 953
viennent de recevoir le compte annuel de leurs affaires par le mes-
sage du président Harrison, Les États-Unis ne sont pas la région du
Nouveau-Monde où tleurissent les révolutions !
C'est la première année de la présidence de M. Harrison qui finit,
et, comme ses prédécesseurs à la Maison-Blanche, le nouveau président
a la chance de n'avoir à constater à travers tout que la fortune crois-
sante de l'Union américaine. Il peut y avoir, sans doute, il y a sûre-
ment dans cette vaste république, qui s'étend et grandit sans cesse,
des troubles partiels, des violences, bien des problèmes qui touchent
à la politique intérieure comme à la poUtique extérieure. Tout finit par
se confondre dans un puissant mouvement de prospérité ininterrom-
pue. Le message que M. Harrison vient d'adresser au congrès n'est
pas ou ne peut pas être le tableau de ce travail d'une société en for-
mation. Il ne parle que des affaires qui ont occupé ou occupent encore
le gouvernement, de l'affaire de Samoa, qui a un instant divisé les
États-Unis, l'Angleterre, l'Allemagne, et qui a été réglée à Berlin, des
pêcheries du Canada, qui restent toujours une difficulté avec les Anglais,
du congrès pan-américain réuni à Washington pour préparer la fédéra-
tion de toutes les républiques du Nouveau-Monde, — un peu de la révolu-
tion du Brésil. Le message promet de reconnaître la révolution de Rio,
« si la majorité de la population donne son adhésion aux nouveaux
gûuvernans; » il ne va pas au-delà. Les Américains ne portent pas,
dans leurs affaires, des idées de propagande républicaine; ils ne ver-
ront, selon toute apparence, dans la république brésilienne un événe-
ment heureux que si elle entre dans les vues de fédération américaine
auxquelles le cabinet de Washington cherche en ce moment à rallier
toutes les républiques du Nouveau-Monde. Les Américains ne sont
pas aussi naïfs que M. le ministre des affaires étrangères de France,
qui, interpellé il y a quelques jours dans notre chambre, déguisait à
peine sa satisfaction de voir naître au-delà des mers une république
de plus, un régime « qui se fonde sur le principe de la souveraineté
nationale, sur le principe électif. » Les Américains ne font pas de la
diplomatie avec des ingénuités républicaines.
Quant aux affaires intérieures des États-Unis, elles se résument sur-
tout dans un fait invariable, triomphant, que le message présidentiel
a encore une fois à constater. M. Harrison annonce au congrès que
dans la dernière année financière, tous services payés, y compris
l'amortissement, il est resté un excédent de 57 millions de dollars,
près de 300 millions de francs. Dans l'année courante, l'excédent est
de kk millions de dollars. 11 y a déjà quelques années que ce phéno
mène dure, et il paraît devoir se prolonger. Chose surprenante! 11 y a
au monde aujourd'hui un trésor d'état qui souffre de pléthore, de
l'excès de ses ressources, qui ne sait que faire de ses richesses ! Kt
comme les douanes sont la première, la plu? abondante source de re-
i
954 REVUE DES DEUX MONDES.
celtes, — elles donnent 22^ millions de dollars, — le remède à un mal
si étrange serait, à ce qu'il semble, une diminution des tarifs, le retour à
une politique douanière plus libérale. Le dernier président, M. Cleve-
land, avait déjà proposé une revision des tarifs. Le nouveau président,
M. Harrison, à son tour, propose assez timidement, dans son message,
une réforme de ce genre. Le congrès, jusqu'ici, ne paraît pas pressé
de suivre ces conseils. Voilà encore un point où les Américains se mo-
quent parfaitement des principes ! Ils ont voulu, après la guerre de la
sécession, rétablir à tout prix leurs finances, éteindre leur dette, suf-
fire à tout, et ils n'ont trouvé rien de mieux que de mettre à contribu-
tion le commerce étranger, en suscitant du même coup un mouvement
extraordinaire dans leurs industries. Ils ont réussi plus qu'ils ne l'es-
péraient peut-être, puisqu'ils ont amorti une grande partie de leur
dette et qu'ils ont vu se développer une puissante industrie. Mais c'est
justement ici la difficulté. Ils sont aujourd'hui entre un système de ta-
rifs, qui a produit tout ce qu'il pouvait produire, dont ils n'ont plus
besoin pour leurs finances, et des propositions de déerèvemens, contre
lesquelles l'industrie nationale se soulève. S'ils reviennent dans une
certaine mesure à une politique plus libérale, ils ne s'y décideront
sûrement qu'en gens pratiques, parce qu'ils y seront intéressés et
qu'ils le i)Ourront sans nuire à ce qui a fait depuis vingt ans leur pro-
digieuse prospérité.
en. DE MAZADE.
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.
Les marchés financiers ont conservé quelque hésitation au moment
de la liquidation de fin novembre et pendant les premiers jours de
décembre. Puis les motifs d'inquiétude venant à s'atténuer et les
élémens de hausse au contraire à se fortifier, la spéculation a repris
courage simultanément à Berlin, à Vienne, à Paris et à Londres. Tous
les fonds d'états se sont mis en mouvement et ont atteint sur la cote
un niveau sensiblement plus élevé.
Il faut mettre naturellement à part le groupe des fonds brésiliens,
de l'Extérieure et du Portugais, alïectés par un événement politique
d'une haute portée, la révolution du 15 novembre, et qui ont continué
à baisser immédiatement après la liquidation.
Toutefois, cette baisse, faite plus encore par la spéculation que par
les porteurs de litres, était trop rapide et violente pour ne pas donner
lieu bientôt à une réaction assez vive dans le sens de la reprise. C'est
REVUE. — CHROMOUE. 955
co qui s'est en effet produit vers le 10 du mois, el l'aïuélioration qui a
été le résultat de ce revirement est venue encore accentuer le carac-
tère optimiste de la physionomie du reste du marché.
L'argent, comme on l'avait prévu, a été cher en liquidation, moins
toutefois à Paris qu'il n'avait été à Berlin et à Londres, à Berlin surtout,
où l'on avait payé 8, 9 et 10 pour 100. On n'a guère dépassé, ici, 5 ou 6
pour 100, et même pour la plupart des valeurs, la spéculation a obtenu,
sur notre marché en banque, comme au parquet, des conditions
bien plus douces. Sur la rente française on a payé de 0 fr. 22 à 0 fr. 25,
et il y a eu des reports élevés sur quelques-uns de nos grands titres,
Banque de France, Crédit foncier, Chemins français, Suez, etc.
Les opérations de prorogation terminées, on restait préoccupé de
l'état du marché monétaire à Londres, et de l'extension que prendrait
la panique sur les valeurs brésiliennes. De l'un et de l'autre côté on
n'a pas tardé à se rassurer. Si la situation de la Banque d'Angleterre
ne s'est pas encore modifiée, l'argent est redevenu très abondant sur
le marché libre de l'argent dans la Cité, où les avances sont obtenues
bien au-dessous du taux officiel. Quant aux fonds du Brésil, nous avons
dit qu'après une brusque dépréciation nouvelle, qui a fait reculer le
k 1/2 à 87 et le k pour 100 à 77, une réaction était enfin survenue. Les
derniers cours sont 90 et 81. Avant la révolution, ces titres étaient cotés
à Londres 101 et 92. De tels prix étaient réellement trop élevés et se
seraient peut-être en tout cas difficilement soutenus. Il n'est pas pro-
bable qu'on les revoie, au moins d'ici longtemps ; les fluctuations de
ces valeurs ne sauraient désormais exercer la moindre influence sur
l'attitude et les tendances des marchés européens.
La place de Berlin a donné, en réalité, l'impulsion décisive à la
hausse en poussant résolument les fonds russes et hongrois et l'italien.
Le k pour 100 russe a été porté de 92.60 à 93.20, le Hongrois de 87.90
à 88.30, l'Italien de 95 à 90.62. Pour les deux derniers fonds, les
acheteurs profitent de la proximité du détachement d'un coupon semes-
triel, 2 pour 100 sur le Hongrois, 2.17 sur l'Italien, ce qui ramène
les prix actuels à 86.30 et 9/j./i5.
Le gouvernement du roi Humbert a présenté à la chambre des dé-
putés de Bome le projet de loi abolissant les droits dilïéreniiels entre
la France et l'Italie, qui avait été annoncé dans le discours du trône.
La commission a déposé son rapport, qui, à l'unanimité, conclut à l'abo-
lition, et le vote de la chambre est acquis d'avance. M. Crispi recon-
naît la nécessité d'un retour vers la France après la désastreuse
expérience d'une guerre de tarifs, qui n'a fait de mal qu'à celui des
deux adversaires qui l'avait déclarée. Parmi les motifs qui ont poussé le
ministre italien à exécuter cette évolution politique, on peut placer har-
diment le désir de rouvrir le marché français aux valeurs italiennes ré-
i
956 REVUE DES DEUX MONDES.
cemment créées, celui de Berlin se montrant impuissant à les absorber.
La progression des cours des fonds russes et hongrois s'explique par
la situation de plus en plus satisfaisante des budgets des deux pays et
surtout par la conviction que la paix de l'Europe ne sera pas plus trou-
blée Tannée prochaine que les précédentes.
Pendant la première semaine de décembre, le marché de Berlin
avait été aussi tenu dans une certaine indécision par la crainte que le
mouvement gréviste dans le bassin houiller de Westphalie ne prît une
extension dangereuse pour la tranquillité sociale, et, à un point de vue
plus spécial, pour les approvisionnemens de l'armée. Mais, sur les
instances des autorités de la province, les conseils d'administration
des compagnies ont acquiescé aux demandes des mineurs, et la grève
générale a été conjurée.
L'Extérieure et le Portugais à 73 et 66.25 ne se sont pas encore rele-
vés de la dépréciation qu'ils avaient subie à la suite des fonds brési-
liens. Ils ont, il est vrai, plus d'un motif de ne pas s'élever trop brus-
quement au-dessus du niveau actuel. La situation financière est très
mauvaise en Espagne. Le ministre Gonzalez ne l'a que timidement
exposée aux Certes, et ceux-ci n'osent pas aborder en face la difTiculté.
Les déficits s'ajoutent aux déficits, les économies réalisables sont sans
importance réelle. La dette flottante prend des proportions énormes
pour le pays. Un emprunt de quelques centaines de millions devient
absolument urgent.
L'Unifiée s'est élevée de 467.50 à 471.25. Les Anglais sont moins
disposés que jamais à quitter la vallée du Ml, maintenant que les mah-
distes sont devenus maîtres de la province équatoriale qu'Kmin-Pacha
avait jusqu'à cette année défendue contre leurs attaques, et qu'ils vont
pouvoir tourner leurs efforts du côté de la llaute-Égypte.
A un point de vue plus strictement financier, l'Unifiée a été sou-
tenue par la déclaration du gouvernement égyptien promettant l'abo-
lition de la corvée sans augmentation de l'impôt foncier, si les puis-
sances intéressées consentaient à la conversion de la Dette privilégiée,
l'économie résultant de cette conversion devant compenser les frais
de l'abolition. 11 est probable que la France ne persistera pas dans
l'opposition qu'elle avait faite jusqu'ici à l'opération financière prépa-
rée au Caire et en Angleterre.
Les fonds turcs ont été mieux tenus. Le 1 pour 100 a presque touché
18 francs, l'obligation Douane a dépassé 400, et la Banque ottomane
s'est rapprochée de 540. C'est à Berlin surtout qu'est poussée la rente
turque et aussi l'obligation Douane. La spéculation délaisse provisoire-
ment la Banque ottomane, en attendant les premiers résultats que
pourra donner l'administration de sir Edgar Vincent.
Siniullani'ment avec cette reprise générale des fonds publics, s'est
REVUE. — CHRONIQUE. 957
produite une hausse nouvelle des rentes françaises. Le cours de 88 fr.,
devant lequel le 3 pour 100 se trouvait arrêté depuis deux mois, a été
enlevé d'un élan vigoureux.
Les achats n'ont assurément pas émané du public, mais l'épargne
ne s'est pas montrée étonnée des cours nouveaux, et il n'a pas été
signalé de ventes importantes du portefeuille.
Aussi le prix de 88.30, que l'on n'avait jamais vu, a-t-il été assez
aisément atteint et conservé. 11 est vrai qu'un coupon trimestriel sera
détaché lundi, ce qui fait ressortir le 3 pour 100 à 87.60. Cependant la
spéculation ne dissimule pas son espoir de faire inscrire avant la fin
de l'année le cours de 88 francs ex-coupon.
L'Amortissable a été porté de 91.60 à 92.30, et le k 1/2 s'est établi
à 105.50.
L'année 1889 promet donc de se terminer sur les plus hauts cours
connus jusqu'ici en ce qui regarde les rentes françaises et quelques-
uns des principaux fonds d'états européens.
Restent seuls en arriére, avec les fonds argentins et brésiliens,
ritalien, l'Extérieure et le Portugais.
Les dispositions sont également redevenues très favorables pour la
plupart de nos grandes valeurs.
La Banque de France, sur laquelle va être détaché le dividende se-
mestriel, se tient au-dessus de /j,100 francs.
Le Crédit foncier, en reprise continue depuis un mois, atteint
l,3i|2.50. L'action a longtemps été affectée par la défaveur passagère
que le public a témoignée pour les obligations à lots. 11 tend à re-
prendre des cours plus conformes à son excellente situation et au ren-
dement avantageux que représente son dividende annuel de 62 francs,
par comparaison avec la capitalisation de la rente 3 pour 100, qui est
aujourd'hui de 3.^0 pour 100.
La Banque de Paris et sa création récente, la Banque nationale du
Brésil, ont reculé d'abord très vivement avec les fonds de ce pays, la
première jusqu'à 795, la seconde jusqu'à 630. Elles ont repris, depuis,
à 810 et 665.
Le Comptoir national d'escompte a maintenu sa prime si élevée de
1/jO francs sur ses titres anciens et nouveaux. 11 y a là un eiïet singu-
lier de la confiance qu'inspire l'administration nouvelle. Les prix sont
à un niveau exagéré pour le revenu que l'établissement pourra, pen-
dant plusieurs années, donner à ses actionnaires.
Le Lyon, le Nord, le Midi, l'Orléans, le Gaz et le Suez ont eu leur
part dans le mouvement général de hausse.
Les Chemins espagnols ont été plus faibles, surtout le Nord de l'Es-
pagne, qui avait été sans raison porté au-dessus de /lOO francs.
Les Voitures, les Omnibus et la Compagnie transatlantique sont res-
tés sans changement appréciable aux environs des cours où ces titres
9ô8 REVUE DES DEUX MONDES.
se sont fixés depuis la clôture de TExposition universelle, soit 750, 1,250
et 610.
Il ne semble pas que l'augmentation considérable des recettes, dont
ces entreprises ont eu le bénéfice par suite de l'aniuence des visiteurs
à l'Exposition universelle, se traduise pour les actionnaires en une élé-
vation correspondante du dividende. Les conseils d'administration pro-
poseront plutôt de l'appliquer à l'accroissement, soit des réserves, soit
des amortissemens.
On considère comme vraisemblable, en conséquence, que le divi-
dende des Voitures ne dépassera pas /jO francs et celui de la Transat-
lantique 30 francs.
La Banque d'escompte, qui avait été portée i)en(lant quelque temps
à 530, a reculé jusqu'à 510, sur un conllit singulier qui s'est produit
entre cette société et une compagnie espagnole de chemins de fer
dont elle avait mis, il y a quelques mois, les obligations en souscrip-
tion publique. L'affaire a été portée devant les tribunaux et une en-
quête a été ordonnée. 11 s'agit de savoir si la compagnie de Saragosse-
.Môditerranée offre ou non les garanties que la Banque d'escompte
s'était crue autorisée à offrir aux souscripteurs dans le prospectus offi-
ciel d'émission.
En attendant la solution du litige, les obligations, émises à 275, se
négocient à 180 environ.
La Banque d'escompte s'est d'ailleurs relevée à 520, cette société
s'étant déclarée prête à rembourser le prix des obligations souscrites
à §es guichets, si le tribunal Ty autorisait.
La souscription ouverte à la fin du mois dernier par les soins de la
même institution, pour la formation de la société Decauville, a réussi,
et la première assemblée constitutive a eu lieu cette semaine. Les
actions se négocient à 510 francs environ.
Il est question de la constitution prochaine, sur un plan analogue,
d'une société anonyme des établissemens Eiffel.
L'ancien Comptoir d'escompte a valu 150, puis 132 et enfin UO. C'est
à la fin de décembre que les actionnaires sont convoqués en assemblée
générale pour statuer sur la proposition de transaction présentée par
les anciens administrateurs et censeurs (indemnité de 25 millions 1/2
de francs), et déjà acceptée par MM. Moreau et Monchicourt.
La hausse du cuivre s'est continuée à Londres jusqu'au prix de
50 livres sterling par tonne. Aucune réaction ne s'est encore produite
sur les cours des actions des sociétés de mines qui avaient profité
directement de cette reprise du métal. Le Rio-Tinto se maintient au-
dessus de /jOO, le Tharsis à 117 ou 118, le Capc-Copper à 90.
Le direclcur-gùrant : C. Buloz*
TABLE DES MATIÈRES
DU
OUATRE-VINGT-SIÎIZÎKME VOLUME
TROISIEME PERIODE. — LIX« ANNEE.
JNO\ EMBR K. — DECEMBRE.
Livraison du 1" Novembre.
Idylle et Drame di; salon, deuxième partie, par M. Henry RABUSSON 5
L'Hygiène en 1889, par M. Jules ROCHARD, de l'Académie de médecine. . . o4
L'Afrique et l'Océame a l'Exposition universelle, par M. C. de VARIGNY. . 8G
Mirabeau, d'après un livre récent, par M. Alfred MÉZIKRES, de l'Académie
frauçaise 112
La Peinture étrangère a l'Exposition universelle, par M. Georges LAFENESTRE. 138
A Travers l'Exposition. — IX. — Dernières remarques, par M. le vicomte
Eugène-Melcuior de VOGIjÉ, de l'Académie française 173
Les Mémoires du comte Vitzthum, par M. G. VALBERT 196
Revue littéraire. — Bibliographie des œuvres de Voltaire, par M. F. BRU-
NETIÈRE >208
Revue dramatique. — Théâtre libre, le l'ère Lebonnard, dk M. Jean Aicard. '2'21
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire 227
Mouvement financier de la quinzaine 238
Livraison du 15 Novembre.
Idylle et Drame de salon, dernière partie, i»ar M. Henry RABUSSON. . . . 211
Curiosités historiques et littéraires. — Sir John Maundeville. — I. —
L'Homme et le Conteur, par IM. Emile MOATÊGUT 277
Études diplomatiques. — Fin du ministère du marquis d'Argenson. — I. —
L'Expédition d'Ecosse et la Prise de Bruxelles, par M. le duc de BROGLIE,
de l'Académie française 313
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960 RKVUE DES DEUX MONDES.
La Cavalerie dans la GLEnr.E modeiine 351
Joseph Cuamberlain et le Socialisme d'État, par M. Augustin FILON .... 393
Le Congrès antiesclavagiste, par M. Edmond PLALCHUT 428
Revue dramatique. — Théâtre du Gymnase, la Lulle pour la vie, de M. A.
Daudet 461
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire 466
Mouvement financier de la quinzaine 477
Livraison du 1" Décembre.
Chante-Pleure, première partie, par M. Emile POUVILLON 481
Un Précurseur. — Dupont-Wuite, par M. Emile de LAVELEYE 525
Curiosités historiques et littéraires. — Siu John Maundeville. — IL — Le
Philosophe, par M. Emile MONTÉGUT 547
La Propriété des mines. — L — Les Origines de la propriété souterraine,
par M. René de RÉCY 508
La Réforme de l'orthographe française, par M. Michel BRÉAL, de l'Institut
de France 592
Les Grands comités parlementaires. — L'Expérience de 1848, par M. A.
DE LA BERGE 617
Le Roman de la nouvelle réforme en Angleterre, par M. Tii. BENTZON. . . 649
Deux Livres sur l'Alsace, par M. G. VALBERT 683
Revue littéraire. — Les Artistes littéraires, a propos d'un livre récent, par
M. F. BRUNETIÈRE 695
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire 706
Mouvement financier de la quinzaine 717
Livraison du 15 Décembre.
Études diplomatiques. — Fin du ministère du marquis d'Argenson. — IL —
Affaires d'Espagne et d'Italie, Projet de confédération italienne, par
M. le duc DE BROGLIE, de l'Académie française 7'21
Amsterdam et la Hollande vers 1630, par M. Emile MICHtlL 751
CiiANTE-PLEURE, dcuxicmc partie, par M. Emile POUV'ILLON 789
Laits et Beurres. — Leurs Falsifications, par M. Antoine de SAPORTA. . . 835
La Propriété des mines. — 11. — Le Régime des concessions, par M. René
DE RÉCY 867
Les Facultés françaises en 1889. — l. — La Situation matérielle, par
M. Louis LIARD 894
Renue musicale. — L'Ode triomphale, aux Concerts du Ciiatflet; Mireille,
A l'Opéra-Comiqlë; Lucie de Lammermoor, a l'Opéra, par M. Camille
BELLAIGUE 921
Les Livres d'étrennes 931
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire » 944
Mouvement financier de la quinzaine 954
Paris. — U.ùàou Quaiiiiii, L.-Uuiuy Uuy, diruutuur, 7, rue Saïut-Buuoli.
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